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Lettres à Madame Viardot

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XXVII

Moscou, midi 1/13 janvier 1851.

Bonjour, chère et bonne madame Viardot. Je ne veux pas commencer mon année sans invoquer ma douce et chère patronne et sans appeler sur elle toutes les bénédictions du Ciel.

Hélas! se peut-il que toute cette année s'écoule sans que j'aie le bonheur de vous revoir? C'est une idée bien cruelle et à laquelle il faut cependant que je m'habitue…

Nous avons passé la soirée d'hier chez un de mes amis, et quand minuit a sonné, vous vous imaginez bien à qui j'ai mentalement porté mon toast! Tout mon être s'est élancé vers mes amis, mes chers amis de là-bas… Que le Ciel veille sur eux et les garde!.. Mon cœur est toujours là-bas, je le sens. A demain. Il faut que je sorte, j'ai quelques visites à faire. J'ai une foule de choses à vous communiquer. Ce n'est pas sans raison que je suis resté si longtemps à Moscou. J'ai mené à bonne fin une entreprise assez difficile et délicate. Je vous parlerai de tout cela demain. Aujourd'hui soir, on donne une de mes comédies manuscrites chez la comtesse Sollohoub, un théâtre de société. On m'a engagé d'assister à la représentation, mais je me garderai bien de le faire; je craindrais trop d'y jouer un personnage ridicule. Je vous dirai quel aura été le résultat. A demain. Mais je veux me mettre à vos pieds et embrasser le pan de votre robe dès aujourd'hui, chère, chère, bonne, noble amie. Que le Ciel vous protège!

Mercredi, 3 janvier.

Il paraît que ma comédie a eu un très grand succès avant-hier, car on la répète aujourd'hui, et je viens de recevoir une invitation pressante d'y aller ce soir. Cette fois-ci j'irai; je ne veux pas avoir l'air de me donner des airs.

J'ai donné hier un dîner d'adieu à mes amis, nous étions en tout vingt personnes. Il faut avouer que vers la fin de la soirée nous étions tous on ne peut plus animés. Il y avait entre autres un acteur comique d'un très grand talent, M. Sadofski, qui nous a fait mourir de rire, en improvisant des scènes, des dialogues de paysans, etc… Il a beaucoup d'imagination et une vérité de jeu, d'intonation et de geste, que je n'ai presque jamais rencontrée aussi parfaite. Il n'y a rien de si bon à voir que l'art devenu nature.

Je vous avais promis hier de vous dire pourquoi je suis resté à Moscou beaucoup plus longtemps que je ne m'y attendais. Voici en peu de mots la raison: Il y avait deux personnes, deux femmes à éloigner de la maison, où elles mettaient la discorde à chaque instant. Pour l'une d'elles la chose n'a pas été difficile (c'était une veuve d'une quarantaine d'années, que ma mère avait eue près d'elle pendant les derniers mois de sa vie), on l'a largement payée et priée d'aller chercher une autre maison que la nôtre. L'autre était cette jeune fille que ma mère avait adoptée, une vraie Mme Lafarge, fausse, méchante, rusée et sans cœur. Il me serait impossible de vous dire tout ce que cette petite vipère a fait de mal. Elle avait entortillé mon frère, qui, dans sa bonté naïve, la prenait pour un ange: elle est allée jusqu'à calomnier odieusement son propre père, et puis, quand j'ai réussi par le plus grand des hasards à saisir le fil de toute cette intrigue, elle a tout avoué, elle nous a bravés avec une insolence, un aplomb qui m'a fait penser à Tartufe ordonnant, chapeau en tête, à Orgon, de quitter sa maison. Il était impossible de la garder plus longtemps, et cependant nous ne pouvions pas la mettre sur le pavé… Son propre père refusait de la prendre chez lui (il est marié et a une grande famille). Notre situation était très embarrassante. Enfin, heureusement, il s'est trouvé une personne, un docteur, ami du père de la demoiselle, qui a consenti à s'en charger en la prévenant d'avance qu'elle serait gardée à vue. Mon frère et moi, nous lui avons donné une lettre de change de 60.000 francs payables dans trois ans avec 6 p. 100 d'intérêt, toute la garde-robe de ma mère, etc., etc. Elle nous a donné un reçu, et nous en voilà quittes! Ouf! ça a été une lourde charge. Je ne sais ce qui devait résulter de son séjour chez mon frère, mais je sais que nous ne respirons que depuis qu'elle n'est plus là. Quelle mauvaise et perverse nature, à dix-sept ans! Cela promet. Il est vrai qu'elle a reçu une éducation détestable… Enfin, n'en parlons plus, elle est contente et nous aussi. Cependant, je vous avoue que je ne suis pas fait pour de pareilles opérations! J'y mets assez de sang-froid et de résolution, mais cela me détraque les nerfs horriblement. J'ai trop pris l'habitude de vivre avec de bonnes et honnêtes gens. La méchanceté, la perfidie surtout ne me fait pas peur, mais elle me soulève le cœur. Il m'a été impossible de travailler pendant ces derniers quinze jours.

