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Lettres à Madame Viardot

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LVII

Moscou, mercredi 10 avril 1867.

Chère madame Viardot,

Un ouragan de neige souffle, geint, gémit, hurle depuis ce matin à travers les rues désolées de Moscou; les branches s'entre-choquent et se tordent comme des désespérées, des cloches tintent tristement au travers: nous sommes en plein grand Carême… Quel joli petit temps! quel charmant pays!

Je pars dans une heure pour ma lecture, j'aurai un public furieux d'être venu de si loin (tout est loin à Moscou), par une tempête pareille pour entendre des balivernes… Gare au fiasco! Enfin, espérons toujours qu'on ne sifflera pas; et si on siffle, eh bien, on sera à l'unisson du dehors. Je ne crois pas que j'en dormirai moins bien, ou plus mal.

Est-ce vraiment vrai que je m'en vais après-demain? Cela me paraît impossible…

Mercredi soir.

Eh bien, je dois le dire avec une rude franchise: j'ai eu un très grand succès. J'ai lu le chapitre «Chez Goubareff», vous savez: où il y a tout ce tas de gens qui font des commérages révolutionnaires, puis le premier entretien de mon héros avec Potougouine, le philosophe russe117. On a beaucoup ri, on a applaudi, j'ai été reçu et reconduit par des battements de mains vigoureux et unanimes. Il y avait trois à quatre cents personnes. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'il paraît que j'ai très bien lu; je recevais des compliments de tous côtés. Tout cela m'a fait plaisir, et j'ai eu surtout du plaisir à penser que je vous le dirais.

Et vous, chère madame Viardot, qu'avez-vous fait aujourd'hui à Strasbourg? Vous a-t-on fait une ovation en règle? Vous me direz tout cela de vive voix. Oh! que c'est bon de pouvoir se dire cela!.. Si rien ne vient mettre des bâtons dans les roues, je pars d'ici après-demain, vendredi; et je vous jure que je ne resterai pas à Pétersbourg une seconde de plus que le strict nécessaire.

L'affaire Katkoff s'est arrangée; j'ai sacrifié une scène, peu importante d'ailleurs, et j'ai sauvé le reste. Le principal demeure intact, mais voilà le véritable revers de la médaille en littérature. Enfin, il faut se consoler à l'idée que cela pouvait être pire, et que les 2.000 roubles me restent.

J'ai aussi vendu ma nouvelle édition118. J'ai fait des affaires tout plein, et je rapporte pas mal d'argent. Ça m'a été d'autant plus nécessaire que je ne dois pas espérer en recevoir de sitôt de Spasskoïé: mon nouvel intendant y a trouvé, littéralement, le chaos; il y a des dettes auxquelles je ne m'attendais pas. Il faudra continuer à battre le fer pendant qu'il est chaud, c'est-à-dire il faudra travailler, écrire, pendant que je me sens en train: j'ai promis pour la nouvelle édition une immense préface d'une centaine de pages, dans laquelle je raconterai mes souvenirs littéraires et sociaux pendant vingt-cinq ans, car il y aura au printemps de l'année suivante juste un quart de siècle que je fais imprimer; il est vrai que les vers par lesquels j'ai débuté en 1843 étaient bien médiocres. Enfin, c'est un prétexte pour raconter ses souvenirs. La même année 1843 m'offre une date bien plus mémorable et plus chère pour moi: c'est en novembre 1843 que j'eus le bonheur de faire votre connaissance, il y a bientôt un quart de siècle aussi, vous voyez. Espérons que notre amitié fêtera sa cinquantaine… Oh! oh! et que dira ma goutte?..

Jeudi matin.

La bourrasque a cessé, mais elle a laissé partout des monceaux de neige. Cette neige fond, parce qu'il y a trois ou quatre degrés au-dessus de zéro, mais, pour le moment, on se croirait au cœur même de l'hiver. Mon pied va décidément mieux; mais comme il ne faut pas que l'année climatérique perde ses droits, ma toux est revenue avec violence. Mais elle ne m'empêchera pas de partir demain. Je vous écrirai dès mon arrivée à Pétersbourg. Dans une semaine, je suis peut-être! à Bade! En attendant, j'embrasse tout le monde et je me mets à vos pieds.

IV. TOURGUENEFF.

LVIII

Paris, hôtel Byron, mercredi minuit
[25 mars 1868].

