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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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La seconde surveillante était une religieuse fort sévère Mme Anne-Françoise. Cette vieille, maigre et pâle, avait un énorme nez aquilin. Elle grondait beaucoup, injuriait trop, et n'était pas aimée. Je n'avais rien pour elle, ni éloignement ni sympathie. Elle ne me traitait ni bien ni mal. Je ne lui ai jamais vu de préférence pour personne, et on la soupçonnait d'être philosophe, parce qu'elle s'occupait d'astronomie. Elle avait effectivement une manière d'être fort différente des autres nonnes. Au lieu de communier comme elles tous les jours, elle ne s'approchait des sacremens qu'aux grandes fêtes de l'année. Ses sermons n'avaient point d'onction. C'étaient toujours des menaces, et dans un si mauvais français, qu'on ne pouvait les écouter sérieusement. Elle punissait beaucoup, et quand, par hasard, elle voulait plaisanter, elle était blessante et peu convenable. Sa figure accentuée ne manquait pas de caractère. Elle avait l'air d'un vieux dominicain, et pourtant elle n'était pas fanatique, pas même dévote pour une religieuse.

La maîtresse en chef de la petite classe était madame Eugénie, Maria Eugenia Stonor. C'était une grande femme, d'une belle taille, d'un port noble, gracieux même dans sa solennité. Sa figure, rose et ridée comme celle de presque toutes les nonnes sur le retour, avait pu être jolie, mais elle avait une expression de hauteur et de moquerie qui éloignait d'elle au premier abord. Elle était plus que sévère, elle était emportée, et se laissait aller à des antipathies personnelles qui lui faisaient beaucoup d'ennemis irréconciliables. Elle n'était affectueuse avec personne, et je ne connais qu'une seule pensionnaire qui l'ait aimée: c'est moi.

Cette affection, que je ne pus m'empêcher de manifester pour le féroce abat-jour (on l'appelait ainsi, parce qu'elle avait la vue délicate et portait un garde-vue en taffetas vert), étonna toute la grande classe. Voici comment elle me vint.

Trois jours après mon entrée à cette classe, je rencontrai Mlle D... à la porte du jardin. Elle me fit des yeux terribles; je la regardai très en face et avec ma tranquillité habituelle.

Elle avait eu un dessous dans mon admission à la grande classe, elle était furieuse. «Vous voilà bien fière, me dit-elle, vous ne me saluez seulement pas! — Bonjour, madame, comment vous portez-vous? — Vous avez l'air de vous moquer de moi. — Il vous plaît de le voir. — Ah! ne prenez pas ces airs dégagés, je vous ferai encore sentir qui je suis. — J'espère que non, madame; je n'ai plus rien à démêler avec vous. — Nous verrons!» et elle s'éloigna avec un geste de menace.

On était en récréation, tout le monde courait au jardin. J'en profitai pour entrer à la petite classe, afin de reprendre quelques cahiers que j'avais laissés dans un cabinet attenant à la salle d'études. Ce cabinet, où l'on mettait les encriers, les pupitres, les grandes cruches d'eau destinées au lavage de la classe, servait aussi de cabinet noir, de prison pour les petites, pour Mary Eyre et compagnie.

J'y étais depuis quelques instans, cherchant mes cahiers, lorsque mademoiselle D... se présente à moi comme Tisiphone. «Je suis bien aise de vous trouver ici, me dit-elle, vous allez me faire des excuses pour la manière impertinente dont vous m'avez regardée tout à l'heure. — Non, madame, je n'ai pas été impertinente, je ne vous ferai pas d'excuses. — En ce cas, vous serez punie à la manière des petites, vous serez enfermée ici jusqu'à ce que vous ayez baissé le ton. — Vous n'en avez pas le droit, je ne suis plus sous votre autorité. — Essayez de sortir! — Tout de suite.»

