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Lettres à Madame Viardot

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L

Moscou, jeudi 9/21 mars 1867.

Me voici donc ici, theuerste Freundin! installé dans une bonne chambre avec un jardin tout enseveli sous des édredons de neige; devant ma fenêtre, et au delà des arbres, une petite église byzantine rouge avec des toits verts, dont la sonnerie m'a réveillé ce matin.

Il y a aujourd'hui trois semaines que j'ai quitté Bade… puissé-je être de retour dans quatre! Je vais y travailler de toutes mes forces… Une fois le voyage de Spasskoïé derrière moi, le reste ira plus facilement. Vous pouvez croire que je me soigne beaucoup pour éviter toute espèce de retard. Le pied va assez bien.

Et vous, que faites-vous? Jamais je n'ai eu aussi peu de nouvelles de vous que pendant cette absence. Je sais par un télégramme de Viardot, envoyé il y a une semaine, que vous étiez arrivés à Bade; mais ensuite que s'est-il passé? Que se passe-t-il? Ma pensée s'occupe incessamment de ces questions. Je n'ai pas trouvé de lettre chez Katkoff; peut-être en viendra-t-il une aujourd'hui.

Vendredi matin.

Non, il n'est pas arrivé de lettre, j'ai envoyé hier un télégramme avec réponse; je ne puis pas rester dans cette incertitude. La réponse n'est pas encore venue… elle viendra pourtant.

Je pars demain pour Spasskoïé. Mon manuscrit est déjà à l'imprimerie. Je compte être de retour dans une semaine. Ecrivez-moi à l'adresse de Massloff. Mon pied va presque bien, je n'ai plus de canne.

Vendredi 2 heures.

La réponse est venue enfin; elle m'a tranquillisé, quoique j'eusse désiré au mot de «santés» une autre épithète que «passables». La grande question n'est pas résolue, elle le sera probablement sous peu de jours. Je ne puis vous dire quelle sehnsucht j'ai pour Bade et combien chaque jour me semble long et pesant!

J'ai passé la soirée d'avant-hier chez M. Pissemsky, un de nos bons littérateurs107. Je ne sais si vous vous rappelez quelques fragments d'un roman que je vous ai traduit et qui vous ont frappée par leur verve brutale. Il y avait plusieurs dames chez lui; dans le nombre une Mlle Savitzki, qui, à ce qu'on dit, a un talent d'actrice hors ligne, et dont la figure, quoique laide, avait en effet quelque chose de remarquable, des sourcils et des yeux tragiques.

J'ai écrit à Viardot une petite lettre dans laquelle je donne quelques détails sur mes faits et gestes depuis mercredi, jour de mon arrivée chez l'ami Massloff.

J'ai vu mon frère, qui est aussi en train de s'acheter une maison à Moscou; il a l'air mieux portant et plus dispos que dans ces derniers temps.

Hier au soir, je suis allé chez le long W… pour voir sa sœur, une princesse T… très aimable femme; Mme W… parle de Bade avec le plus vif regret. J'ai fait chorus, comme vous pouvez bien l'imaginer.

A propos, le bruit s'était répandu ici que Z… avait tué son valet de chambre. Mme Anstett serait-elle passée par là?.. Ayez la bonté de saluer de ma part cette bonne femme et dites-lui que je lui écrirai dès mon retour de la campagne. Oh! Mme Anstett, et Pégase, et la gare d'Oos, quand vous reverrai-je?

Ecrivez-moi, je vous en prie, donnez-moi quelques détails. Mille amitiés à tout le monde et les souvenirs les plus affectueux pour vous.

IV. TOURGUENEFF.

LI

Moscou, 14/26 mars 1867.