Chère madame Viardot,

Je rentre de la représentation de Hamlet à l'Opéra. Je me hâte de dire que Nilsson119 est vraiment charmante, et qu'on ne peut rien voir de plus gracieux que sa grande scène au quatrième acte. Comme physique, comme manières, imaginez-vous Mlle Holmsen extrêmement idéalisée: elle a aussi ces petits mouvements brusques de la tête et des bras, cette sorte de raideur et de saccadé dans la prononciation; il paraît que c'est suédois, mais le tout est attrayant, pur et virginal, d'une virginité presque amère, herb, comme disent les Allemands. La voix est jolie, mais je crains qu'elle ne puisse résister longtemps à «l'urlo francese». Faure est toujours «magistral», d'une tenue et d'une diction irréprochables. Le libretto est tout simplement absurde! Au dernier acte, le spectre de papa apparaît au su et au vu de tout le monde, même du roi criminel, et ordonne à Hamlet d'aller percer le flanc de ce tyran, ce que l'autre exécute à la satisfaction générale, et le tyran se fait tuer avec résignation, comme un lièvre dans une battue, le spectre étant le batteur et Hamlet le chasseur. Les décors sont admirabilissimes, les costumes aussi, la mise en scène splendide. Jamais je n'ai rien vu de plus beau que la représentation de la pièce devant la cour au quatrième acte… Mais il faut voir Nilsson. La salle était pleine, et au premier rang, dans une loge, l'Empereur et l'Impératrice… qui sont restés jusqu'à la fin!

J'ai assidûment lorgné l'ami de Viardot, et je l'ai trouvé aussi laid que possible. J'ai pu enfin découvrir sa bouche sous ses moustaches, qui est lippue, de la même couleur que la peau du visage, repoussante; mais le sourire lentement goguenard, qui se promène de l'œil droit, ou plutôt du coin de l'œil droit le long de la joue flasque et ridée, est le même, et que Viardot le sache bien, ce que cet homme a eu d'intelligence n'a pas bronché, j'en mettrai ma main au feu après l'avoir vu. C'est un être blasé, fatigué, mais pas du tout malade. Il y a eu une dizaine de cris de «Vive l'Empereur!» à son entrée, parmi les Romains. Voilà tout.

J'ai reçu ce matin les gentils billets de mes deux petites amies, auxquelles je répondrai ce soir même. Mille amitiés à tout le monde. Je vous baise les mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LIX

Spasskoïé, jeudi 13/25 juin 1868,
onze heures du soir.

Me voici enfin ici, chère et bonne madame Viardot, au terme de mon «hardi voyage». Je suis arrivé vers neuf heures du soir, Feth120 et G… m'ont retenu presque de force, et j'ai trouvé mon intendant qui s'est laissé pousser une barbe magnifique.

Il a une très belle tête maintenant, mon vieux chasseur Athanase, qui tombe en ruine de décrépitude, et l'ex-médecin de ma mère, un certain Porphyre, avec lequel j'ai fait mon premier voyage en Allemagne121 et qui est venu affermer une petite terre que j'ai dans le gouvernement d'Orel122.

 

La maison est toute blanchie à la chaux et repeinte, tout est en ordre, pas trop indigne en un mot de votre visite et de celle de Didie qui aura lieu… dans deux ans?

Je ne suis pas encore allé au jardin; je ferai demain une grande promenade et nous aurons de longues conversations avec l'intendant. On viendra m'attaquer avec des demandes, je suis bien résolu d'opposer une résistance inflexible. Je ne veux pas perdre une minute et j'espère bien n'être plus ici dans quinze jours.

L'impression que me fait la Russie maintenant est désastreuse; je ne sais si cela provient de la famine qu'on vient de traverser, mais il me semble que je n'ai jamais vu les habitations aussi misérables, aussi ruinées, les visages aussi hâves, tout aussi triste… des cabarets partout et une irrémédiable misère! Spasskoïé est le seul village que j'ai vu jusqu'à présent où les toits en chaume ne soient pas béants, et Dieu sait s'il y a loin de Spasskoïé au moindre village de la Forêt Noire!

J'écris tout ceci, et quand je pense à la distance énorme, infinie qui nous sépare, je sens que mon sang se glace. Je vous en conjure, portez-vous bien, tous, tant que vous êtes, toute la maison!

Je vais me coucher avec une sensation bizarre… Je ne crois pas que je m'endorme de sitôt; les vieux murs semblent me regarder comme un étranger, et je le suis en effet. Dormez bien, là-bas, dans le cher «Thiergarten», et pensez à moi. A demain.

