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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Aussitôt que ma mère fut seule avec moi, elle me pressa de questions. «Je te vois trembler et pâlir quand elle te fait les gros yeux, me dit-elle: elle te gronde donc bien fort? — Oui, répondis-je, elle me gronde trop fort. — Mais j'espère, reprit ma mère, qu'elle n'a jamais eu le malheur de te donner une chiquenaude, car je la ferais chasser dès ce soir!» L'idée de faire renvoyer cette pauvre fille qui m'aimait tant, malgré ses emportemens, fit rentrer au fond de mon cœur l'aveu que j'allais faire. Je gardai le silence. Ma mère insista vivement. Je vis qu'il fallait mentir pour la première fois de ma vie, et mentir à ma mère! mon cœur fit taire ma conscience. Je mentis, et ma mère, toujours soupçonneuse, n'attribuant ma discrétion qu'à la crainte, mit ma générosité à une rude épreuve en me faisant affirmer plusieurs fois que je lui disais la vérité. Je n'en eus point de remords, je l'avoue. Mon mensonge ne pouvait nuire qu'à moi.

A la fin, elle me crut. Rose ne sut pas ce que j'avais fait pour elle. Tenue en respect par la présence de ma mère, elle se radoucit: mais par la suite, quand nous nous retrouvâmes ensemble, elle me fit payer cher la bêtise de mon cœur. J'eus la fierté de ne pas la lui dire, et, comme de coutume, je subis en silence l'oppression et les outrages.

Un spectacle imposant et plein d'émotions vint m'arracher au sentiment de ma propre existence pendant une partie de l'été que ma mère passa avec moi en 1815. Ce fut le passage et le licenciement de l'armée de la Loire.

On sait qu'après s'être servi de Davoust pour tromper cette noble armée, après lui avoir promis amnistie complète, le roi publiait, le 24 juillet, une ordonnance qui traduisait devant les conseils de guerre Ney, Labédoyère et dix-neuf autres noms chers à l'armée et à la France. Trente-huit autres étaient condamnés au bannissement. Le prince d'Eckmühl avait donné sa démission, sa position de généralissime à l'armée de la Loire n'étant plus soutenable. La restauration s'apprêtait à le dédommager de sa soumission, elle lui donna pour successeur Macdonald, lequel fut chargé d'opérer en douceur le licenciement. Il transféra à Bourges le quartier général de l'armée. «Deux ordres, en date des 1er et 2 août, firent connaître ce double changement aux troupes. Macdonald, dans ces deux ordres, ne prononçait pas encore le mot de licenciement. Il se bornait à annoncer que, pour soulager les habitans du fardeau des logemens militaires, il allait étendre l'armée. Cette mesure fut le commencement de la dissolution: on disloqua les brigades et les divisions; les régimens d'un même corps ou d'une même arme se trouvèrent dispersés à de grandes distances les uns des autres; on éparpilla jusqu'aux bataillons ou aux escadrons de certains régimens. Une fois tous les rapports brisés; l'ordonnance pour la réorganisation de l'armée fut rendue publique (le 12 août), et l'on procéda au licenciement, mais par détachemens, par régimens, de manière à diviser les réclamations, à isoler les murmures et les résistances.» (ACHILLE DE VAULABELLE, Histoire des deux Restaurations.)

