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Lettres à Madame Viardot

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XXXII

Spasskoïé, 28 octobre 1852.

C'est aujourd'hui mon jour de naissance, chère madame Viardot, et c'est pour cela que je vous écris. J'ai trente-quatre ans. Je croyais n'en avoir que trente-trois, mais j'ai découvert l'un de ces jours un petit carnet de ma mère, où nos naissances (celle de mon frère et la mienne) ont été inscrites par elle, le jour même. J'y ai trouvé l'inscription suivante: «Aujourd'hui, 28 Octobre 1818, je suis accouchée d'un fils nommé Jean, à Orel, à midi.» J'ai donc trente-quatre ans bel et bien sonnés… Diable, diable, diable, c'est que je ne suis plus jeune, mais du tout, du tout… Enfin!

Je crois vous avoir parlé dans ma dernière lettre d'une métielle russe; aujourd'hui c'est un véritable ouragan. C'est tellement affreux et horrible que ça en devient beau. La maison tremble et craque, et puis ces ténèbres blanches qui tourbillonnent devant les fenêtres… Mon pauvre frère devait arriver aujourd'hui chez moi directement d'un assez long voyage, j'espère qu'il aura trouvé un abri quelque part. Tutcheff et sa femme sont revenus hier, en même temps que moi. J'ai fait une excursion de deux jours à Orel, ville qui se trouve à 55 verstes de chez moi. J'ai tâté un tant soit peu de la vie de province dans un chef-lieu de gouvernement, c'est passablement triste. Je suis bien décidé à ne pas mettre le nez dehors et à travailler dans mes quatre murs. A demain, chère amie.

1er novembre.

Je ne vous ai pas écrit ces jours-ci, mais il faut que je vous écrive aujourd'hui… c'est encore un anniversaire, et savez-vous lequel? Il y a aujourd'hui juste neuf ans que je vous ai vue pour la première fois chez vous, à Pétersbourg, dans la maison Demidoff. Je me souviens de cette première visite comme si elle avait eu lieu hier. C'était le matin. Je n'étais pas venu seul; le petit major Komaroff m'accompagnait… Eh bien, malgré le ridicule achevé de ce personnage, j'ai toujours du plaisir à penser à lui; sa figure éveille une foule d'idées et de souvenirs; le hasard l'a associé à ce temps si regretté et éloigné de moi; je sens renaître en moi les impressions de cette saison de 1843 à 1844… Neuf années! Hélas! il y en aura dix, que je n'aurai pas plus d'espoir de vous revoir que je n'en ai maintenant…

Ce qui me manque ici surtout, c'est d'entendre de la musique; voilà six mois que j'en suis sevré, mais complètement. Mme Tutcheff semble vouloir l'abandonner; j'ai eu hier toutes les peines du monde à la mettre au piano. Je l'ai priée de jouer le final de Don Juan. Elle déchiffre bien et a le sens musical, mais elle aime à se l'enfermer dans sa coquille, surtout depuis la mort de sa fille. Puis elle aime trop son mari, et n'est heureuse qu'auprès de lui! Elle me rappelle quelquefois ces petites perruches vertes, dites inséparables qui se tiennent constamment côte à côte. Malheureusement, son mari n'aime la musique que modérément, on plutôt, il l'aime, comme beaucoup de monde, pour tout autre chose que pour ce qui est musique en elle. Il y a, par exemple, des peintres dont les jouissances musicales proviennent du sentiment du coloris, de l'harmonie des lignes, etc. La plupart des littérateurs ne recherchent, en fait de musique, que des impressions littéraires; ce sont, en général, de mauvais auditeurs et de mauvais juges. Tutcheff, qui n'a aucune spécialité, n'aime, en fait de musique, que ce qui ébranle vaguement certaines sensations, certaines idées en lui, c'est-à-dire qu'au fond, il l'aime peu, qu'il peut très bien s'en passer, et qu'il préfère le connu. Personne ici n'a la faim musicale qui me tourmente. La sœur de Mme Tutcheff, jeune personne très bornée, très sentimentale et très contente d'elle-même, me donne sur les nerfs par ses extases, qui arrivent invariablement dès la première note, et qu'elle a l'air de distribuer toutes chaudes et toutes prêtes, comme les galettes du Gymnase; sa sœur est une nature bien plus élevée et plus sérieuse, mais un peu sèche… Et puis, je le répète, il y a ce terrible absorbant de mari! – Tout cela fait que je reste privé de musique. Cependant, je compte aller l'un de ces jours chez un de nos voisins (à 50 verstes d'ici), qui a tout un orchestre avec un maître de chapelle allemand. Mais je ne puis me figurer ce que peut être un orchestre… acheté, car ce voisin a acheté les musiciens en masse69… Je vous en parlerai.