Vendredi 11/26 juin, dix heures du matin.

Eh bien! non… j'ai très bien dormi et je me suis réveillé fort tard. Je viens de faire une grande promenade dans le jardin qui m'a semblé immense; je crois que toute la vallée du Thiergarten y tiendrait. Des souvenirs d'enfance sont venus m'assaillir; cela ne manque jamais. Je m'y suis vu tout petit garçon, beaucoup plus jeune que Paul123, courant dans les allées, me couchant entre les plates-bandes pour y voler des fraises. Voici l'arbre où j'ai tué mon premier corbeau, voici la place où j'ai trouvé cet énorme champignon; où j'ai été témoin de la lutte d'une couleuvre et d'un crapaud, lutte qui m'a fait pour la première fois douter de la bonne Providence. Puis sont venus des souvenirs de jeune étudiant, d'homme fait… J'ai visité le tombeau de la pauvre Diane124; la pierre que j'y avais mise a disparu. Tous les arbres ont grandi d'une façon extraordinaire pendant ces trois années; c'est à n'en pas croire ses yeux! Les tilleuls sont magnifiques, l'herbe grouille de fleurs, mais elle est moins haute que d'habitude; le printemps a été très froid et cela dure jusqu'à présent. Si cela continue ainsi et s'il ne vient pas de pluie, ce sera de nouveau une mauvaise année. Il y a encore par-ci par-là quelques restes de lilas en fleurs. Je vous envoie deux ou trois de ces fleurs.

J'envoie à Didie une tête d'étude; c'est une religieuse quêteuse qui s'en va de village en village… Avouez que cette figure-là ne laisse rien à désirer.

J'espère qu'on m'apportera quelque chose de la poste aujourd'hui. Mille choses à Viardot, mille tendresses à tous; je vous baise les deux mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LX

Spasskoïé, 2 juillet/20 juin 1868.

Chère madame Viardot,

Ainsi Wagner a triomphé! Eh bien, j'en suis ravi, et puisque vous avez trouvé de grandes beautés dans la partition, il faut crier bravo! au public, c'est un nouvel art qui commence. Je vois des manifestations analogues jusque dans notre littérature (le dernier roman de Léon Tolstoï125 a du Wagner). Je sens que cela peut être très beau, mais c'est autre chose que tout ce que j'ai aimé autrefois, ce que j'aime encore, et il me faut un certain effort pour m'arracher de mon Standpunkt. Je ne suis pas tout à fait comme Viardot, je puis le faire encore, mais l'effort est indispensable, tandis que l'autre art m'enlève et m'emporte comme un flot.

Il m'est venu en tête à ce propos ces jours derniers la comparaison suivante: on peut par exemple exciter la compassion en décrivant ou on représentant (Laocoon) la souffrance; et on peut aussi atteindre le vrai!.. C'est plus sensuel, mais cela empoigne quelquefois davantage… Wagner est un des fondateurs de l'école du gémissement, de là vient la force et la pénétration de ses effets. Cette comparaison cloche comme toutes les comparaisons… mais exprime assez bien ce que je veux dire.

La reine est encore à Bade! et c'est gentil… Vous verrez qu'elle y sera encore pour la reprise de Krakamiche126, qui doit avoir lieu le 20 juillet sans faute.

Mon rhume de cerveau est plus éternuant que jamais; il paraît que je n'en serai quitte qu'en quittant la Russie. Je n'aurai pas longtemps à attendre. Mille choses à tout le monde. Je vous baise les mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LXI

Spasskoïé, 5 juillet/23 juin 1868.

Theureste, beste Freundin,

Vous voilà donc seule à Bade au moment où je vous écris. Ce serait le moment de travailler en effet, si vous aviez un libretto127. J'ai essayé de chercher quelques sujets, mais l'immense rhume de cerveau qui ne me quitte pas depuis dix jours m'a complètement abruti. Il faisait jusqu'ici un temps horriblement désagréable, froid, aigre, humide: on dirait que le bon Dieu a chargé quelque vieille fille bien acariâtre de présider à la température. Oh! mon Dieu, quelle différence entre Bade et cela!!

Le flot de gens qui me considèrent comme une vache à lait monte chaque jour. Ce sont pour la plupart des pauvres diables, des meurt-de-faim, d'anciens domestiques, etc… Refuser est presque impossible… mais il y a une limite à tout. Je me défends à l'aide de mon brave Kichinsky, l'intendant, tant que je puis, mais je laisse des plumes.

