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Lettres à Madame Viardot

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XIX

Courtavenel, jeudi matin, 12 juillet 1849.

Me voilà donc à Courtavenel, sous votre toit! Nous sommes arrivés ici hier soir, par un temps superbe. Le ciel était d'une sérénité admirable.

Les feuilles des arbres avaient un éclat à la fois métallique et huileux, la luzerne paraissait frisée sous les rayons obliques et rouges du soleil. Il y avait une foule d'hirondelles au-dessous de l'église de Rozay; elles se posaient à chaque instant sur les ferrures de la croix, en ayant soin de tourner leur poitrine blanche du côté de la lumière.

J'espérais une lettre et je regardais le long de la rue si le facteur ne m'en apportait pas une. Mais il n'y avait que le journal d'arrivé.

Courtavenel me paraît assez endormi; l'herbe avait poussé sur les petits chemins de la cour; l'air dans les chambres était très enroué (je vous assure) et de mauvaise humeur; nous le réveillâmes. J'ouvris les fenêtres, je frappai les murailles comme je vous le vis faire une fois; j'apaisai Cuirassier48, qui, selon son habitude, s'élançait sur nous avec la férocité d'une hyène, et, quand nous nous mîmes à table, la maison avait déjà repris son air bienveillant et hospitalier. Ce matin, le parc est aussi riant que jamais, et les joncs dans le fossé se balancent aussi agréablement que toujours, sans se douter que dans peu de temps, ils vont être impitoyablement arrachés et leur cendre livrée au vent. Le messager a déjà reçu les ordres concernant le bateau. Ainsi me voilà donc de nouveau à Courtavenel, et dès après-demain j'y vais rester tout seul avec Véronique49. Si j'allais l'épouser, pour la récompenser de ses services, vu que toute autre monnaie n'est pour moi qu'une chimère à l'heure qu'il est!

Je veux travailler, je vous jure que je veux travailler. Aujourd'hui nous allons, avec M. Sitchès, pêcher des tanches à Maisonfleurs50. Nous nous assiérons à l'ombre du grand chêne, et naturellement nous penserons beaucoup à vous. Que faites-vous en cet instant? Probablement vous vous préparez à chanter. J'attends, nous attendons une lettre aujourd'hui; nous sommes tous bien impatients de savoir quelque chose de définitif sur le Prophète. Mais, voyons, n'admirez-vous pas la belle et grande feuille de papier que je prends pour vous écrire? Hein? M'avez-vous jamais écrit sur du papier pareil? Je ne sais pas ce qui m'arrive, je me sens un extérieur de rodomont… et, au fond, je suis un bien petit garçon; j'ai la queue entre les jambes et je suis assis très mesquinement et très piètrement sur le derrière, comme un chien qui sent qu'on se moque de lui et qui regarde vaguement de côté en clignant des yeux comme s'il y avait du soleil; ou plutôt je suis un peu triste et un peu mélancolique, mais cela ne fait rien, je suis tout de même bien content d'être à Courtavenel, le papier vert saule de ma chambre me réjouit la vue, et je suis tout de même bien content. Mais je reprendrai ma lettre plus tard.

Cinq heures.

Nous revenons de la pêche avec cinquante tanches. Nous avons reçu votre petit billet. Cette fatigue se dissipera bientôt… Mais comment? serait-il possible qu'on ne donnât pas le Prophète? Je vous avoue que cela me chagrinerait, non pour l'argent que vous perdriez, mais parce que cela aurait l'air d'une reculade devant le succès de Mlle Sontag… Enfin, nous verrons. Portez-vous bien, voilà, le principal. Je ne suis pas en train d'écrire; nous allons dîner; il fait un temps très charmant. A demain.

Vendredi, neuf heures du matin.

Voilà ce que c'est que de remettre. Le facteur est venu si tôt aujourd'hui qu'il m'a surpris dans mon lit. Je vous écris ces mots à la hâte. Les nouvelles que vous donnez sont loin d'être bonnes. Enfin, tous mes vœux vous accompagnent. Le bateau sera ici après-demain. J'envoie ci-joint un papier pour Viardot. Je me remettrai à écrire ce soir, à l'instant même une lettre immense; aussi pourquoi le facteur est-il venu si tôt? Au nom du ciel, soignez votre chère santé! Courtavenel est charmant, nous allons le tenir dans l'état le plus coquet du monde. Je vais travailler comme un nègre; vous aurez la traduction.