Chère bonne madame Viardot, aujourd'hui, comme il y a neuf ans, comme dans neuf autres années encore, je suis à vous de cœur, vous le savez bien!

4 novembre.

Chère madame Viardot, bonjour. J'espère que je vais bientôt recevoir une lettre de vous; il y a aujourd'hui trois semaines que la dernière m'est parvenue. Je n'ai rien de nouveau à vous raconter. Il fait toujours un temps affreux. J'ai tant persécuté Mme T… qu'elle s'est mise hier au piano et, avec l'aide de sa sœur, elle m'a joué plusieurs fois de suite l'ouverture de Coriolan de Beethoven (à quatre mains). Quel chef-d'œuvre! je ne connais pas d'ouverture qui vaille celle-là.

Vous devez être déjà de retour à la rue de Douai; dites-moi comment vous passez vos journées. Vos samedis continuent-ils? Que lisez-vous? Pour moi, je suis plongé jusqu'au cou dans les chroniques russes. Je ne lis pas autre chose quand je ne travaille pas. Comment trouvez-vous cette fin d'une vieille chanson russe? (Il s'agit d'un jeune homme assassiné et caché «sous un buisson»).

 
Ce n'est pas une hirondelle
Qui s'agite autour de son nid;
C'est une mère qui s'agite autour de son fils.
Elle pleure – c'est comme une rivière qui coule;
Sa sœur pleure – c'est comme un ruisseau qui court;
Sa jeune femme pleure – c'est comme la rosée qui tombe;
Le soleil se lèvera; il sèchera la rosée!
 

Vous ne sauriez croire ce qu'il y a de grâce, de poésie et de fraîcheur dans ces chansons; je vous en enverrai quelques-unes traduites. Cette promesse me rappelle une autre traduction… Tiens! Et le Jeu du paysan que je ne vous envoie pas! Vous l'aurez dans une semaine, cela me servira de prétexte pour vous écrire encore une fois.

D'ici là, soyez heureuse et bien portante. Mille amitiés à tout le monde.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

XXXIII

Spasskoïé, 20 février 1853.

Chère madame Viardot.

J'ai appris par une lettre de la princesse Mestchersky le départ de votre mari, et par l'Abeille du Nord70 le jour de votre bénéfice; je vous avoue, sans vouloir vous faire le moindre reproche, que j'eusse préféré savoir tout cela par vous. Mais vous vivez dans un tourbillon qui prend tout votre temps, et pourvu que vous ne m'oubliiez pas, je ne demande rien.

Votre pauvre mari n'a donc pas été en état de résister au climat de Pétersbourg? Il faut espérer qu'il se porte parfaitement à l'heure qu'il est. La princesse Mestchersky m'écrit aussi que vous avez l'intention de demeurer à Moscou dans la maison d'une princesse Galitzine; est-ce vrai? L'argent que je dois à votre mari (150 roubles pour le fusil, 400 pour la pension de Pauline jusqu'au 1er mars 54, et 35 roubles qu'il avait dépensés en plus de ce que je lui avais envoyé, en tout 585 roubles argent), sera chez moi dans trois jours, je vous l'enverrai mardi prochain, c'est-à-dire le 24 février, et vous l'aurez à Pétersbourg avant votre départ pour Moscou.

N'oubliez pas, s'il vous plaît, de me donner votre adresse à Moscou, et surtout, n'oubliez pas mon photographe!

