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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures où l'on ne devait pas manger, c'était une fête, une partie fine et des rires inextinguibles, et des saletés de l'autre monde, comme de lancer au plafond la croûte d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec grâce, de cacher des os de poulets au fond d'un piano, de semer des pelures de fruit dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes graves. Tout cela paraissait énormément spirituel, et l'on se grisait à force de rire: car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de limonade.

La recherche de la victime était poursuivie avec ardeur, et j'aurais à raconter bien des déceptions qu'elle nous causa. Mais j'ai déjà raconté trop d'enfantillages, et, je le crains, avec trop de complaisance.

Je ne voudrais pourtant pas avoir oublié que mon but, en retraçant mes souvenirs, est d'intéresser mon lecteur au souvenir de sa propre vie. Déchirerai-je les pages qui précèdent comme puériles et sans utilité? Non! La gaîté, l'espièglerie même de l'adolescence, toujours mêlées d'une certaine poésie ou d'une grande activité d'imagination, sont une phase de notre existence que nous ne retraçons jamais sans nous sentir redevenir meilleurs, quand l'âge a passé sur nos têtes. L'adolescence est un âge de candeur, de courage et de dévouement souvent déraisonnable, toujours sincère et spontané. Ce que l'âge nous fait acquérir d'expérience et de jugement est au détriment de cette ingénuité première, qui ferait de nous des êtres parfaits si nous la conservions tout en acquérant la maturité. Faute de raison, ces trésors de la première jeunesse sont perdus ou stériles: mais en nous reportant à ce temps de prodigalité morale, nous reprenons possession de notre véritable richesse, et nul de nous ne serait capable d'une mauvaise action s'il avait toujours devant les yeux le spectacle de sa première innocence. Voilà pourquoi ces souvenirs sont bons pour tout le monde comme pour moi.

Pourtant j'abrége, car si je voulais rapporter tout ce que je me rappelle avec plaisir et avec une exactitude de mémoire, à certains égards, qui me surprend moi-même, je remplirais tout un volume. Il suffira de dire que je passai longtemps dans cet état de diablerie, ne faisant quoi que ce soit, si ce n'est d'apprendre un peu d'italien, un peu de musique, le moins possible en vérité. Je m'appliquais seulement à l'anglais, que j'avais hâte de savoir, parce que la moitié de la vie était manquée au couvent quand on n'entendait pas cette langue. Je commençais aussi à vouloir écrire. Nous en avions toutes la rage, et celles qui manquaient d'imagination passaient leur temps à s'écrire des lettres les unes aux autres: lettres parfois charmantes de tendresse et de naïveté, que l'on nous interdisait sévèrement comme si c'eût été des billets doux, mais que la prohibition rendait plus actives et plus ardentes.

Disons en passant que la grande erreur de l'éducation monastique est de vouloir exagérer la chasteté. On nous défendait de nous promener deux à deux, il fallait être au moins trois; on nous défendait de nous embrasser; on s'inquiétait de nos correspondances innocentes, et tout cela nous eût donné à penser si nous eussions eu en nous-mêmes seulement le germe des mauvais instincts qu'on nous supposait apparemment. Je sais que j'en eusse été fort blessée, pour ma part, si j'eusse compris le motif de ces prescriptions bizarres. Mais la plupart d'entre nous, élevées simplement et chastement dans leurs familles, n'attribuaient ce système de réserve excessive qu'à l'esprit de dévotion qui restreint l'élan des affections humaines en vue d'un amour exclusif pour le Créateur.

Je commençais donc à écrire, et mon premier essai, comme celui de tous les jeunes cerveaux, prit la forme de l'alexandrin. Je connaissais les règles de la versification, et j'y avais toujours fait, contre Deschartres, une opposition obstinée. J'avais parfaitement tort. Il n'y a pas de milieu entre la prose libre et le vers régulier. Je prétendais trouver un terme moyen, rimer de la prose et conserver une sorte de rhythme, sans me soucier de la rime et de la césure. Enfin, je prenais mes aises, prétendant que la règle était trop rigoureuse et gênait l'élan de la pensée. Je fis ainsi beaucoup de prétendus vers qui eurent grand succès au couvent, où l'on n'était pas difficile, il faut l'avouer. Ensuite il me prit fantaisie d'écrire un roman, et, bien que je ne fusse pas du tout dévote alors, ce fut un roman chrétien et dévot.

