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Lettres à Madame Viardot

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XVI

Courtavenel, jeudi 19 juin 1849, 8 h. 1/2 du soir.

Madame,

Les joncs ont vécu! vos fossés sont propres, et l'humanité respire. Mais ça n'a pas été sans peine. Nous avons travaillé comme des nègres pendant deux jours – et j'ai le droit de dire nous; car j'en sais aussi quelque chose. Si vous m'aviez vu, hier surtout, crotté, mouillé, mais radieux! Les joncs étaient très longs et très difficiles à arracher, d'autant plus difficiles qu'ils étaient plus cassants. Enfin, la chose est faite!

Depuis trois jours, je suis seul à Courtavenel; eh bien! je vous jure que je ne m'y ennuie pas. Le matin, je travaille beaucoup, je vous prie de le croire, et je vous en fournirai la preuve.

A propos, entre nous soit dit, votre nouveau jardinier est un peu paresseux; il avait presque laissé périr les lauriers-roses faute de les arroser, et les plates-bandes étaient dans un mauvais état; je ne lui ai rien dit, mais je me suis mis à arroser les fleurs moi-même et à arracher les mauvaises herbes. Cet appel muet, mais éloquent, a été compris, et depuis quelques jours tout est rentré dans l'ordre. Il parle avec trop de volubilité et il sourit trop; mais sa femme est une bonne petite femme qui ne fait pas la paresseuse. Ne trouvez-vous pas cette dernière phrase d'une outrecuidance inouïe dans la bouche d'un grandissime paresseux comme moi?

Vous n'avez pas oublié le petit coq blanc? Eh bien, c'est, un démon que ce coq. Il se bat avec tout le monde, avec moi surtout; je lui présente un gant, il s'élance, s'y accroche et se laisse porter comme un bouledogue. Mais j'ai remarqué que chaque fois, après le combat, il s'approche de la porte de la salle à manger et crie comme un forcené jusqu'à ce qu'on lui ait donné à manger. Ce que je prenais pour du courage en lui, ne serait-ce que l'impertinence d'un farceur qui sait bien qu'on plaisante et qui se fait payer sa peine? Oh! illusions! voilà comme on vous perd… Monsieur de Lamartine, venez me chanter ça.

Ces détails de basse-cour et de campagne doivent vous faire sourire, vous qui vous trouvez à la veille de chanter le Prophète à Londres… Cela doit vous sembler bien idyllique, bien jatte de lait… Et cependant je m'imagine que vous aurez assez de plaisir à lire ces détails. – Voyez quel aplomb!

Ainsi décidément vous allez chanter le Prophète, et c'est vous qui faites tout, qui dirigez tout… N'allez pas vous fatiguer outre mesure. Au nom du ciel, que je sache d'avance le jour de la première représentation… Ce soir-là, on ne se couchera pas avant minuit à Courtavenel. Je vous l'avoue, je m'attends à un très, très, très grand succès. – Que Dieu vous protège, vous bénisse et vous conserve une excellente santé. – Voilà tout ce que je lui demande; le reste est votre affaire.

Comme, après tout, j'ai beaucoup de temps disponible à Courtavenel, j'en profite pour faire des bêtises, parfaitement ineptes. Je vous assure, de temps en temps, cela m'est nécessaire; sans cette soupape de sûreté, je risquerais un beau jour de devenir très bête pour tout de bon.

Par exemple, j'ai composé hier soir de la musique sur les paroles suivantes:

 
Un jour une chaste bergère
Vit dans un fertile verger,
Assis sur la verte fougère,
Un jeune et pudique étranger.
Timide, ainsi qu'une gazelle,
Elle allait fuir quand, tout à coup,
Aux yeux effrayés de la belle
S'offre un épouvantable loup.
A l'aspect de sa dent qui grince,
La bergère se trouva mal.
Alors, pour la sauver, le prince
Se fit manger par l'animal.
 