Et, profitant de sa stupeur, je franchis la porte du cabinet et allai droit à elle; mais aussitôt, transportée de rage, elle se précipita sur moi, m'étreignit dans ses bras et me repoussa vers le cabinet. Je n'ai jamais rien vu de si laid que cette grosse dévote en fureur. Moitié riant, moitié résistant, je la repoussai, je l'acculai contre le mur, jusqu'à ce qu'elle voulut me frapper: alors je levai le poing sur elle, je la vis pâlir, je la sentis faiblir, et je restai le bras levé, certaine que j'étais la plus forte et qu'il m'était très facile de m'en débarrasser; mais pour cela, il fallait ou lui donner un coup, ou la faire tomber, ou au moins la pousser rudement et risquer de lui faire du mal. Je n'étais pas plus en colère que je ne le suis à cette heure, et je n'ai jamais pu faire de mal à personne. Je la lâchai donc en souriant, et j'allais m'en aller, satisfaite de lui avoir pardonné et de lui avoir fait sentir la supériorité de mes instincts sur les siens, lorsqu'elle profita traîtreusement de ma générosité, revint sur moi et me poussa de toute sa force. Mon pied heurta une grosse cruche d'eau qui roula avec moi dans le cabinet; la D... m'y enferma à double tour, et s'enfuit en vomissant un torrent d'injures.

Ma situation était critique. J'étais littéralement dans un bain froid; le cabinet était fort petit et la cruche énorme; lorsque je fus relevée j'avais encore de l'eau jusqu'à la cheville. Pourtant je ne pus m'empêcher de rire en entendant la D... s'écrier: «Ah! la perverse, la maudite. Elle m'a fait mettre tellement en colère, que je vais être obligée de retourner me confesser. J'ai perdu mon absolution.» Moi, je ne perdis pas la tête, je grimpai sur les rayons du cabinet pour me mettre à pied sec, j'arrachai une feuille blanche d'un cahier, je trouvai plumes et encre, et j'écrivis à Mme Eugénie à peu près ce qui suit. «Madame je ne reconnais maintenant d'autre autorité sur moi que la vôtre. Mlle D... vient de faire acte de violence sur ma personne et de m'enfermer. Veuillez venir me délivrer, etc.»

J'attendis que quelqu'un parût. Maria Gordon, je crois, vint chercher aussi un cahier dans le cabinet, et, en voyant ma tête apparaître à la lucarne, elle eut grand'peur et voulut fuir. Mais je me fis reconnaître et la priai de porter mon billet à Mme Eugénie, qui devait être au jardin. Un instant après Mme Eugénie parut, suivie de Mlle D... Elle me prit par la main et m'emmena sans rien dire. La D... était silencieuse aussi. Quand je fus seule avec Mme Eugénie dans le cloître, je l'embrassai naïvement pour la remercier. Cet élan lui plut. Mme Eugénie n'embrassait jamais personne et personne ne songeait à l'embrasser. Je la vis émue comme une femme qui ne connaît pas l'affection et qui pourtant n'y serait pas insensible. Elle me questionna. Elle avait une manière de questionner très habile; elle avait l'air de ne pas écouter la réponse, et elle ne perdait ni un mot ni une expression de visage. Je lui racontai tout, elle vit que c'était la vérité. Elle sourit, me serra la main et me fit signe de retourner au jardin.

L'archevêque de Paris venait confirmer quelques jours après. On choisissait les élèves qui avaient fait leur première communion et qui n'avaient pas reçu l'autre sacrement. On les faisait entrer en retraite dans une chambre commune dont Mlle D... était la gardienne et la lectrice. C'est elle qui faisait les exhortations religieuses. On vint me chercher le jour même, mais Mlle D... refusa de me recevoir, et ordonna que je ferais ma retraite toute seule dans la chambre qu'il plairait aux religieuses de m'assigner. Alors, Mme Eugénie prit hautement mon parti. «C'est donc une pestiférée? dit-elle avec son air railleur. Eh bien! qu'elle vienne dans ma cellule.» Elle m'y conduisit en effet, et Mme Alippe vint nous y joindre. Elles restèrent dans le corridor pendant que je m'installais dans la cellule, et j'entendis leur conversation en anglais. Je ne sais si elles me croyaient déjà capable de n'en pas perdre beaucoup de mots.