Ce prétendu roman était plutôt une nouvelle, car il n'avait qu'une centaine de pages. Le héros et l'héroïne se rencontraient, un soir, dans la campagne, aux pieds d'une madone où ils faisaient leurs prières. Ils s'admiraient et s'édifiaient l'un l'autre: mais, quoiqu'il fût de règle qu'ils devinssent amoureux l'un de l'autre, ils ne le devinrent pas. J'avais résolu, par les conseils de Sophie, de les amener à s'aimer; mais quand j'en fus là, quand je les eus décrits beaux et parfaits tous les deux, dans un site enchanteur, au coucher du soleil, à l'entrée d'une chapelle gothique ombragée de grands chênes, jamais je ne pus dépeindre les premières émotions de l'amour. Cela n'était point en moi, il ne me vint pas un mot. J'y renonçai. Je les fis ardemment pieux, quoique la piété ne fût pas plus en moi que l'amour; mais je la comprenais, parce que j'en avais le spectacle sous les yeux, et peut-être d'ailleurs le germe de cet amour-là commençait-il à éclore en moi à mon insu. Tant il y a que mes deux jeunes gens, après plusieurs chapitres de voyages et d'aventures que je ne me rappelle pas du tout, se consacrèrent à Dieu chacun de son côté: la demoiselle prit le voile, et le héros se fit prêtre.

Sophie et Anna trouvèrent mon roman bien écrit et les détails leur plurent. Mais elles déclaraient que Fitz Gérald (c'était le nom du héros) était un personnage fort ennuyeux, et que l'héroïne n'était guère plus divertissante. Il y avait une mère qui leur plut davantage; mais, en somme, ma prose eut moins de succès que mes vers, et ne me charma point moi-même. Je fis un autre roman, un roman pastoral, que je jugeai plus mauvais que le premier et dont j'allumai le poêle un jour d'hiver. Puis je cessai d'écrire, jugeant que cela ne pourrait jamais m'amuser, et trouvant qu'en comparaison de l'infinie jouissance morale que j'avais goûtée à composer sans écrire, tout serait à jamais stérile et glacé pour moi.

Je continuais toujours, sans l'avoir jamais confié à personne, mon éternel poème de Corambé. Mais c'était à bâtons rompus, car au couvent, comme je l'ai dit, le roman était en action, et le sujet, c'était la victime du souterrain, sujet bien plus émouvant que toutes les fictions possibles, puisque nous prenions cette fiction au sérieux.

Ma grand'mère vint au milieu du second hiver que je passai au couvent. Elle repartit deux mois après, et je sortis, en tout, cinq ou six fois. Ma tenue de pensionnaire ne lui plut pas mieux que ma tenue de campagnarde. Je ne m'étais nullement formée aux belles manières. J'étais plus distraite que jamais. Les leçons de danse de M. Abraham, ex-professeur de grâces de Marie-Antoinette, ne m'avaient donné aucune espèce de grâce. Cependant M. Abraham faisait son possible pour nous donner une tenue de cour. Il arrivait en habit carré, jabot de mousseline, cravate blanche à longs bouts, culotte courte et bas de soie noirs, souliers à boucles, perruque à bourse et à frimas, le diamant au doigt, la pochette en main. Il avait environ quatre-vingts ans, toujours mince, gracieux, élégant, une jolie tête ridée, veinée de rouge et de bleu sur un fond jaune comme une vieille feuille nuancée par l'automne, mais fine et distinguée. C'est le meilleur homme du monde, le plus poli, le plus solennel, le plus convenable. Il donnait leçon par première et seconde division de 15 ou 20 élèves chacune, dans le grand parloir de la supérieure, dont nous franchissions la grille à cette occasion. Là, M. Abraham nous démontrait la grâce par raison géométrique, et après les pas d'usage il s'installait dans un fauteuil et nous disait: «Mesdemoiselles, je suis le roi, ou la reine, et comme vous êtes toutes appelées, sans doute, à être présentées à la cour, nous allons étudier les entrées, les révérences et les sorties de la présentation.»