Proposez au célèbre auteur de l'Offrande de composer de son côté de la musique là-dessus. J'enverrai la mienne, et nous verrons qui l'emportera, vous serez juge.

A propos, je vous demande pardon de vous écrire de pareilles stupidités.

Vendredi 20, 10 h. du soir.

Bonsoir, Madame, que faites-vous à cette heure? Je suis assis devant la table ronde du grand salon… Le plus profond silence règne dans la maison; on n'entend que le chuchotement de la lampe.

J'ai vraiment très bien travaillé aujourd'hui; j'ai été surpris par une pluie d'orage pendant ma promenade.

Dites à Viardot qu'il y a beaucoup de cailles cette année.

Aujourd'hui, j'ai eu une conversation avec Jean sur le Prophète. Il m'a dit des choses très judicieuses, entre autres que «la théorie est la meilleure des pratiques». Si l'on disait cela à Müller, c'est pour le coup qu'il rejetterait sa tête de côté et en arrière, en ouvrant la bouche et levant les sourcils. Le jour de mon départ de Paris, ce pauvre diable n'avait que deux francs cinquante; je ne pouvais rien lui donner, malheureusement.

Écoutez, j'ai beau ne pas avoir den politischen Pathos, mais il y a une chose qui me révolte: c'est l'ambassade du général Lamoricière au quartier général de l'empereur Nicolas35. C'est trop, c'est trop, je vous assure. Pauvres Hongrois! Un honnête homme finira par ne plus savoir où vivre: les nations jeunes sont encore barbares, comme mes chers compatriotes, ou bien, si elles se lèvent et veulent marcher, on les écrase comme les Hongrois; et les nations vieilles se meurent et empestent, pourries et gangrenées qu'elles sont. Ce serait le cas de chanter avec Roger: «Et Dieu ne tonne pas sur ces têtes impies?» Mais baste! Et puis, qui est-ce qui a dit que l'homme est destiné à être libre? L'histoire nous prouve le contraire. Ce n'est pas par esprit de courtisanerie que Gœthe a écrit son fameux vers:

Der Mensch ist nicht geboren frei zu sein

C'est tout bonnement un fait, une vérité qu'il énonçait en observateur exact de la nature qu'il était.

A demain.

Ce qui n'empêche pas que vous soyez quelque chose de bien excellent… Voyez-vous, s'il n'y avait pas encore par-ci par-là des êtres comme vous sur la terre, on se vomirait soi-même… A demain.

Samedi 21.

Bonjour, Madame, et adieu. Il fait un vilain temps, voilà tout ce qu'il y a de nouveau. Je vous serre les mains très fort. Mille amitiés à Viardot et à tout le monde. A revoir.

Votre
IV. TOURGUENEFF.

XVII

Courtavenel, samedi 4 juillet 1849.

Bonjour, Madame. Je n'ai reçu qu'aujourd'hui la lettre que vous m'avez écrite mardi; je ne sais à quoi attribuer ce retard. Vous ne me dites pas si le Prophète marche maintenant avec plus d'ensemble, mais je crois que cela s'entend de soi-même. Vous verrez que vous irez à quinze représentations. Les offres (ou plutôt c'est mieux que des offres) de Liverpool sont très belles; ces Anglais ne se refusent rien. Je continue à ne pas recevoir signe de vie de chez moi; du reste, je me porte bien et suis fort content de mon sort. Le temps a été assez beau tous ces jours-ci.