Nous avons aujourd'hui la première belle journée, et j'ai passé des heures entières dehors, à cuire mon misérable rhume au soleil. Je crois que cela m'a réussi jusqu'à un certain point. Assis sur un banc (comme dans la première lettre de ma nouvelle: Faust), j'ai dû penser à Viardot; inondée par la lumière la plus pure, tout imprégnée de parfums, de beauté, de tranquillité apparente, la terre autour de moi offrait un vrai champ de carnage: tout s'entre-dévorait avec frénésie, avec rage. J'ai sauvé la vie à une petite fourmi qu'une plus grosse fourmi entraînait, roulait dans le sable, avec des soubresauts de tigre, malgré une résistance désespérée. A peine avais-je délivré la petite, qu'avisant un moucheron à demi mort, elle l'empoigna avec la même férocité; cette fois-ci je laissai faire. Détruire ou être détruit; il n'y a pas de milieu: détruisons!

Il faisait admirablement beau, malgré cela; et si vous venez un jour à Spasskoïé, je vous mènerai à ce banc. Deux magnifiques pins d'une espèce rare, poussent, collés l'un à l'autre (ils sont déjà très grands, ils m'ont fait penser à Didie et Marianne128), au milieu d'une jolie pelouse; au delà, à travers les branches pendantes des bouleaux se montre l'étang, le grand étang ou plutôt le lac de Spasskoïé… Vous verrez, c'est très joli. Il y a des rossignols, qui ne chantent presque plus malheureusement, des fauvettes, des grives, des loriots, des tourterelles, des pinsons, des chardonnerets, et beaucoup de moineaux et de corbeaux; c'est un ramage incessant, auquel vient se mêler de loin le chant des cailles dans les blés… Vous verrez, c'est très joli. Il faut venir en masse.

Lundi.

Je compte les jours, il en reste douze. On commence déjà à faire les préparatifs du départ, ce que je puis voir du reste, aux flots de plus en plus nombreux des pétitionnaires. C'est une vraie cour des miracles! D'où sortent tous ces boiteux, ces aveugles, ces manchots, ces êtres décrépits et que la faim rend tout hérissés? Quelle profonde misère partout! La sainte Russie est loin d'être la Russie florissante; du reste, un saint n'est pas tenu à l'être.

Vous recevrez cette lettre deux jours avant mon arrivée, je puis donc dire au revoir. Mille choses à tout le monde.

Je vous baise les mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LXII

Cologne, hôtel du Dôme, 18/6 février 1871, minuit

Ecco mi al fine in Badi… Colonia, bien chère amie.

Tout a marché comme sur des roulettes, la mer était divine! J'ai trouvé Cologne et l'hôtel épouvantablement pleins de monde; dans ce moment on chante des chansons patriotiques dans la grande salle que vous connaissez. Le garçon vient de me dire que des masses de soldats arrivent de Berlin, du fond de l'Allemagne; il y en a vingt mille seulement à Cologne et plus de cent mille d'ici à Mayence. On croit ici que les Français n'accepteront pas les conditions de Bismarck, et on se prépare à les écraser définitivement. D'où sort cette tourbe innombrable? Dans la gare il y avait des tas de soldats dormant sur des paillassons, assis, debout… tous robustes, gras, roses, comme si le sang des Français qu'ils s'apprêtent à verser leur colorait les joues d'avance… C'est effrayant à voir, je vous assure. Un Allemand avec lequel je voyageais m'a dit: «Vor lauter Sieg gehen wir su Guande – aber wenn die Franzosen den Krieg fortsetzen wollen… Gott sei ihnen gnaedig! Frankreich wird aus gerottet129!» Il paraît que Bismarck a fixé le jour du 24 février comme fin de l'armistice, pour pouvoir entrer précisément ce jour-là à Paris… Cela lui ressemble.

 

Je pars d'ici demain à 9 heures et j'arrive le soir à 8 heures et demie à Bade; naturellement je vous écrirai aussitôt.

Tout aussi naturellement, j'ai bien souvent pensé à vous et à toute la chère maison de Devonshire Place130. Dans ce moment, vous devez déjà être rentrée de votre soirée; je suis sûr que vous avez très bien chanté. Vous avez reçu mon télégramme d'Ostende, n'est-ce pas? Je vais me coucher. Je vous baise les mains.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

LXIII

Saint-Pétersbourg, dimanche 26/14 février 1871,
minuit et demi.