Ouf! chère madame Viardot, quelles journées je viens de passer! Je vais vous les raconter en détail. Vous vous rappelez que je devais partir samedi pour Spasskoïé; je me suis mis en route, en effet, vers cinq heures et demie, avec un valet de chambre et mon intendant. Il y a un chemin de fer qui va d'ici à une ville nommée Serpoukhoff, à 90 verstes de Moscou; un traîneau ouvert m'y attendait pour continuer le voyage. Je ne me sentais pas bien dès le matin; à peine établi dans un wagon, je fus pris par une toux violente qui ne fit que croître et embellir; arrivé à la gare de Serpoukhoff, qui se trouve à quatre verstes de la ville, je m'installai pourtant dans mon traîneau; mais grâce aux épouvantables oukhabi (vous savez ce que c'est)108 de ces affreuses quatre verstes, j'atteignis Serpoukhoff avec une vraie fièvre de cheval. Impossible de songer à continuer le voyage. Je passai une nuit blanche dans une misérable chambre d'auberge, avec cent pulsations à la minute et une toux qui me brisait la poitrine, et dès sept heures du matin, je dus, dans ce triste état, me soumettre de nouveau à la torture des oukhabi et regagner plus mort que vif le chemin de fer et Moscou. La maison de Massloff me sembla un vrai paradis après cet enfer. J'envoyai chercher vite un médecin et, grâce aux sudorifiques, purgatifs et autres médicaments, me voici aujourd'hui capable de vous écrire et de vous raconter mes misères. Cela n'a été qu'une assez forte bronchite; dans trois ou quatre jours, il n'y paraîtra plus.

Mais voyez-vous le contretemps! Le voyage de Spasskoïé est plus indispensable que jamais. J'ai envoyé mon intendant prendre les devants; il faut que je recommence ma tentative, et nous sommes ici en Russie, à la veille du temps où toutes les communications cessent, grâce à la fonte des neiges. Si mon oncle voulait être raisonnable et laisser les choses s'arranger par écrit! Mais il ne le sera pas, ne le voudra pas. J'ai pourtant rassemblé toutes mes forces, je lui ai écrit aujourd'hui une longue lettre: peut-être fera-t-elle quelque impression sur lui109. Mais je me console à l'idée que cela aurait pu être plus grave. Je vous tiendrai au courant de ce qui m'arrivera.

J'ai eu un autre grand plaisir en rentrant avant-hier à la maison: j'ai trouvé vos deux lettres; celle que vous aviez adressée à Pétersbourg et l'autre, avec l'adresse de Massloff (fort exactement écrite), et la lettre de Viardot. Si l'inventeur du télégraphe électrique est un grand homme, l'inventeur de l'écriture, Cadmus, je crois, n'est pas à dédaigner. Quelle charmante chose que cette feuille de papier qui vient à vous à travers l'espace et qui apporte l'empreinte physique et morale d'une vie qui vous est chère! J'ai lu et relu ces chères lettres et je crois que c'est ce qui m'a guéri. Vous verrez que je finirai par devenir amoureux de la reine et de toute la maison royale de Prusse; ils sont vraiment bien gentils avec vous. Cela leur fait beaucoup d'honneur, mais je ne leur en suis pas moins reconnaissant.

On me promet de m'apporter demain les premières épreuves de mon roman110. Quand je pense que toutes les choses pour lesquelles je suis venu en Russie ne font que commencer… Il ne faut pas que je m'appesantisse trop sur ces pensées, ma fièvre me reprendrait.

Je continuerai demain, j'espère être en état de vous dire que je suis guéri. Mon pied est à peu près revenu à son état normal; j'inaugure la botte dans trois ou quatre jours, quand je pourrai sortir.

Mercredi.

Ma bronchite a disparu ou à peu près; elle a été courte et bonne. Je recommence après-demain l'assaut de Sébastopol. Je ne resterai que deux jours à Spasskoïé; je vous écrirai encore d'ici là. Oh! quelle corvée, quelle corvée que tout ce voyage! Enfin, pourvu que tout aille bien chez vous. Mille amitiés au bon Viardot (j'espère que son lumbago a disparu comme ma bronchite), à tout le monde; je vous serre les deux mains de toute la force de mon attachement. Portez-vous bien.

IV. TOURGUENEFF.

LII

Moscou, 17/29 mars 1867.

Chère madame Viardot, theurste Freundin, ma grippe a disparu et ne m'a laissé qu'une toux stomachique qui cèdera à son tour à l'influence du printemps, quand il viendra, ou plutôt à celle de l'air de Bade, que je compte bien respirer avant vingt jours.

