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Les trois Don Juan

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CHAPITRE III
HAYDÉE

Retour à la vie: première vision.—Haydée et sa suivante.—Dans la grotte.—Haydée et son père.—Sommeil profond de Juan et troublé d'Haydée.—Premier entretien, premier repas.—Les visites à la grotte.—Le bain.—Promenades sentimentales.—Départ du vieux pirate.—Première nuit d'amour sur la grève.—Exploits du pirate.—Le retour impromptu.—La fête au logis.—Danses et orgies.—Le repas d'Haydée et de Juan.—Singes, eunuques, danseuses et poète.—Les rêves d'Haydée.—Apparition paternelle.—La bagarre.—Vengeance du pirate.—Maladie et mort d'Haydée.

Il demeura longtemps ainsi, puis ses yeux s'ouvrirent, se fermèrent et s'ouvrirent de nouveau… Il croyait être encore dans la chaloupe et sortir d'un sommeil léger. Alors le désespoir le reprit, et il regretta de n'avoir pas dormi du sommeil de la mort; mais le sentiment lui revint, ses faibles yeux errèrent lentement autour de lui et s'arrêtèrent sur la figure charmante d'une fille de dix-sept ans.

Elle était penchée sur lui, et sa petite bouche se rapprochait de la sienne, comme pour interroger son souffle, et peu à peu le doux frottement de sa main chaude et jeune ramenait à la vie ses esprits glacés…

Elle lui fit prendre quelques gouttes de cordial et enveloppa d'un manteau ses membres… Puis son beau bras souleva cette tête languissante, et elle appuya ce front mourant et pâle sur sa joue colorée d'un pur incarnat… Et elle épiait avec inquiétude chaque mouvement convulsif qui arrachait un soupir à la poitrine oppressée du naufragé, en même temps qu'à la sienne.

Aidée de sa suivante, jeune aussi, bien que son aînée, l'aimable fille le transporta avec précaution dans la grotte voisine. Alors elles allumèrent du feu et, à la lueur de la flamme, la jeune fille se dessina un instant aux yeux de Juan et lui apparut grande et belle.

Son front était orné de pièces d'or qui brillaient sur sa chevelure brune dont les flots retombaient en tresses derrière elle presque jusqu'aux pieds… Il y avait sur sa personne un air de distinction qui annonçait une femme de qualité.

Elle avait les yeux noirs comme la mort, et de longs cils ombrageaient tout son visage. Son front était blanc et petit; sa lèvre supérieure eût pu servir de modèle à un statuaire.

Sa robe était d'un fin tissu et de couleurs variées; l'or et les pierreries étaient entremêlés à profusion dans sa chevelure; sa ceinture étincelait; la plus riche dentelle ornait son voile, et plus d'une pierre précieuse brillait sur sa petite main; elle portait de petites chaussures souples et pas de bas.

Le costume de l'autre femme était à peu près semblable, mais d'étoffes plus grossières.

Cette jeune fille était l'enfant unique d'un vieillard qui vivait sur les flots. Il avait été pêcheur dans sa jeunesse, mais il avait rattaché à ses excursions maritimes quelques autres spéculations d'une nature peut-être moins honorable: un peu de contrebande et la piraterie avaient fait passer d'un grand nombre de mains dans les siennes un million de piastres environ.

Il allait de temps à autre à la pêche des vaisseaux marchands égarés; il confisquait la cargaison et l'équipage. Le marché aux esclaves lui valait aussi d'honnêtes bénéfices.

Il était Grec, et dans son île, l'une des plus petites et sauvages des Cyclades, il avait, du produit de ses méfaits, construit une très belle maison où il vivait fort à son aise. Dieu sait combien de brigandages il avait accomplis, combien de sang il avait versé: c'était, somme toute, un personnage peu moral. Sa maison n'en était pas moins spacieuse, pleine de belles sculptures, peintures et dorures dans le goût barbaresque.

Il n'avait que cette fille, appelée Haydée, la plus riche héritière des Iles orientales. Elle était si belle que sa dot n'était rien auprès de ses sourires. Comme un arbre charmant, elle croissait dans sa beauté de femme.

