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CHAPITRE V
DANS LE FOND DU SÉRAIL
Don Juan chez les demoiselles d'honneur.—Lolah, Katinkah et Dondon.—L'interrogatoire.—Au dortoir.—Dans le lit de Dondon.—Le sommeil des vierges.—Un cri dans la nuit.—L'étrange rêve de Dondon.—Brèves amours.—Le réveil de Gulbeyaz.—Juan et Dondon condamnés à mort.—La fuite.
Gulbeyaz et son maître s'en étaient allés reposer. Ah! que la nuit est longue aux épouses coupables qui brûlent pour un jeune bachelier! Sur leur couche douloureuse, elles appellent la clarté de l'aube grisâtre, tremblant que leur trop légitime compagnon de lit ne s'éveille.
Don Juan, sous son déguisement de femme, s'était, avec le long cortège des demoiselles, incliné devant le regard impérial. Elles reprirent le chemin de leurs chambres, les chambres luxueuses où ces dames reposaient leurs membres délicats, soupirant après l'amour comme l'oiseau prisonnier après les campagnes de l'air.
Don Juan ne pouvait s'empêcher, tout en marchant, de jeter de-ci de-là un coup d'œil furtif sur leurs charmes, leur gorge blanche, leur taille simple. Néanmoins, il se montrait docile à la matrone, la «mère des vierges», qui surveillait leurs évolutions. Cette vénérable personne était préposée à distribuer les punitions.
Dès qu'elles furent arrivées dans leurs appartements, toutes les jeunes filles se mirent à danser, à babiller, à rire et à folâtrer.
Elles examinèrent la nouvelle arrivée, ses formes, ses cheveux, son air, enfin toute sa personne. Quelques-unes étaient d'avis que sa robe ne lui allait pas bien. On s'étonnait qu'elle ne portât point de boucles d'oreilles. Il y en avait qui trouvaient sa taille trop masculine, tandis que d'autres souhaitaient qu'elle le fût tout à fait.
Cependant elles ressentaient toutes pour leur compagne une sympathie involontaire, une bizarre attirance.
Parmi les mieux disposées à cette amitié sentimentale, il y en avait trois surtout: Lolah, Katinkah et Dondon.
Lolah était brune comme l'Inde et aussi ardente; Kalinkah était une Géorgienne au teint de lis et de rose avec de grands yeux bleus, de beaux bras, une jolie main et des pieds si mignons qu'on les eût dits faits pour effleurer la surface de la terre; Dondon avait un certain embonpoint d'indolence et de langueur, mais elle était d'une beauté à faire tourner la tête.
Dondon semblait une Vénus endormie, quoique propre à tuer le sommeil de ceux qui la regardaient. Ses formes n'offraient pas d'angles. Cependant ses seins, sa croupe potelée étaient parfaitement proportionnés.
«Comment vous nommez-vous? dit Lolah à la nouvelle venue.
–Juana.
–Fort bien, c'est un joli nom.
–D'où venez-vous? dit Kalinkah.
–D'Espagne.
–Où est l'Espagne? fit tendrement Dondon.
–Ne montrez donc pas votre ignorance géorgienne, reprit Lolah. L'Espagne est une île, près du Maroc, entre l'Égypte et Tanger.»
Dondon ne dit rien, mais elle s'assit près de Juana et, jouant avec son voile et ses cheveux, elle la caressait doucement.
La «mère des vierges» s'approcha sur ces entrefaites:
«Mesdames, il est temps d'aller se coucher. Ma chère enfant, je ne sais trop que faire de vous, dit-elle à la nouvelle odalisque. Tous les lits sont occupés. Si vous voulez, vous partagerez le mien.»
Ici Lolah intervint:
«Maman, vous savez que vous ne dormez pas bien. Je prendrai donc Juana avec moi. Nous sommes minces toutes deux, et chacune de nous tiendra moins de place que vous.»
Mais ici Katinkah l'interrompit et déclara qu'elle avait aussi de la compassion et un lit.