D'autres fois on étudiait des solennités plus habituelles, on représentait un salon de graves personnages. Le professeur faisait asseoir les unes, entrer et sortir les autres, montrait la manière de saluer la maîtresse de la maison, puis la princesse, la duchesse, la marquise, la comtesse, la vicomtesse, la baronne et la présidente, chacune dans la mesure de respect ou d'empressement réservée à sa qualité. On figurait aussi le prince, le duc, le marquis, le comte, le vicomte, le baron, le chevalier, le président, le vidame et l'abbé. M. Abraham faisait tous ces rôles et venait saluer chacune de nous, afin de nous apprendre comment il fallait répondre à toutes ces révérences, reprendre le gant ou l'éventail offert, sourire, traverser l'appartement, s'asseoir, changer de place: que sais-je! Tout était prévu, même la manière d'éternuer, dans ce code de la politesse française. Nous pouffions de rire, et nous faisions exprès mille balourdises pour le désespérer. Puis, vers la fin de la leçon, pour le renvoyer content, le brave homme (car il y avait barbarie à contrarier tant de douceur et de patience), nous affections toutes les grâces et toutes les mines qu'il nous demandait. C'était pour nous une comédie que nous avions bien de la peine à jouer sans lui rire au nez, mais qui nous apprenait à jouer la comédie tant bien que mal. Il faut croire que la grâce du temps du père Abraham était bien différente de celle d'aujourd'hui: car, plus nous nous rendions à dessein ridicules et affectées, plus il était satisfait, plus il nous remerciait de notre bonne volonté.

 

Malgré tant de soins et de théorie, je me tenais toujours voûtée, j'avais toujours des mouvemens brusques, des allures naturelles, l'horreur des gants et des profondes révérences. Ma bonne maman me grondait vraiment trop pour ces vices-là. Elle grondait à sa manière, l'excellente femme, d'une voix douce, et avec des paroles caressantes. Mais il me fallait un grand effort sur moi-même pour cacher l'ennui et l'impatience que me causaient ces perpétuels mécontentemens. J'eusse tant voulu lui agréer! Je n'en venais point à bout. Elle me chérissait, elle ne vivait que pour moi, et il semblait qu'il y eût dans ma simplicité et dans ma malheureuse absence de coquetterie quelque chose qu'elle ne pût accepter, quelque chose d'antipathique qu'elle ne pouvait vaincre, peut-être une sorte de vice originel qui sentait le peuple en dépit de tous ses soins. Pourtant je n'étais pas butorde; ma nature calme et portée à la confiance ne me poussait point à des manières importunes ou grossières. J'étais préoccupée la plupart du temps Dieu sait de quoi, de rien peut-être le plus souvent. Je n'avais pas de causerie avec ma grand'mère. De quoi parler? De nos folies, de nos souterrains, de nos paresses, de nos amitiés de couvent? C'était toujours la même chose, et je ne portais pas mes regards sur le monde et sur l'avenir dont elle eût voulu me voir préoccupée. On me présentait déjà des jeunes gens à marier, et je ne m'en apercevais pas. Quand ils étaient sortis, on me demandait comment je les avais trouvés, et il se trouvait que je ne les avais pas regardés. On me grondait d'avoir pensé à autre chose pendant qu'ils étaient là, à une partie de barres ou à un achat de balles élastiques qui me trottait par la cervelle. Je n'étais pas une nature précoce; j'avais parlé tard dans ma première enfance, tout le reste fut à l'avenant: ma force physique s'était développée rapidement; j'avais l'air d'une demoiselle, mais mon cerveau, tout engourdi, tout replié sur lui-même, faisait de moi un enfant, et loin de m'aider à m'endormir dans cette grâce d'état, on cherchait à faire de moi une personne.

Cette grande sollicitude de ma bonne maman venait d'un grand fonds de tendresse. Elle se sentait vieillir et mourir peu à peu. Elle voulait me marier, m'attacher au monde, s'assurer que je ne tomberais pas sous la tutelle de ma mère: et, dans la crainte de n'en avoir pas le temps, elle s'efforçait de m'inspirer la religion du monde, la méfiance pour ma famille maternelle, l'éloignement pour le milieu plébéien où elle tremblait de me laisser retomber en me quittant. Mon caractère, mes sentimens et mes idées se refusaient à la seconder. Le respect et l'amour enchaînaient ma langue. Elle me prenait tantôt pour une sotte, tantôt pour une rusée. Je n'étais ni l'une ni l'autre. Je l'aimais et je souffrais en silence.

