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Читать книгу: «Contes de bord», страница 6

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Il disait vrai. L'accident qu'il venait d'éprouver produisit un désordre si considérable dans toutes ses facultés, qu'il se mit au lit en descendant du canot, et qu'il succomba quelques jours après, en répétant à tous ceux qui déploraient son sort: Ah! mes amis, j'ai empoisonné le plus beau jour de ma vie!

Les aspirons de marine portèrent son deuil.

LE NAUFRAGÉ DE LA BARBOUDE.[7]

Je me trouvais embarqué, en 1817, sur un vaisseau de ligne dont la mission était de croiser dans les Antilles et les débouquemens.

Un jour, vers midi, nous aperçùmes un peu au vent à nous, et sur notre arrière, la petite île de la Barboude, langue de terre basse, alongée, sur laquelle croissent des arbres que l'on voit s'élever au-dessus des flots comme une de ces forêts qui dominent les eaux de la plaine après une inondation. Les bas-fonds qui environnent cette île et qui, à son approche, donnent une teinte verdâtre à la transparence de la mer, avertissent le navigateur des dangers qu'il courrait en ne s'éloignant pas assez de cette terre dont le prolongement s'étend à quelques lieues au large. La brise était ronde et la mer belle. Nous contournâmes, en virant vent-devant, la partie du nord de la Barboude.

Les hommes placés en vigie sur les barres de perroquet annoncèrent qu'ils croyaient distinguer, dans le nord-ouest de l'île, la basse-mâture d'un navire naufragé. Toutes les longues-vues du bord se trouvèrent braquées, en un instant, sur le point que venaient d'indiquer les vigies.

Trois bas-mâts, peints en blanc, sortaient en effet des flots, et paraissaient appartenir à un grand navire entièrement coulé. Le corps du bâtiment naufragé était penché de telle manière, que sa mâture se trouvait inclinée de quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la mer. Un petit baril avait été placé sur le tenon de chaque mât, comme pour conserver, le plus long-temps possible, les dernières dépouilles du bâtiment. Admirable prévoyance, quand tout le navire lui-même était abandonné sans doute pour toujours!

Il prit envie à notre commandant de faire visiter les restes de ce bâtiment, et d'obtenir des renseignemens sur le sinistre qui venait de laisser des vestiges si frappans. On mit une embarcation à la mer, et on désigna un aspirant de corvée. Je fus choisi pour commander l'embarcation.

Après avoir écouté, chapeau bas, les instructions que me donnait le commandant, je m'éloignai du vaisseau, qui s'était mis en panne pour m'offrir la facilité de déborder, et je me dirigeai sur le trois-mâts à la côte. En une heure je parcourus, à la rame, la distance d'une lieue et demie qui me séparait de lui; le vaisseau, en m'attendant, se mit à courir quelques petites bordées cà et là, en se tenant toujours au vent de la Barboude.

Ma visite à bord du bâtiment submergé ne m'offrit aucun indice bien précis ni bien intéressant. Le gréement avait été enlevé. La coque était coulée à cinq ou six pieds de la surface de la mer. Ce bâtiment s'était crevé sur le fond que la transparence de l'eau laissait apercevoir dans les plus petits détails. D'énormes et voraces requins rôdaient lentement autour de ce cadavre de navire. Quoique privés de harpons, mes hommes se donnèrent le plaisir de piquer ces terribles ennemis avec le fer de la gaffe de l'embarcation. Le patron du canot me proposa, malgré la présence des requins, de plonger sur le fond, et de s'insinuer dans la chambre du bâtiment pour tâcher d'en arracher quelques objets, s'il en existait encore. Je crus devoir applaudir à son dévoûment, et refuser net sa courageuse proposition.

J'allais m'en retourner fort tristement à bord du vaisseau sans avoir réussi à recueillir le plus petit indice intéressant, lorsqu'un de mes canotiers, dont l'oeil était vif et bon, me fit remarquer sur le rivage un rouffle[8] de navire, peint en vert, et qui, sans doute, avait appartenu au navire naufragé. Je me dirigeai de suite, à la rame, sur la partie de la côte où se trouvait ce rouffle, supposant avec quelque raison qu'en interrogeant les débris du naufrage, je pourrais obtenir quelques renseignemens satisfaisans sur les détails, ou tout au moins sur la date approximative de cet événement.

Cet espoir me parut bientôt d'autant mieux fondé, qu'en gouvernant sur la grève, que battait une houle assez forte, j'aperçus une petite pirogue se jouant entre les grosses lames qui se déroulaient lentement sur le rivage. Mais, à mon approche, la petite pirogue alla se cacher dans une des échancrures de la côte, comme un de ces plongons qui disparaissent sous une vague, au moment où le chasseur les couche en joue.