Je suis très content que vous ayez fait la connaissance de la princesse Mestchersky; sous une enveloppe un peu anglaise et dévote, elle cache un cœur très dévoué et très aimant. Et puis elle a beaucoup d'esprit, et du plus fin. Vous avez décidément fait sa conquête, malgré quelques préventions qu'on lui avait données contre vous et que votre premier abord a dissipées. Elle a été de tout temps très bonne envers moi, et c'est peut-être la seule personne sur laquelle je puisse compter sérieusement à Pétersbourg.

Je n'ai vraiment aucune nouvelle à vous donner de moi; ma santé est passable et je travaille beaucoup. Le dégel a interrompu toute espèce de communication, et je ne vois absolument personne. Heureusement, les journaux arrivent, quoique plus tard que de coutume. Je fais aussi beaucoup de lectures.

Je compte recevoir une lettre dimanche et je vous écrirai un peu plus au long mardi. C'est demain l'anniversaire de la mort de Gogol, et il ne veut pas me sortir de la tête. Je crains de mettre un peu de tristesse dans ma lettre et je préfère l'interrompre.

Adieu, chère amie. Je vous baise les mains.

 
Votre
IV. TOURGUENEFF.

XXXIV

Spasskoïé, le 12/24 mai 1853.

Voici donc que je vous écris de nouveau à Paris, à Londres, à quinze jours de distance d'ici, chère et bonne madame Viardot, à un mois d'aller et de revenir pour une lettre! Il était cruel de vous savoir à Pétersbourg et de ne pas vous voir, mais il était doux de recevoir une réponse dans dix jours. Enfin! comme dit votre mari, il faut s'y résigner.

J'ai reçu votre lettre de Moscou. J'ai été bien étonné d'apprendre que vous n'aviez pas reçu de mes nouvelles. Je vous avais cependant écrit tous les dix jours. Je vais décidément mieux depuis quelque temps; j'ai même été en état de faire une excursion de chasse à 150 verstes d'ici, et j'ai tué pas mal de doubles.

Comment allez-vous après toutes ces courses par chemin de fer? J'attends avec anxiété la lettre que vous m'avez probablement écrite avant de partir pour Varsovie. Je l'aurai probablement demain. Dieu veuille que cette affaire de théâtre à Londres, dans laquelle vous vous embarquez, vous mène à bon port! Il est probable que vous n'aurez que des comparses autour de vous et que tout le poids de la lutte pèsera sur vos seules épaules. Enfin nous saurons tout cela bientôt, j'espère.

Vous continuez à garder le silence sur votre réengagement à Pétersbourg. Je viens de lire dans les journaux que Mlle de la Grange y va. Décidément vous ne revenez plus. Cela m'attristerait beaucoup si je ne pouvais encore garder quelque illusion sur la probabilité de mon retour à Pétersbourg pour l'hiver; mais je ne suis que trop sûr de rester ici71.

N'abandonnez pas votre projet de venir donner des concerts en Russie l'année prochaine… Votre dernier triomphe, surtout à Moscou, doit vous y encourager. Si vous venez avec V… à Moscou, j'espère bien que vous ferez une pointe jusque chez moi. Mon jardin est splendide à l'heure qu'il est, la verdure y est éclatante, c'est une jeunesse, une fraîcheur, une vigueur dont on ne saurait se faire une idée; j'ai une allée de grands bouleaux devant mes fenêtres, leurs feuilles sont encore légèrement plissées; elles gardent encore l'empreinte de l'étui, du bourgeon qui les renfermait il y a quelques jours; cela leur donne l'air de fête d'une robe toute neuve, où des plis de l'étoffe se voient. Tout mon jardin est plein de rossignols, de loriots, de grives, c'est une bénédiction! Si je pouvais m'imaginer que vous vous y promènerez un jour! Ce n'est pas impossible… mais ce n'est guère probable.

Vous recevrez ma lettre à Londres. N'oubliez pas de demander à Chorley s'il en a reçu une de moi en février, où je lui demande des explications définitives sur un certain auteur du nom de Chenston (il sait de quoi il s'agit). Pourquoi ne me dit-il pas son opinion sur Gogol, et comment va sa santé?

Le 13 mai.