J'ai reçu avant-hier la visite du docteur Fougeux. Nous avons fait une partie de billard, je l'ai promené en bateau. Je rame mieux que lui, qui cependant se vante d'avoir été dans son temps le meilleur canotier de Bercy. Il a dû l'oublier depuis ce temps-là, car je suis loin d'être fort. A propos de bateau, il faut que je vous dise que malheureusement l'eau décroît beaucoup dans les fossés; elle fuit plus que jamais du côté de la fontaine, malgré la terre glaise dont on avait cru boucher le conduit. Il faudrait refaire la bonde, ce qui ne serait déjà pas si difficile, en l'entourant de pierres en forme de digue. Il faut aussi que je vous dise que les fossés n'ont pas été curés du tout; il y a énormément de vase au fond. Le père Négros me disait l'autre jour, en montrant le poing à un être imaginaire: «Ah! si l'on me volait comme on vole M. Viardot!» Il doit en savoir quelque chose. Du reste, les riches sont là pour être volés. Mais c'est que vous n'êtes pas encore riche pour pouvoir l'être en conscience. Je crains bien qu'à votre retour il ne soit plus possible de faire le tour des fossés; déjà, maintenant, il est assez difficile de passer par-dessous le pont du Diable, – c'est ainsi que j'ai surnommé le pont qui conduit à la ferme. Dans tous les cas, le grand Océan nous restera, – le côté des fossés qui longe la roule à partir de la tourelle. J'ai reconduit M. Fougeux jusqu'à Blandureau. Il m'a appris que Mlle Laure ne pouvait pas me souffrir. Il paraît que l'on se fait des ennemis sans savoir pourquoi. Le docteur m'a invité de venir demain déjeuner chez lui.

Lundi.

J'ai déjeuné hier chez M. Fougeux. Il y avait M. Magi, que vous connaissez, qui m'a semblé un bon diable, bien tranquille; un docteur de Paris, dans le genre de M*** de Pétersbourg, et le frère de Fougeux; il m'a fait penser à un autre frère, auquel il ressemble beaucoup. Fougeux nous a fait boire de vingt vins différents; vers la fin du déjeuner tout le monde parlait à la fois avec beaucoup de chaleur et avec cette espèce de fièvre de répéter des choses parfaitement insignifiantes, qui s'empare d'une réunion de personnes se connaissant peu et se convenant encore moins, dont le vin a échauffé la tête. Chacun secoue son sac à lieux communs, ce qui produit beaucoup de poussière. Puis nous allâmes faire le tour des boulevards de Rozay; eh, eh! Rozay n'est pas déjà si laid! Le gros Fougeux est décidément un bon garçon, et puis il ne se prend pas au sérieux, ce qui est toujours fort agréable. Les gens qui se prennent au sérieux peuvent devenir de grands politiques, – de grands hommes, si vous voulez, – mais leur société est aussi lourde à supporter, Gœthe l'a dit: Ver sich selbst nicht zum Besten haben kann, gehört gewiss nicht zum Besten. Il y a une rivière à Rozay, cela m'a fort surpris. Je croyais qu'en Brie il n'y avait que des mares avec des joncs, mais sans eau.

 

Voici ce que j'ai lu depuis que je suis à Courtavenel:

1º Les deux volumes du Manuel d'histoire, de M. Ott. Ce M. Ott est un démocrate de l'école de M. Bucbez, – un démocrate catholique, – Cette alliance hors nature ne peut produire que des monstres;

2º Une histoire russe, de M. Oustrialoff. Comment diable cette histoire-là se trouve-t-elle à Courtavenel? C'est détestable, mais cela m'a rafraîchi la mémoire sur beaucoup de dates et de faits;

L'Histoire du moyen âge, de Rotteck. Indiciblement mauvais. Libéralisme éventé, nauséabond et faux. Style emphatique et plat. Des gens de cette espèce finissent par devenir des membres de la droite d'un parlement de Francfort. Je ne dis pas cela pour Rotteck, – il est mort, – heureusement! Mais une foule de gens ejusdem farinæ lui ont malheureusement survécu;

Les Lettres de Lady Montague (écrites en 1717). Livre charmant, plein de grâce, d'esprit et de franchise, et qui fait aimer celle qui l'a écrit, malgré son extraction;