Ce jour-là même elle se promenait le long de la grève, au pied des rochers, quand elle avait trouvé Don Juan insensible, pas tout à fait mort, mais presque. Il était nu et, comme de raison, cette vue la blessa. Cependant elle se crut obligée de donner un abri à cet étranger qui se mourait et qui avait la peau si blanche.

Le conduire chez son père, ce n'eût pas été précisément le moyen de le sauver. Le vieillard, en effet, ne se serait pas fait scrupule de le vendre comme esclave dès qu'il eût été rétabli.

Avec les débris du naufrage, les deux femmes avaient pu allumer du feu sans peine.

Haydée et sa suivante s'étaient dépouillées de quelques-uns de leurs vêtements pour faire un lit au naufragé afin qu'il fût plus à l'aise quand il s'éveillerait, car il s'était à nouveau profondément endormi. Puis elles partirent, se promettant de revenir à la pointe du jour avec un plat d'œufs, du café, du pain et du poisson.

Juan dormit comme un sabot, d'un sommeil sans rêves.

Haydée était rentrée chez elle, enjoignant le silence le plus absolu à sa suivante Zoë. Elle dormit, elle, d'un sommeil agité; elle ne cessa de se retourner sur sa couche, rêvant de naufrages et de charmants cadavres étendus sur la grève.

Elle éveilla de si bonne heure sa suivante que celle-ci en murmura. Les vieux esclaves de son père, réveillés à leur tour, jurèrent en diverses langues, arménien, turc ou grec, ne sachant que penser de cette lubie.

La vierge insulaire, plus pâle et plus fraîche que l'aurore qui la baisait de ses lèvres humides, descendit au rocher.

Elle vit que Juan dormait encore comme un enfant au berceau. Elle le couvrit de nouveau, car l'air du matin était vif, puis se pencha sur lui, silencieuse; ses lèvres muettes buvaient la respiration à peine perceptible de Juan.

Pendant ce temps, Zoë tirait les provisions du panier et faisait cuire le repas.

Elle prépara les œufs, les fruits, le café, le pain, le poisson, le miel et le vin de Scio. Mais Haydée ne voulut pas qu'elle éveillât le naufragé, et les deux femmes attendirent…

Juan continuait de dormir. Les souffrances l'avaient amaigri et jauni, mais c'était encore un fort joli garçon.

Il ouvrit les yeux enfin et se serait rendormi si le charmant visage ne lui fût apparu à nouveau. Il n'avait jamais été indifférent aux traits féminins: même dans ses prières, il détournait les yeux des saints renfrognés pour les reporter sur la tendre image de la Vierge Marie.

La dame fit un effort et timidement, avec l'accent grave et doux de l'Ionie, lui dit qu'il était faible et ne devait pas parler, mais manger.

Juan ne pouvait comprendre un seul mot à ce langage, mais il avait de l'oreille, et la voix de la jeune fille était le gazouillement d'un oiseau, si suave, si pur, que jamais il n'avait entendu musique plus simple et plus belle.

Le fumet de la cuisine de Zoë, qui parvenait à son odorat, contribuait également, à la vérité, à le rappeler à la vie. Il éprouva un grand besoin de manger, surtout un beefsteak.

Mais il dut se contenter de ce qu'on lui offrait. Il commença de dévorer comme un affamé qu'il était. Zoë dut calmer son ardeur, car elle savait qu'il est très dangereux, en pareil cas, de satisfaire sa faim. Elle lui fit comprendre par des gestes qu'il se trouvait, pour le moment, suffisamment restauré.

Ensuite, comme il était à peu près nu, sauf une guenille, elles le vêtirent des vêtements qu'elles avaient apportés. Cela lui fit un costume mi-turc, mi-grec.

Haydée avait essayé de lui parler, mais elle reconnut qu'il ne comprenait rien. Alors elle joignit les gestes au langage. Juan faisait plus attention à ses regards qu'à ses paroles.

Qu'il est doux d'apprendre une langue étrangère des lèvres et des yeux d'une femme aimée!