Ma chère madame Viardot,

Je viens d'une soirée chez Mme Séroff131, où Louise132 a chanté des choses de Schumann, le Doppelgänger, la Gretchen, etc. Ce qui m'a fait plaisir dans le concert, c'est avant tout, votre élève Mlle Lavrofska133, dont la voix est très belle et qui chante avec goût et mesure, en vraie cantatrice; puis une basse, M. Melnikoff, une voix jeune et mordante. Le reste est détestable. Mlle Levitski a la voix déjà complètement abîmée. Un grand final de Rousslane134 m'a semblé fort beau, original et poétique. L'orchestre, les chœurs, de beaux moyens, mais le directeur est un sabreur: le public chaud, mais sans discernement et même brutal. La salle est vaste, belle, et mauvaise pour la voix.

Dans le courant de la journée j'ai fait la connaissance d'un jeune sculpteur russe de Wilna, doué d'un talent hors ligne. Il a fait une statue d'Ivan le Terrible, assis, négligemment vêtu, une Bible sur les genoux, plongé dans une rêverie terrible et sinistre. Je trouve cette statue tout bonnement un chef-d'œuvre de compréhension historique, psychologique, et d'une magnifique exécution. Et cela a été fait par un petit jeune homme, pauvre comme un rat d'église, maladif, n'ayant commencé à travailler et à apprendre à lire et à écrire qu'à vingt-deux ans; il avait été jusque-là un ouvrier… Spiritus fiat ubi vult. Il y a certainement du génie dans ce pauvre garçon malingre. On l'envoie en Italie pour sa santé. Il s'appelle Antokolsky; c'est un nom qui restera135.

J'ai dîné tranquillement chez mon vieil ami Annenkoff.

A demain!

Lundi 27 février, minuit.

Je reviens du club d'échecs, où j'ai lu les télégrammes officiels… Ainsi l'Alsace, la Lorraine perdues, cinq milliards… Pauvre France! Quel coup terrible et comment s'en relever? J'ai bien vivement pensé à vous et à ce que vous avez dû ressentir… C'est enfin la paix, mais quelle paix! Ici, tout le monde est plein de sympathie pour la France, mais ce n'est qu'une amertume de plus…

Au revoir, chère amie; portez-vous bien, écrivez-moi.

Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.

LXIV

Saint-Pétersbourg, 19 février/3 mars 1871.

Ma chère madame Viardot,

Je vais vous raconter ce que j'ai fait ces deux jours. Hier, j'ai dîné chez M. P… une espèce de fin merle pétersbourgeois, qui, ayant épousé la fille naturelle de Stieglitz, le banquier, est devenu énormément riche, habite un palais, donne des dîners raffinés, etc. J'y ai trouvé Frédro radieux et pimpant et la jolie poseuse Mme Z… qui n'est plus aussi jolie qu'elle l'était naguère, mais qui pose toujours. Frédro a naturellement beaucoup parlé de vous, de Weimar, de Wagner; quant à moi, j'ai pu me convaincre que mon Roi Lear des steppes136 avait eu beaucoup de succès dans le public.

Je suis rentré à la maison et j'ai écrit un article sur ce petit sculpteur de génie Antokolsky. Il faut battre la caisse pour lui et faire en sorte que la commande que la cour lui a faite soit enfin exécutée, et qu'il ait un peu d'argent pour s'en aller en Italie. Ce matin, l'article a paru.

Aujourd'hui étant le jour anniversaire de l'émancipation des paysans, j'ai reçu une invitation au dîner annuel par le comité ayant pris part aux travaux qui ont fait aboutir cette grande réforme. J'ai été le seul invité en dehors des membres du comité, ce qui est un très grand honneur pour moi et le seul de ce genre qui puisse me toucher. Ces messieurs ne se sont pas contentés de cela; ils ont bu à ma santé! J'aurais peut-être dû m'y attendre et préparer un speech, mais n'ayant pas eu cette pensée, j'ai balbutié, avec mon éloquence ordinaire, quelques paroles inintelligibles… Enfin ils ont pu voir que j'étais ému, car je l'étais en effet, et voilà137.

Beaucoup de personnes viennent me voir; il est évident que si certaines personnes me tiennent pour mort et s'étonnent que je ne me fasse pas enterrer, d'autres ont conservé de l'amitié pour moi, sempre bene!

Ici on est très content que la paix ait été faite; on plaint beaucoup la France, et on s'attend à ce qu'elle montre de l'élasticité et de l'énergie dans sa régénération; on accepte parfaitement la République (je ne parle naturellement que de ceux qui l'aiment).