J'abordai la Barboude non loin de l'endroit où le rouffle avait été halé à sec, ou jeté par la mer entre quelques cocotiers qui ombrageaient cet ancien asile de quelques malheureux marins naufragés sans doute sur cette terre inhospitalière. «Voilà, me disais-je très-philosophiquement, notre destinée à nous, hôtes infortunés de l'Océan! Ce rouffle, après avoir parcouru peut-être, sur le pont d'un navire, toutes les mers du globe, au milieu des tempêtes qui l'ont battu vainement, est venu se briser au sein du calme sur cette île sauvage. Pendant que le navire sur lequel il dominait fièrement les flots se trouve submergé là, ici lui sert de repaire à quelques hideux serpens, à d'immondes manitoux, et le capitaine et les officiers qui l'habitaient sont peut-être morts de faim dans ces lieux de désolation!»

La tête toute remplie de ces tristes réflexions, je mets le pied à terre, porté sur les épaules d'un de mes hommes qui s'était jeté à la mer pour m'épargner le désagrément d'entrer dans l'eau jusqu'aux aisselles. Je me dirige vers le rouffle, dont l'extérieur me paraissait se trouver dans un parfait état de conservation. Dans la crainte de rencontrer sous mes pas quelques dangereux reptiles, j'avais mis le sabre à la main. Armé ainsi, je pénètre, suivi du patron et du brigadier de mon embarcation, dans le rouffle abandonné, en frappant de la lame de mon sabre sur le bord de la porte de cet édifice de bois, pour déterminer les hôtes sauvages qui auraient pu s'emparer du logis, à nous céder la place que nous voulions visiter.... Mais quel ne fut pas mon étonnement, lorsque, du fond de ce silencieux refuge, je vis s'avancer dans l'obscurité un homme à la longue barbe, aux longs cheveux et à la figure cave et pâle!… Je crus d'abord à une vision, ou plutôt je ne crus encore à rien, car, dans ce moment et à cet aspect, je ne sus éprouver autre chose qu'une impression extraordinaire. Malgré l'assurance que devait me donner le sabre que je tenais dans la main, et l'escorte que je voyais à mes côtés, je reculai d'étonnement ou d'effroi.... «Mais, monsieur, me dit mon patron, c'est un homme!

– Un homme! pardi, je le vois bien!

– Mais quand je vous dis que c'est un homme, je veux vous dire, monsieur, que ce n'est qu'un homme, et qu'il n'y a pas tant de quoi avoir peur!

– Que faites-vous ici? demandai-je à l'inconnu, sans trop savoir s'il comprendrait le français, ou sans trop savoir moi-même ce que je lui disais.

– Monsieur l'aspirant, me répondit-il d'une voix creuse et rauque, je vis … voilà ce que je fais.

– Vous êtes donc Français?

– Oui, j'étais Français du moins, car à présent je ne suis plus d'aucune nation.

– Vous apparteniez sans doute à l'équipage de ce navire naufragé?

– Non pas précisément....

– Vous avez pourtant fait côte sur cette île?

– Oui, j'ai fait côte ici, mais pas à bord de ce navire.... Mon affaire, voyez-vous, monsieur l'aspirant, est une histoire.... C'est moi qui étais tout-à-l'heure dans cette petite pirogue que j'ai moi-même construite et que j'ai clouée et chevillée en bois. J'ai fait cette embarcation tout seul, et elle marche aussi bien que votre canot, sans me vanter.

– Et quel est donc ce navire naufragé que je viens de visiter?

– C'est un anglais, pas autre chose. L'équipage s'est sauvé, et il a été conduit à Antigues par un bâtiment caboteur qui l'a pris ici il y a deux mois, plus ou moins.

– Pourquoi donc n'êtes-vous pas parti aussi avec les Anglais?

– Pourquoi? parce que v'là ce que c'est! Quand je vous dis que mon affaire est une histoire, c'est que c'est une histoire, et il y a plus d'un an, voyez-vous, que je vis ici comme un vrai sauvage de la mer du Sud.

– Racontez-moi donc votre histoire?…

– Oui, je veux bien à vous, mais à vous tout seul, entendez-vous, parce que … je vous dis cela à l'oreille, car c'est malsain de parler devant tout le monde.... (S'adressant à mon patron et au brigadier:) Dites donc, vous autres, si, pendant que je serai à causer là, sans façon, avec votre aspirant, vous voulez aller abattre quelques cocos pour vous rafraîchir le tempérament, vous en trouverez de bons ici, au moins; je sais, voyez-vous, ce que c'est que des matelots: j'étais passager à bord du navire qui m'a mis ici à la côte....

– Si vous voulez nous le permettre, monsieur, me demanda le patron, nous irons, comme monsieur l'habitant nous le dit, amurer quelques cocos et un ou deux régimes de bananes?

