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CHAPITRE VII
CATHERINE DE RUSSIE

Le voyage.—Don Juan reçu à la Cour.—Catherine amoureuse.—Éclatante situation de Don Juan.—Il pense à sa famille.—Épître maternelle.—Maladie de Don Juan.—Son départ en mission.—Catherine se console.—L'amour de Leïlah.—À travers l'Europe.—Débarquement à Douvres.

Juan voyageait dans un kibitka, maudite voiture sans ressorts qui, sur les routes raboteuses, ne laisse pas un os intact. À chaque cahot, il portait ses regards sur l'aimable enfant qu'il avait arrachée à la mort, souhaitant qu'elle ne souffrît pas trop.

Ainsi il parvint à Saint-Pétersbourg et, de suite, fut reçu à la Cour par l'Impératrice Catherine.

L'épée au côté, le chapeau à la main, beau des avantages qu'il tenait de la jeunesse, de la gloire et du tailleur du régiment, Don Juan entra, et sa vue fit sensation. Il était svelte et fluet, pudibond et imberbe, mais il y avait quelque chose dans sa tournure, et plus encore dans ses yeux, qui semblait dire que, sous l'enveloppe du séraphin, il y avait un homme.

Les courtisans ouvrirent de grands yeux, les dames chuchotèrent, et le favori régnant fronça le sourcil.

Quant à Catherine, elle sourit, bien aise de voir le beau messager sur le panache duquel planait la victoire, et quand, fléchissant le genou, il lui présenta la dépêche, occupée à le regarder, elle oublia d'en rompre le sceau.

Enfin, revenant à son rôle de reine, elle ouvrit la lettre. Tous les regards épiaient avec inquiétude les mouvements du visage. Enfin, un royal sourire annonça le beau temps pour le reste du jour.

Une ville prise! Trente mille hommes tués! Grande fut sa joie. Sa soif d'ambition était étanchée pour quelque temps.

Divers pensers se jouèrent sur son front, puis elle laissa tomber un regard bienveillant sur le beau jeune homme à genoux devant elle, et tout le monde fut dans l'attente.

Un peu corpulente, elle était cependant encore une beauté, beauté fraîche et appétissante. Elle savait rendre avec usure un amoureux regard et exigeait le payement à vue et intégral des créances de Cupidon sans permettre la plus petite réduction.

Sa Majesté baissa les yeux, le jeune homme leva les siens. Et de suite ils s'éprirent d'amour. Elle, pour sa figure, sa grâce, Dieu sait quoi encore. Lui se sentit touché d'une passion qui ressemblait, à la vérité, plutôt à l'amour-propre. Le fait d'avoir été distingué lui donna de lui-même une haute opinion.

Il était, du reste, dans ce premier printemps de la vie où toutes les femmes ont presque le même âge. Et la puissante Impératrice de Russie se conduisait en pareil cas comme une simple grisette.

Il y eut dans la Cour un chuchotement général. Des larmes de jalousie parurent dans les yeux attristés de tous les assistants. Et les ambassadeurs s'informèrent de ce jeune homme qui promettait d'être grand d'ici quelques heures.

Cependant on se pressait autour de lui, et on le félicitait. Les robes de soie de maintes gentes dames l'effleurèrent même. Juan s'inclina. Il parlait peu, mais toujours à propos, et les grâces de ses manières flottaient autour de lui comme les plis d'une bannière.

Puis avec elle, derrière elle, ainsi que l'étiquette l'exigeait, Juan se retira.

Il devint peu à peu un Russe très policé. La faveur de l'Impératrice était agréable et, bien que la tâche fût un peu rude, un jeune homme tel que Don Juan s'en tirait avec honneur.

Il vivait dans un tourbillon de prodigalités, de tumulte, de splendeur, de pompe chatoyante, courtisé des uns et des autres.

Il écrivit alors en Espagne. Tous ses proches parents, voyant qu'il était en voie de succès, lui répondirent le même jour. Plusieurs se préparèrent à émigrer et, tout en dégustant des sorbets, on les entendit déclarer qu'avec l'addition d'une légère pelisse le climat de Madrid et celui de Moscou étaient absolument les mêmes.