Doña Isabel de Solis, novela historica, de D. Martinez de la Rosa. J'ai lu ceci pour m'exercer dans la langue espagnole. Mais j'en demande pardon à vos compatriotes, si toute leur littérature contemporaine est de cette force-là… C'est enfantin. Il n'y a que les extraits des chroniques qui soient intéressants;

Histoire de la guerre en Espagne depuis 1807, par le général Sarrazin. C'est écrit avec clarté, mais la haine que ce Français porte aux Français est un peu trop violente pour être naturelle. Le général S… me fait tout l'effet d'un gredin;

Mémoires de Bausset, sur Napoléon. C'est l'ouvrage d'un valet de chambre distingué, – si un valet de chambre peut l'être. – Des faits intéressants;

8º Traduction des Géorgiques de Virgile, par Delille. Je ne sais plus si c'était M. Martin ou M. Nisard qui l'avait louée en ma présence. Je n'ai pu l'achever; c'est vraiment trop fade, et puis ces alexandrins coulent avec une facilité dégoûtante; c'est fluide et insipide comme de l'eau. L'original n'est pas une merveille non plus; toute cette littérature latine est factice et froide, une vraie littérature de littérateur;

La Pucelle, de Voltaire! Eh bien! savez-vous qu'en général c'est très ennuyeux, surtout la partie qui est censée ne pas devoir l'être. Mais de charmants mots, des allusions hardies et spirituelles, des railleries sanglantes révêlent le maître;

10º Un gros ouvrage de M. Damas Hinard sur Napoléon. Une compilation de tous ses jugements sur les événements, les personnes, les choses. Quelle grande et forte organisation que ce Napoléon, quelle force de caractère, quelle suite et quelle unité dans la volonté! Et en même temps jamais homme n'appartint plus au passé. Il le résume complètement, mais il tourne le dos à l'avenir, à cet avenir qui se débattra longtemps sous les chaînes qu'il lui a forgées. La monarchie se mourait en Europe: il a organisé l'autorité, le gouvernement, ce hideux fantôme, qui, impuissant à produire, vide et bête avec le mot Ordre à la bouche, une épée dans une main et de l'or dans l'autre, nous écrase tous sous ses pieds de fer. Saperlotte! quelle image orientale! Excellente transition pour arriver au

11º Coran. Je viens de le commencer. Il y a de la grandeur et du bon sens dans ce livre; mais je prévois que la boursouflure orientale et le vague de la langue prophétique m'en dégoûteront bientôt.

Vous voyez qu'après tout je n'ai pas perdu mon temps; car tous ces livres susnommés, je les ai, non pas parcourus, mais lus, ce qui s'appelle lus. A propos de livres, il faut que Viardot sache que je lui ai arrangé sa bibliothèque, que es un primor. De son côté, Jean36 ne fait que frotter, laver, nettoyer, huiler, épousseter, balayer et cirer du matin au soir. Ah! si le jardinier lui ressemblait!

XVIII

Mardi.

Vous ignorez probablement, mais vous le saurez quand je vous le dirai, que je ne me couche jamais avant minuit. Eh bien! hier, j'allais quitter le salon, quand j'ai tout à coup entendu deux profonds soupirs bien distincts qui ont retenti, ou plutôt passé comme un souffle à deux pas de moi. Sultan37 était couché depuis longtemps, j'étais parfaitement seul. Cela m'a donné une légère horripilation. En traversant le corridor, je me suis demandé ce que j'aurais fait si j'avais senti une main tout à coup saisir la mienne: et j'ai dû m'avouer que j'aurais poussé un cri d'aigle. On est décidément moins brave la nuit que le jour. Je voudrais savoir si les aveugles ont peur des revenants. Avant de me coucher, je fais chaque soir une petite promenade dans la cour. Hier je me suis placé sur le pont et j'ai écouté. Voilà les différents sons que j'ai entendus:

Le bruit du sang dans les oreilles et de la respiration.

Le frôlement, le chuchotement continuel des feuilles.

Le cri des cigales; il y en avait quatre dans les arbres de la cour.