Je vous avais désigné ce jour comme étant celui de la naissance de petite Pauline72; d'après un document que j'ai reçu dernièrement, elle est née le 26 avril (8 mai) 1842. Elle a quinze jours de plus que je ne le croyais. Je ne crois pas du reste qu'il soit nécessaire de changer la date. Donnez-moi de ses nouvelles73. Dans quatre ou cinq jours, j'écrirai une longue lettre à maman Garcia. Je vous prie de lui embrasser les mains de ma part. Les yeux de Mme Tutcheff vont mieux depuis quelque temps, et nous faisons beaucoup de musique. Elle déchiffre très bien, et a un sentiment très juste de ce qui est beau et vrai. Sa sœur, au contraire, a une tendance naturelle vers ce qui est doucereux et commun, et les larmes lui viennent avec une facilité désespérante… Heureusement qu'elle joue la seconde partie, la basse. Elle a des doigts de coton, et quand elle s'embrouille, elle tâche encore de donner à une note quelconque une expression suave. C'est affreux! Le jeu de Mme T… a beaucoup de fermeté et de rythme. A force de faire répéter mademoiselle, certaines pièces vont très bien. Nous sommes plongés maintenant dans Mozart jusqu'au cou. Je dis nous, car je me tiens derrière les chaises de ces dames, je tourne les feuillets, et je fais le maître de chapelle. Dans les moments d'enthousiasme, je ne puis m'empêcher d'émettre des espèces de sons horriblement faux, sous prétexte de chant, ce qui cause des crispations nerveuses à tous les assistants.

Je me suis remis à mon roman74. J'ai six semaines devant moi jusqu'à l'ouverture définitive de la chasse.

Adieu, theuerste Freudin. Soyez heureuse. Mille amitiés à V… J'embrasse tendrement vos chères mains et suis à jamais.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

P. – S.– Avez-vous remis les deux exemplaires de mon livre75?

XXXV

Bellefontaine, le 27 août 1857, jeudi.

Mon cher ami76,

Je suis arrivé ici à 11 heures et demie, après une très facile traversée, et j'ai trouvé le prince arrivé de Russie de la veille. Il compte faire l'ouverture de la chasse le 4 septembre et il nous engage dès le 3 pour trois ou quatre jours. Il paraît qu'il y a immensément de gibier (j'ai parlé à son garde): perdrix, lièvres, lapins, faisans, chevreuils. Il faudra, d'après ce qu'il dit, détruire trois à quatre cents lièvres, les voisins se plaignent beaucoup; le reste à l'avenant. On m'a préparé deux chiens, que je vais essayer, et j'espère en acheter un. Voici donc comment s'arrangera l'affaire: Je reviendrai à Courtavenel le 29 ou le 30; et le 3, nous partirons ensemble. On arrive à Melun à 10 heures et le chemin de fer repart à 10 heures et demie; c'est très commode.

Mille choses à tout le monde et à revoir.

IV. TOURGUENEFF.

XXXVI

Paris, 16 octobre 1857.

Mon cher ami,

Notre voyage est retardé d'un jour, c'est demain que nous partons. J'ai vu Templier77, je lui ai parlé de notre traduction78. Il dit qu'il ne pourrait pas la faire paraître avant celle de Marmier79, qui sera un peu retardée par l'envoi des épreuves à Rome.

Il y a dans le Journal des Débats un grand article de M. Ratisbonne sur Manin, très bien fait.

Voici les quelques lignes que je vous propose d'ajouter à la fin des Grands Bois80:

« – Allons donc, Yegor», s'écria Kondrate, qui, pendant ce temps, s'était installé sur le devant de la téléga, «viens t'asseoir à côté de moi. A quoi rêves-tu? Est-ce à ta vache?»

« – Sa vache!» répétais-je en levant les yeux sur le grave et placide visage de Yegor. Il semblait rêver en effet et regardait au loin dans la campagne qui commençait à s'assombrir déjà.

« – Oui», continua Kondrate, «il a perdu sa dernière vache cette nuit. Il n'a pas de chance, il faut l'avouer.»

«Yegor s'assit sans mot dire dans la téléga, et nous partîmes… Il savait ne pas se plaindre, lui.»