Ma mère semblait avoir renoncé à m'aider dans cette lutte muette et douloureuse. Elle raillait toujours le grand monde, me caressait beaucoup, m'admirait comme un prodige, et se préoccupait peu de mon avenir. Il semblait qu'elle eût accepté pour elle-même un avenir dont je ne faisais plus partie essentielle. Je me sentais navrée de cette sorte d'abandon, après la passion dont elle m'avait fait vivre dans mon enfance. Elle ne m'emmenait plus chez elle. Je vis ma sœur une ou deux fois en deux ou trois ans. Mes jours de sortie étaient remplis de visites que ma grand'mère me faisait faire avec elle à ses vieilles comtesses. Elle voulait apparemment les intéresser à ma jeunesse, me créer des relations, des appuis, parmi celles qui lui survivraient. Ces dames continuaient à m'être antipathiques, la seule Mme de Pardaillan exceptée. Le soir, nous dînions ou chez les cousins Villeneuve ou chez l'oncle Beaumont. Il fallait rentrer à l'heure où je commençais à me mettre à l'aise avec ma famille. Mes jours de sortie étaient donc lugubres. Le matin, joyeuse et empressée, j'arrivais chez nous le cœur plein d'élan et d'impatience. Au bout de trois heures, je devenais triste. Je l'étais davantage en faisant mes adieux; au couvent seulement je retrouvais du calme et de la gaîté.

L'événement intérieur qui me donna le plus de contentement fut d'obtenir enfin une cellule. Toutes les demoiselles de la grande classe en avaient; moi seule je restai longtemps au dortoir, parce qu'on craignait mon tapage nocturne. On souffrait mortellement, dans ce dortoir placé sous les toits, du froid en hiver, de la chaleur en été. On y dormait mal, parce qu'il y avait toujours quelque petite qui criait de peur ou de colique au milieu de la nuit. Et puis, n'être pas chez soi, ne pas se sentir seul une heure dans la journée ou dans la nuit, c'est quelque chose d'antipathique pour ceux qui aiment à rêver et à contempler. La vie en commun est l'idéal du bonheur entre gens qui s'aiment. Je l'ai senti au couvent, je ne l'ai jamais oublié; mais il faut à tout être pensant ses heures de solitude et de recueillement. C'est à ce prix seulement qu'il goûte la douceur de l'association.

La cellule qu'on me donna enfin fut la plus mauvaise du couvent. C'était une mansarde située au bout du corps de bâtiment qui touchait à l'église. Elle était contiguë à une toute semblable occupée par Coralie le Marrois, personne austère, pieuse, craintive et simple, dont le voisinage devait, pensait-on, me tenir en respect. Je fis bon ménage avec elle, malgré la différence de nos goûts; j'eus soin de ne pas troubler sa prière ou son sommeil, et de décamper sans bruit pour aller sur le palier trouver Fanelly et d'autres babilleuses avec qui l'on errait une partie de la nuit dans le grenier aux oignons et dans les tribunes de l'orgue. Il nous fallait passer devant la chambre de Marie-Josephe, la bonne du couvent; mais elle avait un excellent sommeil.

Ma cellule avait environ dix pieds de long sur six de large. De mon lit, je touchais avec ma tête le plafond en soupente. La porte, en ouvrant, rasait la commode placée vis-à-vis, auprès de la fenêtre, et pour fermer la porte il fallait entrer dans l'embrasure de cette fenêtre, composée de quatre petits carreaux, et donnant sur une gouttière en auvent qui me cachait la vue de la cour. Mais j'avais un horizon magnifique. Je dominais une partie de Paris par-dessus la cime des grands marronniers du jardin. De vastes espaces de pépinières et de jardins potagers s'étendaient autour de notre enclos. Sauf la ligne bleue de monumens et de maisons qui fermait l'horizon je pouvais me croire, non pas à la campagne, mais dans un immense village. Le campanile du couvent et les constructions basses du cloître servaient de repoussoir au premier plan. La nuit, au clair de la lune, c'était un tableau admirable. J'entendais sonner de près l'horloge, et j'eus quelque peine à m'y habituer pour dormir: mais peu à peu ce fut un plaisir pour moi d'être doucement réveillée par ce timbre mélancolique, et d'entendre au loin les rossignols reprendre bientôt après leur chant interrompu.

