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Lettres à Madame Viardot

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XXIII

Courtavenel, jeudi, 16 août 49.

Bonjour, Madame: guten Morgen.

Et en effet, ils sont arrivés hier soir tous les deux. Je parle de M. et Mme Sitchès. J'ai été bien content de les voir. Et puis ils avaient l'air si heureux, ils me contaient une foule de choses, les moindres détails de leur voyage, et surtout du mariage avec une volubilité si joyeuse! Ils m'ont montré le portrait de Léonard qui m'a l'air d'un bon diable. Je me suis fait raconter par eux comment ils ont revu Mlle Antonia, ce qu'ils lui ont dit, ce qu'elle leur a répondu; comment ils ont vu pour la première fois M. Léonard, ce qu'il leur a dit, ce qu'ils lui ont répondu, l'habit qu'il portait, le chapeau qu'il tenait à la main et leurs habits à eux, et puis ensuite, en s'élevant à des détails plus importants, les préparatifs du jour de noce, etc., etc., ils ont dû tout me décrire; et ils le faisaient, ils se répétaient avec délices, ils imitaient la manière de regarder, le son de voix de Léonard, et je les écoutais avec un véritable intérêt; car le bonheur est contagieux. Enfin j'espère que tout ceci continuera aussi bien que cela a commencé. Aujourd'hui le torrent est devenu ruisseau; nous parlons encore, mais la veine s'épuise.

Mlle Berthe arrive demain avec Louise. Courtavenel commence à se remplir. Je ne dînerai plus en tête à tête avec moi-même.

Vendredi.

Madame! permettez-moi de prendre un ton solennel à la hauteur des circonstances. Madame! un fléau terrible, semblable à ces plaies d'Égypte dont parle l'Écriture sainte, est venu s'abattre sur les «beaux lieux» que vous habitez, ou plutôt que vous n'habitez pas. Il ne nous a pas frappés à l'improviste, il nous avait déjà souvent menacés de ses fureurs… que dis-je? nous avions plus d'une fois éprouvé l'effet de ses coups… (c'est du Racine, cela). Mais cette fois-ci le cruel a dépassé les prévisions les plus sinistres, ébranlé les cœurs les plus fermes et répandu au loin la stupeur du désespoir. Madame! ce fléau, c'est les rougets, ou ce sont les rougets, comme vous voulez. Votre cœur sensible a dû le deviner. Madame! dans l'espace d'une heure, madame votre tante, qui, remarquez-le bien, n'était pas sortie de toute la journée, en a pris cinquante, cincuenta fünfzig fifty! sur son visage et sur son cou! Elle nous les a montrés; nous les avons comptés. Elle en prenait avec son mouchoir par deux, par trois, par cinq! Tous nos corps ne sont plus qu'une plaie comme celui d'Hippolyte… Je me gratte avec les dix doigts jusqu'à faire ruisseler le sang. J'espère que cela ne durera pas. Ce serait trop épouvantable! Nous attendons Mlle Berthe avec impatience, —para dar á comer á los bichos, comme dit le seigneur D. Pablo, – peut-être qu'elle fera une diversion utile. Jamais cela n'a été aussi fort. Pourvu que la rage de ces animaux infernaux soit assouvie avant votre arrivée!

Le frère de M. Fougeux est décidément a bore (vous savez ce que cela veut dire en anglais) de la première classe. Il est venu me rougetter le jour de l'arrivée de votre tante. Jamais rien d'aussi lourdement suffisant, d'aussi prétentieusement vide, d'aussi solennellement niais ne s'est étalé sous la calotte des cieux. Connaissez-vous cet atroce petit sourire qui voudrait être malicieux et qui n'est que contraint, ce sourire tout saturé d'amour-propre, qui voltige si constamment sur les lèvres des sots contents d'eux-mêmes? Eh bien, ce sourire-là ne quitte pas la face blême de ce monsieur. Ce qui m'étonne dans tout cela, c'est ma bonhomie. Je fais la conversation pendant des heures à cet être-là; je l'ai cru même moins ennuyeux que je ne l'avais senti… Et il y a des personnes qui prétendent que j'ai l'esprit tourné à la satire. Imaginez-vous qu'il a la manie de répéter de la prose par cœur. Nous parlions de descriptions… «Monsieur», me dit-il avec son air magistral, toute description est superflue à moins qu'elle ne soit comme celle de Fénelon dans Télémaque qui dit: «La nature n'était qu'un vaste jardin.» Vaste jardin! Monsieur, vaste jardin! Voilà une idée neuve, belle, touchante, qui parle à mon âme.» Et pendant une demi-heure le monstre n'a cessé de répéter cette phrase divine, adorable, etc. Quel être insupportable! Il a dû être né dans une vieille cave humide des amours d'une vieille araignée et d'un crapaud paralytique. Je me figure le Dieu de l'Ennui sous la figure d'une araignée toute poudreuse. En un mot, que les rougets le mangent! Je ne puis faire de vœu plus cruel. Mais il paraît qu'ils sont inconnus à Rozay. Courtavenel en serait-il la patrie exclusive?

