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Lettres à Madame Viardot

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XL

Spasskoïé, le 31 mars/12 avril 1859.

Me revoici dans mon vieux nid, chère et bonne madame Viardot! mais je n'y suis que pour trois semaines. Cette idée m'est surtout consolante, quand je jette un regard par la fenêtre: de la neige et de la boue par terre, de la pluie dans l'air, un grand drap blanc mouillé et sale en guise de ciel, un vent qui gémit comme un enfant malade; c'est vilain! Il est vrai que cela peut, cela doit changer d'un moment à l'autre. Nous aurons des feuilles et de l'herbe dans une semaine, dans cinq jours peut-être! Pour le moment, il n'y a que la présence des corbeaux noirs au bec blanc, des alouettes et des grives, qui nous annonce le printemps. Autres indices: les mouches commencent à sortir de leur léthargie, les moineaux se chamaillent et babillent plus que jamais, une bande d'oies sauvages traverse le ciel, une bouffée de vent, plus chaude qu'à l'ordinaire, nous apporte l'odeur des bourgeons qui se gonflent déjà sur les branches des saules. Cependant vous ne quittez ni pelisse, ni cache-nez, ni bottes fourrées. Les chemins sont impraticables; débâcle générale des rivières! Gare à ceux qui tombent malades en ce moment-ci! pour eux, ni médicaments ni médecins! Molière dirait que c'est précisément ce qui peut les sauver. Impossibilité complète d'aller voir ses voisins, ou de recevoir leurs visites! Mais j'y pense, nous n'avons pas de voisins. Le seul que nous possédions, un bon et charmant garçon, vient de mourir; ce souvenir m'attriste.

J'étais en train de dire mille folies. Les bécasses ne sont pas encore arrivées. Ma chienne et moi nous les attendons avec impatience. Ma chienne Boubout (fille de la pauvre Diane) a dû faire des études de philosophie allemande pendant l'hiver qui vient de s'écouler: je lui trouve le regard d'une profondeur, et toute la physionomie d'une gravité!.. C'est extraordinaire! Elle pourrait poser pour le portrait de Lélio, comme expression.

Je suis curieux comment Lady Macbeth vous a réussi. C'est un beau rôle, grand, simple (malgré la ruse de la dame), profond, et pourtant difficile, presque dangereux. Mais, comme dit Lear dans la tragédie de Shakespeare (vous souvenez-vous de la lecture de cette tragédie à Courtavenel sous un acacia en fleurs, et puis dans le coupé de la diligence avec Laure endormie, vous souvenez-vous?): le danger et moi, nous sommes deux lions nés le même jour et dans la même litière; mais je suis l'aîné et le plus fort des deux. Si nous faisions Macbeth à Courtavenel? Je demande à être l'ombre de Banquo, elle ne parle pas.

Je me trouve, à l'heure qu'il est, dans les douleurs de l'enfantement. J'ai un sujet de roman dans ma tête que je tourne et retourne sans cesse; mais jusqu'à présent l'enfant s'obstine à se présenter par les… Voyez dans un dictionnaire de médecine quelle est la moins bonne manière de se présenter… Patience, l'enfant naîtra, peut-être, viable, malgré tout.

A revoir, avant six semaines, je l'espère. Mille bonnes choses à Viardot, à tous les amis. Quant à vous, je vous baise les mains.

Votre,
IV. TOURGUENEFF.

XLI

Berlin, hôtel de Saint-Pétersbourg,
ce 11 janvier 1864, jeudi.

Chère et bonne madame Viardot, me voici donc écrivant ma première lettre! L'absence a réellement commencé… Enfin il faut se résigner et penser au retour.

Il y a deux heures que je suis arrivé ici, et je sors d'un lit où je n'ai pas pu dormir, mais où je me suis réchauffé, ce qui était bien nécessaire, vu l'horrible froid de cette nuit. A 4 heures du matin, une espèce de spectre tout blanc de givre (c'était le conducteur) a entr'ouvert la portière pour nous annoncer d'une voix rauque qu'il faisait plus de 18, dix-huit degrés Réaumur! Pourvu que vous n'ayez rien de pareil à Bade! Dieu sait ce qui m'attend en Russie! Aussi vais-je m'acheter une chancelière plus vaste et un second (pardon!) caleçon de flanelle.