Chaque jour, à l'aube, heure un peu matinale pour Juan qui aimait à dormir, Haydée se rendait à la grotte. Elle l'éveillait en caressant les boucles de ses cheveux, en exhalant sa fraîche haleine sur sa joue et sa bouche.

Juan devenait peu à peu convalescent. Quand il s'éveillait, il trouvait de bonnes choses devant lui, un bain, un déjeuner et les plus beaux yeux qui aient jamais fait battre un cœur de jeune homme.

L'un et l'autre étaient si jeunes que le bain n'avait rien qui les fît rougir. Haydée voyait en Don Juan l'être dont elle avait rêvé chaque nuit depuis deux ans, celui qu'elle devait rendre heureux, et qui lui donnerait à elle le bonheur.

Il était son bien, son trésor, fils de l'Océan, un précieux débris que lui avaient jeté les vagues, son premier et dernier amour.

Une lune ainsi s'écoula, et la belle Haydée visitait chaque jour son jeune ami. Enfin son père reprit la mer pour aller à la rencontre de certains navires marchands, trois vaisseaux ragusains à destination de Scio.

Ce fut pour elle le signal de la liberté, car elle n'avait plus sa mère. Elle prolongea ses visites et ses causeries, et avec Juan elle se promenait sur la côte. C'était une falaise battue de brisants: en haut des rocs escarpés, en bas une plage sablonneuse dont l'accès était défendu par des écueils. Jamais ne cessait le mugissement des vagues menaçantes, excepté ces longs jours d'été où la surface de l'océan est unie comme celle d'un lac.

Zoë bornait son service auprès de sa maîtresse à apporter l'eau chaude, à tresser les longs cheveux d'Haydée et à lui demander de temps à autre ses robes de rebut.

C'était l'heure où le soir répand sa fraîcheur, le disque du soleil s'affaissant derrière la colline. D'un côté, la montagne, de l'autre, la mer apaisée et sans fin, au-dessus de leur tête le firmament au milieu duquel brillait une étoile solitaire.

Ils se tenaient par la main, foulant le sable dur et poli, ils sautaient par-dessus les cailloux, écrasant les coquillages. Ils pénétrèrent dans les profondeurs du roc creusées par la tempête et l'orage. Là, ils s'assirent et, les bras enlacés, s'abandonnèrent aux charmes du crépuscule à la teinte pourprée.

 

Ils regardèrent le ciel, semblable à un autre océan couleur de rose. Le large disque de la lune se levait déjà sur la mer. Ils écoutèrent le clapotement des vagues, les soupirs de la brise; ils aperçurent des flammes brûlantes dans les regards qu'ils se jetaient l'un à l'autre; alors leurs lèvres s'approchèrent et s'unirent par un baiser…

Un long, long baiser, un baiser de jeunesse, de beauté et d'amour, un baiser qui ébranle le cœur.

Ils se sentirent invinciblement attirés l'un vers l'autre, comme si leurs âmes et leurs lèvres se fussent appelées… Une fois réunies, elles adhérèrent comme des abeilles qui essaiment… Leurs cœurs étaient les fleurs d'où provenait le miel.

La mer silencieuse, l'éclat affaibli du crépuscule, le silence de la grève et des cavernes, tout cela les faisait se rapprocher davantage l'un de l'autre, comme s'il n'y eût jamais eu sous le ciel d'autre vie que la leur, et que leur vie ne pût jamais mourir.

Leurs discours ne se composaient que de paroles entrecoupées. La nuit ne leur faisait pas peur; ils étaient en tout l'un à l'autre.

Haydée n'exigea pas de serments; elle volait comme un oiseau à son jeune ami; l'idée du mensonge lui était inconnue.

Elle aimait, et elle était aimée… Elle adorait, elle était adorée… Leurs âmes passionnées, absorbées l'une dans l'autre, eussent expiré dans celle ivresse si des âmes pouvaient mourir… Elle sentit son cœur battre sur celui de son bien-aimé, et elle comprit que désormais il ne pouvait plus battre isolément.