Samedi soir.

Mlle Berthe est arrivée hier avec Louison. Louise a très bonne mine, et Mlle Berthe n'a pas non plus l'air très maladif. La petite nous a montré ses prix et son ruban vert. Je lui trouve les manières un peu «je m'en fiche pas mal», mais cela se fera, car c'est une bonne et douce nature au fond, malgré son petit rire de casse-noisette.

Le jardinier, voyant tout ce monde arriver, s'est mis à travailler un peu; Jean frotte plus que jamais; enfin, Courtavenel est tout pimpant, à l'heure qu'il est. Mais si l'on n'y met pas ordre, dans quinze jours les fossés seront remplacés par une belle ceinture de vase bien noire. Je ne sais si le jardinier est un rouge, mais il a bien les trois défauts principaux de ce parti auquel, du reste, je me fais honneur d'appartenir; c'est-à-dire qu'il est bavard, paresseux et propre à rien. Quel mauvais jardinier je ferais!.. En y réfléchissant, je ne sais pas qui je ferais bon. Est-ce du français? Ma foi, je m'en bats l'œil.

Il y a longtemps que je n'ai reçu de lettre de vous! C'est un peu ma faute, mais à tout péché miséricorde. Bitte, bitte…

Dimanche.

Rien de nouveau depuis hier. Cependant les rougets paraissent ralentir leur fureur. Il était temps. Je devenais, comme dit Annibal dans l'Aventurière, si laid à nu que je n'osais m'y mettre.

J'ai promené ces dames en bateau; j'ai composé des chansons pour Louise.

Ainsi, vous nous revenez dans quinze jours!

Le facteur vient, et il faut que je lui donne ma lettre… Vous tenez plus que votre parole, car voici deux lettres que vous avez déjà reçues depuis… Enfin! J'attendrai. Que Dieu vous bénisse mille fois et conserve votre santé. Tout à vous.

IVAN. TOURGUENEFF.

P. – S.– J'écrirai à Viardot demain. Les lièvres sont morts!

XXIV

16 mai 1850.

Je suis à Courtavenel. Je vous avouerai que je suis heureux, comme un enfant, d'y être. Je suis allé dire bonjour à tous les endroits auxquels j'avais dit déjà adieu avant de partir. La Russie attendra; cette immense et sombre figure, immobile et voilée comme le sphinx d'Œdipe. Elle m'avalera plus tard. Je crois voir son gros regard inerte se fixer sur moi avec une attention morne, comme il convient à des yeux de pierre. Sois tranquille, sphinx, je reviendrai à toi, et tu pourras me dévorer à ton aise si je ne devine pas l'énigme! Laisse-moi en paix pendant quelque temps encore! Je reviendrai à tes steppes!..