«D'ailleurs, ajouta-t-elle, je déteste coucher seule.»
La matrone fronça les sourcils.
«Et pourquoi donc?»
–Je crains les revenants, répondit Katinkah, il me semble voir des fantômes aux quatre coins de mon lit. Puis j'ai des rêves affreux: je ne vois que guèbres, giaours, gins et goules…
–Entre vous et vos rêves, répliqua la matrone, je craindrais que Juana n'eût pas le plaisir d'en faire. Vous, Lolah, vous continuerez à dormir seule pour raisons à moi connues; vous de même, Katinkah, jusqu'à nouvel ordre. Je placerai Juana avec Dondon, qui est une fille tranquille, inoffensive, silencieuse, modeste, et qui ne passera pas la nuit à remuer et à babiller. Qu'en dites-vous, mon enfant?»
Dondon ne dit rien, car ses qualités étaient de l'espèce la plus silencieuse.
Mais elle se leva, baisa la matrone au front, Lolah et Kalinkah sur les joues, puis elle prit Juana par la main pour la conduire au dortoir, laissant ses deux compagnes à leur dépit.
Dondon donna à Juana un chaste baiser. Elle aimait beaucoup à donner des baisers. Entre femmes cela n'engage à rien.
Puis elle se déshabilla, ce qui fut bientôt fait, car elle était vêtue sans art, comme une enfant de la nature. Un à un tombèrent tous ses légers vêtements.
Ce ne fut pas sans avoir offert son aide à Juana, qui refusa par un excès de modestie. Mais la nouvelle odalisque paya cher cette politesse, car elle se piqua avec ces maudites épingles inventées sans doute pour les péchés des hommes et qui font d'une femme une sorte de porc-épic.
Un silence profond régnait dans le dortoir; les lampes placées à distance l'une de l'autre jetaient une lumière incertaine. Le sommeil planait sur les formes charmantes de toutes ces jeunes beautés.
L'une, avec sa chevelure châtain nouée négligemment et son beau front doucement incliné, sommeillait, la respiration calme, et ses lèvres entr'ouvertes laissaient voir un double rang de perles.
Une autre, au milieu d'un rêve brûlant et délicieux, appuyait sur un bras d'albâtre sa joue vivement colorée. Les boucles luxuriantes de sa belle chevelure étaient épaisses sur son front. Elle souriait à son rêve, découvrant ses jolis seins fermes, son petit ventre poli, ses jambes blanches et pleines… On eût dit que ses charmes divins profitaient de l'heure discrète de la nuit pour se montrer timidement à la lumière.
Une troisième semblait l'image de la Douleur endormie; on voyait au soulèvement de sa poitrine qu'elle rêvait d'un rivage adoré, d'une patrie absente… Des larmes sillonnaient la noire frange de ses yeux, comme des gouttes de rosée brillent sur les rameaux d'un cyprès.
Une quatrième, nue, immobile et silencieuse, dormait d'un sommeil profond… Blanche, froide et pure, elle semblait une statue de femme sculptée sur une tombe.
Soudain, à l'heure où la lumière des lampes commençait à devenir bleuâtre et vacillante, à l'heure où les fantômes se jouent dans la salle, Dondon poussa un cri.
Un cri si aigu qu'il éveilla tout le dortoir en sursaut… De tous les points de la salle, matrone, vierges et celles qui n'étaient ni l'une ni l'autre accoururent en foule… Inquiètes, elles se poussaient toutes tremblantes…
Les minces draperies flottaient sur leurs seins nus, leurs bras graciles, leurs fines jambes. Elles s'informèrent avidement de l'effroi de Dondon, qui paraissait en effet fort émue et agitée, les joues rouges, le regard dilaté.
Ce qui est surprenant et prouve qu'un bon sommeil est vraiment une chose salutaire, Juana dormait profondément. Jamais époux ne ronfla d'aussi bon cœur auprès de celle qui lui est unie par les liens sacrés du mariage. Les clameurs même ne réussirent point à la tirer de cet état fortuné. Il fallut l'éveiller, et elle ouvrit de grands yeux et bâilla d'un air modeste et surpris.