C'est ainsi que nous assistâmes à des scènes de détail qui me firent enfin comprendre peu à peu ce qui se passait en France. Jusque-là, j'avoue que je ne pouvais guère démêler le vrai sentiment national de l'esprit de parti. J'avais presque frayeur des instincts bonapartistes qui se réveillaient en moi quand j'entendais maudire, conspuer, calomnier et avilir tout ce que j'avais vu respecter et redouter la veille. Ma mère, aussi enfant que moi, n'avait pas attendu le retour des vieilles comtesses pour railler et détester l'ancien régime: mais elle n'avait de parti pris sur rien et ne savait quoi répondre à ma bonne maman quand celle-ci, faisant le procès aux ambitieux et aux conquérans grands tueurs d'hommes, lui disait qu'une monarchie tempérée par des institutions libérales, un système de paix durable, le retour du bien-être, de la liberté individuelle, de l'industrie, des arts et des lettres, vaudraient mieux à la France que le règne du sabre. «N'avons-nous pas assez maudit la guerre, vous et moi, du temps de notre pauvre Maurice? lui disait-elle: maintenant nous payons les violons de toute cette gloire impériale. Mais laissez passer cette première colère de l'Europe contre nous, et vous verrez que nous entrerons dans une ère de calme et de sécurité heureuse sous ces Bourbons que je n'aime pas beaucoup plus que vous, mais qui nous sont le gage d'un meilleur avenir. Sans eux notre nationalité était perdue. Bonaparte l'avait sérieusement compromise en voulant trop l'étendre. Si un parti royaliste ne s'était pas formé pour hâter sa chute, voyez ce que nous deviendrions aujourd'hui après le désastre de nos armées! La France eût été démembrée, nous serions Prussiens, Anglais ou Allemands.»

Ainsi raisonnait ma grand'mère, n'admettant pas une chose que je crois pourtant fort certaine, c'est que si un parti royaliste ne se fût pas formé pour vendre et trahir le pays, l'univers réuni contre nous, n'eût pu vaincre l'armée française. Ma mère, qui volontiers reconnaissait la supériorité de sa belle-mère, se laissait tout doucement persuader, et moi, par conséquent avec elle. J'étais donc comme désillusionnée de l'empire et comme résignée à la Restauration, lorsque, par un ardent soleil d'été, nous vîmes reluire sur tous les versans de la vallée noire les glorieuses armes de Waterloo. Ce fut un régiment de lanciers décimé par ce grand désastre, qui, le premier, vint occuper nos campagnes. Le général Colbert établit à Nohant son quartier-général. Le général Subervic occupa le château d'Ars, situé à une demi-lieue. Tous les jours, ces généraux, leurs aides-de-camp et une douzaine d'officiers principaux dînaient ou déjeunaient chez nous. Le général Subervic était alors un joli garçon très galant avec les dames, enjoué, et même taquin avec les enfans. Comme par sa faute, je m'étais un peu trop familiarisée avec lui, et qu'il m'avait tiré les oreilles un peu fort en jouant avec lui, je me vengeai, un jour, par une espièglerie dont je ne sentais guère la portée. Je découpai une jolie cocarde en papier blanc, et je l'attachai avec une épingle sur la cocarde tricolore de son chapeau, sans qu'il s'en aperçût. Toute l'armée portait encore les couleurs de l'empire, et l'ordre de les faire disparaître n'arriva que quelques jours plus tard. Il alla donc à la Châtre avec cette cocarde, et s'étonna de voir les regards des officiers et des soldats qu'il rencontrait se fixer sur lui avec stupeur. Enfin, je ne sais plus quel officier lui demanda l'explication de cette cocarde blanche, à quoi il ne comprit rien, et ôtant son chapeau et jetant la cocarde blanche au diable, il me donna à tous les diables par-dessus le marché.

J'ai revu ce bon général Subervic pour la première fois depuis ce temps-là, en 1848, à l'hôtel-de-ville, quelques jours après la révolution et lorsqu'il venait d'accepter le portefeuille de la guerre. Il n'avait oublié aucune des circonstances de son passage à Nohant en 1815, et il me reprocha ma cocarde blanche, comme je lui reprochai de m'avoir tiré les oreilles.

Quelques jours plus tard, en 1815, je ne lui aurais certainement pas fait cette mauvaise plaisanterie, car mon court essai de royalisme fut abjuré dans mon cœur, et voici à quelle occasion.