Au revoir, je salue tout le monde et je reste à jamais

Votre tout dévoué
IV. TOURGUENEFF.

XX

Courtavenel, samedi 14 juillet 1849.

Bonjour, Madame, und liebe Freundin.

Il fait toujours un temps splendide. Nous nous portons tous très bien et nous pensons beaucoup à vous; voici tout ce qu'il y a de nouveau à Courtavenel. Ce que vous nous dites du Prophète nous a fait beaucoup réfléchir… Nous nous sommes entretenus là-dessus avec beaucoup de gravité. Pour ma part, je suis persuadé qu'on vous le fera chanter une douzaine de fois, et que vous ne reviendrez pas si tôt que vous le dites; je vous jure que je le désire de tout mon cœur; vous êtes capable de ne pas y croire, mais je vous l'assure. Il faut que vous fassiez courir les Anglais; il faut qu'ils vous applaudissent à tout rompre, qu'ils disent de leur voix de gorge: She is wonderful; quite extraordinary. Oh yes, oh yes! Tout cela est nécessaire, et quand vous viendrez à Courtavenel, après tous vos triomphes, vous jouirez doublement et du beau temps et de la propretés de vos fossés, et du bateau, et de la fameuse traduction que vous savez… Voilà ce que j'appelle parler le langage de la raison.

Merci pour votre charmante description de la Linda. Il faut, voyez-vous, que vous enfonciez aussi cette étoile rétrospective, cette renommée de conserve; je ne l'ai jamais entendue cependant.

Hier, après souper, il y a eu une discussion politique des plus fougueuses entre Don Pablo51 et sa femme… Elle attaquait Espartero52, lui le défendait assez mal, il faut l'avouer, plutôt par des Que sabes tu! et Calla, majadera, que par des raisons solides… Mais la petite femme était terrible… Savez-vous que c'est un grand enfant gâté que votre oncle? Ils ont l'intention de partir après demain, et je vais rester seul.

C'est drôle, seul à Courtavenel, dans cette grande maison… Nous attendons Jean demain.

Tous ces jours-ci le temps a été très beau, mais il a fait un grand vent qui, de temps à autre, devenait très fort et très persistant. L'agitation qu'il produisait dans les feuilles allait très bien aux peupliers; ils étincelaient très fièrement au soleil. Il faut vous dire que j'ai remarqué une chose: c'est que le peuplier immobile a l'air très écolier et très bête, à moins que ce ne soit le soir, sur le fond rose du ciel, quand les feuilles paraissent presque noires… mais, dans ce cas-là, tout doit se tenir coi, il n'y a que les feuilles au sommet des arbres qui ont la permission de se remuer un peu.

A propos, je me suis amusé à découvrir dans les environs des arbres ayant de la physionomie, de l'individualité, et je leur ai donné des noms; à votre retour je pourrai vous les montrer, si vous le désirez. Il y a le marronnier de la cour, que j'ai surnommé Hermann, je lui cherche sa Dorothée. Il y a un bouleau à Maisonfleurs, qui ressemble beaucoup à Gretchen; un chêne a été baptisé Homère, un orme l'aimable vaurien, un autre la vertu effarouchée, un saule Mme Vanderborght.

Lundi 16.

Nous nous attendions à recevoir des lettres aujourd'hui, mais non. Cela nous fait croire que les répétitions ont probablement commencé, et que vous ne voulez pas nous écrire avant qu'il y ait quoique chose de définitif. Votre santé est parfaitement et entièrement rétablie, n'est-ce pas?

M. et Mme Sitchès ne partent que demain. Jean est arrivé hier soir avec Comorn53. Ce matin, nous nous sommes levés tous à trois heures et demie pour aller pêcher. Nous avons pris à nous 118 poissons. M. Sitchès 80, moi 38. Nous avons vu le soleil se lever derrière le bois. On peut ne pas être vertueux et trouver du plaisir à voir un lever de soleil. Il y eut un moment charmant: nous étions placés près du chêne à gauche; je lève les yeux, il était éclairé par en dessous, le soleil était encore bien bas. C'était très joli et très original. Cela n'a duré qu'un instant… En général, je trouve que les arbres éclairés ont quelque chose de fantastique et de mystérieux qui parle à l'imagination. C'est pourquoi j'aime beaucoup les illuminations dans un jardin… Mais, assez parler d'arbres comme cela.