Sa mère, Doña Inez, lui écrivit une lettre pleine de recommandations précautionneuses. Elle l'avertissait de se tenir en garde contre le culte grec, qui devait paraître singulier à des yeux catholiques; mais en même temps lui disait d'étouffer toute manifestation extérieure de répugnance, cela pouvant être mal vu à l'étranger. Elle l'informait qu'il avait un petit frère, né d'un second lit. Elle louait encore et surtout l'amour maternel de l'Impératrice.

Cependant, l'aimable Juan éprouvait parfois ce qu'éprouvent d'autres plantes appelées sensitives, que trouble le toucher. Peut-être, sous un ciel rigoureux, sentait-il le besoin d'un climat où la Néva n'attendît pas le premier mai pour dissoudre sa glace. Peut-être ses devoirs lui pesaient-ils. Peut-être, dans les bras de la royauté, soupirait-il après la beauté.

Il tomba malade. L'impératrice prit alarme, les médecins prescrivirent des médications compliquées.

Certains chuchotèrent que Juan avait été empoisonné par Potemkine.

Juan se rétablit cependant, mais les hommes de science déclarèrent qu'il devait faire un voyage.

Le climat était trop froid pour que cet enfant du Midi pût y fleurir, disaient-ils. Catherine, d'abord, goûta peu l'idée de perdre son mignon, mais quand elle le vit si abattu, elle résolut de l'envoyer en mission.

Il y avait alors, au sujet d'un traité, des négociations engagées entre les cabinets anglais et russe. C'était à propos de la navigation de la Baltique, des fourrures, des huiles de baleine et du suif.

Juan fut chargé de propositions confidentielles. Il quitta la Russie comblé de présents et d'honneurs.

Catherine se consola du départ de Juan. Les soupirants à sa couche étaient nombreux. Elle demeura vide un jour ou deux, le temps de faire un choix.

Dans son excellente calèche, Don Juan emporta un bouledogue, un bouvreuil et une hermine, ses animaux favoris. Jamais vierge de soixante ans ne montra plus de passion que lui pour les chats et les oiseaux, et cependant il n'était ni vieux ni vierge.

À côté de Juan était assise la petite Leïlah qu'il avait arrachée au sabre des Cosaques dans l'immense carnage d'Ismaïlia.

Pauvre enfant! elle était aussi belle que docile. Don Juan l'aimait, et il en était aimé comme n'aima jamais frère, père, sœur ou fille. Il n'était pas tout à fait assez vieux pour éprouver le sentiment paternel; et cette autre classe d'affection que l'on nomme tendresse fraternelle ne pouvait pas non plus émouvoir son cœur, car il n'avait jamais eu de sœur.

Encore moins était-ce un amour sensuel. Il n'était pas de ces vieux débauchés qui recherchent le fruit vert pour fouetter le sang engourdi de leurs veines. Il y avait au fond de tous ses sentiments le platonisme le plus pur, mais il lui arrivait de les oublier.

La petite Turque refusait obstinément de se convertir. Elle ne montrait aucun goût pour la confession et persistait à croire que Mahomet était prophète.

Ils traversèrent la Pologne, puis la Courlande, la vieille Prusse. Ils s'arrêtèrent à Berlin, à Dresde, à Cologne, cette ville qui présente les ossements de onze mille vierges, le plus grand nombre que la chair ait jamais connu.

Dans un port de Hollande, ils s'embarquèrent. Le bateau faisait le service de Douvres. Les hôtels de cette ville sont hors de prix. Juan ne put obtenir aucune réduction sur le mémoire fabuleux qu'on lui présenta dans cette première cité de la grande Angleterre.

CHAPITRE VIII
ADELINE, AURORA ET LADY FITZ-FULKE

Attaqué par des brigands.—Grande vie mondaine anglaise.—Leïlah confiée à Lady Pinchbeck.—L'amour chez les Anglaises.—Adeline.—Le château, de Nonnan Abbey.—La série des invités.—Chasse, cartes, billard.—Succès de Don Juan.—Manœuvres de la duchesse de Fitz-Fulke.—Inquiétudes d'Adeline.—Conseils de mariage.—Aurora.