On voyait, au premier mot de ma grand'mère, et rien qu'à son grand air et à son costume suranné, qu'elle appartenait au parti royaliste. On supposait même chez elle plus d'attachement à ce parti qu'il n'en existait réellement au fond de sa pensée. Mais elle était fille du maréchal de Saxe, elle avait eu un brave fils au service, elle était pleine de grâces hospitalières et de délicates attentions pour ces brigands de la Loire en qui elle ne pouvait voir autre chose que de vaillans et généreux hommes, les frères d'armes de son fils (quelques-uns même l'avaient connu, et je crois que le général Colbert était du nombre), en outre ma grand'mère inspirait le respect, et un respect tendre, à quiconque avait un bon sentiment dans l'âme. Ces officiers qu'elle recevait si bien s'abstenaient donc de dire devant elle un seul mot qui pût blesser les opinions qu'elle était censée avoir, comme de son côté, elle s'abstenait de prononcer une parole, de rappeler un fait qui pût aigrir leur respectable infortune. Voilà pourquoi je vis ces officiers pendant plusieurs jours sans qu'aucune émotion nouvelle changeât la disposition de mon esprit; mais un jour que nous étions par exception en petit comité à dîner, Deschartres, qui ne savait pas retenir sa langue, excita un peu le général Colbert. Alphonse Colbert, descendant du grand Colbert, était un homme d'environ quarante ans, un peu replet et sanguin. Il avait des manières excellentes, des talens agréables: il chantait des romances champêtres en s'accompagnant au piano: il était plein de petits soins pour ma grand'mère, qui le trouvait charmant, et ma mère disait tout bas que, pour un militaire, elle le trouvait trop à l'eau de rose.

Je ne saurais dire si ce jour-là même l'ordonnance de la dislocation de l'armée n'était pas arrivée de Bourges. Que ce fût cette cause ou les maladroites réflexions de Deschartres, le général s'anima. Ses yeux ronds et noirs commencèrent à lancer des flammes, ses joues se colorèrent, l'indignation et la douleur trop longtemps contenues s'épanchèrent, et il parla avec une véritable énergie: «Non! nous n'avons pas été vaincus, s'écria-t-il, nous avons été trahis, et nous le sommes encore. Si nous ne l'étions pas, si nous pouvions compter sur tous nos officiers, je vous réponds que nos braves soldats feraient bien voir à messieurs les Prussiens et à messieurs les Cosaques que la France n'est pas une proie qu'ils puissent impunément dévorer.» Il parla avec feu de l'honneur français, de la honte de subir un roi imposé par l'étranger, et il peignit cette honte avec tant d'âme, que je sentis la mienne se ranimer, comme le jour où j'avais entendu, en 1811, un enfant de treize ou quatorze ans parler de prendre un grand sabre pour défendre sa patrie.

 

Ma grand'mère, voyant que le général s'exaltait de plus en plus, voulut le calmer, et lui dit que le soldat était épuisé, que le peuple ne voulait plus que le repos. «Le peuple! s'écria-t-il, ah! vous ne le connaissez pas. Le peuple! son vœu et sa véritable pensée ne se font pas jour dans vos châteaux. Il est prudent devant ses vieux seigneurs qui reviennent, et dont il se défie; mais nous autres soldats nous connaissons ses sympathies, ses regrets, et, voyez-vous, ne croyez pas que la partie soit si bien gagnée! On veut nous licencier parce que nous sommes la dernière force, le dernier espoir de la patrie: mais il ne tient qu'à nous de repousser cet ordre comme un acte de trahison et comme une injure. Pardieu! ce pays-ci est excellent pour une guerre de partisans, et je ne sais pas pourquoi nous n'y organisons pas le noyau d'une Vendée patriotique. Ah! le peuple, ah! les paysans! dit-il en se levant et en brandissant son couteau de table, vous allez les voir se joindre à nous! Vous verrez comme ils viendront avec leurs faux et leurs fourches, et leurs vieux fusils rouillés! On peut tenir six mois dans vos chemins creux et derrière vos grandes haies. Pendant ce temps, la France se lèvera sur tous les points; et d'ailleurs, si nous sommes abandonnés, mieux vaut mourir avec gloire en se défendant que d'aller tendre la gorge aux ennemis. Nous sommes encore un bon nombre à qui il ne faudrait qu'un mot pour relever l'étendard de la nation, et c'est peut-être à moi de donner l'exemple!»