Quant aux Trois Rencontres81, je vais tâcher de vous l'envoyer de Rome. Mais le volume est déjà assez rempli comme cela, et vous pouvez le considérer comme terminé, dès à présent.

Mille amitiés à tout Courtavenel. Je vous serre cordialement la main.

Votre tout dévoué.
IV. TOURGUENEFF.

P. – S.– Si vous mettez le Rossignol82, effacez la phrase: «Dieu qui m'a donné la voix, lui a ôté l'esprit.»

XXXVII

Spasskoïé, 7 juillet/25 juin 1858.

Chère amie,

Je reviens à Spasskoïé après une absence de quatre jours et je trouve votre lettre qui m'annonce la triste nouvelle83! Je n'osais pus vous parler de mes pressentiments; je m'efforçais de me persuader à moi-même que tout pouvait encore bien finir, – et voilà qu'il n'est plus! Je le regrette beaucoup pour lui-même; je regrette tout ce qu'il a emporté avec lui; je ressens profondément la cruelle douleur que cette perte vous a causée, et le vide que vous ne remplirez que bien difficilement. Il vous aimait bien! Viardot et Louise doivent être bien tristes aussi tous les deux. Quand la mort frappe dans nos rangs, les amis qui restent doivent se resserrer encore plus étroitement; ce n'est pas une consolation que je vous offre, c'est une main amie que je vous tends, c'est un cœur bien dévoué qui vous dit de compter sur lui comme sur celui qui vient de cesser de battre.

 

Je ne peux m'empêcher de penser à la dernière fois que j'ai vu Scheffer; il avait si bon air que l'idée d'une dernière entrevue ne pouvait pas même se présenter à mon esprit. Il était en train de peindre un Christ avec la Samaritaine; je m'assis derrière lui et nous causâmes longuement. Je lui racontai mon voyage en Italie (c'était dans les premiers jours du mois de mai). Jamais je ne l'ai vu plus affable et de meilleure humeur. Quel coup terrible pour sa fille!

Je suis trop sous l'impression de cette funèbre nouvelle pour vous parler beaucoup de moi. Je vous dirai en deux mots que j'ai passé trois journées fort agréables chez des amis84: deux frères et une sœur, excellente personne qui se sent très malheureuse. Elle a été forcée de se séparer de son mari, espèce de Henri VIII campagnard fort dégoûtant; elle a trois enfants qui viennent très bien, surtout depuis que le papa n'est plus là. Il les traitait fort durement par système; il se donnait le plaisir de les élever à la spartiate, tout en menant un train de vie directement opposé. Ces choses-là arrivent souvent: on se donne ainsi les agréments du vice et de la vertu, – ceux de la vertu par procuration.

Des deux frères, l'un est assez insipide, l'autre est un charmant garçon, paresseux, phlegmatique, peu causeur, et, en même temps, très bon, très tendre et délicat de goût et de sentiment, un être véritablement original. Le troisième frère (le comte L. Tolstoï, celui dont je vous ai parlé comme d'un de nos meilleurs écrivains, cela vous fait sourire et vous rappelle Fet, que je vais voir demain, car il est mon voisin; – mais pour Tolstoï: il est sérieusement et pour tout de bon un talent hors ligne, et j'espère bien un jour vous en convaincre en vous traduisant son Histoire d'une enfance. Je ferme ici cette interminable parenthèse). Le troisième frère, dis-je, qui devait venir, n'est pas venu. La sœur est assez bonne musicienne; nous avons joué du Beethoven, du Mozart, etc.

I. TOURGUENEFF.

XXXVIII

Spasskoïé, 21 juillet 1858.

Chère et bonne madame Viardot,

Je commence ma lettre par une nouvelle affligeante pour tous les Russes. Le peintre Ivanoff, dont je crois vous avoir parlé dans mes lettres de Rome, vient de mourir du choléra à Saint-Pétersbourg.