Ils se trouvaient donc en Angleterre.

Après une halte à Canterbury, ils arrivèrent en vue de Londres: énorme amas de briques, de fumée, de navires, masse hideuse et sombre s'étendant à perte de vue.

«Ici, se disait Juan, qui suivait à pied sa voiture, la liberté a choisi son séjour; ici retentit la voix du peuple; les cachots, les inquisitions, les tortures ne la font point expirer. Elle ressuscite à chaque nouveau meeting, à chaque élection nouvelle.

«Ici sont des épouses chastes, des vies pures; ici on ne paye que ce qu'on veut; et si tout y est cher, c'est qu'on aime à gaspiller l'argent pour montrer ce qu'on a de revenu. Ici toutes les lois sont inviolables; nul ne tend des embûches au voyageur; toutes les routes sont sûres; ici…»

Il fut interrompu par la vue d'un couteau accompagné d'un menaçant: La bourse ou la vie!

Ces accents d'hommes libres provenaient de quatre bandits en embuscade. Ils l'avaient aperçu marchant à pas lents à quelque distance de sa voiture et, en garçons avisés, ils avaient profité de l'heure opportune…

Juan, quoiqu'il ne connût de l'anglais que le mot sacramentel Goddam! comprit le geste de ces gens. Sans hésiter il tira un pistolet de dessous sa veste et le déchargea dans le ventre de l'un des assaillants qui tomba comme un bœuf, beuglant:

«O Jack! ce gredin de Français m'a fait mon affaire!»

Sur quoi Jack et son monde décampèrent au plus vite. «Sans doute, se disait Juan, est-ce la coutume du pays d'accueillir les étrangers de cette manière.» Il songeait néanmoins à relever l'homme qu'il avait blessé.

«Que l'on me donne un simple verre de gin, disait celui-ci, et qu'on me laisse mourir en paix.»

Il expirait en effet. Il trouva encore la force de détacher le mouchoir qui entourait son cou et dit:

«Donnez cela à Sarah…»

Juan, à Londres, s'installa dans un confortable hôtel. Le bruit de ses aventures étranges, de ses combats et de ses amours avait précédé son arrivée. On savait que ce jeune étranger, distingué, beau et accompli, avait tourné la tête d'une souveraine.

Auprès des romanesques anglaises, il se trouva tout de suite à la mode.

Don Juan fut présenté; son costume et sa bonne mine excitèrent l'admiration générale. On remarqua beaucoup un diamant colossal dont Catherine, dans un moment d'ivresse, lui avait fait cadeau. À dire vrai, il l'avait bien gagné.

En le voyant, les vierges rougirent, les joues des dames mariées se couvrirent aussi d'incarnat. Les filles admirèrent sa mise, les pieuses mères demandèrent quel était son revenu et s'il avait des frères.

Juan consacrait ses matinées aux affaires; ses après-midi se passaient en visites, en collations, à flâner, à boxer. Le soir, la toilette, le dîner et les réceptions.

Quant à Leïlah, avec ses yeux orientaux, son caractère asiatique et taciturne, elle devint une sorte de mystère fashionable.

On pensa qu'une jeune enfant, si remplie de grâces, belle comme son pays natal, serait beaucoup plus convenablement élevée sous les yeux de pairesses ayant passé le temps des folies.

Seize douairières, dix sages femelles célibataires, deux ou trois épouses dolentes, séparées de leurs maris sans qu'un seul fruit parât leurs rameaux desséchés, demandèrent à former la jeune Turque et à la produire. C'est là le mot consacré pour exprimer la première rougeur d'une vierge à un raout où elle vient étaler ses perfections.

Lors donc qu'il vit tant de dames vénérables solliciter l'honneur d'apprivoiser sa petite sauvage d'Asie, ayant consulté la Société pour la suppression du vice, il fit choix de Lady Pinchbeck.