Deschartres ne disait plus rien. Ma grand'mère prit le bras du général, lui ôta le couteau des mains, le força à se rasseoir, et cela d'une façon si tendre et si maternelle qu'il en fut ému. Il prit les deux mains de la vieille dame, les couvrit de baisers et lui demandant pardon de l'avoir effrayée, la douleur reprit le dessus sur la colère, et il fondit en larmes, les premières peut-être qui eussent soulagé son cœur ulcéré depuis Waterloo.

Nous pleurions tous, sauf Deschartres, qui, cependant, n'insistait plus pour avoir raison et à qui un certain respect devant le malheur fermait enfin la bouche. Ma grand'mère emmena le général au salon. «Mon cher général, au nom du ciel, lui dit-elle, soulagez-vous, pleurez, mais ne dites jamais devant personne des choses comme il vient de vous en échapper. Je suis sûre autant qu'on peut l'être de ma famille, de mes hôtes et de mes domestiques; mais, voyez-vous, dans le temps où nous sommes et lorsqu'une partie de vos compagnons est forcée de fuir pour échapper peut-être à une sentence de mort, c'est jouer votre tête que de vous abandonner ainsi à votre désespoir.

— Vous me conseillez la prudence, chère madame, lui dit-il, mais ce n'est pas la prudence, c'est la témérité que vous devriez me conseiller. Vous croyez donc que je ne parle pas sérieusement, et que je veux accepter le licenciement honteux que les ennemis nous imposent! C'est un second Waterloo, moins l'honneur, auquel on nous pousse. Un peu d'audace nous sauverait!

— La guerre civile! s'écria ma grand'mère: vous voulez rallumer la guerre civile en France! vous, idolâtres de ce même Napoléon, qui du moins n'a pas voulu imprimer cette tache à son nom et qui a sacrifié son orgueil devant l'horreur d'un pareil expédient! Sachez que je ne l'ai jamais aimé, mais que pourtant j'ai eu de l'admiration pour lui un jour en ma vie. C'est le jour où il a abdiqué plutôt que d'armer les Français les uns contre les autres. Lui-même désavouerait aujourd'hui votre tentative. Soyez donc fidèle à son souvenir en suivant le noble exemple qu'il vous a donné.»

Soit que ces raisons fissent impression sur l'esprit du général, soit que ses propres réflexions fussent conformes, quant au fond, à celles de ma grand'mère, il se calma, et plus tard il a repris du service sous les Bourbons. Mais pour tous ceux que la loyauté et la douleur avaient accompagnés comme lui derrière la Loire, il n'y a rien eu que de très légitime à poursuivre leur carrière militaire, lorsqu'ils l'ont pu sans s'abaisser, sous un autre régime.

On a vu dans ce que j'ai cité de l'histoire de M. de Vaulabelle que l'ordre du licenciement fut déguisé sous diverses ordonnances de dissolution partielle. Un soir, la petite place de Nohant et les chemins qui y aboutissent virent une foule compacte de cavaliers encore superbes de tenue venir recevoir les ordres du général Colbert. Ce fut l'affaire d'un instant. Muets et sombres, ils se divisèrent et s'éloignèrent dans des directions diverses.

Le général et son état-major parurent résignés. L'idée d'une Vendée patriotique n'était pourtant pas éclose isolément dans la tête de M. de Colbert. Elle avait parcouru les rangs frémissans de l'armée de la Loire: mais on sait maintenant qu'il y avait là une intrigue du parti d'Orléans à laquelle ils eurent raison de ne point se fier.

Un matin, pendant que nous déjeunions avec plusieurs officiers de lanciers, on parla du colonel du régiment, tombé sur le champ de bataille de Waterloo: «Ce brave colonel Sourd, disait-on, quelle perte pour ses amis et quelle douleur pour tous les hommes qu'il commandait! C'était un héros à la guerre et un homme excellent dans l'intimité.

— Et vous ne savez ce qu'il est devenu? dit ma grand'mère. — Il était criblé de blessures, et il avait un bras fracassé par un boulet, répondit le général. On a pu l'emporter à l'ambulance; il a encore vécu après l'événement, on espérait le sauver; mais depuis longtemps nous n'avons plus de ses nouvelles, et tout porte à croire qu'il n'est plus. Un autre a pris le commandement du régiment. Pauvre Sourd! Je le regretterai toute ma vie!»