 

Le bateau est arrivé! Il est moins élégant que je ne l'avais cru; mais il n'est pas mal. Je viens de m'exercer à ramer pendant, deux heures… je commence à m'y faire. Il faut, comme pour nager, des mouvements réguliers et pas violents… J'ai fait faire à M. et Mme Sitchès cinq fois le tour des fossés; puis j'ai promené Sultan, qui n'a pas paru prendre un grand plaisir à ce genre d'amusement. Du reste, il se porte bien, il est gros et gras. Véronique ne peut le voir sans lui dire qu'il est un voleur, un grand voleur, mais il ne fait pas semblant de la comprendre. J'aime beaucoup à la mettre sur ce chapitre pendant qu'il est là. On voit très bien à sa figure, à sa manière modeste de s'asseoir, de détourner à demi la tête et d'agiter imperceptiblement la queue, sans qu'on l'appelle, qu'il sait parfaitement de quoi il s'agit… – «Voyez-vous, monsieur», me dit Véronique en s'animant beaucoup, «voyez-vous l'air de sainte nitouche qu'il se donne? Eh bien! ce chien est un voleur, un très grand voleur, et on a beau le lui dire, il n'en rougit même pas (textuel); il est rusé, ce chien, ah! je crois bien.» Alors je m'adresse à Sultan et je lui répète ce propos de Véronique, mais c'est à peine s'il secoue les oreilles. – «Vous perdez votre peine, monsieur», continue Véronique, «ce chien n'a pas de conscience.» Pendant mes promenades, je le fais entrer dans les luzernes; avant-hier, il a pris une perdrix sur son nid. Sans lui faire de mal, je la lui ai reprise et l'ai lâchée. Toutes les autres bêles de la maison, les singes, les oiseaux le chat, se portent à merveille.

Et demain la grande extermination des joncs. Demain je reste seul avec Véronique et Jean. Jean m'aidera dans la grande œuvre de destruction. A demain!

Mardi 17.

M. et Mme Sitchès sont partis ce matin pour Paris. Mais la croisade contre les joncs est remise à demain, à la demande de Jean, qui avait beaucoup à faire aujourd'hui. Me voici donc seul; eh bien, je ne vais pas m'ennuyer, j'en suis sûr. Je vais beaucoup travailler, ah! mais beaucoup. Par exemple, aujourd'hui je n'ai rien fait, j'ai flâné tout le jour… mais demain! J'espère bien recevoir une lettre demain.

Mercredi 18.

Eh bien, non, il n'y a pas de lettres… Pourquoi?.. Et je ne reçois pas de journaux anglais. J'ai été trop gueux pour pouvoir m'abonner. Patience! il faut espérer que tout va bien. Le facteur attend, il est encore venu une heure trop tôt; je dois terminer cette lettre. Mille amitiés à Viardot, à Manuel54, à tout le monde.

Je vous serre les mains avec beaucoup d'affection, et que le ciel veille sur vous.

Soyez heureuse et portez-vous bien. Adieu.

IV. TOURGUENEFF.

XXI

Courtavenel, samedi, 28 juillet 49.

Bonsoir, Madame, guten Abend, theuerste Freundin.

Dix heures et demie du soir. – J'inscris ces mots avec une certaine fierté. Vous voyez qu'on ne se couche pas avec les poules. Je viens de faire un tour de parc. Il fait une belle nuit, une quantité incroyable d'étoiles. Les grandes, celles dont la lumière est bleue, et qui ont l'air de cligner des yeux, font bien autour de la cime des peupliers tandis que la lune regarde à travers les branches noires…

A l'heure qu'il est vous chantez, car j'imagine qu'on va donner le Prophète trois fois par semaine; vous verrez que votre succès ne fera que croître et embellir comme à Paris. J'espère que vos collaborateurs se tiennent mieux maintenant.