J'ai fait une partie de la route avec le descendant dégénéré de Mandrin, le comte Fleuring, qui m'a raconté avec beaucoup de lenteur l'attentat commis il y a quelque temps sur le roi de Prusse à Bade. Il m'a tout naturellement demandé de vos nouvelles, etc. J'ai pu constater qu'il dort très bien en chemin de fer et qu'il ronfle.

Il n'y a nulle part de la neige, mais de la glace partout. Le Mein, à Francfort, charriait d'énormes blocs… J'ai la figure en compote. Voilà à peu près toutes mes impressions de voyage jusqu'à présent.

Je n'ai pas encore vu Pietsch89. Je vais de ce pas m'habiller, déjeuner et sortir. Je pars ce soir, et je ne m'arrêterai plus jusqu'à Pétersbourg: cette dent demande à être vite arrachée. Maintenant, mes commissions.

Delenda est Carthago, il faut mettre de la flanelle, je veux dire du feutre, dans votre petit salon, des deux côtés et au-dessus de la fenêtre.

2º Des bourrelets partout, utiliser les doubles croisées. La première fenêtre du salon n'a pas été achevée. La salle à manger surtout!

3º Envoyez la métronomisation (quel mot!) de vos mélodies sans tarder.

4º Des nouvelles de vous, de Viardot, des enfants, de tout le monde, du chat; pas de promenade sur l'étang par ce froid-ci.

J'enverrai un télégramme d'ici à Botkine90. Je vous écrirai maintenant de la frontière prussienne.

Et maintenant mille et mille souvenirs et amitiés. Je vous baise tendrement les mains.

IV. TOURGUENEFF.

XLII

Berlin, hôtel de Saint-Pétersbourg,
jeudi, 14 janvier 1864.

Il est sept heures un quart du soir, chère madame Viardot; dans ce moment vous êtes tous réunis au salon. Vous faites de la musique, Viardot sommeille au coin du feu, les enfants dessinent, et moi, dont le cœur est aussi dans ce salon bien-aimé, je me prépare à redormir encore un peu, si c'est possible, avant de me mettre en route pour Kœnigsberg (le train part à dix heures trois quarts).

J'ai vu Pietsch chez lui, et je l'attends pour prendre une tasse de thé avec moi. Il vous adore plus que jamais; il est très triste et découragé, le pauvre garçon! Pauvre est le mot, hélas! Il m'a fait mille questions sur vous, sur vos enfants, etc., etc… J'ai vu aussi sa femme, qui est bien maigre, et les enfants, qui sont bien jolis. Dites à Viardot qu'il est formellement défendu d'importer un fusil en Russie, et que le sien va faire un séjour forcé chez Pietsch, auquel, du reste, je le recommanderai particulièrement.

Je me fais l'effet d'un homme qui rêve: je ne puis m'habituer à l'idée que je suis déjà si loin de Bade, et les personnes et les objets passent devant moi, sans avoir l'air de me toucher. Une fois à Pétersbourg, je vais travailler des pieds et des mains pour me débarrasser au plus vite.

J'achèverai cette lettre demain à Kœnigsberg, ou sur la frontière et je vous l'enverrai. En attendant, je vous serre la main, et j'ai le cœur bien gros.

Le 15, à une heure.

Me voici à Kœnigsberg. Je pars dans une demi-heure.

Mille amitiés.

IV. TOURGUENEFF.

XLIII

Bade, hélas non! Saint-Pétersbourg!
Lundi, 18 janvier 1864, Hôtel de France.

Chère et bonne madame Viardot, ma main, en mettant ce nom chéri de Bade au haut de la page, a trahi mes constantes pensées… Je ne suis que trop à Saint-Pétersbourg! Et pourtant, l'instant présent est le plus doux de la journée; c'est celui où je cause avec vous. Je vais donc vous raconter ce que j'ai fait.