Pauvre homme! après vingt-cinq années de travail, de privations, de misère, de réclusion volontaire, au moment où son tableau venait d'être exposé, avant d'avoir reçu une récompense quelconque, avant même de s'être convaincu du succès de cette œuvre à laquelle il avait voué toute sa vie, – la mort, une mort subite comme un coup d'apoplexie, mais plus cruelle, car elle ne frappe pas à la tête! Un méchant article de journal qui lui disait des injures, puis des dédains calculés, voilà tout ce que sa patrie lui a offert dans le court espace de temps qui s'est écoulé entre son retour et sa mort. Quant à son tableau85, il appartient certainement à cette époque de l'art où nous sommes entrés depuis un siècle et plus, et qui est, il faut bien l'avouer, une époque de décadence. Ce n'est plus de la peinture pure et simple, c'est de la philosophie, de la poésie, de l'histoire, de la religion. Il y a des défauts déplorables, mais c'est pourtant une grande chose, une œuvre sérieuse, élevée, et dont il faut désirer l'influence en Russie, ne fût-ce que comme réaction à l'école fondée par Bruloff86

IV. TOURGUENEFF.

XXXIX

Spasskoïé, 30 juillet 1858.

…Voici ce que j'ai fait pendant les neuf jours qui viennent de se passer: J'ai beaucoup travaillé à un roman que j'ai commencé et que j'espère finir pour le commencement de l'hiver87; puis je suis allé à la chasse à 150 verstes d'ici et j'y ai perdu inutilement cinq jours, car les marais étaient encore vides, le temps de la migration des doubles et des bécassines n'est pas encore commencé. Je m'occupe en même temps, avec mon oncle, de l'arrangement de mes rapports avec les paysans: à partir de l'automne, ils seront tous mis à l'obroc, c'est-à-dire que je leur céderai la moitié des terres pour une redevance annuelle, et je louerai des travailleurs pour cultiver les miennes. Ce ne sera qu'un état transitoire, en attendant la décision des comités88: mais rien de définitif ne saurait être fait d'ici là.

Je viens de vous mentionner un roman que je suis en train d'écrire. Que j'aurais été heureux de vous en soumettre le plan, de vous exposer les caractères, le but que je me suis fixé, etc.; comme j'aurais recueilli précieusement les observations que vous m'auriez faites! Cette fois-ci, j'ai longtemps médité mon sujet, et j'éviterai, je l'espère, les solutions impatientes et brusques qui vous choquaient à bon droit. Je me sens en veine de travail, et pourtant l'ardeur de la jeunesse est déjà loin de moi; j'écris avec un certain calme qui m'étonne: pourvu que l'œuvre ne s'en ressente pas! Qui dit froid, dit médiocre.

IV. TOURGUENEFF.
69Il faut se souvenir que le servage n'était pas encore aboli à cette époque en Russie.
70Journal russe, Mme Viardot était à ce moment en représentation à Saint-Pétersbourg.
71On se souvient que Tourgueneff a été exilé dans ses terres à la suite de son article sur Gogol.
72La fille de Tourgueneff.
73Mme Viardot s'était chargée de la surveillance de son éducation.
74Roudine, probablement.
75Scènes de la vie russe, 2e série, traduite, en collaboration de l'auteur, par Louis Viardot.
76A M. Louis Viardot.
77L'un des directeurs de la maison d'édition Hachette.
78La deuxième série des Scènes de la vie russe.
79Xavier Marmier avait traduit un volume des nouvelles de Tourgueneff, sous le même titre de Scènes de la vie russe (1re série).
80Un récit de Tourgueneff, qu'il traduisit en commun avec M. Viardot et qui parut dans le recueil: Scènes de la vie russe, en 1858 (2e série).
81Autre récit de Tourgueneff.
82Idem.
83La mort du célèbre peintre Arry Scheffer.
84Dans la propriété de Léon Tolstoï, à Yasnaïa Poliana, qui n'est pas très éloignée de Spasskoïé.
85Le tableau dont parle Tourgueneff est la fameuse «Apparition du Christ», à laquelle le peintre russe a travaillé pendant plus d'un quart de siècle et qui est son principal titre de gloire.
86Représentant russe de l'art académique.
87Il s'agit de A la Vielle, roman traduit en français sous le titre de: Un Bulgare.
88Les Comités institués par Alexandre II pour préparer la réforme de l'affranchissement des serfs, affranchissement proclamé par l'Empereur le 19 février 1861.

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