«Voyons, disait Mme Eugénie, cet enfant est donc détestable, vous qui la connaissez? — Elle n'est pas détestable du tout, répondit la mère Alippe; elle est bonne, au contraire, et cette D... ne l'est pas. Mais l'enfant est diable, comme elles disent... Ah! cela vous fait rire, vous? vous aimez les diables, on sait cela!» (C'est bon à savoir, pensai-je.) Et Mme Eugénie reprit: «Puisqu'elle est folle, ce n'est pas le moment de la confirmer. Elle n'y porterait pas le recueillement nécessaire. Laissons-lui le temps de devenir sage, et surtout ne la mettons pas en contact avec une personne qui lui en veut. Vous m'accordez bien que cet enfant m'appartient, et que vous-même vous n'avez plus de droit sur elle? — Pas d'autres que les droits de l'amitié chrétienne, répondit la mère Alippe, et Mlle D... est dans son tort; soyez tranquille, elle ne recommencera plus.»

Mme Eugénie alla trouver la supérieure, à ce que je crois, pour s'expliquer avec elle, et peut-être avec la mère Alippe et Mlle D... sur ce qui venait de se passer et sur ce qu'il y avait à faire. Pendant que j'étais dans la cellule de ma protectrice, Poulette vint m'y trouver. Poulette, c'était le nom que les petites avaient donné à Mme Mary Austin (Marie-Augustine), la sœur de la mère Alippe, et la dépositaire du couvent. Celle-là était l'idole des pensionnaires. Elle grognait d'une certaine façon maternelle et caressante. N'ayant pas de fonctions auprès de nous, elle faisait métier de nous gâter et de nous tancer gaîment de nos sottises. Elle avait une boutique de friandises qu'elle nous vendait, et elle donnait souvent à celles qui n'avaient plus d'argent, ou du moins elle leur ouvrait des crédits qu'on oubliait de fermer de part et d'autre. Cette bonne femme, toujours gaie, sans morgue de dévotion et qu'on prenait par le cou sans façon, qu'on embrassait sur les deux joues, qu'on taquinait même sans jamais la fâcher sérieusement, vint me consoler de mes mésaventures et me donner même trop raison, ce dont j'aurais pu abuser si je n'avais pas eu hâte de rentrer en paix avec tout le monde.

 

Au bout d'une heure de babillage avec Poulette, je reçus la visite de Mlle D... La supérieure ou son confesseur l'avait grondée: elle était douce comme miel, et je fus fort étonnée de ses façons caressantes. Elle m'annonça qu'on avait remis mon sacrement à l'année suivante, qu'on ne me croyait pas suffisamment disposée à recevoir la grâce; que Mme Eugénie allait venir me le dire; mais qu'elle-même, avant d'entrer en retraite avec les néophytes, avait voulu faire sa paix avec moi. «Voyons, me dit-elle, voulez-vous convenir que vous avez eu tort, et me donner la main? — De tout mon cœur, lui dis-je. Tout ce que vous me prescrirez avec douceur et bienveillance, je m'y rendrai. Elle m'embrassa, ce qui ne me fit pas grand plaisir, mais tout fut terminé, et jamais plus nous n'eûmes bataille à partir ensemble.

L'année suivante j'étais devenue très dévote, je fus confirmée et je fis la retraite sous le patronage de cette même Mlle D... Elle me témoigna beaucoup d'égards et me loua beaucoup de ma conversion. Elle nous faisait de longues lectures qu'elle développait et commentait ensuite avec une certaine éloquence rude et parfois saisissante. Elle commençait d'un ton emphatique auquel on s'habituait peu à peu, et qui finissait par vous émouvoir. Cette retraite est tout ce que je me rappelle d'elle à partir de mon installation définitive à la grande classe. Je lui ai pardonné de tout mon cœur, et je ne rétracte pas mon pardon; mais je persiste à dire que nous eussions été infiniment meilleures et plus heureuses, si les religieuses seules se fussent chargées de notre éducation.