J'ai eu des visites de littérateurs dans la matinée, ce qui m'a empêché de sortir de bonne heure: puis, toutes les rues avoisinantes étaient pleines de troupes qui se rendaient à la parade de l'Épiphanie. Il m'a été impossible de pousser jusque chez la comtesse Lambert91, que je verrai demain pour sûr; j'ai fait deux ou trois visites, puis j'ai dîné chez mon bon Annenkoff92 avec quelques vieux amis. De là, je suis allé au théâtre entendre l'opéra de M. Séroff, Judith. Eh bien, je dois dire que c'est une œuvre remarquable, malgré des longueurs et des gaucheries impossibles, une exécution pitoyable, des décors idem. Cela procède en droite ligne de Wagner; mais il y a je ne sais quel souffle de passion et de grandeur, où se révèle une physionomie musicale fort intéressante et même originale. La grande scène qui précède le meurtre d'Holopherne m'a vraiment frappé. Mais imaginez-vous (je vous vois rire d'ici) qu'au cinquième acte, Judith arrive la tête de son monsieur à la main, la montre au peuple, puis chante un air avec accompagnement d'arpège sur les harpes, un air bleu de ciel, et qu'il y a même un jeune homme en turban et camard qui l'épouse dans cet instant! Si cette Judith est gravée, je vous l'apporterai. Je suis très curieux de savoir votre opinion. M. Séroff est né des entrailles de Wagner, il est vrai, mais ce n'est pas un trop mauvais fils. On me mène demain soir chez lui.

 

Le matin je vais au Sénat et je laisse les deux pages suivantes pour y écrire ce qui m'y sera arrivé. J'ai vu au théâtre le prince W… qui m'a dit avec la gravité qui le distingue: «Wagner a la mélodie chromatique, et Séroff l'a diatonique.» Et je suis allé prendre le thé chez Milutine93.

XLIV

Mardi 19/7 janvier 1864.

Avant toute autre chose, merci pour la petite lettre que vous m'avez écrite et qui m'est arrivée ce matin. Elle m'a fait le plus grand plaisir; j'ai des nouvelles de vous et de ce Bade bien-aimé. Merci.

J'ai fait ma visite au Sénat aujourd'hui entre midi et une heure: on m'a introduit avec une certaine pompe dans une grande chambre, où j'ai vu six vieux messieurs en uniforme, avec des crachats. On m'a tenu debout pendant une heure, on m'a lu les réponses que j'avais envoyées. On m'a demandé si je n'avais rien à ajouter, puis on m'a renvoyé en me disant de venir lundi pour être confronté avec un autre monsieur. Tout le monde a été très poli et très silencieux, ce qui est un excellent signe; et, d'après tout ce qu'on dit, l'affaire va se terminer encore plus vite que je ne l'espérais. Tant mieux94!

Du Sénat, je suis allé voir ma vieille amie, la comtesse Lambert, que j'ai trouvée souffrante, comme de coutume, mais peu changée. Sa vie est trop triste… Elle a eu du plaisir à me voir et s'est mise à pleurer. Pauvre femme! J'ai redîné chez Annenkoff, et j'ai passé la soirée chez Séroff; je reviens de là. Il nous a joué des fragments de son nouvel opéra, Rognéda; le sujet est tiré de nos anciennes annales. Eh bien, ou je me trompe lourdement, ou ce petit homme bizarre et nerveux a un fort grand talent95. Deux chœurs surtout, et un air d'adolescent d'une pureté vraiment mozartesque, m'ont transporté… Ma foi! j'ai dit le mot, je le laisse. C'est pour le coup que j'aurais voulu, moi aussi, vous avoir à mes côtés pour pouvoir contrôler mes impressions et lire dans vos traits la confirmation, ou peut-être la négation de mes sentiments. Cette Rognéda me paraît devoir devenir bien supérieure à Judith; il y a beaucoup plus de franchise et d'originalité, et l'influence de Wagner se fait-bien moins sentir96. Il se démenait comme un diable devant son piano et chantait d'une voix impossible. Ce Séroff est un très grand coloriste et manie l'orchestre d'une façon magistrale. Enfin, je suis revenu sous le charme et j'y suis encore.

Il faut que vous m'écriviez sans perdre de temps les dates exactes de votre séjour à Leipzig, Erfurt, etc., pour que je sache où vous écrire. Il ne fait pas froid du tout ici; j'espère qu'il ne gèle pas si fort à Bade et que les petits ont repris leur traîneau. Travaillez-vous beaucoup? Dites mille choses de ma part à tout le monde. Je vous baise les mains.

Der Ihrige
IV. TOURGUENEFF.

XLV

Saint-Pétersbourg, 31/19 janvier 1864.