Ils étaient si jeunes, si beaux, si aimants et si faibles… C'était l'heure où le cœur est toujours plein, où il pousse à des actes que l'éternité ne peut effacer…

Depuis Adam et Ève, jamais couple plus beau n'avait enfreint la damnation éternelle… Ils avaient entendu parler des eaux du Styx, de l'enfer et du purgatoire… Mais que leur importait!

Ils se regardèrent, et leurs yeux brillaient à la clarté de la lune. Le bras de Juan est toujours enlacé à la taille d'Haydée, et le sien presse la tête de Juan… Elle boit ses soupirs et lui les siens… Ils ne forment plus qu'un murmure confus et entrecoupé… On les prendrait ainsi, demi-nus, pour un groupe antique, tout à l'amour, tout à la nature…

… Quand furent passés ces moments d'ivresse brûlante et profonde, Juan s'abandonna au sommeil dans les bras d'Haydée. Mais elle ne dormait pas… Sa tendre et énergique étreinte continuait à soutenir sa tête appuyée sur les trésors de son sein… Par intervalles, elle tournait ses regards vers le ciel, puis les reportait sur le pâle visage qu'elle réchauffait sur son cœur, son cœur débordant de joie de tout ce qu'elle avait accordé, de tout ce qu'elle accordait encore.

Quel bonheur possède celui qui voit dormir l'être qu'il aime!

Haydée, seule avec la nuit, l'océan et son amour, contemplait sans fin le sommeil de son amant. Ces étoiles innombrables qui scintillaient maintenant au ciel n'éclairaient nulle part une félicité comparable à la sienne.

Elle était l'enfant de la passion, née sous ce ciel qui rend brûlants les baisers des filles aux doux yeux de gazelle; elle n'était faite que pour aimer, tout ce qu'on pouvait dire ou faire ailleurs n'était rien pour elle. Là battait son cœur… Elle n'avait rien d'autre à souhaiter, à espérer ni à craindre.

C'en est donc fait. Juan et Haydée ont engagé leur cœur sur ce rivage solitaire; les étoiles ont versé leur lumière sur tant de beauté; l'océan fut leur témoin, la caverne leur couche nuptiale… La solitude a été leur prêtre. Et voilà qu'ils sont époux, et qu'ils sont heureux…

Redoublant d'imprudence à chaque visite nouvelle, Haydée oubliait que l'île appartenait à son père, le pirate.

Ce bon vieux gentilhomme avait été retenu par les vents et les vagues, ainsi que par quelques captures importantes… Une tempête avait tempéré sa joie en faisant sombrer l'une de ses prises… Il avait enchaîné ses captifs, les avait divisés en lots et numérotés comme des chapitres d'un livre. Chacun valait de dix à cent dollars par tête.

Il disposa des uns à la hauteur du cap Matapan, parmi ses amis les Méinotes; il en vendit d'autres à ses correspondants de Tunis, à l'exception d'un homme qui, étant vieux et ne trouvant point d'acquéreur, fut jeté à la mer. Quelques-uns des plus riches furent mis à la cale pour être échangés plus tard contre une rançon.

Il disposa de la même manière des marchandises; il s'en défit dans certains marchés du Levant. Toutefois il réserva un grand nombre d'objets de goût féminin: étoffes de France, dentelles, des pinces, une théière, des guitares et des castagnettes d'Alicante, tous articles volés pour sa fille par le meilleur des pères.

Il réserva aussi un singe, un mâtin de Hollande, une guenon, deux perroquets, une chatte de Perse, ainsi qu'un chien terrier qui avait appartenu à un Anglais. Il fit enfermer toute cette ménagerie dans une cage d'osier.

Ayant besoin de réparer son navire, il revint enfin dans son île et débarqua dans le havre, situé au côté opposé de la grève aux écueils.

Il gravit la colline et apercevant la fumée de son toit se sentit joyeux. Lambro, c'était son nom, aimait fort son enfant.

Comme il approchait, il distingua à travers les feuillages qui ombrageaient sa maison des figures en mouvement, des armes étincelantes et des vêtements aux couleurs variées.

Étonné de ces indices d'oisiveté, il entendit encore les sons d'un violon. Il reconnut aussi un flageolet et un tambour, puis des éclats de rire.