Vendredi 5.

Hé bien, en effet, j'ai eu un grand succès avant-hier. Les acteurs ont été détestables, surtout la jeune première (une princesse Tcherkassky), ce qui n'a empêché ni le public d'applaudir à outrance, ni moi d'aller les remercier avec effusion derrière les coulisses. J'ai été, malgré tout, assez content d'avoir assisté à cette représentation. Je crois que ma pièce aura du succès sur le théâtre, puisqu'elle a plu, malgré le massacre des dilettanti. (On la donne à Pétersbourg le 20, ici le 18.) C'est tout de même drôle de se voir jouer.

Je pars demain, mais je vous écrirai encore avant de partir. Il me tarde d'avoir une lettre de vous. On ne me les envoie plus à Moscou, elles m'attendent à Pétersbourg… A demain.

Lundi 8.

L'homme propose et Dieu dispose, chère madame Viardot. Je devais partir samedi, et me voilà encore à Moscou. J'ai attrapé une toux, et, aussi longtemps qu'elle durera, il me sera impossible de quitter ma chambre. J'espère qu'elle passera dans peu de jours. Ce contretemps m'est assez désagréable, mais il faut s'y résigner.

Hier, Diane a mis bas sept petits, blancs et jaunes comme elle, six chiens et une chienne. Sa tendresse de mère va jusqu'à la férocité, et elle fait des yeux terribles quand je touche à un de ses petits. Les autres n'osent pas seulement s'approcher d'elle. Je vous envoie cette lettre aujourd'hui, je vous écrirai encore une fois avant de partir. J'espère que je pourrai le faire jeudi.

Il y a plus de deux mois que la petite Pauline60 est à Paris. Comment va-t-elle, et fait-elle des progrès?

Je suis certain de trouver des détails qui la concernent dans vos lettres qui m'attendent à Pétersbourg, car je suis sûr qu'il y en a là-bas au moins deux. Je vous aime et vous embrasse tous. Tiens, une idée. Si j'écrivais à Gounod au lieu de vous écrire avant mon départ? C'est ce que je ferai. Ainsi, adieu jusqu'à Pétersbourg.

Votre
IVAN. TOURGUENEFF.

XXVIII

Moscou, mercredi 17/29 janvier 1851.

Je relève de maladie, comme Jodelet dans les Précieuses ridicules, chère et bonne amie; j'ai eu une fièvre catarrhale assez forte, qui m'a mis sur le flanc pendant quatre jours. Ce qui m'est surtout désagréable, c'est le retard que cette maladie a apporté à mon voyage, et ce qu'il y a surtout de désagréable dans ce retard, c'est qu'il me prive de vos lettres qui m'attendent à Pétersbourg et que j'ai eu la bêtise de ne pas faire venir ici; j'espérais toujours pouvoir partir. Il est très probable que je resterai ici une semaine encore; vous ne sauriez croire quel vide me fait l'absence de vos lettres; il y a longtemps que je ne reçois pas de vos nouvelles, j'en suis tout désorienté.

On donne demain une comédie que j'ai composée pour les acteurs de Pétersbourg, mais que Stchepkine61 m'a demandée pour son bénéfice.

Je n'ai rien à refuser à ce brave et digne homme. Si je ne me sens pas trop mal, j'irai à la première représentation. Jusqu'à présent je ne ressens pas la moindre agitation. Nous verrons demain. Il paraît que la jeune première est détestable. Enfin, nous verrons.