Dondon eut beaucoup de peine à s'expliquer. Elle dit que, dormant d'un profond sommeil, elle avait rêvé qu'elle se promenait dans une «forêt obscure». Cette forêt était pleine de fruits agréables, d'arbres à vastes racines et à végétation vigoureuse.
Au milieu croissait une pomme d'or d'une énorme grosseur… mais à une hauteur trop grande pour qu'on pût la cueillir… Elle la contemplait d'un œil avide, puis se mit à jeter des pierres pour faire tomber ce fruit qui continuait méchamment à adhérer à son rameau… Mais il se balançait toujours à ses yeux, à une hauteur désespérante.
Tout à coup, lorsqu'elle y pensait le moins, il tomba de lui-même à ses pieds… Son premier mouvement fut de se baisser, afin de le ramasser et d'y mordre à pleines dents… Mais au moment où ses jeunes lèvres s'apprêtaient à presser le fruit d'or de son rêve, il en sortit une abeille qui s'élança sur elle et la perça de son dard jusqu'au fond du cœur… Alors elle s'était éveillée en sursaut et avait poussé un grand cri.
Elle fit ce récit avec une certaine confusion et un grand embarras… Les demoiselles, qui avaient redouté quelque grand malheur, commencèrent à gronder Dondon d'avoir pour si peu troublé leur sommeil. La matrone, courroucée d'avoir quitté son lit chaud, réprimanda vertement la pauvre Dondon, qui soupirait, protestant qu'elle était bien fâchée d'avoir crié.
«J'ai entendu conter, dit-elle, des histoires d'un coq et d'un taureau; mais, pour un rêve où il n'est question que d'une pomme et d'une abeille, interrompre notre sommeil à toutes, certes, il y a de quoi nous faire penser que la lune est dans son plein! Quelque chose qui ne va pas bien chez vous, mon enfant. Nous verrons demain ce que pense de cette vision hystérique le médecin de Sa Hautesse.
«Et cette pauvre Juana par-dessus le marché! La première nuit qu'elle passe parmi nous, voir ainsi son repos troublé par une telle clameur! J'avais pensé qu'avec vous, Dondon, elle aurait passé une nuit paisible. Je vais maintenant la confier aux soins de Lolah, bien que son lit soit plus étroit que le vôtre.»
À cette proposition, les yeux de Lolah brillèrent, mais la pauvre Dondon, avec de grosses larmes, demanda en grâce qu'on lui pardonnât sa faute… qu'on voulut bien laisser Juana auprès d'elle; à l'avenir, elle garderait ses rêves pour elle seule!
C'était bien sot à elle, elle en convenait, d'avoir ainsi crié, c'était une aberration nerveuse, une folle hallucination… Ses compagnes avaient bien raison de se moquer d'elle!… Mais elle se sentait abattue, elle priait qu'on voulût bien la laisser… Dans quelques heures, elle aurait surmonté cette faiblesse, elle serait complètement rétablie…
Ici Juana intervint charitablement, affirmant qu'elle se trouvait fort bien… Elle avait merveilleusement dormi… Elle ne se sentait pas le moins du monde disposée à quitter le lit, à s'éloigner d'une amie qui n'avait d'autre tort que d'avoir rêvé une fois mal à propos.
Quand Juana eut parlé ainsi, Dondon se retourna et cacha son visage dans le sein de Juana. On ne voyait plus que sa gorge qui avait la couleur d'un bouton de rose…
Au premier rayon du jour, Gulbeyaz quitta sa couche d'insomnie, pâle, le cœur dévoré d'inquiétude. Elle mit son manteau, ses pierreries, ses voiles. Son lit était magnifique, plus doux que celui du plus efféminé Sybarite. Sa peau sensible n'eût pu supporter le pli d'une feuille de rose. Elle surgit si belle que l'art ne pouvait presque plus rien pour elle. Elle ne se soucia même pas de donner un coup d'œil au miroir.