Elle était vieille, mais avait été fort jolie. Elle était vertueuse et l'avait toujours été—du moins je le crois. Le fantôme de la médisance avait en tout cas cessé de rôder autour d'elle. Elle n'était plus citée que pour son amabilité et son esprit…

De prime abord, en Angleterre, Don Juan ne trouva pas les femmes jolies. Une belle Anglaise cache la moitié de ses attraits. Elle aime mieux se glisser paisiblement dans votre cœur que de le prendre d'assaut comme on s'empare d'une ville… Mais une fois qu'elle est dans la place, elle la garde.

Elle n'a point la démarche du coursier arabe ou de la jeune Andalouse qui revient de la messe; elle n'a point dans sa mise la grâce des Françaises, la flamme de l'Italienne ne brille point dans son regard. Elle est avare de ses services. Mais s'il lui arrive de s'éprendre d'une grande passion, c'est une chose fort sérieuse. Neuf fois sur dix, ce sera mode, caprice, coquetterie, orgueil, plaisir de faire saigner le cœur d'une rivale; mais la dixième fois ce sera un ouragan.

Lady Adeline Amundeville était de haut lignage, riche par le testament de son père, belle même dans cette île où les beautés abondent. Dans le tourbillonnement du monde, elle était la reine abeille… Ses charmes faisaient parler tous les hommes et rendaient muettes toutes les femmes.

Elle était chaste jusqu'à désespérer l'envie, et mariée à un homme qu'elle aimait fort. C'était un Anglais froid comme tous ceux de sa nation, fort apprécié au Conseil, énergique à l'occasion, fier de lui-même et de sa femme. Le monde ne pouvait rien articuler contre eux. Tous deux paraissaient tranquilles: elle dans sa vertu, lui dans sa hauteur.

Une sympathie s'établit entre Lord Henry et Don Juan. Il aimait pour sa gravité le gentil Espagnol. Ils avaient l'un et l'autre voyagé et aimaient parler chevaux.

Aux beaux jours, Lord Henry et Lady Adeline partirent pour se rendre dans une magnifique résidence, une Babel gothique, vieille de plusieurs siècles…

Le château Nonnan Abbey était encadré dans un vallon couronné de grands bois. Devant se trouvait un lac limpide, large, transparent, profond. L'onde en était renouvelée par une rivière dont les flots calmes traversaient sa nappe paisible… La forêt descendait en pente jusqu'à ses bords et mirait dans son cristal sa face verdoyante.

Un débris glorieux de l'ancienne abbaye s'élevait un peu à l'écart: c'était une voûte grandiose qui avait autrefois couvert les ailes de la nef. Dans les niches, on voyait encore quelques débris de statues. Il faut dire que les moines avaient jadis été expulsés violemment par les ancêtres du lord.

À l'heure de minuit, quand se lève le vent, on entend gémir, à travers les ruines, un son étrange et surnaturel, mais harmonieux, un son qui traverse l'arceau colossal, s'élevant, s'abaissant, mourant tour à tour. Les uns pensent que c'est l'écho lointain de la cataracte de la rivière, apporté par la brise nocturne; d'autres croient qu'un être inconnu, enfant de la tombe et des ruines, fait ainsi entendre sa voix magique.

L'intérieur du château se perdait en longues salles, en longues galeries, en chambres spacieuses… Sur les murs, dans des tableaux assez bien conservés, brillaient des barons bardés de fer, des comtes parés de soie et portant l'ordre de la Jarretière… On y remarquait aussi maintes ladies Mary à longue chevelure blonde, des comtesses en robe de cour et quelques autres beautés drapées de manière plus libre. On y voyait aussi des juges, des évêques, des procureurs, des généraux…

L'automne arriva et avec lui les hôtes attendus. Les blés sont coupés, le gibier abonde… Les lords et ladies accoururent pour la chasse. Il y avait la duchesse de Fitz-Fulke, la comtesse de la Moue, lady Sotte, lady Affairée, miss Bonbassin, miss Ducorset, mistress Raby, la femme du riche banquier, et mistress Dusommeil, vraie brebis noire qu'on eût prise pour un blanc agneau.

Vint aussi Desparoles, spadassin légal qui n'accepte pour champ de bataille que le barreau et le sénat; le jeune poète Ecorche-Oreilles, dont l'étoile commençait à poindre; lord Pyrrho, penseur fameux, sir John Boirude, puissant buveur.