Il a fait très beau aujourd'hui. Gounod s'est promené tout le jour dans le bois de Blondureau à la recherche d'une idée; mais l'inspiration, capricieuse comme une femme, n'est pas venue, et il n'a rien trouvé. C'est du moins ce qu'il m'a dit lui-même. Il prendra sa revanche demain. Dans ce moment il est couché sur la peau d'ours en mal d'enfant. Il a une obstination et une ténacité dans son travail qui font mon admiration. Le vide de la journée d'aujourd'hui le rend très malheureux; il pousse des soupirs gros comme le bras et n'est pas capable de se distraire de sa préoccupation. Dans sa désolation, il s'en prend au texte. J'ai tâché de le remonter et je crois y être parvenu. Il est très dangereux de se laisser aller sur cette pente: on finit par se croiser les doigts sur le ventre, et l'on se dit: «Mais tout cela est atroce!» – J'ai reçu ses doléances un peu en riant, car je sais que tous ces petits nuages disparaissent au premier souffle et je suis très flatté d'être le confident de ces petites douleurs de création…

IV. TOURGUENEFF.

Tourgueneff fit la connaissance de Gounod chez les Viardot et conserva, toute sa vie, des relations amicales avec lui; mais aucune correspondance n'en est restée. Mme Charles Gounod m'écrivit en effet: «…Gounod avait une admiration profonde pour cet illustre poète. Souvent il a eu l'occasion de le rencontrer dans des maisons amies, mais je crois que là se sont bornées leurs relations intimes, car, parmi la nombreuse correspondance de Gounod, que je viens de classer tout dernièrement, je n'ai trouvé aucune signature de Tourgueneff.»

La composition qui préoccupait Gounod au moment où Tourgueneff écrivait à Mme Viardot était Sapho, son premier opéra, représenté le 10 avril 1851. Le livret, comme on sait, est d'Emile Augier. Sous le coup du malheur qui venait de le frapper, – la mort de son frère, – Gounod s'était retiré, en compagnie de sa mère, dans la propriété de ses amis, M. et Mme Viardot. Dans ses Mémoires d'un Artiste, récemment publiés, l'auteur de Faust raconte que c'est grâce à la promesse spontanée de l'illustre cantatrice de chanter sa première œuvre que, jeune et ignoré, il a pu obtenir d'Emile Augier, déjà célèbre, d'écrire le livret et traiter d'avance avec la direction de l'Opéra. Instruite du deuil qui venait de l'atteindre, Mme Viardot, qui se trouvait en Allemagne, lui écrivit aussitôt pour l'engager à aller trouver la tranquillité et la solitude dont il avait besoin dans sa propriété de Courtavenel.

 

«Je suivis son conseil, ajoute Gounod, et nous partîmes, ma mère et moi, pour cette résidence où se trouvait la mère de Mme Viardot (Mme Garcia, la veuve du célèbre chanteur), en compagnie d'une sœur de Mme Viardot et d'une jeune fille (l'aînée des enfants), aujourd'hui Mme Heritte, remarquable musicienne compositeur. Je rencontrai là aussi un homme charmant, Ivan Tourgueneff, l'éminent écrivain russe, excellent et intime ami de la famille Viardot. Je me mis au travail dès mon arrivée.»

E. H. – K.

XXV

Paris, lundi 24 juin 1850.

Je ne veux pas quitter la France, mon cher et bon ami56 sans vous avoir dit combien je vous aime et vous estime, et combien je regrette la nécessité de cette séparation57. J'emporte de vous le souvenir le plus affectueux; j'ai su apprécier l'excellence et la noblesse de votre caractère, et, croyez-moi, je ne me sentirai véritablement heureux que quand je pourrai de nouveau, à vos côtés, le fusil à la main, parcourir les plaines bien-aimées de la Brie. J'accepte votre prophétie; je veux y croire. La patrie a des droits sans doute; mais la véritable patrie n'est-elle pas là où l'on a trouvé le plus d'affection, où le cœur et l'esprit se sentent plus à l'aise? Il n'y a pas d'endroit sur la terre que j'aime à l'égal de Courtavenel. Je ne saurais jamais vous dire combien j'ai été touché de tous les témoignages d'amitié que j'ai reçus depuis quelques jours; je ne sais vraiment pas par quoi je les ai mérités; mais ce que je sais, c'est que j'en garderai le souvenir dans mon cœur aussi longtemps que je vivrai. Vous avez en moi, mon cher Viardot, un ami dévoué à toute épreuve.

Allons, vivez heureux; je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon au monde. Nous nous reverrons un jour; ce sera un jour heureux pour moi, et qui me dédommagera amplement de toutes les tristesses qui m'attendent. Je vous remercie de vos bons conseils et vous embrasse avec effusion.