Avant d'en revenir au récit de mon existence au couvent, je veux parler de nos religieuses avec quelque détail, je ne crois pas avoir oublié aucun de leurs noms.

Après Mme Canning (la supérieure), dont j'ai parlé, après Mme Eugénie, la mère Alippe, la bonne Poulette (Marie-Augustine); une des doyennes était Mme Monique (Maria Monica), personne très austère, très grave, que je n'ai jamais vue sourire et avec laquelle nul ne se familiarisa jamais. Elle a été supérieure après Mme Eugénie, qui, elle-même, avait succédé de mon temps à Mme Canning. L'autorité supérieure n'était pas inamovible. On procédait à l'élection, je crois, tous les cinq ans. Mme Canning fut supérieure pendant trente ou quarante ans, et mourut supérieure. Mme Eugénie demanda à être délivrée de son gouvernement cinq ans après, sa vue se troublant de plus en plus. Elle est devenue presque aveugle. J'ignore si elle existe encore. Je ne sais pas non plus si Mme Monique a vécu jusqu'à présent. Je sais qu'il y a quelques années Mme Marie-Françoise lui avait succédé.

De mon temps, Mme Marie-Françoise était novice sous son nom de famille, miss Fairbairns. C'était une très belle personne, blanche avec des yeux noirs, de fraîches couleurs, une physionomie très ferme, très décidée, franche, mais froide. Cette froideur, dont le principe tout britannique était développé par la réserve claustrale et le recueillement chrétien se faisait sentir chez la plupart de nos religieuses. Souvent nos élans de sympathie pour elles en étaient attristés et glacés. C'est le seul reproche collectif que j'aie à leur faire. Elles n'étaient pas assez désireuses de se faire aimer. — Une autre doyenne était Mme Anne-Augustine, si je ne fais pas erreur de nom. Celle-là était si vieille que, lorsqu'on se trouvait à monter un escalier derrière elle, on avait le temps d'apprendre sa leçon. Elle n'avait jamais pu dire un mot de français. Elle avait aussi une figure très solennelle et très austère. Je ne crois pas qu'elle ait jamais adressé la parole à aucune de nous. On prétendait qu'elle avait eu une maladie très grave et qu'elle ne digérait qu'au moyen d'un ventre d'argent. Le ventre d'argent de Mme Anne-Augustine était une des traditions du couvent, et nous étions assez bêtes pour y croire. On s'imaginait même entendre le cliquetis de ce ventre lorsqu'elle marchait; c'était donc pour nous un être très mystérieux et quelque peu effrayant que cette antique béguine qui était à moitié statue de métal, qui ne parlait jamais, qui vous regardait quelquefois d'un air étonné, et qui ne savait même pas le nom d'une seule d'entre nous. On la saluait en tremblant, elle faisait une courte inclinaison de la tête et passait comme un spectre. Nous prétendions qu'elle était morte depuis deux cents ans et qu'elle trottait toujours dans les cloîtres par habitude.

Mme Marie-Xavier était la plus belle personne du couvent, grande, bien faite, d'une figure régulière et délicate; elle était toujours pâle comme sa guimpe, triste comme un tombeau. Elle se disait fort malade et aspirait à la mort avec impatience. C'est la seule religieuse que j'aie vue au désespoir d'avoir prononcé des vœux. Elle ne s'en cachait guère et passait sa vie dans les soupirs et les larmes. Ces vœux éternels, que la loi civile ne ratifiait pas, elle n'osait pourtant pas aspirer à les rompre. Elle avait juré sur le saint sacrement; elle n'était pas assez philosophe pour se dédire, pas assez pieuse pour se résigner. C'était une âme défaillante, tourmentée, misérable, plus passionnée que tendre, car elle ne s'épanchait que dans des accès de colère, et comme exaspérée par l'ennui. On faisait beaucoup de commentaires là-dessus. Les unes pensaient qu'elle avait pris le voile par désespoir d'amour et qu'elle aimait encore; les autres, qu'elle haïssait et qu'elle vivait de rage et de ressentiment; d'autres enfin l'accusaient d'avoir un caractère amer et insociable, et de ne pouvoir subir l'autorité des doyennes.