Mon mobilier se composait d'un lit en bois peint, d'une vieille commode, d'une chaise de paille, d'un méchant tapis de pied, et d'une petite harpe Louis XV, extrêmement jolie, qui avait brillé jadis entre les beaux bras de ma grand'mère, et dont je jouais un peu en chantant. J'avais la permission d'étudier cette harpe dans ma cellule: c'était un prétexte pour y passer tous les jours une heure en liberté, et, quoique je n'étudiasse pas du tout, cette heure de solitude et de rêverie me devint précieuse. Les moineaux, attirés par mon pain entraient sans frayeur chez moi et venaient manger jusque sur mon lit. Quoique cette pauvre cellule fût un four en été, et littéralement une glacière en hiver (l'humidité des toits se gelant en stalactites à mon plafond disjoint), je l'ai aimée avec passion, et je me souviens d'en avoir ingénument baisé les murs en la quittant, tellement je m'y étais attachée. Je ne saurais dire quel monde de rêveries semblait lié pour moi à cette petite niche poudreuse et misérable. C'est là seulement que je me retrouvais et que je m'appartenais à moi-même. Le jour, je n'y pensais à rien, je regardais les nuages, les branches des arbres, le vol des hirondelles. La nuit, j'écoutais les rumeurs lointaines et confuses de la grande cité qui venaient comme un râle expirant se mêler aux bruits rustiques du faubourg. Dès que le jour paraissait, les bruits du couvent s'éveillaient et couvraient fièrement ces mourantes clameurs. Nos coqs se mettaient à chanter, nos cloches sonnaient matines: les merles du jardin répétaient à satiété leur phrase matinale: puis les voix monotones des religieuses psalmodiaient l'office et montaient jusqu'à moi à travers les couloirs et les mille fissures de la masure sonore. Les pourvoyeurs de la maison élevaient dans la cour, située en précipice au-dessous de moi, des voix rauques et rudes qui contrastaient avec celles des nonnes, et enfin l'appel strident de l'éveilleuse Marie-Josephe courant de chambre en chambre, et faisant grincer les verrous des dortoirs, mettait fin à ma contemplation auditive.

Je dormais peu. Je n'ai jamais su dormir à point. Je n'en avais envie que quand il fallait songer à s'éveiller. Je rêvais à Nohant; c'était devenu dans ma pensée un paradis, et cependant je n'avais point de hâte d'y retourner, et quand ma grand'mère prononça que je n'aurais pas de vacances, parce que, ne devant pas rester de nombreuses années au couvent, il les fallait faire aussi complètes que possible pour mes études, je me soumis sans chagrin, tant je craignais de retrouver à Nohant les chagrins qui me l'avaient fait quitter sans regret.

Ces études, auxquelles ma bonne maman sacrifiait le plaisir de me voir, étaient à peu près nulles. Elle ne tenait qu'aux leçons d'agrément, et depuis que j'étais diable, je n'aimais plus à m'occuper. Cela m'ennuyait bien quelquefois, cette oisiveté errante, mais le moyen de s'en déshabituer quand on s'y est laissé longtemps endormir?

Enfin vint le temps où une grande révolution devait s'opérer en moi. Je devins dévote; cela se fit tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une âme ignorante de ses propres forces. J'avais épuisé pour ainsi dire la paresse et la complaisance envers mes diables, le mouvement, la rébellion muette et systématique contre la discipline. Le seul amour violent dont j'eusse vécu, l'amour filial, m'avait comme lassée et brisée. J'avais une sorte de culte pour Mme Alicia, mais c'était un amour tranquille: il me fallait une passion ardente. J'avais quinze ans. Tous mes besoins étaient dans mon cœur, et mon cœur s'ennuyait si l'on peut ainsi parler. Le sentiment de la personnalité ne s'éveillait pas en moi. Je n'avais pas cette sollicitude immodérée pour ma personne que j'ai vue se développer à l'âge que j'avais alors chez presque toutes les jeunes filles que j'ai connues. Il me fallait aimer hors de moi, et je ne connaissais rien sur la terre que je pusse aimer de toutes mes forces.