Soyez heureux, mon bon et cher Viardot, et n'oubliez par votre ami

IV. TOURGUENEFF.

XXVI

Tourguenevo58, lundi 9 septembre 1850.

Bonjour, chère, bonne, noble, excellente amie, bonjour, ô vous qui êtes ce qu'il y a de meilleur au monde! Donnez-moi vos chères mains pour que je les embrasse. Cela me fera beaucoup de bien et me mettra en bonne humeur. Là, c'est fait. Maintenant nous allons causer.

Il faut donc que je vous dise que vous êtes un ange de bonté et que vos lettres m'ont rendu le plus heureux des hommes. Si vous saviez ce que c'est qu'une main amie qui vient vous chercher de si loin pour se poser si doucement sur vous! La reconnaissance qu'on en ressent va jusqu'à l'adoration. Que Dieu vous bénisse mille fois! J'ai bien besoin d'affection dans cet instant, je suis tellement isolé ici. Aussi je ne saurais vous dire combien j'aime ceux que j'aime et qui ont de l'affection pour moi.

Jeudi.

J'ai été forcé d'interrompre cette lettre il y a trois jours, et je m'empresse de revenir à vous, aussitôt que je puis le faire. Des affaires de famille, ou plutôt des embarras de famille, en ont été la cause. Je commence à croire que tout tire à sa fin; aussi ne vous en parlerai-je que quand j'aurai un résultat à annoncer bon ou mauvais.

J'ai fait un petit voyage à trente verstes d'ici; je suis allé voir une de mes «anciennes flammes», dont c'était la fête. L'ancienne flamme a diablement changé et vieilli (elle s'est mariée depuis et est devenue mère de trois enfants). Son mari est un monsieur fort maussade et fort tatillon. Je pardonne à mon ancienne flamme son mari, ses enfants, et même la teinte couperosée de son visage. Mais ce que je ne lui pardonne pas, c'est d'être devenue insignifiante, endormie et plate; c'est surtout de s'être accroché une fausse queue en cheveux noirs, tandis que les siens sont bruns, presque blonds, et de l'avoir fait si négligemment qu'on voyait le nœud qui était gros comme le poing, et dont les deux bouts, l'un noir et l'autre blond, retombaient avec grâce à gauche et à droite. Elle s'est mise à jouer du piano, mais le malheureux instrument était faux à faire frémir, faux de cette fausseté doucereuse qui est la pire de toutes, et elle ne s'en apercevait pas et elle jouait des pièces de musique horriblement vieillies, et elle les jouait très mal… Hélas! Trois fois hélas! Mon ancienne flamme n'est pas même de la fumée à l'heure qu'il est: un peu de cendre refroidie, voilà tout. Ce que c'est que de nous!

J'ai passé la nuit dans sa maison. Avant de me coucher, j'ai relu vos lettres; je vous suis bien reconnaissant de m'en écrire de si bonnes! Si vous saviez combien c'est bon et doux, une lettre de vous! Quel esprit charmant, fin et juste, quel grand et noble cœur s'y révèle à chaque ligne! J'ai du plaisir à vous le dire, ayez-en à le lire, car c'est bien vrai ce que je vous dis là, vous pouvez m'en croire.

Pour la petite Pauline59, vous savez déjà que je suis décidé à suivre vos ordres, et je ne pense plus qu'aux moyens de le faire vite et bien. Je vous écrirai de Moscou et de Pétersbourg jour par jour tout ce que je ferai pour elle. C'est un devoir que je remplis, et je le remplis avec bonheur du moment que vous vous y intéressez. Si Dios quiere, elle sera bientôt à Paris.

Vous êtes mon bon ange, vous. Le mot de bon ange me fait penser à la romance du Domino noir, et puis je vous vois marchant sur l'herbe à Courtavenel, une guitare à la main, et montrant «la belle Inès» à Mlle Antonia, et ma mémoire locale me retrace à l'instant même le ciel, les arbres de là-bas, votre robe à dessins bruns, votre chapeau gris. Je crois sentir sur mon visage le souffle de la légère brise d'automne qui chuchotait dans les pommiers au-dessus de nous. Qu'est-il devenu, ce temps charmant?.. Il faut que je parle d'autre chose.