En même temps s'était levé son illustre époux, sublime possesseur de trente royaumes et d'une femme dont il était abhorré. Il n'en prenait pas à l'ordinaire grand souci. Il aimait avoir sous la main une jolie femme, comme un autre un éventail. C'est pourquoi il avait une abondante provision de Circassiennes pour s'amuser au sortir du divan. Cependant il s'était épris des beautés de son épouse.
Après les ablutions ordinaires, les prières et autres évolutions pieuses, il but six tasses de café pour le moins, puis se retira pour savoir des nouvelles des Russes dont les victoires s'étaient récemment multipliées sous le règne de Catherine, cette femme proclamée à l'unisson la plus grande des souveraines et des catins.
Gulbeyaz soupira de son départ, puis se retira dans son boudoir, lieu propice au déjeuner et à l'amour. La nacre de perles, le porphyre et le marbre décoraient à l'envi ce somptueux séjour. Des vitraux peints coloraient de diverses nuances les rayons du jour.
C'est dans ce lieu qu'elle fit venir Baba pour l'interroger sur ce qu'il était advenu de Don Juan, où et comment il avait passé la nuit.
Baba répondit péniblement à ce long catéchisme. Il se grattait l'oreille, signe d'un embarras certain.
Gulbeyaz n'était pas un modèle de patience. Quand elle vit Baba hésiter dans ses réponses, elle l'embarrassa par des questions plus pressées. Les paroles de Baba devinrent de plus en plus décousues; alors son visage commença à s'enflammer, ses yeux à étinceler, et les veines d'azur de son front superbe se gonflèrent de courroux.
Baba expliqua comment la «mère des vierges» avait pris soin de tout et ne cacha point dans quel lit Juana avait couché. Il évita simplement de parler du rêve de Dondon.
Mais c'est en vain qu'il laissa discrètement ce fait derrière la toile. Les joues de Gulbeyaz prirent une teinte cendrée, ses oreilles bourdonnèrent, elle se sentit entrer en une petite agonie.
À la longue, elle se ressaisit:
«Esclave, dit-elle à Baba, amène les deux esclaves.»
Le nègre feignit de ne pas avoir bien compris et supplia sa maîtresse de lui préciser de quels esclaves il s'agissait, dans la crainte d'une erreur.
«La Géorgienne et son amant! répondit l'impériale épouse. Et que le bateau soit prêt du côté de la porte secrète du sérail! Tu sais le reste.»
Elle parut prononcer ces dernières paroles avec effort, en dépit de son farouche orgueil. Baba ne fut point sans le remarquer et crut pouvoir la conjurer, par tous les poils de la barbe de Mahomet, de révoquer l'ordre qu'il venait d'entendre.
«Entendu, c'est obéi, dit-il; néanmoins, sultane, daignez songer aux conséquences. Tant de précipitation peut avoir des suites funestes, même aux dépens de Votre Majesté. Je ne veux point parler ici de votre position critique, de votre ruine au cas d'une découverte prématurée…
«Mais de vos propres sentiments. Lors même que ce secret resterait enfoui sous ces flots qui gardent déjà un certain nombre de cœurs palpitants d'amour, si vous aimez ce jeune homme, vous ne vous guérirez pas, excusez la liberté, en lui ôtant la vie…
–Que connais-tu de l'amour et des sentiments? Misérable! Va-t'en! s'écria-t-elle les yeux enflammés de colère. Va-t'en et exécute mes ordres!»
Baba disparut sans pousser plus loin ses remontrances. Il tenait à la tête des autres, mais beaucoup plus à la sienne propre.
Il grommela simplement contre les femmes de toutes conditions, mais surtout les sultanes et leur manière d'agir, leur obstination, leur orgueil, leur indécision, leur manie de changer d'opinion, leur immoralité, toutes choses qui lui faisaient chaque jour bénir sa neutralité.
Puis il fit prévenir le jeune couple de se parer sans délai, de se peigner avec le plus grand soin et de se préparer à paraître devant l'impératrice qui désirait leur prouver sa sollicitude.