Adieu, jusqu'à demain, chère et bonne amie; je vous invoque et me mets sous votre protection, chère patronne.

Jeudi, une heure du matin.

C'est donc pour ce soir; cela commence à me faire un peu d'effet. Malheureusement je me sens plus mal qu'hier et le docteur vient de me conseiller de ne pas sortir ce soir. Ce serait cependant désagréable… Mon frère y va avec sa femme. – C'est une petite comédie en un acte qui a pour titre: Une Provinciale. La donnée en est simple, tout dépend du jeu des deux acteurs principaux. L'un est bon, à ce que l'on dit; l'autre (ou plutôt l'actrice) est très mauvais. La salle sera pleine. Stchepkine vient de m'envoyer un billet pour loge d'en haut. Je crois que j'irai, quoique je me sente mal; j'ai une chaleur de tous les diables.

 
Sept heures du soir.

J'ai quatre-vingts pulsations par minute, et je vais au théâtre. Je ne puis pas rester à la maison. Je vous serre les deux mains bien fort. Que vous écrirai-je en rentrant?

Onze heures.

Par exemple je m'attendais à tout, hormis à un tel succès! Imaginez-vous qu'on m'a rappelé avec des vociférations telles, que je me suis enfui tout éperdu, comme si j'avais mille diables à mes trousses, et mon frère vient de m'apprendre que le vacarme a duré un grand quart d'heure et n'a cessé que quand Stchepkine est venu annoncer que je n'étais pas au théâtre. Je regrette beaucoup de m'être enfui, car on a pu croire que je faisais la petite bouche.

Ma pièce a été assez bien jouée par tout le monde, la jeune première exceptée, qui a été détestable; mais en revanche, l'acteur chargé du rôle principal a été charmant. C'est un jeune acteur qui se nomme Choumski; il a fait un grand pas dans l'opinion du public, je suis enchanté de lui on avoir fourni l'occasion. Au moment où la toile s'est levée, j'ai prononcé tout bas votre nom, il m'a porté bonheur. Mais il faut que je me couche, car j'ai une fièvre de cheval.

Vendredi, 2 heures.

L'excursion d'hier ne m'a pas fait beaucoup de mal; j'ai passé une mauvaise nuit, il est vrai, mais aujourd'hui je me sens assez bien. J'ai vu aujourd'hui plusieurs de mes amis qui sont venus me féliciter; il paraît que mon succès a été en effet très grand; la salle était comble, et on a vu de mes ennemis (littéraires) applaudir à tout rompre. Tant mieux, tant mieux. Le bon Stchepkine est venu m'embrasser et me gronder sur ma fugue. J'ai l'intention d'envoyer un petit cadeau à Choumski, cela lui fera plaisir. On donne, demain la même pièce à Pétersbourg. C'est cependant agréable d'avoir un succès. Allons, il faut que cela me serve d'éperon.

Imaginez-vous que je viens d'apprendre par un monsieur qui arrive de Pétersbourg que le comptoir Yazykoff a plusieurs lettres à mon nom, qu'on n'envoie pas à Moscou, parce qu'on s'attend d'heure en heure à mon arrivée; cela me cause un dépit dont je ne saurais vous donner une idée. Dieu! Dieu! Dieu! que je suis bête!

Permettez-moi de vous remercier pour mon succès d'hier; je m'imagine que si je n'avais pas prononcé votre nom, la chose aurait pris une tout autre tournure; je suis si heureux de rattacher toute ma vie à votre cher et bon souvenir, à votre influence. Je vous embrasse les mains avec reconnaissance et tendresse. Que le Ciel veille sur vous! A demain.

IVAN. TOURGUENEFF.
Lundi.

Je ne vous ai pas écrit ni samedi, ni dimanche; j'étais languissant, pour ne pas dire bête. On répète ma pièce ce soir, on ne joue ici la comédie que trois fois par semaine. Je compte sortir aujourd'hui en voiture; il fait un temps superbe.

Les yeux des petits de Diane se sont enfin ouverts à la lumière; ils sont très drôles, très gentils et très bien portants.