Sur la pelouse, il aperçut alors ses domestiques dansant ainsi que des derviches qui tournent sur un pivot.

Plus loin, c'étaient des troupes de jeunes Grecques, dont la plus grande agitait en l'air un mouchoir blanc; les autres se tenaient par la main, et leurs longs cheveux châtains flottaient sur leur cou d'albâtre… Elles chantaient et bondissaient en cadence…

Ici des groupes joyeux commençaient à dîner; on voyait des pilafs et des mets de toutes sortes, des flacons de vins de Samos et de Scio et des sorbets rafraîchis dans des vases poreux…

Une troupe d'enfants ornait de fleurs, les cornes vénérables d'un vieux bouc blanc.

Ailleurs un bouffon, au milieu d'un cercle de vieillards, racontait des histoires merveilleuses.

Lambro vit tout cela avec une certaine aversion. Pourquoi s'amusait-on ainsi en son absence? Il redoutait fort l'enflure de ses comptes de dépenses hebdomadaires.

Néanmoins il évita d'entrer en fureur, il s'avança et frappa sur l'épaule du premier convive qui lui tomba sur la main—avec un certain sourire qui n'annonçait, à la vérité, rien de bon—et lui demanda ce que voulaient dire ces réjouissances.

Le Grec emplit un verre de vin et, sans tourner la tête, le lui présenta par-dessus l'épaule.

«On s'altère à parler, fit-il, je n'ai pas de temps à perdre.»

Un second ajouta:

«On dit que notre vieux maître est mort. Adressez-vous à notre maîtresse, qui est héritière.»

«Notre maîtresse, reprit un troisième, vous voulez dire notre maître, pas l'ancien, le nouveau!»

Ces coquins, étant nouveau venus, ne savaient pas à qui ils parlaient. Une ombre passa dans les yeux de Lambro; mais, se ressaisissant, il demanda à l'un d'eux de vouloir bien lui apprendre le nom et les qualités de son nouveau patron, qui, suivant les apparences, avait fait passer Haydée à l'état d'épouse.

«J'ignore, dit le drôle, qui il est et d'où il vient, et ne me soucie guère de le savoir. Mais je sais que voici un chapon rôti, merveilleusement gras… Si cela ne vous suffit pas, adressez-vous à mon voisin… C'est un bavard émérite.»

Lambro ne fit pas d'autres questions, mais s'avança vers la maison par un chemin dérobé. Nul ne faisait attention à lui. Il entra inaperçu par une porte secrète.

Don Juan et Haydée étaient à table dans toute leur beauté et leur splendeur; devant eux un meuble incrusté d'ivoire, splendidement servi, et, autour de la salle, se tenaient rangées de belles esclaves. La vaisselle était d'or et d'argent, incrustée de pierreries. La partie la moins précieuse du service se composait de nacre, de perles et de corail.

Le dîner comprenait une centaine de plats. On y voyait des mets de toutes sortes, des soupes au safran et des ris de veau, de l'agneau et des noix de pistache; des poissons gigantesques. La boisson consistait en divers sorbets de raisin, d'orange et de jus de grenade exprimé à travers l'écorce.

Des fruits et des gâteaux de dattes terminèrent le repas, puis fut servie la fève de Moka en de petites tasses de porcelaine de Chine. Dans le café on avait fait bouillir du clou de girofle, de la cannelle et du safran.

Haydée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi, bordé de bleu pâle; les coussins du sofa étaient de velours écarlate rehaussé au centre d'un soleil d'or.

Le cristal et le marbre, l'or et la porcelaine étalaient partout leur splendeur; des nattes indiennes et des tapis de Perse couvraient le carreau; des gazelles et des chats, des nains et des nègres et encore d'autres créatures qui gagnaient leur vie en qualité de ministres et de favoris gisaient çà et là, aussi nombreux qu'à la foire.

Haydée portait deux jelicks. Sous sa chemise légère nuancée d'azur, de rose et de blanc, son sein se soulevait comme une légère vague… La gaze blanche rayée qui formait sa ceinture flottait autour d'elle comme un nuage diaphane autour de la lune.