Comme il disait ces mots, la porte s'ouvre. Un officier mutilé, la manche vide et relevée dans la boutonnière, la figure traversée de larges bandes de taffetas d'Angleterre qui cachaient d'effroyables cicatrices, paraît et s'élance vers ses compagnons. Tous se lèvent, un cri s'échappe de toutes les poitrines, on se précipite sur lui, on l'embrasse, on le presse, on l'interroge, on pleure, et le colonel Sourd achève avec nous ce déjeûner qui avait commencé par son éloge funèbre.

Le lieutenant-colonel Féroussac, qui avait commandé le régiment en son absence, fut heureux de lui rendre son autorité, et Sourd voulut être licencié à la tête de son régiment, qui le revit avec des transports impossibles à décrire.

Je dois ici un souvenir à M. Pétiet, aide-de-camp du général Colbert, qui fut pour moi d'une bonté vraiment paternelle, toujours occupé de jouer avec moi comme un excellent enfant qu'il était encore, malgré son grade et ses années de service, qui commençaient déjà à compter. Il n'avait guère que trente ans, mais il avait été page de l'impératrice, et il était entré dans l'armée de fort bonne heure. Il avait conservé la gaîté et l'espièglerie d'un page: mon frère et moi nous l'adorions et nous ne le laissions pas un instant en repos. Il est maintenant général.

Au bout d'une quinzaine de jours, le général Colbert, M. Pétiet, le général Subervic et les autres officiers du corps qu'ils commandaient allèrent ailleurs, à Saint-Amand, si je ne me trompe. Ma grand'mère aimait déjà tant le général Colbert qu'elle pleura son départ. Il avait été excellent, en effet, parmi nous, et les nombreux officiers supérieurs que nous eûmes successivement à loger pendant une partie de la saison nous laissèrent tous des regrets. Mais à mesure que le licenciement s'opérait, l'intérêt devenait moins vif pour moi, du moins à l'égard des officiers, qui commençaient à prendre leur parti et à se préoccuper de l'avenir plus que du passé. Plusieurs même étaient déjà tout ralliés à la Restauration et avaient de nouveaux brevets dans leur poche. Ma grand'mère voyait cela avec plaisir et leur faisait fête. Mais ce royalisme de fraîche date répugnait encore à ma mère, à moi par conséquent, car je cherchais toujours mon impression dans ses yeux et mon avis sur ses lèvres.

Plus d'un lui fit la cour car elle était encore charmante, et je crois qu'elle eût pu facilement se remarier honorablement à cette époque; mais elle n'en voulut pas entendre parler, et, quoiqu'elle fût entourée d'hommages, jamais je ne vis moins de coquetterie et plus de réserve qu'elle n'en montra.

C'était un spectacle imposant que ce continuel passage d'une armée encore superbe dans notre vallée noire. Le temps fut toujours clair et chaud. Tous les chemins étaient couverts de ces nobles phalanges qui défilaient en bon ordre et dans un silence solennel. C'était la dernière fois qu'on devait voir ces uniformes si beaux, si bien portés, usés par la victoire, comme on l'a dit depuis avec raison, ces belles figures bronzées, ces fiers soldats si terribles dans les combats, si doux, si humains, si bien disciplinés pendant la paix. Il n'y eut pas un seul acte de maraude ou de brutalité à leur reprocher. Je ne vis jamais parmi eux un homme ivre, quoique le vin chez nous soit à bon marché, et que le paysan le prodigue au soldat. Nous pouvions nous promener à toute heure sur les chemins, ma mère et moi, comme en temps ordinaire, sans craindre la moindre insulte. Jamais on ne vit le malheur, la proscription, l'ingratitude et la calomnie supportés avec tant de patience et de dignité; ce qui n'empêcha pas qu'ils ne fussent nommés les Brigands de la Loire.