Cependant je ne cherchai point Dieu. L'idéal religieux, et ce que les chrétiens appellent la grâce, vint me trouver et s'emparer de moi comme par surprise. Les sermons des nonnes et des maîtresses n'agirent aucunement sur moi. Mme Alicia elle-même ne m'influença point d'une manière sensible. Voici comment la chose arriva, je la raconterai sans l'expliquer, car il y a dans ces soudaines transformations de notre esprit un mystère qu'il ne nous appartient pas toujours de pénétrer nous-mêmes.

Nous entendions tous les matins la messe, à sept heures; nous retournions à l'église à quatre heures, et nous y passions une demi-heure, consacrée pour les pieuses à la méditation, à la prière ou à quelque sainte lecture. Les autres baillaient, sommeillaient, ou chuchotaient quand la maîtresse n'avait pas les yeux sur elles. Par désœuvrement, je pris un livre qu'on m'avait donné et que je n'avais pas encore daigné ouvrir. Les feuillets étaient collés encore par l'enluminage de la tranche; c'était un abrégé de la Vie des saints. J'ouvris au hazard. Je tombai sur la légende excentrique de saint Simon le Stylite, dont Voltaire s'est beaucoup moqué, et qui ressemble à l'histoire d'un fakir indien plus qu'à celle d'un philosophe chrétien. Cette légende me fit sourire d'abord, puis son étrangeté me surprit, m'intéressa; je la relus plus attentivement, et j'y trouvai plus de poésie que d'absurdité. Le lendemain, je lus une autre histoire, et le surlendemain j'en dévorai plusieurs avec un vif intérêt. Les miracles me laissaient incrédule, mais la foi, le courage, le stoïcisme des confesseurs et des martyrs m'apparaissaient comme de grandes choses et répondaient à quelque fibre secrète qui commençait à vibrer en moi.

Il y avait au fond du chœur un superbe tableau du Titien que je n'ai jamais pu bien voir. Placé trop loin des regards et dans un coin privé de lumière, comme il était très noir par lui-même, on ne distinguait que des masses d'une couleur chaude sur un fond obscur. Il représentait Jésus au jardin des Olives au moment où il tombe défaillant dans les bras de l'ange. Le Sauveur était affaissé sur ses genoux, un de ses bras étendu sur ceux de l'ange qui soutenait sur sa poitrine cette belle tête éperdue et mourante. Ce tableau était placé vis-à-vis de moi, et à force de le regarder je l'avais deviné plutôt que compris. Il y avait un seul moment dans la journée où j'en saisissais à peu près les détails, c'était un hiver, lorsque le soleil sur son déclin jetait un rayon sur la draperie rouge de l'ange et sur le bras nu et blanc du Christ. Le miroitement du vitrage rendait éblouissant ce moment fugitif, et à ce moment-là j'éprouvais toujours une émotion indéfinissable, même au temps où je n'étais pas dévote et où je ne pensais pas devoir jamais le devenir.

 

Tout en feuilletant la Vie des Saints, mes regards se reportèrent plus souvent sur le tableau; c'était en été, le soleil couchant ne l'illuminait plus à l'heure de notre prière, mais l'objet contemplé n'était plus aussi nécessaire à ma vue qu'à ma pensée. En interrogeant machinalement ces masses grandioses et confuses, je cherchai le sens de cette agonie du Christ, le secret de cette douleur volontaire si cuisante, et je commençais à y pressentir quelque chose de plus grand et de plus profond que ce qui m'avait été expliqué; je devenais profondément triste moi-même et comme navrée d'une pitié, d'une souffrance inconnues. Quelques larmes venaient au bord de ma paupière, je les essuyais furtivement, ayant honte d'être émue sans savoir pourquoi. Je n'aurais pas pu dire que c'était la beauté de la peinture, puisqu'on la voyait tout juste assez pour pouvoir dire que cela avait l'air de quelque chose de beau.