Pour revenir à mes étoiles, vous savez qu'il n'y a rien de plus commun que de les voir inspirer des sentiments religieux; du moins c'est ce qu'on trouve dans tous les livres d'éducation. Eh bien! je vous assure que ce n'est pas là l'effet qu'elles produisent sur quelqu'un qui les regarde simplement et sans parti pris. Les milliers de mondes, jetés à profusion dans les profondeurs les plus reculées de l'espace, ne sont autre chose que l'expansion infinie de la vie, de cette vie qui occupe tout, pénètre partout, fait germer sans but et sans nécessité tout un monde de plantes et d'insectes dans une goutte d'eau. C'est le produit d'un mouvement irrésistible, involontaire, instinctif, qui ne peut pas faire autrement; ce n'est pas une œuvre réfléchie. Mais qu'est-ce que c'est que cette vie? Ah! je n'en sais rien, mais je sais que, pour le moment, elle est tout, elle est en pleine floraison, en vigueur; je ne sais si cela durera longtemps, mais enfin pour le moment cela est, cela fait couler mon sang dans mes veines sans que j'y sois pour quelque chose, et cela fait surgir les étoiles comme des boutons sur la peau, sans qu'il lui en coûte davantage, ou sans qu'elle en ait un plus grand mérite. Cette chose indifférente, impérieuse, vorace, égoïste, envahissante, c'est la vie, la nature, c'est Dieu; nommez-la comme vous voulez, mais ne l'adorez pas: entendons-nous, quand elle est belle, quand elle est bonne (ce qui n'arrive pas toujours) – adorez-la pour sa beauté, pour sa bonté, mais ne l'adorez pas, ni pour sa grandeur, ni pour sa gloire! (Voyez les livres d'éducation, dont je parlais ci-dessus). Car, 1º il n'y a rien de grand ni de petit pour elle; 2º il n'y a pas plus de gloire dans la création qu'il n'y a de gloire dans une pierre qui tombe, dans l'eau qui coule, dans un estomac qui digère; tout cela ne peut pas faire autrement que de suivre la LOI de son existence qui est la VIE.

Ouf! voilà de la philosophie spéculative! Je ne veux pas relire mon griffonnage. Secouons-nous et passons à autre chose. Mais j'y pense, je continuerai demain. En attendant, que Dieu vous bénisse, ou que la Vie vous soit propice; mais dans tous les cas, que vous soyez heureuse et bien portante.

Dimanche soir.

Il a fait aujourd'hui un temps superbe. J'ai passé presque toute la journée dehors; j'ai navigué sur les fossés. A propos! vous serez peut-être étonnée que j'aie pu faire un voyage à Paris, vu l'état de ma bourse; mais c'est que Mme Sitchès, en partant, m'a laissé trente francs, dont vingt-six ont filé. Du reste, je vis ici comme dans un château enchanté; on me nourrit, on me blanchit, que faut-il de plus pour un homme seul?

J'espère que cette disette d'argent va bientôt cesser et qu'on finira par se dire là-bas: Ah ça! mais avec quoi vit-il donc?

J'ai vraiment beaucoup travaillé ces jours-ci. Je vous montrerai les feuilles à votre retour. Je ne m'ennuie pas un seul instant; décidément je mène une vie très agréable.

Lundi.

Aujourd'hui, par exemple, elle l'est un peu moins… Figurez-vous qu'il n'a pas cessé de pleuvoir un seul instant pendant tout le jour. Hein! qu'en dites-vous? Cela descendait, cela descendait, dru et droit, serré, et même maintenant. Il est onze heures du soir. Oui, Madame, onze heures! j'entends la gouttière vomir des torrents dans le fossé. Mais, par compensation, j'ai reçu aujourd'hui de Paris le Musical World et le Britannia, où j'ai trouvé des articles sur le Prophète, que j'ai dégustés avec beaucoup de plaisir. Si vous m'envoyez un Illustrated sous bande, envoyez-moi donc aussi le numéro de l'Athenæum. (A propos, mille choses à Chorley.)

Bonne nuit, je vais me coucher.

Mardi, 31 juillet.