Quoique tout cela fût aussi bien caché que possible, il nous était facile de voir qu'elle vivait à part, que les autres nonnes la blâmaient et qu'elle passait sa vie à bouder et à être boudée. Elle communiait cependant comme les autres, et elle a passé, je crois, une dizaine d'années sous le voile. Mais j'ai su que peu de temps après ma sortie du couvent elle avait rompu ses vœux et qu'elle était partie, sans qu'on sût ce qui s'était passé dans le sein de la communauté. Quelle a été la fin du douloureux roman de sa vie! A-t-elle retrouvé libre ou repentant l'objet de sa passion? Avait-elle ou n'avait-elle point une passion? Est-elle rentrée dans le monde? A-t-elle surmonté les scrupules et les remords de la dévotion qui l'avait retenue si longtemps captive, en dépit de son manque de vocation? Est-elle rentrée dans un autre couvent pour y finir ses jours dans le deuil et la pénitence? Aucune de nous, je crois, ne l'a jamais su. Ou bien on me l'a dit, et je l'ai oublié. Est-elle morte à la suite de cette longue maladie de l'âme qui la dévorait? Nos religieuses donnaient pour prétexte l'arrêt des médecins, qui l'avaient condamnée à mourir ou à changer de climat et de régime. Mais il était facile de voir à leur sourire un peu amer que tout cela ne s'était point passé sans luttes et sans blâme.

Une autre novice qui était fort belle aussi et que j'ai vue entrer postulante sous le nom de miss Croft, a fait, depuis mon départ, comme Mme Marie-Xavier: elle a quitté le couvent et renoncé à sa vocation avant d'avoir pris le voile noir.

Miss Hurst, novice à qui j'ai vu prendre ce voile de deuil éternel et qui l'a fait très délibérément et sans repentir, était la nièce de Mme Monique. Elle était ma maîtresse d'anglais. Tous les jours je passais une heure dans sa cellule. Elle démontrait avec clarté et patience. Je l'aimais beaucoup, elle était parfaite pour moi, même quand j'étais diable. Elle s'est nommée en religion Maria Winifred. Je n'ai jamais lu Shakspeare ou Byron dans le texte sans penser à elle et sans la remercier dans mon cœur.

Il y avait, quand j'entrai au couvent, deux autres novices qui touchaient à la fin de leur noviciat et qui prirent le voile avant miss Hurst et miss Fairbairns. J'ai oublié leurs noms de famille, je ne me rappelle que leurs noms de religion. C'était la sœur Mary-Agnès et la sœur Anna-Joseph. Toutes deux petites et menues, elles avaient l'air de deux enfans. Mary-Agnès surtout était un petit être fort singulier. Ses goûts et ses habitudes étaient en parfaite harmonie avec l'exiguité mignarde de sa personne. Elle aimait les petits livres, les petites fleurs, les petits oiseaux, les petites filles, les petites chaises: tous les objets de son choix et à son usage étaient mignons et proprets comme elle. Elle portait dans son genre de prédilection une certaine grâce enfantine et plus de poésie que de manie.

L'autre petite nonne, moins petite pourtant et moins intelligente aussi, était la plus douce et la plus affectueuse créature du monde. Celle-là n'avait pas une parcelle de la morgue anglaise et de la méfiance catholique. Elle ne nous rencontrait jamais sans nous embrasser, en nous adressant, d'un ton à la fois larmoyant et enjoué, les épithètes les plus tendres.

Les enfans sont portés à abuser de l'expansion qu'on a avec eux, aussi les pensionnaires avaient-elles peu de respect pour cette bonne petite nonne. Les Anglaises surtout regardaient comme un travers le laisser aller affectueux de ses manières. Il n'y a pas à dire, au couvent comme ailleurs, j'ai toujours trouvé cette race hautaine et guindée à la surface. Le caractère des Anglaises est plus bouillant que le nôtre. Leurs instincts ont plus d'animalité dans tous les genres. Elles sont moins maîtresses que nous de leurs sentimens et de leurs passions. Mais elles sont plus maîtresses de leurs mouvemens, et dès l'enfance il semble qu'elles s'étudient à les cacher et à se composer une habitude de maintien impassible. On dirait qu'elles viennent au monde dans la toile goudronnée dont on faisait ces fameux collets montés devenus synonymes d'orgueil et de pruderie.