L'impression a commencé avec vigueur, et je passe ma journée à relire des épreuves. C'est peu agréable d'avoir ainsi son nez constamment enfoui dans sa propre odeur, mais c'est indispensable.

 

Si je n'avais pas ce boulet de voyage à Spasskoïé accroché à mon pied, quelle bonne fugue je pourrais faire immédiatement! Mais ce voyage est inévitable; et par quels chemins, par quel temps, eterni Dei! Dans ce moment même, nous avons un ouragan de neige qui fait mal au cœur à voir. Il n'y a de vert ici devant les fenêtres que les toits des maisons.

On parle beaucoup ici de ce qui se passe en France, des derniers débats à la Chambre; on croit généralement que c'est le commencement de la fin, et l'on est persuadé en même temps que dès que l'Exposition sera à peu près finie, votre maître essayera de sortir de sa cruelle position par un coup de tête désespéré, où la question d'Orient (et nous par conséquent) jouera un grand rôle.

En attendant, nous sommes ici en pleine fièvre de chemin de fer. Les commissions pleuvent de tous côtés, les compagnies surgissent partout. On pourra aller de Moscou à Mtsensk dès le mois de septembre (pas maintenant, hélas!), et dans trois ans je pourrai faire le voyage de chez moi sans même toucher Moscou, directement par Vilna, Vitebsk et Orel. Tout ceci est parfait, mais pour le moment, les oukhabi m'attendent gueule béante. Si ces affreux précipices étaient tout droits encore! Mais ils ont de faux mouvements dans leur fond, qui vous font éprouver à s'y méprendre l'effet du roulis d'un vaisseau, plus les tapes que l'on reçoit sur le sommet de la tête et sur les flancs, les reins, etc. Je n'oublierai pas de sitôt les charmantes quatre verstes qui séparent Serpoukhoff de la gare du chemin de fer! Elles m'attendent encore de pied ferme, ces scélérates de verstes! Enfin! enfin! patience!!

Portez-vous bien, je vous en conjure, vous tous à Bade. Je répondrai à Viardot; dites-lui que je le remercie de sa bonne lettre. J'espère qu'il est enfin parvenu à abattre des bécasses. Le temps continue ici à être à la diable; les épreuves vont ferme.

Mille millions de bonnes choses à tout le monde; j'embrasse vos chères mains.

IV. TOURGUENEFF.

LIII

Moscou, 19/31 mars 1867.

Chère et bonne madame Viardot, votre charmante lettre, avec son parfum printanier, avec ses petits brins d'herbe et de fleurs, est venue bien à propos. J'étais dans un mauvais moment et j'avais besoin d'une bonne bouffée comme celle-ci.

Mon pied me fait mal depuis vingt-quatre heures, on dirait que c'est une rechute, et pourtant je suis aussi prudent que possible.

J'ai reçu, non pas une lettre, mais un hurlement de mon oncle qui me traite d'assassin pour n'être pas venu à Spasskoïé, comme si cette grippe, qui m'a saisi au passage, n'eût été qu'une invention de ma part! Que ne donnerais-je pour avoir cet infernal voyage de Spasskoïé derrière moi! Et voici les chemins qui deviennent impraticables, la fonte des neiges s'établit, on ne pourra plus aller bientôt ici sur patins, ni sur roues. Que faire, bon Dieu! Je ne puis pas cependant me risquer dans ces casse-cou, avec cette goutte qui me reprend, avec la toux qui ne me lâche pas encore! D'un autre côté, me voici embarqué dans la publication de mon roman; cela va me retenir à Moscou pendant une semaine encore. Quand je pense que si je n'avais pas cette excursion à Spasskoïé devant moi, rien ne s'opposerait à ce que je fusse à Bade dans quinze jours! C'est là seulement que je serai guéri.

19 mars/1er avril.

J'ai passé une partie de la nuit à écrire deux longues lettres à mon oncle et à mon nouvel intendant, qui doit se trouver dans une situation horriblement embarrassante. Il y a un proverbe russe qui compare les exhortations inutiles à des pois chiches qui rebondissent, lancés contre une muraille. Je crains bien que mon oncle soit cette muraille et que mes pois chiches vont me sauter au nez.