Dondon parut surprise, Don Juan interdit, mais il fallait obéir…
Comment ils réussirent à éviter le courroux de Gulbeyaz et, par une barque, à quitter le sérail en compagnie de Baba, de Johnson et de sa maîtresse d'une nuit, sultane de deuxième classe, l'histoire n'en a point conservé les détails.
CHAPITRE VI
LEÏLAH
Don Juan dans l'armée de Souvarow.—L'accueil du grand général.—L'assaut d'Ismaïlia.—Don Juan sauve la petite Leïlah.—Le pillage, le viol.—Récompense de Don Juan.
Le siège était mis devant Ismaïlia. Mais les Russes, en dépit de leur courage, n'avaient pas réussi à s'emparer de la forteresse turque. Enfin Souvarow, cet homme de génie qui avait l'air d'un bouffon, fut envoyé pour prendre le commandement de l'armée. De suite tout changea, et la résistance turque faiblit.
La veille du grand assaut, quelques Cosaques rôdant à la tombée de la nuit rencontrèrent une troupe d'individus dont l'un parlait assez correctement leur langue. Sur sa demande, ils l'amenèrent, lui et ses camarades, au quartier général. Leurs costumes étaient musulmans, mais il était facile de voir que ce n'était là que déguisement.
Souvarow, qui donnait des leçons aux recrues, en manches de chemise, sur l'art sublime de tuer, les interrogea lui-même:
«D'où venez-vous?
–De Constantinople. Nous sommes des captifs échappés.
–Qui êtes-vous?
–Mon nom est Johnson, celui de mon camarade, Juan; les deux autres sont des femmes; le troisième n'est ni homme ni femme…»
Le général jeta sur la troupe un coup d'œil rapide:
«J'ai déjà entendu votre nom; le second est nouveau pour moi; il est absurde d'avoir amené ici ces trois personnes, mais qu'importe! N'étiez-vous pas dans le régiment de Nicolaïew?
–Précisément.
–Vous avez servi à Widdin?
–Oui.
–Vous conduisiez l'attaque?
–C'est vrai.
–Qu'êtes-vous devenu depuis?
–Je le sais à peine…
–Vous étiez le premier sur la brèche?
–Du moins, n'ai-je pas été lent à suivre ceux qui pouvaient y être.
–Ensuite?
–Une balle m'étendit à terre, et l'ennemi me fit prisonnier.
–Vous serez vengé, car la ville que nous assiégeons est deux fois aussi forte que celle où vous avez été blessé. Où voulez-vous servir?
–Où vous voudrez.
–Et ce jeune homme au menton sans barbe, aux vêtements déchirés, de quoi est-il capable?
–Ma foi, général, s'il réussit en guerre comme en amour, c'est lui qui devrait monter le premier à l'assaut.
–Il le fera, s'il l'ose. Demain, je donne l'assaut. J'ai promis à divers saints que sous peu la charrue passera sur ce qui fut Ismaïlia…
–Et quels seront nos postes?
–Vous rentrerez dans votre ancien régiment. Le jeune étranger restera auprès de moi: c'est un beau garçon. On peut envoyer les femmes aux bagages ou à l'ambulance.»
Ici, les deux dames levèrent la tête et se prirent à pleurer.
«Comment avez-vous pu amener vos femmes ici, en service, Johnson?
–N'en déplaise à Votre Excellence, ce sont les femmes d'autrui et non les nôtres. Ces deux dames turques favorisèrent notre fuite. Nous désirons qu'elles soient traitées avec tous les égards.»
Ainsi fut-il fait. Les dames, après des larmes et soupirs, se retirèrent loin des avant-postes, tandis que leurs chers amis allaient s'armer pour brûler une ville qui ne leur avait jamais fait de mal.
Le lendemain, quand fut donné le grand assaut, Juan et Johnson combattirent de leur mieux. Ils avançaient, marchant sur les cadavres, taillant d'estoc et de taille, suant et s'échauffant, gagnant parfois un ou deux pieds de terrain, insensibles au feu qui tombait sur eux comme une pluie.