Un large bracelet d'or sans fermoir pressait chacun de ses bras charmants; le métal en était si fin que la main l'élargissait sans effort et qu'il s'adaptait de lui-même au bras qui lui servait de moule. Il adhérait à ces contours ravissants comme s'il eût craint de s'en séparer, et jamais on ne vit métal plus pur ceindre une peau plus blanche.

Une semblable ceinture d'or, fixée autour de son cou-de-pied, annonçait sa dignité de souveraine du territoire. Douze anneaux brillaient à ses doigts. Des pierreries étoilaient sa chevelure. La soie orange de son pantalon turc flottait sur la plus jolie cheville du monde.

Les vagues de ses longs cheveux châtains ondoyaient jusqu'à ses talons.

Haydée créait autour d'elle une atmosphère de vie. L'air était plus léger, éclairé par ses yeux suaves et purs. En sa présence, on sentait pouvoir s'agenouiller sans idolâtrie.

Juan portait un châle noir et or, un turban roulé en plis gracieux ceignait sa tête; une aigrette d'émeraude entremêlée des cheveux d'Haydée surmontait un croissant mobile qui jetait une lumière resplendissante.

Leur cour les divertissait: c'étaient des nains, des eunuques noirs, des jeunes danseuses demi-nues et un certain poète. Ce dernier, payé pour satiriser ou aduler, jouissait de quelque célébrité. Caméléon fieffé, il était, en compagnie, un drôle assez agréable.

Quand tout ce monde eut été congédié, Haydée et Juan se retrouvèrent seuls en la douce société de leurs cœurs.

Être seuls, pour eux, c'était un autre éden. Ils ne s'ennuyaient que lorsqu'ils n'étaient point ensemble. Chacun d'eux était le miroir de l'autre.

Ils étaient encore enfants, et enfants ils auraient toujours été. Ils n'étaient pas faits pour remplir un rôle agité sur l'ennuyeuse scène du monde réel, mais comme deux êtres nés du même ruisseau, la nymphe et son bien-aimé, pour passer, invisibles, leur vie charmante dans les eaux et parmi les fleurs, sans connaître jamais le poids des heures humaines…

Plusieurs lunes s'étaient succédé et avaient retrouvé ces mêmes amants dont elles avaient éclairé les premières joies. Cet écueil de l'amour, la possession, était pour eux un charme qui ajoutait chaque jour à leur tendresse… Aimer était leur nature et leur destinée.

Ce soir-là, pendant qu'ils considéraient le crépuscule, un tremblement leur vint et traversa la félicité de leur cœur… Un secret pressentiment les saisit tous deux… Les grands yeux noirs et prophétiques d'Haydée semblèrent se dilater et suivre le départ du soleil lointain, comme si son disque allait emporter dans sa fuite leur dernier jour de bonheur… Juan regardait Haydée comme pour l'interroger sur le destin…

Mais ils bannirent par un baiser la sinistre augure…

Dans les bras l'un de l'autre, pourquoi ne moururent-ils pas à cet instant? Ils étaient nés pour vivre ensemble au fond des bois; ils n'étaient pas faits pour habiter ces solitudes peuplées qu'on nomme la société, habitacles de la haine, du vice et des soucis.

Joue contre joue, dans un sommeil enchanteur, Haydée et Juan reposaient donc. De moment en moment quelque chose faisait tressaillir Don Juan, un frémissement parcourait tous ses membres; parfois les douces lèvres d'Haydée murmuraient, comme un ruisseau, une musique sans paroles, et ses traits charmants étaient agités par ses rêves, comme des feuilles de rose par le souffle de la brise.

 

Elle rêvait qu'elle était seule sur le rivage de la mer, enchaînée à un rocher; elle ne pouvait se détacher de ce lieu, et le mouvement des flots augmentait, et les vagues s'élevaient autour d'elle, terribles, menaçantes et dépassaient sa lèvre supérieure, si bien qu'elle ne pouvait plus respirer. Bientôt elles mugirent, écumantes, au-dessus de sa tête. Chacune d'elles semblait devoir la noyer, et cependant elle ne pouvait pas mourir.