Je me suis traîné hier matin à un concert de musique de chambre avec Laub, Cossmann (qui par parenthèse me dit de le mettre à vos pieds), et M. Rubinstein111. On a joué un délicieux quatuor de Mozart, en si bémol majeur de Beethoven et l'ottetto de Mendelssohn. Laub est un peu trop uniformément doux pour Beethoven, M. Rubinstein joue mieux que son frère, plus simplement et plus correctement. L'ottetto de M… m'a semblé faible et vide après les deux autres. C'est de la littérature musicale fort bien faite, – un article de la Revue des Deux Mondes, – tandis que les deux colosses sont des poètes von gottes gnaden et font des choses qui ne doivent pas mourir. Le public a été très chaud. Serge Wolkoff s'est approché de moi et m'a demandé de vos nouvelles; il est presque aussi blanc que moi. C'est pourtant bizarre comme la vie s'en va vite, vite, vite.

J'ai dû faire une lecture de ma petite nouvelle hier soir chez Katkoff. Il y avait beaucoup de monde, peu sympathique. J'ai débuté et fini par une quinte de toux longue d'une aune. Je crois que cette bagatelle a plu. Katkoff me l'a retenue pour sa revue, c'est le principal112. Il m'a réitéré la promesse de me faire délivrer les dernières épreuves vendredi113. Je pourrai quitter Moscou dès dimanche. Que ferai-je la semaine prochaine? Je vois bien qu'il faudra avaler la couleuvre. Enfin, vous le saurez d'avance.

Merci, mille fois merci pour vos chères lettres: elles me sont bien nécessaires, elles me donnent du courage. J'embrasse les enfants, je dis mille amitiés à Viardot, à Louise, à tout le monde: et je fais comme Cossmann, je me mets à vos pieds.

Portez-vous bien et au revoir.

IV. TOURGUENEFF.

LIV

Moscou, 4 avril/23 mars 1867.

O theuerste Freundin, que vous êtes donc bonne de m'écrire si souvent! Depuis que je suis ici, je ne puis me défendre d'une impression étrange: il me semble que je suis en prison; et je suis emprisonné en effet par le mauvais temps, par la neige sale et vilaine qui rend les rues impraticables, et puis ma jambe, qui me permet à peine de me traîner dans les vastes chambres de la maison que j'habite… et cette toux qui ne me lâche pas… Eh bien! vos lettres sont comme des messagers de liberté! Elles semblent me dire que, dans peu de jours, toutes ces entraves tomberont et je redeviendrai ce que j'ai été jusqu'à présent. Je compte les instants… onze jours encore… c'est bien long. Oh! que j'en ai assez de cet hiver interminable, de tout ce que je vois, de tout ce qui m'entoure!..

Voyons, je vais vous raconter quelque chose. J'ai lu deux fois l'Histoire du lieutenant; la première fois chez M. Katkoff, qui me l'a immédiatement achetée, et où j'ai été cruellement agacé par Mme X… qui n'a cessé de se gratter le nez, de s'arranger, de se tasser, de se frotter les yeux et le ventre (elle est grosse de son quinzième enfant), pendant tout le temps. J'étais assis auprès d'elle et je ne voyais qu'elle, car je tenais mon nez plongé dans mon cahier; je l'ai trouvée fort laide et disgracieuse, ce qu'elle est du reste, lecture à part. La seconde fois, ça a été chez la femme du prince Tcherkaski, du même prince T… qui a été ministre de l'Intérieur en Pologne, et qui a donné sa démission après la maladie de Milutine. On était en petit comité, des gens d'esprit s'intéressant peu aux choses littéraires, des dames sur le retour et dévotes, sans fiel pourtant, et un imbécile à la mode, bon enfant et enthousiaste. Le long Wassittchikoff était du nombre; ce n'est pas pourtant lui l'imbécile. Ma petite plaisanterie a plu tout en scandalisant un peu… Je dois ajouter que faire une lecture est une vraie corvée pour moi, je ne puis m'empêcher d'avoir un secret sentiment de honte. Et après-demain donc!.. lecture publique avec tout le bataclan… Je vous donnerai tous ces détails…

Je termine brusquement cette lettre, car il faut que je l'envoie sur-le-champ à la poste. Ma santé n'est pas trop fameuse non plus… Mon pied me fait mal, je tousse… Enfin! patience… patience!..