Ce serait bien le diable si je devais rester ici plus d'une semaine! J'ai une foule de visites, etc.; ce sont des compliments à perte de vue. Je vous le dis, parce que je sais que cela vous fera plaisir. Je suis sûr que vous me parlez dans vos lettres de Sapho, des répétitions commencées (car j'espère bien qu'elles le sont); et dire que je n'en sais rien par ma faute! Mais je les aurai, ces lettres, dans quatre jours. Je vous écrirai un volume et pour Gounod. Je vous répète, je ne quitterai pas Moscou sans lui avoir écrit une longue lettre.

Que fait la petite Pauline? Est-elle sage? Apprend-elle le français et le piano?

Adieu; je vous embrasse tous avec une tendresse indicible. Je commence par vous; puis Viardot; puis Gounod; puis Mme Garcia62; puis Mme Gounod; puis Mme Berthe; puis «el mujer Marinero Español y su muyler»; puis Manuel; puis Louise63, puis tout le monde, tous les amis et je finis par vous. Mes chers amis, mon cœur est avec vous. Adieu. Portez-vous-bien; soyez heureux et contents et n'oubliez pas votre fidèle ami

IV. TOURGUENEFF.

XXIX

Saint-Pétersbourg, 21 février 1852.

…Il m'est impossible de continuer cette lettre comme je l'avais commencée. Un bien grand malheur nous a frappés: Gogol est mort à Moscou, mort après avoir tout brûlé, – tout, – le deuxième tome des Ames Mortes, une foule de choses achevées ou commencées, – tout enfin. Il vous serait difficile d'apprécier toute la grandeur de cette perte si cruelle, si complète. Il n'y a pas de Russe dont le cœur ne saigne dans cet instant. C'était plus qu'un simple écrivain pour nous: il nous avait révélés à nous-mêmes. Il était dans plus d'un sens le continuateur de Pierre le Grand pour nous. Ces paroles peuvent vous paraître exagérées, dictées par la douleur. Mais vous ne le connaissez pas; vous ne connaissez que les moindres de ses ouvrages et même si vous les connaissiez tous, il vous serait difficile de comprendre ce qu'il était pour nous. Il faut être Russe pour le sentir. Les esprits les plus pénétrants parmi les étrangers, un Mérimée par exemple, n'ont vu en Gogol qu'un humoriste à la façon anglaise. Sa signification historique leur a complètement échappé. Je le répète, il faut être Russe pour savoir ce que nous avons perdu…

IV. TOURGUENEFF.

XXX

Saint-Pétersbourg, 1er/13 mai 1852.
A Monsieur et à Madame Viardot

Mes chers amis,

Cette lettre vous sera remise par une personne qui part d'ici dans quelques jours, ou bien elle l'expédiera à Paris après avoir franchi la frontière, de sorte que je puis vous parler un peu à cœur ouvert et sans craindre la curiosité de la police.

Je commence par vous dire que si je n'ai pas quitté Saint-Pétersbourg depuis un mois c'est bien contre mon gré. Je suis aux arrêts d'une maison de police, par ordre de l'Empereur, pour avoir fait imprimer dans un journal de Moscou un article, quelques lignes sur Gogol. Ça n'a été qu'un prétexte, l'article en lui-même étant parfaitement insignifiant. Il y a longtemps qu'on me regarde de travers. On s'est accroché à la première occasion venue. Je ne me plains pas de l'Empereur64, l'affaire lui a été si perfidement présentée, qu'il n'aurait pu agir autrement. On a voulu mettre un terme sur tout ce qui se disait sur la mort de Gogol, et on n'a pas été fâché, en même temps, de mettre l'embargo sur mon activité littéraire.

Dans quinze jours d'ici on m'expédiera à la campagne, où je dois rester jusqu'à nouvel ordre. Tout cela n'est pas gai comme vous voyez; cependant je dois dire qu'on me traite fort humainement; j'ai une bonne chambre, des livres; je puis écrire. J'ai pu voir du monde dans les premiers jours. Maintenant c'est défendu, car il en venait trop. Le malheur ne fait pas fuir les amis, même en Russie. Le malheur, à dire vrai, n'est pas très grand. L'année 1852 n'aura pas eu de printemps pour moi, voilà tout. Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est qu'il faut dire un adieu définitif à toute espérance de faire un voyage hors du pays; du reste je ne me suis jamais fait d'illusion là-dessus. Je savais bien, en vous quittant, que c'était pour longtemps, si ce n'est pour toujours. Maintenant je n'ai qu'une ambition, c'est qu'on me permette d'aller et de venir dans l'intérieur de la Russie. J'espère que cela ne me sera pas refusé! L'Héritier65 est très bon, je lui ai écrit une lettre dont j'attends quelque bien.