Et puis elle fut délivrée de ce supplice. Et alors elle marcha sur la pointe des rocs, les pieds couverts de sang. Mais elle tombait à chaque pas… Devant elle roulait, enveloppé d'un linceul, quelque chose qu'elle se sentait forcée de poursuivre malgré son effroi, quelque chose de blanc qu'elle ne pouvait pas distinguer… Elle cherchait à le prendre et à l'étreindre, mais cela lui échappait toujours…

La scène changea. Elle se trouva dans une caverne dont les parois étaient tapissées de stalactites, vaste salle taillée par les siècles que venaient laver les vagues et que visitaient les veaux marins. Sa chevelure ruisselait, et les prunelles de ses yeux semblaient fondues en larmes qui, tombant sur les pointes des rochers, se cristallisaient soudain…

Et à ses pieds, froid, inanimé, pâle comme l'écume qui couvrait son front livide, Juan gisait, et rien ne pouvait ranimer le battement de son cœur éteint…

Mais en regardant le mort, elle crut voir ses traits s'évanouir et faire place à d'autres qui lui rappelaient ceux de son père… Peu à peu la ressemblance avec Lambro devint frappante. Oui, c'était bien son regard perçant… Haydée s'éveilla, tressaillit et vit… Puissance du ciel! Son père était là qui les fixait, elle et son amant!

Au cri douloureux d'Haydée, Juan s'était élancé et la reçut dans ses bras. Puis il saisit son sabre suspendu à la muraille pour exercer à l'instant sa vengeance contre celui qui causait tout ce désordre. Alors Lambro, qui jusque-là avait gardé le silence, sourit avec mépris et dit:

«Je n'ai qu'un mot à prononcer pour que paraissent mille cimeterres prêts à frapper. Remets, jeune homme, dans le fourreau ton épée impuissante.»

Haydée s'élança dans ses bras.

«Juan, c'est Lambro, c'est mon père! Fléchis le genou avec moi. Il nous pardonnera, j'en ai la certitude. O mon père bien-aimé! Dans cette angoisse de joie et de douleur, je baise avec transport le bord de ton vêtement… Fais de moi ce que tu voudras, mais épargne ce jeune homme!»

Le vieillard demeura calme et altier.

«Jeune homme, ton épée? dit-il encore une fois à Don Juan.

–Jamais! Tant que ce bras sera libre!»

Le visage du vieillard pâlit, mais non de crainte et, tirant un pistolet de sa ceinture, il reprit:

«Que ton sang retombe sur sa tête!»

Puis il examina attentivement la pierre, comme pour s'assurer si elle était en bon état—il en avait depuis peu fait usage—et se mit tranquillement à armer son pistolet.

Enfin il ajusta.

Mais Haydée se jeta au-devant de son amant, et non moins résolue que son père:

«Que la mort descende sur moi! s'écria-t-elle. La faute est à moi seule. La mer l'avait porté sur ce fatal rivage. Il ne le cherchait pas. Je lui ai engagé ma foi: je l'aime, je mourrai pour lui. Je connais votre caractère inflexible; connaissez celui de votre fille!»

Ils se regardèrent, et dans leur regard brillait la même expression. Vrai lion, vraie lionne, ils étaient l'un et l'autre capables de se venger.

Le père, après une hésitation, remit le pistolet à sa ceinture. Puis il resta immobile, les yeux fixés sur sa fille, comme s'il eût voulu lire au fond de son âme:

«Ce n'est pas moi, dit-il enfin, qui ai voulu la perte de cet étranger… Bien peu supporteraient un pareil outrage et s'abstiendraient de verser le sang… Mais il faut que je fasse mon devoir… Par la manière dont tu as rempli le tien, le présent est garant du passé… Qu'il dépose son arme, ou, par la tête de mon père, la sienne va rouler devant toi comme une boule!»

En achevant ces mots, il leva son sifflet et en tira un son aigu. Un autre sifflet lui répondit et, au même instant, s'élancèrent en désordre une vingtaine d'hommes.

«Arrêtez ou tuez ce Franc!» leur cria-t-il.