J'embrasse toute la maisonnée et vous serre les deux mains avec toute la force d'un attachement inaltérable.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LV

Moscou, Comptoir des Apanages.
6 avril/25 mars 1867.

Si j'étais le comte Michel Wilhorski, chère madame Viardot, je serais fermement convaincu que l'année de 1867 est une année «climatérique» pour moi. Tout va à la diable et je reçois toujours einen Strich durch die Rechnung. Vous savez déjà que je devais lire aujourd'hui en séance publique un fragment de mon roman: eh bien! hier soir, vers dix heures, j'ai été pris d'une attaque de goutte à l'orteil tellement violente, que rien de tout ce que j'ai eu jusqu'à présent ne peut s'y comparer: j'ai souffert toute la nuit comme un damné, et ce n'est que depuis une heure ou deux que l'accès se calme. Naturellement, la lecture est tombée à l'eau. A une heure et demie, au moment où le public «accourait en foule» (il paraît en effet qu'il y avait foule), j'étais couché sur le dos, et mon pied nu levé vers le ciel. Dites à Didie114 de faire un dessin là-dessus. L'accès se calme à l'heure qu'il est, mais ce qui me tourmente, c'est qu'il ait pu avoir lieu, après plus de trois mois de maladie: quand cela finira-t-il, et sur quoi puis-je compter?

Voilà mon départ de Moscou retardé, car il faut que je tienne ma promesse et que je fasse cette malencontreuse lecture, et mon arrivée à Bade, retardée aussi: ce n'est plus le 15 que je pourrai revoir ces endroits chéris! Et si je pouvais me reprocher la moindre imprudence! Mais rien, une vie exemplaire, une vie d'ascète, de saint Jean-Baptiste… et crac! un accès… Vous comprendrez aisément, et sans que j'aie besoin de vous l'expliquer, combien tout ceci m'est pénible… Oh! vilaine, vilaine année climatérique!

Dimanche.

Cela va mieux, mais je ne puis pas encore marcher, c'est-à-dire poser le pied à terre, je suis obligé de me traîner le genou sur une chaise; pourtant je ne désespère pas de pouvoir faire ma diablesse de lecture mercredi, de façon que je pourrai m'en aller jeudi… Mais je ne veux plus rien prévoir, je ne veux plus employer le futur; tout me crève toujours dans la main.

Je viens d'avoir encore une longue conversation avec Katkoff, qui, après des compliments à perte de vue sur mon roman, a fini par me dire qu'il craint qu'on ne reconnaisse dans Irène115 une certaine personne, qu'en conséquence il me conseille de retrancher le personnage. J'ai refusé net, pour deux raisons: la première, c'est que son idée n'a pas le sens commun et que je ne veux pas, pour lui complaire, gâter toute une besogne; la deuxième, c'est que toutes les épreuves sont corrigées et revues et que ce serait tout un travail à refaire, qui prendrait encore dix jours de temps. Assez de Moscou comme cela! Je vous jure que je me sens ici comme en prison.

 
Dimanche soir.

Je viens de recevoir votre lettre ainsi que celle de Viardot… Pauvres petits enfants, avec leur poisson d'avril!.. Je n'ai pas pu y contribuer, et Massembach est dans un piètre état… L'année 1867 aura, vous verrez, la même influence pernicieuse sur mon second architecte, et un beau matin patatras! on entendra un grand bruit dans la vallée de Thiergarten… c'est la belle maison de M. Turkaneff ou Dourganif116 qui sera écroulée… Et je ne verserai pas de flammes.

Rien de nouveau depuis ce matin. Le temps est exécrable, toujours cette sale neige devant les yeux… Oh! comment faire pour s'en aller! Je ne dis plus rien, je ne fais plus de projets. Was geschehen soll, wird geschehen, comme dirait notre profond professeur de philosophie, Wender, à Berlin.