Vous savez que l'Empereur est parti. On avait mis aussi les scellés sur mes papiers, ou plutôt on a cacheté les portes de mon appartement, qu'on a ouvert dix jours plus tard sans rien examiner. Il est probable qu'on savait qu'il ne s'y trouvait rien de défendu.

Il faut avouer que je m'ennuie passablement dans mon trou. Je profile de ce loisir forcé pour travailler du polonais, que j'avais commencé à étudier il y a six semaines. Il me reste encore quatorze jours de réclusion. Je les compte, allez!

Voici, mes chers amis, les nouvelles, peu agréables, que j'ai à vous donner. J'espère que vous m'en donnerez de meilleures. Ma santé est bonne, mais j'ai ridiculement vieilli. Je pourrais vous envoyer une mèche de cheveux blancs, sans exagération. Cependant je ne perds pas courage. A la campagne, la chasse m'attend! Puis, je vais tâche d'arranger mes affaires; je continuerai mes études sur le peuple russe, sur le peuple le plus étrange et le plus étonnant qu'il y ait au monde. Je travaillerai à mon roman avec d'autant plus de liberté d'esprit que je ne le destinerai pas à passer sous les griffes de la censure. Mon arrestation va probablement rendre impossible la publication de mon ouvrage à Moscou. Je le regrette, mais que faire?

Je vous prie de m'écrire souvent, mes chers amis, vos lettres contribueront beaucoup à me donner du courage pendant ce temps d'épreuves. Vos lettres et le souvenir des jours passés de Courtavenel, voilà tout mon bien. Je ne m'appesantis pas là-dessus, crainte de m'attendrir. Vous le savez bien, mon cœur est avec vous, je puis le dire, maintenant surtout… Ma vie est finie, le charme n'y est plus. J'ai mangé tout mon pain blanc; mâchons ce qui reste de pain bis, et prions le Ciel qu'il soit «bien bon» comme disait Vivier66.

Je n'ai pas besoin de vous dire que tout ceci doit rester parfaitement secret; la moindre mention, la moindre allusion dans un journal quelconque suffirait pour m'achever.

Adieu, mes chers et bons amis; soyez heureux, et votre bonheur me rendra aussi content que je puis l'être. Portez-vous bien, ne m'oubliez pas, écrivez-moi souvent, et soyez bien persuadés que ma pensée est toujours avec vous. Je vous embrasse tous, et je vous envoie mille bénédictions. Cher Courtavenel, je te salue aussi, toi! Écrivez-moi souvent. Je vous embrasse encore. Adieu!

Votre
IV. TOURGUENEFF.

XXXI

Spasskoïé67, 13 octobre 1852.

Imaginez-vous un ouragan, une trombe de neige qui ne tombe pas, qui se précipite, qui tourbillonne, obscurcit l'air tout en étant blanche, et couvre déjà la terre à hauteur d'homme. Voilà le temps qu'il fait à l'heure qu'il est, chère madame Viardot. Vous autres, Européens, vous ne sauriez vous faire une idée de ce que c'est qu'une métielle russe. Heureusement qu'il ne fait pas très froid, sans cela que de victimes! Il y a deux ans, neuf cents personnes périssaient dans le seul gouvernement de Toula par une métielle semblable à celle-ci. Mais de mémoire d'homme on n'en a pas vu de pareille à cette époque! Il paraît que pour nous consoler du détestable été que nous venons de subir, l'hiver veut arriver plus tôt que de coutume. C'est l'histoire du monsieur qui épouse une femme laide et pauvre, mais bête! Et cependant je ne suis pas triste malgré le temps affreux, malgré cet avant-goût des six mois d'isolement complet qui m'attendent. Je me sens au contraire tout ému et réjoui: c'est que j'ai devant moi la chère lettre que vous m'avez écrite à votre retour d'Angleterre à Courtavenel.