Voilà ce maudit facteur qui s'avise de nouveau de venir à huit heures et demie du matin! Que le diable l'emporte! Je voudrais cependant achever vite cette page. Voyons! que vous dire? Qu'il ne pleut pas, que je pense bien souvent à vous; que Courtavenel a maintenant l'air bien gracieux et bien propre, que Jean frotte, nettoie, lave et balaye partout, que toutes les bêtes de la maison se portent bien, y compris votre très humble serviteur, que je m'attends à une lettre demain, que je vous souhaite santé, bonheur et gaieté, que je prie le Dieu bon de vous bénir mille fois et vous de me pardonner une lettre aussi incohérente, que je salue très amicalement Viardot et les amis, et que je reste à tout, jamais

Votre
TOURGUENEFF.

XXII

Courtavenel, samedi 11 août 1849.

Bonjour, Madame. Eh bien, je continue à rester seul à Courtavenel et je viens de recevoir une lettre de Melle Berthe, dans laquelle elle me dit qu'elle attend de jour en jour l'arrivée de M. et Mme Sitchès. J'espère que Mme Garcia va venir ici; que ferait-elle toute seule à Bruxelles?

Dimanche.

Depuis hier je suis mère, je connais les joies de la maternité, j'ai une famille! Trois charmants petits jumeaux, doux, caressants, gentils, que je nourris moi-même et que je soigne avec un véritable plaisir. Ce sont trois petits levrauts que j'ai achetés à un paysan. Pour les avoir, j'ai donné mon dernier franc! Vous ne sauriez croire comme ils sont jolis et familiers.

Ils commencent déjà à grignoter les feuilles de laitue que je leur présente, mais leur principale nourriture est du lait. Ils ont l'air si innocent et si drôle quand ils relèvent leurs petites oreilles! Je les tiens dans la cage où nous avions mis le hérisson. Ils viennent à moi dès que je leur tends les mains, ils grimpent sur moi, ils me farfouillent dans la barbe avec leurs petits museaux, ornés de longues moustaches. Et puis, ils sont si propres, tous les mouvements sont si gentils! Il y en a un surtout, le plus gros, qui a un air grave à mourir de rire. Il paraît que je suis devenu non seulement mère, mais vieille femme, car je rabâche. Malheureusement, ils seront déjà assez grands le jour de votre arrivée; ils perdront de leur grâce. Enfin, je tâcherai qu'ils fassent honneur à mon éducation.

J'ai dîné hier chez Fougeux. Eh bien, son frère n'est pas si ennuyeux que je l'avais cru; il le devient moins quand on le connaît davantage, – ce qui est consolant. Fougeux est un très bon diable; il est né grand-père… Et il n'est pas marié! Je suis allé et revenu sur le dos de Comorn, qui a encore le pied assez sûr pour son âge. Il faisait noir dans la forêt de Blandureau. (Je suis revenu à neuf heures.)

Lundi.