Deschartres même jeta les hauts cris parce qu'un volume des Mille et une Nuits fut égaré, et que quatre belles pêches disparurent de l'espalier où il les regardait mûrir; méfaits dont Hippolyte peut-être fut le seul coupable. N'importe, Deschartres accusait les brigands, et il ne se calma que lorsque ma bonne maman lui dit avec un grand sérieux: «Eh bien! monsieur Deschartres, quand vous écrirez l'histoire de ces temps-ci, vous n'oublierez pas un fait si grave. Vous direz: «Une armée entière traversa Nohant et porta le ravage et la dévastation sur un espalier, où l'on comptait quatre pêches avant cette terrible époque.»

Je me rappelle qu'il y eut pourtant un autre fait un peu plus grave et que je raconte précisément pour montrer combien ces brigands se piquaient d'honneur et de probité.

Nous vîmes passer des régimens de toutes armes, des chasseurs, des carabiniers, des dragons, des cuirassiers, de l'artillerie et ces brillans mamelucks avec leurs beaux chevaux et leur costume de théâtre, que j'avais vus à Madrid. Le régiment de mon père passa aussi, et les officiers, dont plusieurs l'avaient connu, entrèrent dans la cour et demandèrent à saluer ma grand'mère et ma mère. Elles les reçurent en sanglotant, prêtes à s'évanouir. Un officier dont j'ai oublié le nom s'écria en me voyant: «Ah! voilà sa fille. Il n'y a pas à se tromper à une pareille ressemblance.» Il me prit dans ses bras et m'embrassa en me disant: «Je vous ai vue toute petite en Espagne. Votre père était un brave militaire et bon comme un ange.»

Plus tard, à Paris, ayant plus de vingt ans, j'ai été abordée sur le boulevard par un officier à demi solde qui m'a demandé si je n'étais pas la fille du pauvre Dupin, et dans un restaurant, d'autres officiers qui dînaient à une autre table sont venus faire la même question aux personnes qui étaient avec moi. C'étaient de braves débris de notre belle armée, mais j'ai la mémoire des noms si peu certaine que je craindrais de me tromper en les citant. Dans toutes ces rencontres, j'ai toujours entendu faire de mon père les plus vifs et les plus tendres éloges.

J'ai dit que mon frère était grand observateur et critique judicieux pour son âge. Il me faisait part de ses remarques, et nous remarquâmes, en effet, que les réconciliations du nouveau pouvoir avec l'armée s'opéraient toujours en commençant par les plus hauts grades. Ainsi, vers la fin du passage, les officiers supérieurs exhibaient avec satisfaction des étendards fleurdelisés, brodés, disait-on, par la duchesse d'Angoulême, et qu'elle leur avait envoyés en signe de bienveillance. Les officiers de moindre grade se montraient irrésolus ou sur la réserve. Les sous-officiers et les soldats étaient tous franchement et courageusement des bonapartistes, comme on disait alors, et quand vint l'ordre définitif de changer de drapeau et de cocarde, nous vîmes brûler des aigles dont les cendres furent littéralement baignées de larmes. Quelques-uns crachèrent sur la cocarde sans tache avant de la mettre à leur shako. Les officiers ralliés avaient hâte de se séparer de ces fidèles soldats et de prendre place dans l'armée réorganisée sur les nouvelles bases et avec un autre personnel. Je pense bien qu'il y en eut beaucoup de trompés dans leurs espérances, et que les belles promesses à l'aide desquelles on leur avait fait opérer sans bruit la dislocation n'aboutirent plus tard qu'à une maigre demi-solde.

 

Quand les derniers uniformes eurent disparu dans la poussière de nos routes, nous sentîmes tous une grande fatigue: à force de voir marcher, il nous semblait avoir marché nous-mêmes. Nous avions assisté au convoi de la gloire, aux funérailles de notre nationalité. Ma grand'mère avait eu des émotions douloureuses et profondes, des souvenirs ravivés; ma mère, en voyant tous ces jeunes et brillans officiers, avait senti plus que jamais qu'elle n'aimerait plus et que sa vie encore jeune et pleine s'écoulerait dans la solitude et les regrets. Deschartres avait la tête brisée d'avoir eu tous les jours des centaines de logemens à distribuer et à discuter. Tous nos domestiques étaient sur les dents pour avoir servi nuit et jour une quarantaine de personnes et de chevaux pendant deux mois. Les courtes finances de ma grand'mère et sa cave s'en ressentaient, mais elle aimait à faire grandement les honneurs de chez elle, et elle y avait mangé une année de son revenu sans se plaindre.