Visitèrent encore le château: le duc des Grands-Airs et les six misses Dufront, charmantes personnes, tout gosier et sentiment; quatre honorables misters dont l'honneur était plus devant le nom qu'après; le preux chevalier de la Ruse, amuseur venu de France, dont les dés subissaient eux-mêmes le charme; le révérend Rodomart Précision qui haïssait le pécheur plus que le péché.

C'était un échiquier de bonne compagnie. Un échantillon de chaque classe est préférable à un insipide tête-à-tête entre gens du même milieu.

Les jeunes gens se levaient le matin pour aller à la chasse, à l'affût ou à cheval; les vieillards parcouraient la bibliothèque, flânaient dans les jardins; les jolies femmes se promenaient à pied ou à cheval; laides, elles lisaient ou contaient des histoires, discutant de modes et chapeaux.

Quelques-unes avaient des amants absents, toutes avaient des amis. Elles rédigeaient de longues correspondances. Les missives féminines sont pleines de mystères.

Il y avait aussi des billards et des cartes.

Le soir ramenait le banquet et le vin, la conversation, le duo, la danse.

Tout, dans la réunion, était bienveillant et aristocratique; tout était lisse, poli et froid comme une statue de Phidias taillée dans le marbre attique. Ainsi, jusqu'à minuit, se passait chaque soir la vie.

Adeline était vraiment la reine. Il y avait dans ses manières cette politesse calme et toute patricienne qui, dans l'expression des sentiments de la nature, ne dépasse jamais la ligne équinoxiale…

Mais était-elle en tout indifférente? Selon l'insipide comparaison, le volcan frangé de neige couve dans son sein une lave brûlante…

Juan—à cet égard il ressemblait aux saints—était à tous sans distinction. Doué d'une de ces natures heureuses qui ne font jamais défaut, il savait se faire bien venir de toutes les femmes, sans cette fatuité de certains hommes-femelles. Il évitait également de tomber endormi après le dîner.

Sémillant et léger, toujours sur le qui-vive, il prenait une part brillante à la conversation, approuvant le plus souvent ce qu'avançaient les dames. Il savait écouter.

Et puis il dansait avec expression et bon sens, il dansait sans prétention théâtrale, non en maître de ballet, mais en homme comme il faut. Ses pas étaient chastes et classiques.

La duchesse de Fitz-Fulke, qui aimait la tracasserie, commença à lui faire quelques agaceries.

C'était une belle blonde dans la maturité, séduisante, distinguée, et qui, pendant plusieurs hivers, avait déjà brillé dans le grand monde. Mieux vaut taire ce qu'on rapportait de ses exploits, car ce serait un sujet chatouilleux. Elle avait en dernier lieu jeté le grappin sur Lord Augustus Fitz-Plantagenet.

Les traits de ce noble personnage se rembrunirent un peu quand il vit ce nouvel acte de coquetterie, mais les amants doivent tolérer ces petites licences: ce sont privilèges de la corporation féminine. Dans le cercle, on chuchotait, on décochait des traits malins. Personne, du reste, ne prononça le nom du duc. On aurait pu croire, cependant, qu'il dût être pour quelque chose dans l'affaire. Il est vrai que, toujours absent, il passait pour s'inquiéter fort peu de ce que faisait sa femme.

La duchesse Adeline commença à regarder comme un peu libre la conduite de son invitée… Elle se sentait doucement émue de pitié pour la jeunesse et la probable inexpérience de Don Juan. Il n'était à la vérité plus jeune qu'elle que de six semaines.

À seize ans, Adeline avait été produite dans le monde; présentée, exaltée, elle mit le trouble dans le cœur des hommes; à dix-sept, elle enchanta le monde comme une nouvelle Vénus sortant de son océan; à dix-huit, elle avait consenti à créer cet autre Adam appelé «le plus heureux des hommes».

Trois hivers elle avait rayonné, brillante, admirée, adorée, mais en même temps si sage qu'elle avait mis en défaut la médisance la plus subtile: dans ce marbre modèle on ne pouvait découvrir la plus petite tare. Elle avait aussi, depuis son mariage, trouvé un moment pour faire un héritier et une fausse couche.