Des poissons venaient faire à la surface de l'eau un petit bruit, qui ressemblait à un baiser.

De temps en temps une goutte tombait avec un petit son argentin.

Une branche se cassait; qui l'avait cassée?

Ce bruit sourd… sont-ce des pas sur la route? Est-ce le murmure d'une voix?

Et puis tout à coup le soprano suraigu d'un cousin, qui vient vous tinter à l'oreille…

A propos de cousins, les rougets me dévorent cette année. Depuis quelques jours j'en suis plein, et je me gratte à haute voix.

A propos, ou non, au contraire… cela ne fait rien. Il faut que je vous dise qu'ayant trouvé sous le tapis vert du piano votre gros livre de musique, je me suis permis de l'ouvrir et de le parcourir. Malheureusement ma main droite ne joue pas assez bien du piano pour pouvoir me donner, ne fût-ce qu'une idée de la mélodie; cependant j'ai tâché de déchiffrer certains morceaux que vous ne nous avez jamais chantés. Autant que je puis en juger, vous avez été distinguée de tous temps; mais ce que vous faisiez auparavant était bien moins franc. – P. e. je trouve la première phrase de l'Hirondelle et Le prisonnier charmante: «Hirondelle gentille, qui voltige à la grille du cachot noir, vole, vole sans crainte, autour de cette enceinte.» C'est très bien jusqu'ici; mais «j'aime à te voir»… ça me reste dans le gosier comme un os; j'ai beau le chanter en voix de poitrine, en voix de fausset, en fermant les yeux et en inclinant un peu la tête sur l'épaule, comme on fait quand on veut juger avec impartialité: impossible! Il y a surtout cet ut qui me désole. J'ai même essayé de le remplacer: impossible, toujours aussi impossible! Et le commencement de la phrase est si joli! C'est égal, je préfère la Luciole, ou Marie et Julie, ou la nuit et le jour. De qui sont les paroles intitulées Songes? Il y a là trois vers qui me plaisent bien:

 
Où languissante et blessée
On voit dans l'onde glacée
Tomber la biche aux abois.
 

Je ne sais pourquoi, mais il me semble voir les grands arbres bruns, la terre couverte de givre, les feuilles mortes jonchant l'allée, et la surface du petit étang immobile, la biche qui tombe sur le bord et les chiens qui arrivent de loin et dont les aboiements retentissent joyeusement dans l'air clair et sec. – Allez-vous composer, cette année-ci? J'ai essayé deux ou trois fois de faire des paroles, mais, hélas! mon Pégase n'est plus qu'un vieux cheval couronné qui ne peut faire un pas. L'autre jour, je vois un corbeau gris dans les champs; l'aspect de ce compatriote m'émeut; je lui ôte mon chapeau et lui demande des nouvelles de mon pays. En vérité, j'étais presque touché. Tiens, me dis-je, faisons une jolie petite pièce de vers là-dessus. Quelque chose de simple, de gracieux; enfin faisons du Béranger, quoi! Je me suis battu les flancs pendant deux heures sans pouvoir seulement rimer deux vers. Enfin le désespoir m'a pris, et voici ce dont je suis accouché:

 
Corbeau, corbeau,
Tu n'es pas beau,
Mais tu viens de mon pays:
Eh bien! retourne-z-y.
 

Je doute fort que vous mettiez cela en musique.

En fouillant dans les cahiers de musique, j'ai trouvé deux cahiers où il n'y en avait point: c'étaient des poésies russes copiées par vous et le commencement d'une grammaire. Ça m'a semblé bien drôle tout de même. Seriez-vous encore en état de lire ce que vous y avez écrit? C'est à Vienne, n'est-ce pas, avec M. Sollogoub38, que vous vous êtes occupée de cela?

Vy ponimaïetié po Rousski? ili oujé pozabyli 39 ?

Voyons: qu'est-ce que c'est que cela?