A courir avec les soldats, mon frère avait pris rage d'être militaire et il ne fallait plus guère lui parler d'études. Quant à moi, qui avais été comme lui en récréation forcée pendant tout ce temps, j'étais accablée et brisée de mon inaction, car dès mon plus jeune âge, ne rien faire a toujours été pour moi la pire des fatigues.

Néanmoins, j'eus beaucoup de peine à me remettre au travail. Le cerveau est un instrument qui se rouille, et qui aurait besoin d'un exercice modéré, mais soutenu. La politique me devenait nauséabonde. Nohant n'était plus aussi recueilli et aussi intime que par le passé. Les autorités de la ville voisine avaient été remplacées en grande partie par des royalistes ardens, qui venaient faire des visites officielles à ma grand'mère, et là on ne parlait que du trône et de l'autel, et des nouvelles tentatives du parti des Jacobins, et des nouvelles répressions paternelles de ce bon gouvernement, qui envoyait à l'échafaud Ney, Labédoyère et autres scélérats. On faisait du zèle devant ma grand'mère parce qu'on la croyait bien lancée dans le monde et influente. Le fait est qu'elle ne l'était ni ne se piquait de l'être. Elle avait passé la seconde moitié de sa vie dans une sorte de retraite qui ne lui avait laissé que peu d'occasions d'être utile, et elle n'était pas charmée de l'ancien régime autant qu'on se l'imaginait.

Pour moi, je n'étais plus tentée de me laisser prendre au royalisme. J'avais honte de passer pour en tenir par solidarité de famille. Je trouvais ma mère trop indifférente à tout cela, et je déblatérais dans mon coin avec Hippolyte contre ce roi cotillon que les troupiers nous avaient enseigné à railler et à chansonner en cachette. Mais il fallait nous bien garder d'en rien laisser paraître. Deschartres n'entendait pas raison sur ce chapitre, et Mlle Julie n'avait pas coutume de garder pour elle ce qu'elle entendait.

Mon cousin René de Villeneuve vint nous voir à l'automne. Il était parfaitement aimable, enjoué, sachant occuper agréablement les loisirs de la campagne, et pas du tout royaliste, quoiqu'il sût ménager les apparences. Ma grand'mère lui parla de l'avenir de mon frère, qui s'en allait avoir seize ans et qui ne tenait plus dans sa peau, tant il avait envie de quitter Deschartres et de commencer la vie, n'importe par quel bout. On lui avait enseigné les mathématiques avec l'idée de le mettre dans la marine; mais M. de Villeneuve, qui venait de marier sa fille avec le comte de la Roche-Aymon, et qui voyait dans cette nouvelle alliance beaucoup de nouvelles portes ouvertes pour une certaine influence, engagea ma grand'mère à le faire entrer dans un régiment de cavalerie, où il espérait lui assurer des protections et de l'avancement. Il promit de s'en occuper aussitôt, et mon frère bondit de joie à l'idée d'avoir un cheval et des bottes tous les jours de sa vie.

Après M. de Villeneuve, nous vîmes arriver Mme de la Marlière, qui était devenue dévote tout d'un coup et qui allait à la messe et à vêpres le dimanche. Cela m'étonna grandement. Enfin, vint la bonne Mme de Pardaillan, et puis, tout ce monde parti, ma mère partit à son tour. Quelque temps après, Hippolyte fit ses paquets et alla rejoindre son régiment de hussards à Saint-Omer, si bien qu'au commencement de l'année 1816 je me trouvai absolument seule à Nohant avec ma grand'mère, Deschartres, Julie et Rose.

Alors s'écoulèrent pour moi les deux plus longues, les deux plus rêveuses, les deux plus mélancoliques années qu'il y eût encore eu dans ma vie.

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