Dans l'intention charitable d'éviter un éclat, Lady Adeline, dès qu'elle vit que, selon les probabilités, Don Juan ne résisterait pas, résolut de prendre elle-même des mesures. Que deviendrait le pauvre enfant entre les mains de l'enchanteresse? Sa Grâce Lady de Fitz-Fulke passait pour intrigante et quelque peu méchante dans la sphère amoureuse. C'était un de ces jolis et précieux fléaux qui poursuivent sans cesse un amant de leurs caprices, qui, chaque jour de l'année, créent un sujet de querelle quand elles n'en ont pas, le fascinent, le torturent et ne veulent sous aucun prétexte le laisser partir.

C'était une femme à tourner la tête d'un jeune homme, à faire de lui un Werther en fin de compte. Comment dès lors s'étonner qu'une âme plus pure redoutât pour un ami une liaison de cette sorte?

Dans l'effusion de son cœur, qui se croyait étranger à tout artifice, Lady Adeline prit son mari à part et l'engagea à donner des conseils à Juan. Lord Henry se prit à sourire de la simplicité de sa femme et de son ardeur à détourner le jeune homme des pièges de la sirène. Il se prit à sourire et lui fit une réponse d'homme d'État.

Il déclara d'abord «qu'il ne se mêlait jamais des affaires des autres, à l'exception de celles du Roi»; ensuite «que, dans ces matières, il ne jugeait jamais sur les apparences, sauf fortes raisons»; troisièmement «que Don Juan avait plus de cervelle que de barbe au menton et ne devait pas être mené en lisière», et en définitive «que d'un conseil ne résultait pas souvent quelque chose de bon».

En conséquence, il conseilla à sa femme de laisser les parties à elles-mêmes. Et, pris par son travail de conseiller privé, il embrassa tranquillement Adeline comme on embrasserait, non une jeune épouse, mais une sœur âgée…

Le cœur d'Adeline, à la vérité, était vacant, bien que ce fût une magnifique demeure. Elle aimait son mari ou, du moins, le croyait; mais cet amour lui coûtait un effort… Elle et Lord Henry cheminaient dans la vie côte à côte, mais ils ne se heurtaient même pas… Son cœur était vacant, mais elle ne le savait pas.

Elle se mit à réfléchir au moyen de sauver l'âme de Juan. Et en fin de compte elle lui conseilla de se marier.

Juan répondit, avec toute la déférence convenable, qu'il se sentait, en effet, un certain goût pour l'hyménée, mais que, pour le moment, il se présentait quelques difficultés relativement à ses préférences ou à celles de la personne à laquelle ses vœux pourraient s'adresser; qu'en un mot il épouserait volontiers telle ou telle femme, si toutes n'étaient déjà mariées.

Adeline, cependant, tenait au mariage de Juan: il y avait la sage Miss Lecture, Miss Fêlée, Miss Lemâle et les deux belles héritières Couche-d'Or. C'étaient là des partis on ne peut plus sortables. Il y avait aussi Miss de l'Étang, véritable crème d'égalité d'âme, quoique poitrinaire; Miss Audacia Soulier-Fin, dont le cœur visait à un crachat ou à un grand cordon bleu; Miss Aurora Raby, jeune étoile qui brillait sur la vie, image trop charmante pour un tel miroir, créature adorable, à peine formée et modelée: rose dont les feuilles les plus suaves ne s'étaient pas éployées encore.

Aurora était la plus belle, la plus douce, la plus rare; mais il arriva que, dans le catalogue d'Adeline, elle fut oubliée. Cette omission excita l'étonnement de Don Juan. Il l'exprima d'un ton moitié riant, moitié sérieux. Adeline, avec un singulier, un impérieux dédain, lui répondit qu'elle ne comprenait pas ce qui avait bien pu le frapper dans cette enfant affectée, silencieuse et froide…

Ainsi la conversation de Don Juan et d'Adeline se termina sur le mode acide.

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07 мая 2019
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