Je bavarde aujourd'hui comme une pie restée vieille fille… A propos, savez-vous que j'ai lu dans les lettres de lady Montague qu'en Turquie une jeune fille, morte fille, est censée se trouver dans un état de réprobation, la femme étant sur terre pour faire des petits? Voyez-vous, le bon et le mauvais, c'est comme l'Orient et l'Occident: ce qui est à l'Orient ici est à l'Occident plus loin: c'est selon le point où l'on se trouve.

Ainsi donc Mlle Antonia40 est devenue depuis hier Mme Léonard41. Ah! vous ne pourrez plus la faire manger à table plus qu'elle ne l'aurait voulu! Je ne pouvais m'empêcher de rire sous cape quand je vous voyais prendre un air grave pour lui faire avaler le reste d'une côtelette: Mme Pauline Viardot: «Antonita, vamos…» – Mme Garcia (avec beaucoup de précipitation et d'énergie): «Come, come, tu no comes nada.» – M. Sitchès42 (en secouant un peu la tête): «Es menester comer, hija.» – Mlle Antonia (avec vivacité): «Sea por el amor de Dios, padre.» – Mais je babille trop. A demain.

 
Mercredi soir.

Imaginez-vous ce qui m'arrive! J'avais l'intention ce matin d'achever cette quatrième page et de vous envoyer la lettre (d'autant plus qu'il y a une semaine que je vous ai écrit pour la dernière fois). Voilà tout à coup qu'on annonce le frère de M. Fougeux, qui vient s'installer ici jusqu'à cinq heures! Et moi, stupide, au lieu d'envoyer tout bonnement cette lettre inachevée (elle n'est déjà pas mal longue), je n'en fais rien, je remets à demain. Cette quatrième page m'a retenu; pourquoi? je ne le saurais dire. Enfin, je vous en demande pardon, et pour vous prouver la sincérité de mon repentir, je m'engage à écrire une feuille de plus! Mais grand maladroit que je suis! je deviens stupide, ma parole d'honneur! Comme si c'était une tâche pour moi que de vous écrire… Allons, allons, je patauge, je m'embrouille, qu'on me jette à la porte et qu'il n'en soit plus question… Mais je rentre par la fenêtre et je continue.

Je commence par vous remercier mille fois pour votre charmante lettre; je l'ai lue et relue. Je vous avoue que je n'aurais pas été fâché de vous voir faire Fidès en Italien; mais quand on est gueux comme Job, on ne peut pas penser à des excursions en Angleterre!

Ah! M. Louis Blanc… mais c'est un charmant homme, et je vais relire ses livres. Fidès est donc allée aux nues… Tant mieux, tant mieux. J'en suis bien content, parole d'honneur… Attendez, je vais me lever et faire une cabriole en signe de réjouissance. Voilà qui est fait.

Vous avez la bonté de me demander des nouvelles de ma santé; je me porte à merveille et je prie Dieu de veiller sur vous! Oh! oui, soyez bien portante, soyez heureuse, gaie, contente, admirée, aimée, célèbre: je sais bien que vous êtes tout cela, mais cela ne m'empêche pas de me donner le plaisir de vous le souhaiter…

Attendez: je vous ai énuméré tous les ouvrages que j'ai lus; mais vous me demanderez peut-être si je n'ai fait que lire. Madame, j'ai fait une comédie en un acte43; Madame je vous jure par les mânes de mes ancêtres, qui étaient probablement laids comme des boucs et puants comme des singes, que j'ai écrit, copié et expédié une comédie en un acte, une comédie de cinquante pages! Et la traduction? direz-vous44. Ah! voilà. Imaginez-vous qu'en partant pour Courtavenel, au lieu du cahier qui renferme ma première comédie, j'en emporte un autre. Ça a été même, je l'avoue, la seconde raison de mon voyage à Paris. Je voulais rapporter le bon cahier. Mais, à mon grand étonnement, j'appris, rue Laffitte, nº 11, que Mme Sitchès avait emporté les clefs de son appartement à Bruxelles, à telles enseignes que je dus me promener tout le jour, mon chapeau gris sur la tête, ce qui faisait sourire les passants qui me prenaient pour un rapin vieux et gras. N'ayant pas de cahier, je ne puis faire de traduction; mais dans cinq ou six jours – après le retour de Mme Sitchès, – j'irai à Paris pour vingt-quatre heures et je rapporterai le cahier. Je serais allé à Paris rien que pour cela, mais j'ai encore autre chose à y faire.