Bien que ce fût son premier combat, Don Juan ne prit pas la fuite. Il monta vaillamment à l'escalade des murailles.
La ville fut forcée. Le combat dans les rues se prolongea longtemps. Le carnage s'ensuivit. On vit se commettre tous les genres possibles de crimes.
Sur un bastion où gisaient des milliers de morts, on ne pouvait voir sans frissonner un groupe encore chaud de femmes massacrées… Belle comme le plus beau mois du printemps, une jeune fille de dix ans se baissait et cherchait à cacher son petit sein palpitant au milieu de ces corps endormis dans leur sanglant repos.
Deux horribles Cosaques poursuivaient cette enfant. Comparé à ces hommes, l'animal le plus sauvage des déserts de Sibérie a des sentiments purs et polis, l'ours est civilisé, le loup plein de douceur…
Leurs sabres étincelaient au-dessus de sa petite tête dont les blonds cheveux se hérissaient d'épouvante. Quand Juan aperçut ce douloureux spectacle, il n'hésita pas à tomber sur le dos des Cosaques.
Il taillada la hanche de l'un, fendit l'épaule de l'autre, les mit en fuite, puis releva la petite fille du monceau de cadavres où elle s'était cachée et qui, un moment plus tard, fût devenu sa tombe.
Et elle était aussi froide qu'eux, du sang coulait sur son visage, mais ce n'était qu'une petite blessure, et, ouvrant ses grands yeux, elle regardait Don Juan avec une surprise effarée.
Leurs regards se rencontrèrent et se dilatèrent. Dans celui de Juan brillaient le plaisir, la douleur, l'espérance, la crainte… Les yeux de l'enfant peignaient sa terreur et son angoisse.
Sur ces entrefaites passa Johnson:
«Venez, dit-il à Juan, et nous nous couvrirons de gloire. Là, au bastion de pierre, entouré de ses dernières batteries, le vieux pacha est assis, fumant sa pipe… Avec quelques hommes nous pouvons l'enlever…
–Mais cette enfant, cette pauvre orpheline, je ne puis l'abandonner…
–Juan, vous n'avez pas de temps à perdre. C'est une bien jolie enfant, je ne vis jamais pareils yeux… Mais il vous faut choisir entre votre réputation et votre sensibilité, votre gloire et votre compassion…
Juan restait inébranlable. Alors Johnson choisit parmi ses hommes ceux qui lui parurent les moins propres à l'assaut final et au pillage et leur confia l'enfant contre promesse d'une bonne récompense le lendemain. Juan consentit à l'accompagner.
Juan et Johnson se portèrent en avant et réussirent à avoir raison du vieux pacha, auquel ses cinq fils servirent de dernier rempart. Les uns et les autres s'en furent au pays des houris parfumées.
Quand la soldatesque envahit les maisons qui demeuraient debout, il y eut un certain nombre de filles qui perdirent leur virginité… Cependant, la fumée de l'incendie et de la poudre était épaisse… La précipitation fit naître quelques quiproquos… Dans le désordre, six vieilles filles, ayant chacune soixante-dix ans, furent assaillies par les grenadiers.
En général, la continence fut cependant assez grande. Il y eut même du désappointement parmi certaines prudes sur le déclin qui s'étaient, d'ores et déjà, résignées à supporter cette croix. On entendit des commères demander d'un ton aigre-doux si «le viol n'allait pas bientôt commencer».
Bref, Souvarow put écrire sur son premier message: «Gloire à Dieu et à l'Impératrice. Ismaïlia est à nous.»
On applaudit fort Juan de son courage et de son humanité. On le félicita d'avoir sauvé la petite musulmane. Pour sa récompense, Souvarow le chargea de porter à l'Impératrice le triomphal bulletin qu'il venait de rédiger.
L'orpheline partit, avec son protecteur, car elle était désormais sans foyer, sans parents, sans appui… Tous les siens avaient péri sur le champ de bataille ou sur les remparts. Don Juan fit vœu de la protéger et tint sa promesse.