Mon intendant m'annonce l'assemblée générale des aspirants à prendre mon bien en fermage, pour le 5 mars de notre style; involontairement cela me fait l'effet d'une volée de corbeaux, qui, le bec grand ouvert, attendent leur proie. Je tâcherai de laisser le moins de viande possible, comme dirait Müller.

A demain. Je suis pas mal fatigué, je me porte bien, mais je dors mal dans ce diable de Pétersbourg, dans ces chambres où il fait si chaud. Mille et mille amitiés à tous. Je vous baise les mains avec la tendresse la plus tendre.

Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.
117Épisodes de Fumée.
118De ses œuvres complètes à ce moment.
119Christine Nilsson, la célèbre cantatrice, qui avait débuté avec un éclatant succès, en 1864, au Théâtre-Lyrique de Paris.
120Le célèbre poète russe, ami de Tourgueneff et de Tolstoï.
121En 1838.
122Ce Porphyre eut une destinée peu banale: il avait accompagné Tourgueneff en Allemagne en qualité de groom; son jeune maître, s'étant aperçu de ses capacités intellectuelles, le prépara et le fit entrer à la Faculté de médecine de Berlin. Ses études médicales achevées, Porphyre, malgré son titre de docteur, malgré l'invitation pressante de Tourgueneff de rester en Allemagne, où il était amoureux et sur le point d'épouser une Berlinoise, – revint avec Tourgueneff à Spasskoïé et demeura serf de Mme Tourgueneff mère jusqu'à la mort de celle-ci.
123Le fils de M. et Mme Viardot.
124La chienne.
125Guerre et Paix.
126Krakamiche le dernier des sorciers, est un des trois contes fantastiques (les deux autres sont: l'Ogre, Conte de fée et Trop de femmes) écrits en français par Tourgueneff, et dont la musique a été composée par Mme Viardot. Pleines de gaieté et d'esprit, ces opérettes ont été représentées à Bade, dans l'intimité de la famille Viardot, et les rôles ont été tenus par les élèves de Mme Viardot, souvent par l'illustre cantatrice, et même par Tourgueneff, qui incarnait l'ogre, le sorcier ou le pacha. Assistaient à ces représentations les nombreux amis ou connaissances de tous les pays qui habitaient à Bade, parfois le roi, plus tard empereur, Guillaume Ier, et la reine de Prusse, ainsi que leur petit-fils, aujourd'hui Guillaume II.
127En composant la musique sur un livret de Tourgueneff.
128Les deux filles cadettes de M. et Mme Viardot.
129«Nous périrons à force de victoires; mais si les Français veulent continuer la guerre… que Dieu leur vienne en aide! la France sera exterminée!»
130La famille de Mme Viardot habitait pendant la guerre l'Angleterre.
131La femme du grand compositeur russe, auteur de Rognéda, etc.
132La fille aînée de Mme Viardot.
133Devenue plus tard célèbre.
134Opéra de Glinka.
135On sait combien la prédiction de Tourgueneff se réalisa: Antokolsky (mort il y a quelques années) est devenu le plus grand sculpteur russe, chef d'une nouvelle école, et sa gloire fut consacrée à l'Exposition universelle de 1878, où, seul parmi les artistes étrangers, il reçut la médaille d'honneur. Plus tard, il fut élu membre étranger de l'Institut de France et eut les plus hautes récompenses en Russie. A rapprocher un autre fait de divination esthétique de Tourgueneff: il avait prédit à Tolstoï sa glorieuse carrière dès le début. En 1854, au moment de l'apparition de l'Adolescence (2e partie de l'ouvrage: Enfance, Adolescence, Jeunesse, traduit en français sous le titre de Mes Mémoires), Tourgueneff écrivit à un ami: «Je me réjouis fort du succès de l'Adolescence. Que Dieu prête longue vie à Tolstoï, et j'en ai le ferme espoir, il vous étonnera tous: c'est un talent de premier ordre.» Voir également, dans la lettre à Mme Viardot du 19 janvier 1864, le jugement de Tourgueneff sur le compositeur Séroff.
136Récit de Tourgueneff.
137On sait que la publication, en 1847-1850, de ses Récits d'un chasseur avait produit une impression ineffaçable sur le public russe et notamment sur le tzar Alexandre II, libérateur des serfs en 1861. Tourgueneff contribua donc grandement à cet affranchissement.

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