Et mon argent qu'on s'obstine à ne pas m'envoyer!

Pour en revenir à M. Fougeux frère, il faut avouer que jamais personne ne m'a scié le dos comme lui; il a fini par me réciter par cœur des fragments de Rousseau et de La Bruyère. «Monsieur, me disait-il, remarquez cette phrase: Un trône était indigne d'elle»; et il la répétait quarante fois. «Voilà une idée; on sait à quoi s'en tenir. Voilà une idée enfin. Voilà une idée.» Je finissais par lui achever ses phrases; mais il les reprenait. Pourquoi se donne-t-on tant de peine d'être bête? C'est vrai: je crois que personne n'est bête naturellement. Mais à force d'art, on parvient à tout. J'ai vu le moment où il allait rester dîner. C'est que je dîne, savez-vous? Comment? je n'en sais rien. Mais je dîne, et très bien. J'espère bien le savoir un jour, quand j'aurai de l'argent. Dites-moi: votre costume de Fidès (je ne parle pas du premier) est le même qu'à Paris, n'est-ce pas?

Vous avez raison dans ce que vous dites à propos de votre buste; cependant un sculpteur de talent pourrait en faire une belle chose. Si l'on fait des lithographies ou des gravures des Fidès à Londres, rapportez-les. Je serais bien content de recevoir une lettre de Chorley45. Et vous êtes bien bonne de me dire ce que vous me dites.

Jeudi.

Il a fait un orage cette nuit avec de grands coups de tonnerre; le feuillage des arbres est encore tout troublé, pour parler à la Chénier; l'air est rafraîchi et extrêmement doux. Je m'attends à recevoir aujourd'hui une lettre de M. et Mme Sitchès qui m'annonce leur arrivée. Courtavenel n'a jamais été aussi propre, grâce aux soins paternels de Jean. Il paraît que Mlle Berthe46 va venir aussi.

Un levreau d'une assez jolie taille s'est noyé avant-hier dans les fossés. Comment et pourquoi? C'est ce qu'on ne saurait dire. Se serait-il suicidé! Cependant, à son âge, on croit encore au bonheur. Du reste, il paraît qu'on a vu des exemples d'animaux se suicidant. Il paraît qu'un chien s'est noyé exprès en Angleterre, – mais en Angleterre cela se conçoit. Je ne devrais pas médire de ce pays-là, après tout; je crois qu'on vous y aime. Le nom de Mme Jameson ne m'est pas inconnu; je crois qu'elle fait des romans historiques. Ne trouvez-vous pas que la remarque suivante, faite par lady Montague, en 1717, à Paris, est encore juste maintenant:

«Very commonly the entrance of a gentleman or a lady into a room is accompanied with a grin, which is designed to express complacence and social pleasure, but really shews nothing mare than a certain contortion of muscles that must make a stranger laugh. The French grin is equally remots from the chearful serenity of a smile and thu cordial mirth of an honest English horse-laugh.»

On peut remarquer la même chose quand deux personnes se quittent ou s'abordent dans la rue; le changement subit de la contenance me frappe toujours. Du reste tout le monde le fait (les Anglais exceptés), moi tout le premier. Or, voyez ce que peut l'influence de l'homme! Le chien, qui est l'animal qu'il a le plus corrompu, a fini par imiter ces contorsions affectées et ridicules; je suis persuadé que la manière dont ces animaux s'abordent n'est pas dans leur nature; c'est le fruit de la civilisation. Mais les imitateurs ayant la rage d'outrer toujours, au lieu de sourire en montrant les dents et clignant les yeux, eux… Je n'ai pas besoin d'achever: rappelez-vous le dessin hardi de votre frère.