Theuerste, beste Freundin,

J'ai reçu aujourd'hui votre lettre datée du petit salon; je vous en ai écrit deux à Leipzig, en les adressant à P. V. beruhmte Sängerin97, an Gewandhaus; j'espère qu'elles vous seront parvenues. Si pourtant vous ne les aviez pas reçues, je me borne à vous dire que mon affaire avec le Sénat est finie, et que j'ai reçu l'assurance qu'on ne me refuserait pas la permission d'aller où bon me semble, même hors du pays, ce qui fait que dans un mois je quitte Pétersbourg.

Mon pied ne me fait plus mal du tout et ma toux a disparu. A l'exception de deux ou trois jours de froid, le temps a été très doux depuis mon arrivée ici.

J'ai assisté hier à une excellente représentation de Fidelio: tous les rôles étaient remplis par les premiers sujets. Calzolari faisait Florestan, et Mme Barbot est un peu insuffisante comme voix et comme jeu surtout dans la grande scène: mais il y a un je ne sais quel souffle poétique dans ce qu'elle fait. C'est trop élégant quelquefois, et trop français; elle se donne beaucoup de peine et chante avec conscience. Bocco et le tyran (Angiolini et Evenardi) étaient parfaits. Le vieux Botkine se pâmait à mes côtés, et je dois dire que la musique m'a fait un effet extraordinaire; j'ai applaudi comme un claqueur.

Aujourd'hui, j'ai entendu le quatuor 127 (posthume) de Beethoven, joué à la perfection par Wieniawski et Davidoff. C'était bien autre chose que Maurin et Chevillard. Wieniawski a énormément gagné depuis que je l'ai entendu pour la dernière fois; il a joué la Chaconne de Bach pour violon seul, de façon à pouvoir se faire entendre même après l'incomparable Joachim.

Je commence à croire que ma nouvelle ne paraîtra pas; mes amis sont un peu effrayés et murmurent le mot d'«absurde»! Vous pouvez vous imaginer ce que dira le public98! Je regrette un peu la somme assez ronde que cette machine m'aurait rapportée; mais il ne faut pas s'exposer à ce qu'on vous paye moins plus tard… Je suis tout stupéfait moi-même des profonds calculs que je fais là.

Un littérateur de mes amis, du nom de Droujinine, est mort ce matin; il y a longtemps qu'il était malade (de la poitrine), et je l'ai vu quelques jours après mon arrivée: c'était un spectre. Il s'est endormi tranquillement, il n'a pas souffert. La mort est une grande et terrible chose, et si elle pouvait entendre ce qu'on lui dit, je la supplierais de me laisser encore sur la terre. Je veux vous voir encore, et pendant longtemps, si c'est, possible. O ma chère amie, vivez longtemps et laissez-moi vivre auprès de vous tous. Adieu, à après-demain. Dites mille choses à Viardot et à Mlle ***. Quant à vous, je vous baise les mains avec Innbrunst.

Der Ihrige
IV. TOURGUENEFF.

XLVI

Paris, 16 février 1865.

…Je n'ai été à aucun théâtre. Décidément, cela ne m'amuse pas d'y aller… seul. J'ai assisté à l'ouverture des Chambres, dans la grande Salle des États du Louvre. Nous étions pressés comme des harengs. Trois choses m'ont frappé: le caractère exclusivement militaire de cette cérémonie (le seul passage applaudi est celui où l'on parle d'un nouvel arc de triomphe à ériger), l'absence complète et absolue de jolies figures féminines, et le timbre de la voix de l'empereur. Si on pouvait noter des voix comme on dessine des têtes, on dirait que c'est un professeur suisse qui parle, – un professeur de botanique ou de numismatique. Le discours en lui-même est très anodin, très pacifique – et ambigu, cela va sans dire.

L'impératrice avait une robe fort laide, mais elle a beaucoup de grâce et de dignité. Le prince impérial a l'air bien chétif et bien éteint. Le prince Napoléon a une vraie tournure de Tibère ou de Domitien. Je devais dîner avec lui hier chez Bixio, mais j'ai refusé cet honneur. Je ne l'aime pas du tout, et puis il a parlé avec trop de mépris de mes pauvres Russes. Rien de plus ridicule que certaines figures encapuchonnées, affublées d'uniformes: les toques rouges, jaunes, bariolées, dorées des avocats et des juges avaient un faux air oriental à mourir de rire. Que de cordons, de plaques, de dorures, de casques, de panaches! Grand Dieu! et dire que toute cette friperie fait de l'effet!.. Que dis-je? elle conduit le monde…

IV. TOURGUENEFF.

XLVII

Spasskoïé, 1er juillet 1865.