Il est fort possible que j'aurais eu de Mme Pasta l'opinion que vous me supposez, si je l'avais entendue à Pétersbourg au commencement de mon éducation musicale, mais je n'ai pas eu ce bonheur. Je ne l'ai vue ni entendue, mais me voilà maintenant fixé sur ce que je dois penser d'elle.

Vous me demandez en quoi réside le «Beau». Si, en dépit des ravages du temps qui détruisent la forme sous laquelle il se manifeste, il est toujours là… C'est que le Beau est la seule chose qui soit immortelle, et qu'aussi longtemps qu'il reste un vestige de sa manifestation matérielle, son immortalité subsiste. Le Beau est répandu partout, il s'étend même jusque sur la mort. Mais il ne rayonne nulle part avec autant d'intensité que dans l'individualité humaine; c'est là qu'il parle le plus à l'intelligence, et c'est pour cela que, pour ma part, je préférerai toujours une grande puissance musicale servie par une voix défectueuse, à une voix belle et bête une voix dont la beauté n'est que matérielle.

Avec quelle impatience n'attends-je pas votre opinion sur le deuxième acte de Sapho! Si Gounod n'est pas une grande puissance musicale, s'il n'a pas du génie, je renonce à toute espèce de jugement sur les hommes et les talents. Je ne puis m'empêcher de vous porter envie; pensez à moi, quand cette belle musique vous remuera l'âme, pensez à moi si vous le pouvez. La musique de Gounod me fait penser que la Juive, surtout la musique échue en partage à Rachel, est, je ne dirai pas peu de chose, mais à côté du vrai et de la beauté. Vous avez eu un grand succès, et cependant je suis bien sûr que cette déclamation lourde et forcée a dû vous laisser une grande fatigue et un grand vide dans l'âme. On a beau parler de science, de coloris national, etc., le souffle divin n'est pas là. Ce n'est pas immortel, comme toute beauté véritable doit l'être. Le Vallon est immortel.

Vous souvenez-vous d'une petite fille de cinq ans, fort extraordinaire, dont je vous ai parlé dans une de mes lettres? Je l'ai revue et je continue à trouver cette enfant un petit être bien singulier. Imaginez-vous la plus jolie petite figure qu'il soit possible de voir; des traits d'une finesse inouïe, un sourire charmant et des yeux comme je n'en ai jamais vu, des yeux de femme tantôt doux et caressants, tantôt perçants et observateurs, une physionomie qui change d'expression à chaque instant, et dont chaque expression est étonnante de vérité et d'originalité. Elle a un bon sens, une justesse de sensations et de sentiment merveilleuse; elle réfléchit beaucoup et ne ruse jamais, c'est surprenant de voir avec quelle rectitude d'instinct son petit cerveau marche à la vérité. Elle juge parfaitement tout ce qui l'entoure, à commencer par ma mère, et avec tout cela, c'est un enfant, un véritable enfant. Il y a des moments où son regard prend une teinte rêveuse et triste qui vous serre l'âme. Mais en général elle est fort gaie et fort calme. Elle m'aime beaucoup et me regarde quelquefois avec des yeux tellement doux et tendres que j'en suis tout ému.

Elle se nomme Anne et est la fille naturelle de mon oncle, du frère de mon père, et d'une paysanne. Ma mère l'a recueillie chez elle et l'a traitée en poupée. Je me suis bien promis de me charger avec le temps de son éducation. Je vais avoir toute une famille sur les bras! Elle a des airs de tête et des mouvements de sourcils quand on lui dit quelque chose qui la frappe, qui font mon admiration. Elle a l'air de soumettre ce qu'elle entend à son petit raisonnement, et puis elle vous fait des réparties étonnantes. Je vais vous conter un de ses traits. C'était encore à Moscou. Elle était restée près d'une heure dans ma chambre, ma mère l'en punit sans songer que c'était moi qui l'avais emmenée, et tout en lui défendant de me dire pourquoi on l'avait punie. J'entre dans le cabinet de ma mère, je vois la petite dans un coin, fort triste et silencieuse; j'en demande la raison: ma mère me conte une histoire de désobéissance, de caprice; j'y vais, je m'approche d'elle et lui adresse un petit mot de reproche. Elle détourne la tête sans mot dire. Je sors et ne rentre que fort tard. Le lendemain de très bonne heure, la petite entre dans ma chambre, s'assied tranquillement sur ma chaise, me regarde quelque temps en silence et m'adresse cette question à brûle-pourpoint:

– Vous avez cru hier ce qu'a dit maman de moi?