 

Ma chère et bonne amie, je vous supplie de m'écrire souvent; vos lettres me rendaient toujours heureux, mais c'est surtout maintenant qu'elles me sont devenues nécessaires; me voici cloué à la campagne pour je ne sais combien de temps, réduit à mes propres ressources. Pas de musique, pas d'amis; que dis-je? pas même de voisins pour s'ennuyer ensemble! Les Tutcheff68 sont d'excellentes gens, mais nous nageons dans des eaux trop différentes. Que me reste-t-il? Je crois vous l'avoir dit plus d'une fois: le travail et les souvenirs. Mais pour que l'un me soit facile et les autres moins amers, il me faut vos lettres avec ces bruits de vie heureuse et active, avec cette odeur de soleil et de poésie qu'elles m'apportent… Je sens ma vie qui s'enfuit goutte à goutte comme l'eau d'un robinet à demi fermé; je ne la regrette pas; qu'elle s'épuise… qu'en ferais-je? Il n'est donné à personne de retourner sur les traces du passé, mais j'aime à me le rappeler, ce passé charmant et insaisissable, par une soirée comme celle-ci, où, en écoutant les hurlements désolés de la bise sur toute cette neige amoncelée, il me semble… Fi! je ne veux ni m'attrister ni vous attrister aussi par contre-coup… Tout ce qui m'arrive est encore très supportable, il faut se raidir sous le faix pour le moins sentir… Mais écrivez-moi souvent.

 
Et de tristesse couronnée
La terre entre dans son sommeil…
 

Cette phrase de l'Automne de Gounod me chante dans la tête depuis le commencement de cette lettre; son Automne est adorable. Je me sens tout pénétré d'attendrissement, il faut s'y arracher, car à quoi bon?

Je viens d'ouvrir pour un instant la porte de mon balcon… Brrrrr! quelle bouffée de froid sombre, de vent glacial et de neige… Diane, qui s'était levée, recule d'horreur… Ah! pauvre petite, tu n'es pas habituée à un climat pareil. Pauvre Française, va! Allons, mettons-nous l'un à côté de l'autre et pensons à Courtavenel. A demain.

Mardi.

Aujourd'hui, il fait un temps étrange, mais assez agréable. L'air est rempli de brouillard; pas le moindre vent, tout est blanc, le ciel et la terre; la neige fond à petit bruit. On entend partout le chuchotement de gouttelettes d'eau qui tombent; il fait très doux. Nous allons, mes deux chasseurs et moi, faire une excursion à quelques verstes d'ici; nous espérons tuer pas mal de lièvres.

J'ai commencé, selon votre désir, un petit traité sur le Jeu du paysan, qui remplira au moins quatre pages, et que je vous enverrai mardi prochain; je ne croyais pas que cela pût devenir aussi long… Mon chasseur vient d'entrer en me disant: «Ah, monsieur, il faut partir; la terre prend un bain tiède après la métielle d'hier.» J'ai fait atteler deux traîneaux, nous allons inaugurer le traînage.

Dites à Viardot que j'ai lu sa lettre avec grand plaisir. Le petit conte de la fin est plaisamment imaginé; mais ces sortes de choses sont comme tous les tours de force des pianistes, toute la difficulté (et tout le mérite) gît dans l'exécution. Mais, un jour ou l'autre, nous verrons.

Adieu, chère amie, à bientôt. Mille amitiés à tout le monde.

Votre
IV. TOURGUENEFF.
60La fille de Tourgueneff confiée par lui à Mme Viardot.
61Le célèbre acteur, ami de Gogol et créateur du principal rôle de Revisor (le rôle du maire).
62La mère de Mme Viardot.
63Le frère et la fille de Mme Viardot.
64Nicolas Ier.
65Le grand-duc Alexandre Nicolaïevitch, plus tard Alexandre II.
66Eugène Vivier, le célèbre corniste improvisateur, homme de beaucoup d'esprit et dont les traits amusaient souvent Tourgueneff et toute la famille Viardot. Les journaux en ont parlé récemment à l'occasion de sa mort.
67On sait (voir Tourgueneff d'après sa correspondance, par E. Halpérine-Kaminsky) que Tourgueneff a été exilé dans sa propriété de Spasskoïé à la suite de son article sur la mort de Gogol, en 1852. Cette réclusion a duré jusqu'à la fin de 1854; rendu libre grâce à l'intervention du grand-duc héritier (plus tard Alexandre II), Tourgueneff revint en France.
68M. Tutcheff a été un poète d'une rare finesse et de grâce.

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