Pour en revenir à la sœur Anna-Joseph, je l'aimais comme elle était, et quand elle venait à moi les bras ouverts et l'œil humide (elle avait toujours l'air d'un enfant qui vient d'être grondé et qui demande protection ou consolation au premier venu), je ne songeais point à épiloguer sur la banalité de ses caresses: je les lui rendais avec la sincérité d'une sympathie toute d'instinct, car, d'affection raisonnée, il n'y avait pas moyen d'y songer avec elle. Elle ne savait pas dire deux mots de suite, parce qu'elle ne pouvait pas assembler deux idées. Était-ce bêtise, timidité, légèreté d'esprit? Je croirais plutôt que c'était maladresse intellectuelle, gaucherie du cerveau, si l'on peut parler ainsi. Elle jasait sans rien dire: mais c'est qu'elle eût voulu beaucoup dire et qu'elle ne le pouvait pas, même dans sa propre langue. Il n'y avait pas absence, mais confusion d'idées. Préoccupée de ce à quoi elle voulait penser, elle disait des mots pour d'autres mots qu'elle croyait dire, ou elle laissait sa phrase au beau milieu, et il fallait deviner le reste tandis qu'elle en commençait une autre. Elle agissait comme elle parlait. Elle faisait cent choses à la fois et n'en faisait bien aucune: son dévoûment, sa douceur, son besoin d'aimer et de caresser semblaient la rendre tout à fait propre aux fonctions d'infirmière dont on l'avait revêtue. Malheureusement comme elle embrouillait sa main droite avec sa main gauche, elle embrouillait malades, remèdes et maladies: elle vous faisait avaler votre lavement, elle mettait la potion dans la seringue. Et puis elle courait pour chercher quelque drogue à la pharmacie, et croyant monter l'escalier, elle le descendait, et réciproquement. Elle passait sa vie à se perdre et à se retrouver. On la rencontrait toujours affairée, toute dolente pour un bobo survenu à une de ses dearest sisters16 ou à un de ses dearest children17. Bonne comme un ange, bête comme une oie, disait-on. Et les autres religieuses la grondaient beaucoup, ou la raillaient un peu vivement pour ses étourderies. Elle se plaignait d'avoir des rats dans sa cellule. On lui répondait que s'il y en avait, ils étaient sortis de sa cervelle. Désespérée quand elle avait fait une sottise, elle pleurait, perdait la tête et devenait complétement incapable de la retrouver.

 

Quel nom donner à ces organisations affectueuses, inoffensives, pleines de bon vouloir, mais, par le fait, inhabiles et impuissantes? Il y en a beaucoup, de ces natures-là, qui ne savent et ne peuvent rien faire, et qui, livrées à elles-mêmes, ne trouveraient pas dans la société une fonction applicable à leur individualité. On les appelle brutalement idiotes et imbéciles. Moi, j'aimerais mieux ce préjugé de certains peuples qui réputent sacrées les personnes ainsi faites. Dieu agit en elles mystérieusement, et il faut respecter Dieu dans l'être qu'il semble vouloir écraser de trop de pensées, ou embarrasser en lui ôtant le fil conducteur du labyrinthe intellectuel.

N'aurons-nous pas un jour une société assez riche et assez chrétienne pour qu'on ne dise plus aux inhabiles: «Tant pis pour toi, deviens ce que tu pourras?» L'humanité ne comprendra-t-elle jamais que ceux qui ne sont capables que d'aimer sont bons à quelque chose, et que l'amour d'une bête est encore un trésor?