– Oui.

– Eh bien, vous avez eu tort, voici pourquoi j'ai été punie… J'avais promis de ne pas vous le dire, et je ne vous l'aurais pas dit, si vous n'aviez pas cru maman.

– As-tu pleuré pendant la punition?

Elle releva la tête d'un petit air fier et me dit en clignant des yeux: «Oh! non.» Puis elle ajouta après un moment de silence ou de réflexion, car chez elle c'est tout un: – Mais j'ai pleuré quand vous vous êtes approché de moi dans le cabinet.

 

– Ah! c'est donc pour cela que tu as détourné la tête?

– Vous l'avez remarqué, et vous n'avez pas vu que je pleurais?

– Non, il faut te l'avouer.

Elle poussa un gros soupir, vint m'embrasser et s'en alla.

Je vous jure que je n'ai pas ajouté un seul mot à ce qu'elle a dit; mais si vous aviez vu sa petite figure pendant toute cette explication! On y lisait tant de travail de sa pensée, la lutte de ses sentiments. Elle est blonde et très blanche; ses yeux sont d'un gris bleu nuancé de noir; ses dents sont de vraies petites perles. Elle est très aimante et très sensible; avec cela, peu ou point de mémoire, aussi sait-elle à peine son alphabet. Je vous assure que c'est une bien étrange petite créature, et je l'étudie avec intérêt. Elle n'a pas encore cinq ans.

Samedi, 2/14 septembre.

C'est aujourd'hui jour de poste chez nous, chère et bonne amie; je vais donc vous envoyer cette lettre qui, malgré ma promesse, ne ressemble guère à un volume. Mais enfin, vous êtes l'indulgence même, et je vous enverrai une autre lettre, mardi prochain, d'autant que je compte pouvoir vous donner quelques bonnes nouvelles. Il fait un bien vilain temps ici, j'espère que vous en avez un superbe à Courtavenel: pas de pluie, mais un ciel gris et froid, un vent idem, et dans les intervalles de rafales on entend le petit tintement aigre des mésanges dans les bouleaux; l'arrivée des mésanges, comme le départ des grues et des oies sauvages, présage le froid. A propos de grues, nous en voyons tous les jours des bandes qui s'en vont de leur vol régulier et lent vers le Midi. Vous rappelez-vous les vers du Faust:

 
Wenn über Flächen über Seen,
Der Kranich nach der Heimath strebt.
 

L'emploi du mot streben est bien heureux, essayez un peu de le traduire en français!..

Je ne connais rien de plus solennel que le cri des grues, qui semble vous tomber des nuages sur la tête. C'est éclatant, sonore, puissant et très mélancolique. Il semble vous dire: «Adieu, pauvres petits roquets d'hommes qui ne pouvez changer de place; nous allons au Midi, là où il va faire bon et chaud maintenant. Vous, restez dans la neige et la misère!.. Patience!»

Je vous envoie cette lettre directement d'ici; jusqu'à présent je vous les ai envoyées par le comptoir d'Iazykoff. Je ne sais si vous les recevez bien exactement. Je vais faire cet essai. Le messager attend sous la fenêtre. C'est un écuyer de mon frère, très beau garçon et très content de faire cette commission qui lui rapporte toujours quelque chose, – va, mon garçon, porte cette lettre. Et vous, mes chers amis, soyez bien assurés que le jour où je cesserai de vous aimer, tendrement, profondément, j'aurai cessé d'exister. Que le bon Dieu vous bénisse tous et vous rende heureux. Je vous baise les mains avec dévotion. Soyez heureuse, bénie et bien portante!

Votre vieil ami,
I. TOURGUENEFF.
56A M. Louis Viardot.
57La nouvelle de la mort de sa mère a obligé Tourgueneff de partir pour la Russie afin de mettre en ordre les affaires de la succession.
58Propriété patrimoniale de Tourgueneff.
59La fille de Tourgueneff.

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