Chère et bonne madame Viardot,

…Je suis tout enchanté de ce que M. Rietz99 (dont je regrette beaucoup de n'avoir pas fait la connaissance) vous a dit. Cela doit vous donner des ailes. C'est bien autre chose que ce que nous autres, dilettantillons, avons pu vous dire, – et si vous ne faites pas des sonates, si je ne trouve pas à mon retour quelque bel adagio à peu près achevé, il me faudra vous gronder. Je m'imagine, en effet, que l'idée musicale doit se déployer avec plus d'ampleur et de liberté quand on n'a pas un cadre tracé d'avance, d'une couleur, d'une forme déjà déterminées, et déterminées par un autre.

Allons! au travail! Je ne l'ai tant admiré et encouragé que depuis que je ne fais rien moi-même. Eh bien, non! Je vous donne ma parole d'honneur que si vous vous mettez à faire des sonates, je reprendrai ma besogne littéraire. «Passez-moi la casse, je vous passerai le séné.» Un roman pour une sonate: cela vous va-t-il? Dieu! quelle perspective d'activité fiévreuse se dévoile devant moi. Il y en a pour tout l'hiver…

 
IV. TOURGUENEFF.

XLVIII

Saint-Pétersbourg, rue Karavannaïa,
lundi 4/16 mars 1867.

Chère madame Viardot,

Je vais dire ce que j'ai fait depuis deux jours. J'ai vu le pauvre Milutine, il parle sans trop d'effort, mais il prend constamment un mot pour un autre. Il a oublié les lettres, les chiffres, il m'a demandé si je voulais donner ma voiture à un aqueduc, c'est-à-dire mon roman à une revue: Vanitas vanitum et omnia vanitas! Lui si brillant, si intelligent, si énergique… un enfant qui balbutie! Son bras et sa jambe sont complètement immobiles… l'homme peut survivre, mais Milutine est mort.

Mon pied va beaucoup mieux, je n'ai presque plus besoin de canne, et cela malgré le froid horrible qu'il fait: vingt et vingt-deux degrés! Botkine et moi nous avons passé la soirée d'hier chez Mme Abaza. Elle a organisé des chœurs de jeunes demoiselles, et cela ne marche pas trop mal. Nous y avons trouvé Rubinstein et sa femme. Il a joué comme un lion, en secouant un peu trop sa crinière… musicalement parlant. On a beaucoup parlé de vous.

Mes deux machines font beaucoup de bruit à Pétersbourg, on voudrait me faire lire à droite et à gauche, mais j'ai autre chose à faire. J'écrirai à Bade, à Viardot, à Marianne100 et à Mme Anstett, dès demain.

Aujourd'hui j'embrasse tout le monde et vous serre cordialement les mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

XLIX

Saint-Pétersbourg, Karavannïa, 5/17 mars 1864.

Chère et bonne madame Viardot,

J'ai reçu hier le télégramme de Viardot qui m'annonce votre arrivée à Bade. Je pars demain pour Moscou, et j'espère y trouver une lettre de vous ou de Viardot, peut-être des deux.

Mon pied est revenu à son état chronique, ni bien, ni trop mal; je marche sans bâton à peu près, mais je boite, et il me semble qu'il est devenu plus court que l'autre. Espérons qu'il sera remis complètement pour l'époque de la chasse.

J'ai eu un très grand plaisir avant-hier soir; Mme Niessen-Saloman m'a invité de venir assister à une des soirées que le Conservatoire donne une ou deux fois par mois. J'y ai entendu une Mlle Lavroska101 chanter avec beaucoup de goût et une belle voix de mezzo-soprano votre Tsvetok102 (Fleur desséchée), et Schopote (le Murmure), Suda! (Evocation)103. Le public, très difficile d'ailleurs, a applaudi à tout rompre. Mme Niessen m'a chargé de mille choses pour vous. Le vieux Pétroff104, qui se trouvait aussi à cette soirée, m'a parlé de vous avec des larmes dans les yeux, et m'a assuré qu'il ne se passait pas de jour sans qu'il ne pensât à vous. Tout cela m'a fait naturellement beaucoup de plaisir, et je vous le dis, parce que je suis sûr que cela vous en fera aussi.