A propos de votre frère, dites-lui que je lui serre la main bien fortement. Dites lui surtout qu'il faut-être de bonne humeur, ne fût-ce que pour la santé, quitte à briser quelque meuble de temps en temps. Sait-il déjà speak english? Et l'allemand? Il l'a probablement abandonné! Sans cela, je lui dirais que ce n'est pas pour rien qu'on dit Gold verdienen; car verdienen vient de dienen47.

Je fais tous les jours une grande promenade avant dîner, accompagné de Sultan. Je crains bien que cette année, il n'y ait moins de gibier que les années précédentes. Les grandes pluies du mois de juin ont fait beaucoup de tort aux couvées. Je trouve souvent des couples de perdrix sans petits. Savez-vous que les perdrix jouent très bien la comédie? Elles savent très bien feindre d'être blessées, de pouvoir voler à peine, elles crient, elles piaillent, le tout pour attirer le chien après elles et le détourner de l'endroit où se trouvent les petits. L'amour maternel a failli coûter bien cher avant-hier à l'une d'elles: elle a si bien jouée son rôle que Sultan l'a happée. Mais comme c'est un perfect gentleman, il n'a fait que l'humecter de sa salive et lui ôter quelques plumes; j'ai rendu la liberté à cette mère courageuse et trop bonne actrice. Ce que c'est cependant que le théâtre. Voilà un acteur qui m'émeut, qui me fait verser des larmes: il se met à pleurer lui-même, et me fait rire peut-être. Et cependant, s'il ne fait que jouer, que feindre, je ne crois pas qu'il puisse m'émouvoir complètement; il faut, à ce qu'il paraît, un certain mélange de nature et d'art… Vous devez le savoir. Eh bien, non, vous ne le savez pas, ou du moins vous ne sauriez l'expliquer, malgré que vous soyez «the subtlest tragedian of the world.» Décidément on ne fait très bien que ce dont on ne peut se rendre entièrement compte; c'est pour cela qu'il vous arrive de courir après vous-même. En poussant cette maxime jusqu'au paradoxe, on peut dire que pour bien faire quelque chose, il ne faut pas le savoir.

Le facteur est venu, et pas de lettre de Paris. Ce sera alors pour demain. Sur ce, je vous salue tous tant que vous êtes, à commencer par Viardot. Que Dieu vous bénisse et veille sur vous. Je vous serre bien cordialement la main. A revoir.

Votre tout dévoué
IV. TOURGUENEFF.
35On le sait aujourd'hui, le général Lamoricière avait pour mission de conclure une entente entre la République de 1848 et l'empereur Nicolas Ier.
36Domestique de M. et Mme Viardot.
37Le vieux chien de chasse de M. Viardot.
38Il s'agit probablement du romancier russe de ce nom.
39Phrase en lettres russes qui signifie: «Comprenez-vous le russe? ou l'avez-vous oublié?»
40Cousine germaine de Mme Viardot.
41Léonard, célèbre violoniste.
42Le frère de Mme Garcia.
43Un déjeuner chez le maréchal de la noblesse, la seule comédie en un acte de Tourgueneff, datée de 1849.
44Allusion probable à la traduction, faite par l'auteur en collaboration avec Louis Viardot, du Commensal, comédie en deux actes, écrite en 1848, et parue en français sous le titre primitif de le Pain d'autrui dans le volume: Scènes de la vie russe (Paris, 1858).
45Critique musical de l'Athenæum de Londres.
46Belle-sœur de Mme Viardot.
47Gold verdienen, gagner de l'argent (ou de l'or—gold); verdienen– gagner; —dienen– servir.

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