Pauvre petite sœur Anna-Joseph, tu fis bien de te tourner vers Dieu, qui seul ne rebute pas les élans d'un cœur simple, et, quant à moi, je le remercie de ce qu'il m'a fait aimer en toi cette sainte simplicité qui ne pouvait rien donner que de la tendresse et du dévouement. Faites les difficiles, vous autres qui en avez trop rencontré dans ce monde!

J'ai gardé pour la dernière celle des nonnes que j'ai le plus aimée. C'était, à coup sûr, la perle du couvent. Mme Mary Alicia Spiring était la meilleure, la plus intelligente et la plus aimable des cent et quelques femmes, tant vieilles que jeunes, qui habitaient, soit pour un temps, soit pour toujours le couvent des Anglaises. Elle n'avait pas trente ans lorsque je la connus. Elle était encore très belle, bien qu'elle eût trop de nez et trop peu de bouche. Mais ses grands yeux bleus bordés de cils noirs étaient les plus beaux, les plus francs, les plus doux yeux que j'aie vus de ma vie. Toute son âme généreuse, maternelle et sincère, toute son existence dévouée, chaste et digne étaient dans ces yeux-là. On eût pu les appeler, en style catholique, des miroirs de pureté. J'ai eu longtemps l'habitude, et je ne l'ai pas tout à fait perdue, de penser à ces yeux-là quand je me sentais la nuit, oppressée par ces visions effrayantes qui vous poursuivent encore après le réveil. Je m'imaginais rencontrer le regard de Mme Alicia, et ce pur rayon mettait les fantômes en fuite.

Il y avait dans cette personne charmante quelque chose d'idéal; je n'exagère pas, et quiconque l'a vue un instant à la grille du parloir, quiconque l'a connue quelques jours au couvent, a ressenti pour elle une de ces subites sympathies mêlées d'un profond respect, qu'inspirent les âmes d'élite. La religion avait pu la rendre humble, mais la nature l'avait faite modeste. Elle était née avec le don de toutes les vertus, de tous les charmes, de toutes les puissances que l'idée chrétienne bien comprise par une noble intelligence ne pouvait que développer et conserver. On sentait qu'il n'y avait point de combat en elle et qu'elle vivait dans le beau et dans le bon comme dans son élément nécessaire. Tout était en harmonie chez elle. Sa taille était magnifique et pleine de grâces sous le sac et la guimpe. Ses mains effilées et rondelettes étaient charmantes, malgré une ankylose des petits doigts qui ne se voyait pas habituellement. Sa voix était agréable, sa prononciation d'une distinction exquise dans les deux langues, qu'elle parlait également bien. Née en France d'une mère française, élevée en France, elle était plus Française qu'Anglaise, et le mélange de ce qu'il y a de meilleur dans ces deux races en faisait un être parfait. Elle avait la dignité britannique sans en avoir la raideur, l'austérité religieuse sans la dureté. Elle grondait parfois, mais en peu de mots, et c'étaient des mots si justes, un blâme si bien motivé, des reproches si directs, si nets, et pourtant accompagnés d'un espoir si encourageant, qu'on se sentait courbée, réduite, convaincue, devant elle, sans être ni blessée, ni humiliée ni dépitée. On l'estimait d'autant plus qu'elle avait été plus sincère, on l'aimait d'autant plus qu'on se sentait moins digne de l'amitié qu'elle vous conservait, mais on gardait l'espoir de la mériter, et on y arrivait certainement, tant cette affection était désirable et salutaire.

Plusieurs religieuses avaient une fille, ou plusieurs filles parmi les pensionnaires, c'est-à-dire que, sur la recommandation des parens, ou sur la demande d'un enfant et avec la permission de la supérieure, il y avait une sorte d'adoption maternelle spéciale. Cette maternité consistait en petits soins particuliers, en réprimandes tendres ou sévères à l'occasion. La fille avait la permission d'entrer dans la cellule de sa mère, de lui demander conseil ou protection, d'aller quelquefois prendre le thé avec elle dans l'ouvroir des religieuses, de lui offrir un petit ouvrage à sa fête, enfin de l'aimer et de le lui dire. Tout le monde voulait être la fille de Poulette ou de la mère Alippe. Mme Marie-Xavier avait des filles. On désirait vivement être celle de Mme Alicia, mais elle était avare de cette faveur. Secrétaire de la communauté, chargée de tout le travail de bureau de la supérieure, elle avait peu de loisir et beaucoup de fatigue. Elle avait une fille bien-aimée, Louise de Courteilles (qui a été depuis Mme d'Aure). Cette Louise était sortie du couvent, et personne n'osait espérer de la remplacer.