J'ai fait cette nuit un rêve assez drôle, comme j'en fais quelquefois; je vais vous le raconter. Il me semblait que je marchais le long d'une route bordée de peupliers. Il faisait sombre, j'étais très fatigué, et pour arriver au gîte il fallait chanter cinq cents fois de suite: A la voix de ta mère… Je me hâtais d'en finir avec ma tâche et j'en perdais le compte; vous savez comme l'on s'obstine en rêve. Tout à coup, je vois venir à moi une grande figure blanche qui me fait signe de la suivre; je me dis: Tiens! c'est mon frère Anatole (je n'en ai jamais eu de ce nom-là). Je trouve cela tout naturel et je le suis. Quelques instants plus tard, il me semble que nous sommes exposés à un grand vent; je jette un regard autour de moi, et, malgré l'obscurité, je puis distinguer que nous nous trouvons sur la cime d'un rocher extrêmement élevé et dominant sur la mer. – Mais où allons-nous? demandai-je à mon conducteur. – Nous sommes des oiseaux, répond-il, partons. – Comment, des oiseaux? répliquai-je. – Mouchez-vous, me dit-il. En effet, je veux me moucher et je trouve un long bec au beau milieu de mon visage avec une poche au-dessous, comme chez un pélican. Mais, dans ce moment même, le vent m'enlève. Je ne saurais vous décrire le frémissement de bonheur que j'éprouvai en déployant l'envergure de mes grandes ailes; je montai contre le vent, en jetant un grand cri de triomphe, et puis je me lançai en bas vers la mer en frappant l'air par saccades, comme le font les mouettes. J'étais oiseau dans ce moment-là, je vous assure, et maintenant, à l'heure où je vous écris, je n'ai pas un souvenir plus distinct de mon dîner d'hier que de mes sensations d'oiseau: c'est parfaitement clair et net, non seulement dans la mémoire de ma cervelle, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais dans celle de tout mon corps; ce qui prouve que «la vida es sueño, y el sueño es la vida». Mais ce que je ne saurais vous peindre, c'est le spectacle qui se déroulait autour de moi, pendant que je planais ainsi dans l'air: c'était la mer, immense, agitée, sombre, avec des points lumineux; çà et là des vaisseaux à peine visibles glissant sur les vagues; des hautes falaises; parfois un grand bruit montait jusqu'à moi; je me laissais tomber. Le mugissement devenait plus distinct et me faisait peur; je remontais dans les nuages qui me semblaient rouler avec fracas, chassés par le vent. De temps en temps, une immense gerbe d'eau toute blanche s'élançait du sein de la mer, et je sentais l'écume rejaillir sur mon visage, puis, tout à coup, de grandes lueurs s'étendaient au loin au-dessous de moi… Ah! me disais-je, ce sont les éclairs marins (!) découverts par Galilée… Ils ne vont pas si vite que les éclairs de l'air parce que l'eau est plus lourde et plus difficile à déplacer. A la lueur de ces éclairs, je voyais la mer illuminée jusqu'au fond; je voyais de gros poissons noirs avec de grosses têtes, monter lentement jusqu'à la surface… Je me disais qu'il fallait que je tombasse dessus parce que c'était ma nourriture. Mais je sentais une secrète horreur qui m'en empêchait… Et puis ils étaient trop gros. Tout à coup, je vois la mer blanchir et sautiller comme de l'eau qui bout, une teinte rose se répand autour de moi… C'est le soleil qui se lève, me, dis-je, fuyons, il va tout brûler. Mais j'avais beau me jeter de côté et d'autre, tout devenait éclatant, lumineux, insupportable aux yeux, de grosses bulles brillantes montaient dans l'air, je sentais une chaleur étouffante, mes plumes commençaient à roussir. J'aperçois le haut du disque du soleil qui occupait tout l'horizon et flamboyait comme une fournaise, une angoisse insupportable me saisit et je m'éveille. Il faisait déjà jour; je voyais devant moi le papier vert saule de ma chambre, et je ne comprenais pas encore où j'étais…

 

Mais est-ce permis de décrire un rêve aussi longuement que cela? Vous allez vous moquer de moi, et vous aurez raison. Il est vrai qu'il n'y a pas abondance de matières à Courtavenel.

Lundi soir.

Le frère de Fougeux est encore venu dîner aujourd'hui. Décidément, il n'est pas bête et il n'est pas non plus très ennuyeux; cependant je trouve que je le vois trop souvent. Du reste, je crois qu'il va quitter bientôt ces beaux lieux, comme dirait le pauvre M. Guy55. Il ne fait rien, n'a pas de profession, et malgré cela il est tout encroûté de préjugés nationaux, bonapartistes, littéraires et judiciaires. Si, du moins, il avait profité de son indépendance pour se délivrer de tout ce fatras! Mais non. Un Allemand l'aurait plutôt fait. Béranger a dit avec raison:

 
Philosophe
De mince étoffe,
Ton œil ne peut se détacher
Du vieux coq de ton vieux clocher.
 
Mardi.

Je ne reçois qu'aujourd'hui votre billet avec la lettre de M. Chorley, à laquelle je m'empresserai de répondre demain. Dites à Viardot (je lui écrirai aussi l'un de ces jours) que la chasse va être ouverte le 25. Faut-il que je fasse des démarches pour son permis de chasse? Du reste, tout va bien, et je prie le bon Dieu de vous bénir mille fois et de vous ramener saine et sauve en France.

Toujours point de nouvelles de M. et Mme Sitchès. Bonjour; portez-vous bien et soyez heureuse…

Votre,
I. TOURGUENEFF.
48Le chien de garde.
49La vieille cuisinière de Courtavenel.
50Petit bois près de Courtavenel.
51M. Sitchès.
52Général espagnol.
53Vieux cheval de M. et Mme Viardot.
54Le frère de Mme Viardot.
55Un familier de la maison.

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