En attendant, le pauvre goutteux embrasse tout le monde et se recommande à vos prières.

Je répondrai à Viardot avant de m'en aller, et je vous embrasse les mains avec la plus affectueuse amitié.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LVI

Moscou, 9 avril/28 mars 1867.

Année climatérique, année climatérique, chère madame Viardot, je ne sors pas de là. Voici que mon pied va mieux et ma lecture ratée samedi doit avoir lieu demain mercredi. Autre misère: M. Katkoff me fait de si grandes difficultés pour mon malencontreux roman, que je commence à croire qu'on ne pourra pas le publier dans sa revue. M. Katkoff veut à toute force faire d'Irène une vertueuse matrone et de tous les généraux et autres messieurs qui figurent dans mon roman, des citoyens exemplaires; vous voyez que nous ne sommes pas près de nous entendre. J'ai fait quelques concessions, mais, aujourd'hui, j'ai fini par dire: «Halte là!» Nous verrons s'il cédera. Quant à moi, je suis bien décidé à ne plus reculer d'une semelle. Les artistes doivent avoir aussi une conscience et je ne veux pas que la mienne me fasse des reproches. Enfin, vous voyez quel embrouillamini que tout cela, et vendredi, coûte que coûte, je dois pourtant partir. Je vous jure que quand je me verrai enfin à Bade, je pousserai un ouf! à faire trembler toutes les montagnes de la Forêt Noire.

Cela se gâte aussi, naturellement, du côté de mon oncle. Avec tout cela, le temps est mauvais et toujours cette neige devant les yeux, j'en deviendrai malade!

Mais parlons d'autre chose. Je suis véritablement épris de la reine de Prusse, et si jamais elle me donnait sa main à baiser, je le ferais avec le plus grand plaisir. Il est impossible d'être plus gracieuse, et on sent qu'elle a pour vous une véritable affection, ce qui la rend charmante à mes yeux. Avec tout cela, il n'est pas impossible que votre marche militaire ne retentisse sur un champ de bataille… dans les environs du Rhin. On est très inquiet ici; la baisse terrible à Paris que le télégraphe nous a annoncée aujourd'hui commence à faire rêver les plus insouciants et l'on se dit que, malgré l'Exposition, Français et Prussiens pourraient bien en venir aux mains pendant le cours de l'été. Il ne faut pas s'y tromper; si cela arrivait, la Russie se mettrait franchement du côté de la Prusse, comme en 1815. L'opinion publique est très antifrançaise dans notre pays, et voyez la bizarrerie: dans ce conflit, ce serait le Prussien qui représenterait le progrès, la civilisation et l'avenir, et le Français, le fils du Français de 1830, la routine et le passé!..

Je sais que c'est insupportablement long et ennuyeux de copier de la musique; mais faites-le, et pour Gérard et pour l'éditeur de Berlin. Je suis sûr que cela aura grand succès et vous encouragera à continuer.

Si Dieu me prête vie, dans une semaine à pareille heure j'aurai déjà franchi la frontière, mais on ne peut rien savoir de positif. En attendant, mille et mille amitiés à tout le monde; je vous embrasse les mains avec tendresse.

IV. TOURGUENEFF.
107Le public français sait aujourd'hui, par les traductions publiées, la grande valeur de cet écrivain.
108Excavations et fondrières de route.
109L'oncle paternel de Tourgueneff avait été longtemps l'intendant de ses biens; mais il les avait si mal gérés que Tourgueneff dut, malgré les liens de parenté, confier l'administration de Spasskoïé à un nouveau gérant, tout en indemnisant son oncle d'une forte somme.
110Fumée.
111Nicolas Rubinstein, frère d'Antoine, également pianiste fameux, et plus tard directeur du conservatoire de Moscou.
112Il s'agit de l'Histoire du lieutenant Yergounov.
113Les épreuves de Fumée.
114L'une des filles de Mme Viardot.
115L'héroïne de Fumée.
116Tourgueneff; l'architecte en question était un Allemand qui a construit la villa de Tourgueneff à Bade.

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