Cette ambition me vint comme aux gens naïfs qui ne doutent de rien. On se prenait de passion filiale autour de moi pour Mme Alicia, mais on n'osait pas le lui dire. J'allai le lui dire tout net et sans m'embarrasser l'esprit du sermon qui m'attendait. «Vous? me dit-elle. Vous le plus grand diable du couvent? Mais vous voulez donc me faire faire pénitence? Que vous ai-je donc fait pour que vous m'imposiez le gouvernement d'une aussi mauvaise tête que la vôtre? Vous voulez me remplacer, vous, enfant terrible, ma bonne Louise, ma douce et sage enfant? Je crois que vous êtes folle ou que vous m'en voulez. — Bah! lui répondis-je sans me déconcerter, essayez toujours, qui sait? Je me corrigerai peut-être, je deviendrai peut-être charmante pour vous faire plaisir! — A la bonne heure, dit-elle; si c'est dans l'espoir de vous amender que je vous entreprends, je m'y résignerai peut-être; mais vous me fournissez là un rude moyen de faire mon salut, et j'en aurais préféré un autre. — Un ange comme Louise de Courteilles ne compte pas pour votre salut, repris-je. Vous n'avez eu aucun mérite avec elle; vous en auriez beaucoup avec moi. — Mais si, après m'être donné beaucoup de peine, je ne réussis pas à vous rendre sage et pieuse? — Pouvez-vous me promettre de m'aider au moins? — Pas trop, répondis-je. Je ne sais pas encore ce que je suis et ce que je veux être. Je sens que je vous aime beaucoup, et je me figure que, de quelque façon que je tourne, vous serez forcée de m'aimer aussi. — Je vois que vous ne manquez pas d'amour-propre? — Oh! vous verrez que ce n'est pas cela; mais j'ai besoin d'une mère. J'en ai deux en réalité qui m'aiment trop, que j'aime trop, et nous ne nous faisons que du mal les unes aux autres. Je ne peux guère vous expliquer cela, et pourtant vous le comprendriez, vous qui avez votre mère, dans le couvent; mais soyez pour moi une mère à votre manière. Je crois que je m'en trouverai bien. C'est dans mon intérêt que je vous le demande, et je ne m'en fais point accroire. Allons, chère mère, dites oui, car je vous avertis que j'en ai déjà parlé à ma bonne maman et à madame la supérieure, et qu'elles vont vous le demander aussi.

Mme Alicia se résigna, et mes compagnes, tout étonnées de cette adoption, me disaient: «Tu n'es pas malheureuse, toi! Tu es un diable incarné, tu ne fais que des sottises et des malices. Pourtant voilà Mme Eugénie qui te protége et Mme Alicia qui t'aime, tu es née coiffée.» — «Peut-être!» disais-je avec la fatuité d'un mauvais sujet.

Mon affection pour cette admirable personne était pourtant plus sérieuse qu'on ne pensait et qu'elle ne le croyait certainement elle-même. Je n'avais jamais senti qu'une passion dans mon petit être, l'amour filial; cette passion se concentrait en moi; ma véritable mère y répondait tantôt trop, tantôt pas assez, et, depuis que j'étais au couvent, elle semblait avoir fait vœu de repousser mes élans et de me restituer à moi-même pour ainsi dire. Ma grand'mère me boudait parce que j'avais accepté l'épreuve qu'elle m'avait imposée. Ni l'une ni l'autre n'avait plus de raison que moi. J'avais besoin d'une mère sage, et je commençais à comprendre que l'amour maternel, pour être un refuge, ne doit pas être une passion jalouse.

1616 Très chères sœurs.
1717 Très chers enfans.
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