En même temps, par un mouvement brusque, il écarta sa fille et, pendant qu'il la retenait, ses gens s'interposèrent entre elle et Don Juan.

La bande des pirates s'élança sur sa proie, mais le premier tomba l'épaule droite à demi séparée du tronc. Le second eut le visage fendu en deux, mais le troisième, vieux sabreur plein de sang-froid, para les coups avec son coutelas qu'il mania si bien qu'en un clin d'œil il étendit Don Juan à ses pieds, perdant un ruisseau de sang par deux blessures profondes, l'une au bras, l'autre à la tête.

Alors on le garrotta sur place et on l'emporta hors de l'appartement. Le vieux Lambro donna ordre qu'il fût conduit au rivage, où deux navires devaient mettre à la voile à neuf heures.

On le jeta dans une chaloupe, puis on le déposa à bord de l'une des deux galiotes, sous une méchante écoutille.

Haydée n'était pas de ces femmes qui pleurent, se désolent, s'emportent, puis se calment et se laissent dompter par ceux qui les entourent. Sa mère était une Maure de Fez, cet éden du désert: elle avait eu pour douaire la beauté et l'amour, et la passion dormait dans ses grands yeux noirs comme un lion auprès d'une source. Sa fille était formée d'un rayon plus doux, mais exaltée par le désespoir, elle sentit bouillonner dans ses veines le feu de son sang numide.

Sa dernière vision était celle de Juan couvert de blessures et écrasé par ses ennemis… Elle poussa un gémissement convulsif, après quoi ses mouvements cessèrent, et elle tomba dans les bras de son père.

Une veine s'était rompue dans sa poitrine; ses lèvres charmantes s'étaient teintées de sang; sa tête se penchait comme un lis surchargé de pluie. On appela ses femmes qui, les yeux baignés de pleurs, transportèrent leur maîtresse sur sa couche. Elles essayèrent toute leur provision d'herbes et de cordiaux, mais tous les soins furent inutiles: on eût dit que la vie ne pouvait la retenir ni la mort la détruire.

Elle resta des jours entiers dans le même état. Elle était froide, et son cœur ne battait pas, mais ses lèvres avaient conservé leur vermillon, et ses traits si doux n'avaient pas cessé de refléter son âme.

L'amour se retrouvait encore sur ce cher visage, mais comme dans le marbre taillé par un habile ciseau: la Vénus éternelle, le Laocoon ou l'Agonie du Gladiateur.

Elle s'éveilla à la fin. On eût dit le réveil d'une morte, car la vie lui semblait une nouvelle chose, une sensation inconnue éprouvée malgré elle. Les objets frappaient sa vue sans réveiller aucun souvenir en elle. Et cependant le poids douloureux pesait toujours sur son cœur!

Elle ne parlait point. Sa respiration seule indiquait qu'elle avait quitté la tombe.

Un jour cependant, ses yeux qu'on voulait rappeler aux pensées d'autrefois s'animèrent d'une effrayante expression.

Et alors une esclave lui parla d'une harpe. Le harpiste vint et accorda son instrument. Aux premières vibrations irrégulières et aiguës, elle fixa un instant sur lui ses yeux étincelants, puis se retourna vers la muraille comme pour écarter des souvenirs trop douloureux. Mais lui, d'une voix plaintive et lente, avait commencé un chant insulaire, un chant des anciens Grecs, avant que la tyrannie n'eût tout étouffé.

Aussitôt ses doigts amaigris battirent la mesure contre le mur. Alors le musicien changea de sujet et chanta l'amour. À ce nom redoutable, tous ses souvenirs s'éveillèrent soudain. Le rêve se fixa de ce qu'elle avait été, et elle comprit en même temps ce qu'elle était devenue… Les nuages qui avaient assombri sa conscience se fondirent en un torrent de larmes.

La pensée était revenue trop tôt, et elle agita son cerveau jusqu'au délire. Elle se leva comme si elle n'avait jamais été malade, et elle regardait comme des ennemis tous ceux qu'elle rencontrait… Mais on ne l'entendit pas articuler une protestation ni un cri… Rien ne put lui faire reconnaître la figure de son père.

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