IV. TOURGUENEFF.
Dimanche soir.

Je suis allé voir ce matin Mme Skobeleff, qui parle de vous avec enthousiasme. Olga, sa seconde fille, qui par parenthèse a grandi énormément, a joué du piano d'une façon charmante, avec un sentiment poétique et musical fort rare dans le monde où elle vit. Il faut espérer qu'elle ne fera pas comme sa sœur, qui a complètement abandonné la musique.

J'ai oublié de vous dire que nous avons eu hier soir une séance de quatuors chez Mme Abaza. On a commencé par un trio de Rubinstein, joué par lui-même (et j'avoue que sa manière de vouloir toujours changer le piano en orchestre finit par me donner sur les nerfs). Puis on a joué un Schumann et deux Beethoven de la dernière époque, très bien, ma foi! Botkine a fait ronron. Mme Rubinstein est venue avec son mari, elle est toujours aussi gentille. Rubinstein quitte décidément le Conservatoire, malgré toutes les génuflexions qu'on exécute devant lui. J'ai vu à la même soirée Mme de Radhen, dame d'honneur de Mme la grande-duchesse Hélène, qui est toujours aussi aimable et qui, je crois, a beaucoup d'affection pour vous.

Je n'ai pas perdu mon temps ici. J'ai travaillé plusieurs scènes de mon roman105; j'ai tout arrangé avec mon intendant. Je ne m'arrêterai à Moscou que le temps nécessaire pour voir Katkoff106 et lui remettre mon manuscrit qu'on mettra à l'impression aussitôt… Mais je rabâche, je crois vous avoir déjà parlé de tout cela.

Lundi soir.

Mon départ a été retardé d'un jour. Il y a un papier d'affaire à refaire. Je pars demain senza dubbio.

Ce soir je suis à un grand concert de la musique d'avenir russe, car il y en a aussi. Mais c'est absolument pitoyable, vide d'idées, d'originalité. Ce n'est qu'une mauvaise copie de ce qui se fait en Allemagne. Avec cela une outrecuidance renforcée de tout le manque de civilisation qui nous distingue. Tout le monde est jeté dans le même sac: Rossini, Mozart et jusqu'à Beethoven… Allez donc!.. c'est pitoyable…

Je pars demain à deux heures. Je vous écrirai de Moscou. En attendant, je dis mille et mille bonnes choses à tout le monde et vous embrasse tendrement les mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.
89Critique d'art et de littérature allemand.
90Pierre Botkine, littérateur et grand ami de Tourgueneff.
91Tourgueneff faisait grand cas du jugement littéraire de la comtesse et soumettait parfois à son appréciation ses écrits; bien que portant un nom français, elle est d'origine russe.
92Critique littéraire et biographique de Tourgueneff. Il fut plus tard son exécuteur testamentaire.
93Le comte Nicolas Milutine, célèbre homme d'État, l'un des principaux artisans de l'affranchissement des serfs et d'autres réformes libérales du règne d'Alexandre II.
94Tourgueneff fut accusé de pactiser avec les révolutionnaires russes réfugiés à l'étranger, et il fut mandé par le gouvernement à Saint-Pétersbourg pour se justifier devant une commission du Sénat, érigée pour la circonstance en tribunal suprême.
95Les prévisions de Tourgueneff se sont réalisées: Séroff est devenu l'un des plus puissants représentants de l'école musicale russe.
96Rognéda est en effet considérée comme le chef-d'œuvre de Séroff.
97Pauline Viardot, célèbre cantatrice.
98Il s'agit évidemment du récit Assez! le seul publié en 1864.
99Chef d'orchestre au Gewandhaus de Leipzig.
100La fille de Mme Viardot.
101Devenue célèbre depuis.
102Titres écrits en caractères russes.
103Compositions, sur paroles russes, de Mme Viardot.
104Chanteur au théâtre italien.
105Fumée.
106Publiciste fameux, alors directeur libéral de la revue moscovite le Messager russe. Il devint plus tard réactionnaire et joua un rôle considérable sous le règne d'Alexandre III.

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