Un autre tableau, plus visible et moins digne d'être vu, représentait saint Augustin sous le figuier, avec le rayon miraculeux sur lequel était écrit le fameux Tolle, lege, ces mystérieuses paroles que le fils de Monique crut entendre sortir du feuillage et qui le décidèrent à ouvrir le livre divin des Évangiles. Je cherchai la Vie de saint Augustin, qui m'avait été vaguement racontée au couvent, où ce saint, patron de l'ordre, était en particulière vénération. Je me plus extraordinairement à cette histoire, qui porte avec elle un grand caractère de sincérité et d'enthousiasme. De là, je passai à celle de saint Paul, et le cur me persequeris? me fit une impression terrible. Le peu de latin que Deschartres m'avait appris me servait à comprendre une partie des offices, et je me mis à écouter et à trouver dans les psaumes récités par les religieuses une poésie et une simplicité admirables. Enfin il se passa tout à coup huit jours où la religion catholique m'apparut comme une étude intéressante.

Le Tolle, lege, me décida enfin à ouvrir l'Évangile et à le relire attentivement. La première impression ne fut pas vive. Le livre divin n'avait point l'attrait de la nouveauté. Déjà j'en avais goûté le côté simple et admirable, mais ma grand'mère avait si bien conspiré pour me faire trouver les miracles ridicules, et elle m'avait tant répété les facéties de Voltaire sur l'esprit malin, transporté du corps d'un possédé à celui d'un troupeau de cochons, enfin elle m'avait si bien mise en garde contre l'entraînement, que je me défendis par habitude et restai froide en relisant l'agonie et la mort de Jésus.

Le soir de ce même jour, je battais tristement le pavé des cloîtres, à la nuit tombante. On était au jardin, j'étais hors de la vue des surveillantes, en fraude, comme toujours; mais je ne songeais pas à faire d'espiégleries, et ne souhaitais point me trouver avec mes camarades. Je m'ennuyais. Il n'y avait plus rien à inventer en fait de diablerie. Je vis passer quelques religieuses et quelques pensionnaires qui allaient prier et méditer dans l'église isolément, comme c'était la coutume des plus ferventes aux heures de récréation. Je songeai bien à verser de l'encre dans le bénitier, mais cela avait été fait; à pendre Whisky par la patte à la corde de la sonnette des cloîtres, c'était usé. Je m'avouai que mon existence désordonnée touchait à sa fin qu'il me fallait entrer dans une nouvelle phase: mais laquelle? Devenir sage ou bête? Les sages étaient trop froides, les bêtes trop lâches. Mais les dévotes ferventes, étaient-elles heureuses? Non, elles avaient la dévotion sombre et comme malade. Les diables leur créaient mille contrariétés, mille indignations, mille colères mal rentrées. Leur vie était un supplice, une lutte entre le ridicule et le relâchement. D'ailleurs, il en est de la foi comme de l'amour. Quand on la cherche, on ne la trouve pas, on la trouve au moment où l'on s'y attend le moins. Je ne savais pas cela, mais ce qui m'éloignait de la dévotion, c'était la crainte d'y arriver par un esprit de calcul, par un sentiment d'intérêt personnel.

D'ailleurs, n'a pas la foi qui veut, me disais-je. Je ne l'ai pas, je ne l'aurai jamais. J'ai fait aujourd'hui le dernier effort: j'ai lu le livre même, la vie et la doctrine du Rédempteur! je suis restée calme. Mon cœur restera vide.

En devisant ainsi avec moi-même, je regardais passer dans l'obscurité, comme des spectres, des ferventes qui s'en allaient furtivement répandre leurs âmes aux pieds de ce Dieu d'amour et de contrition. La curiosité me vint de savoir dans quelle attitude et avec quel recueillement elles priaient ainsi dans la solitude. Par exemple, une vieille locataire bossue qui s'en allait, toute petite et difforme, dans les ténèbres, plus semblable à une sorcière courant au sabbat qu'à une vierge sage! «Voyons, me dis-je, comment ce petit monstre va se tordre sur son banc! Cela fera rire les diables quand je leur en ferai la description.»

Je la suivis, je traversai avec elle la salle du chapitre, j'entrai dans l'église. On n'y allait point à ces heures-là sans permission, et c'est ce qui me décida à y aller. Je ne dérogeais point à ma dignité de diable en entrant là par contrebande. Il est assez curieux que la première fois que j'entrai de mon propre mouvement dans une église, ce fut pour faire acte d'indiscipline et de moquerie.

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