– Oui, oui, allez, reprend l'inconnu. Je suis le propriétaire de tout cela, moi, parce que je suis seul dans le pays.»

Mes gens s'éloignèrent avec une gaffe ou un aviron à la main, pour aller gauler quelques fruits à une petite distance du rivage.

Une fois seul avec mon demi-sauvage, il se rapprocha de moi d'une manière mystérieuse pour me dire à l'oreille, comme s'il se fût agi de la révélation du secret le plus terrible: «Quand je vous ai dit devant vos gens que j'étais un passager naufragé, je vous ai mis dedans, je suis un matelot!

– Et quel intérêt aviez-vous donc à cacher que vous êtes marin?

– Tiens, pardieu, quel intérêt! est-ce que vous ne devinez pas ma raison? Quand le navire la Bonne Sophie, sur lequel j'étais embarqué, s'est perdu ici, les autres gens de l'équipage ont regagné les Iles quelques jours après s'être sauvés à terre. Moi, je me suis caché dans les bois de la Barboude, pour ne pas partir avec eux, parce que j'avais une idée dans la tête.

– Et quelle idée aviez-vous?

– J'avais l'idée de devenir mon maître.... Tenez, monsieur, quand on n'est qu'un pauvre diable et qu'on a bourlingué trente à trente-cinq ans sur la mer en qualité de matelot, on est bien aise d'avoir quelques instans de repos et de liberté.... Lors donc que mes camarades sont partis d'ici, je me suis dit: Dans cette île, il n'y a pas grand'chose à gratter, mais tu y chercheras ta vie à la pêche, à la chasse, si tu peux. A bord, on te rationnait: ici, tu feras ta ration toi-même. A bord, tu travaillais quand on le voulait: ici, tu ne travailleras que quand tu voudras manger. A bord, tout le monde était ton supérieur: ici, tu n'auras d'ordre à recevoir de personne.... La nuit, si tu veux, tu te reposeras de n'avoir rien fait le jour.... Vogue donc la galère, que je me suis dit, et je suis resté ici, comme vous voyez.

– Et avez-vous eu lieu de vous féliciter de cette étrange résolution?

– Je mange tant que je peux du poisson et des fruits; je bois quand j'ai soif, de l'eau, par exemple; je dors quand j'ai sommeil; je chante quand je suis gai, comme s'il y avait quelqu'un là pour m'entendre.... Que voulez-vous de plus?

– Et vous logez?

– Dans ce rouffle-là: c'est ma maison, mon domicile.

– Comment avez-vous fait pour le haler tout seul à vous aussi loin du rivage?

– J'ai fait des inventions. C'est la mer, d'abord, qui avait jeté ce rouffle sur le bord. Mais, comme je ne voulais pas laisser la lame reprendre ce qu'elle m'avait apporté là comme à souhait, je me suis mis à faire un appareil avec quelques bouts de corde et des poulies que j'avais été chercher à la nage à bord du bâtiment qui avait coulé. Avec toute cette mécanique et du temps, j'ai fini, en vrai matelot, par venir à bout de monter ma maison où vous la voyez maintenant. Ça n'a pas été plus malin que cela; et, à présent, je couche et je loge dans la cabane qu'occupait le capitaine de la Bonne-Sophie.

– Quelle jouissance!

– Vous croyez? Certainement que c'est de la jouissance! Tenez, quand le vent souffle dur pendant la nuit et que j'entends la mer déferler sur le plein à cinq ou six brasses de moi, il n'y a pas de plaisir comme celui d'être couché dans ma cabane! Souffle, que je dis au vent; déferle, que je dis à la mer; tombe plus fort, que je dis à la pluie: l'officier de quart ne viendra pas te commander de monter prendre le dernier ris dans le grand hunier. Et sans avoir peur d'être jeté à la mer de dessus une vergue, je suis là dans mon rouffle comme si je naviguais encore. J'ai toujours aimé la navigation, moi, tel que vous me voyez; mais je n'aimais pas, à l'âge de cinquante ans passés, à faire le métier.... J'ai pris ma retraite, et je suis heureux à ma façon.

– Heureux dans cette solitude, sans compagnon!…

– Des compagnons! mais si j'en avais, ils seraient mes maîtres, ou j'aurais toujours dispute avec eux. Et, tout seul, je ne me dispute jamais avec moi-même.

– Sans femme!

– On voit bien que vous êtes un jeune homme! A mon âge, et quand on a eu de la misère toute sa vie, on est mort pour le sexe, et le sexe est mort pour moi.

«Je suis enfin devenu ici un … un.... A propos, comment appelez-vous un homme qui se moque de tout et qui prend le temps comme il vient?

– Un sage.

– Non; c'est bien cela pourtant; mais c'est encore un autre mot. Le français m'échappe, depuis que je ne parle plus à personne.... Un, comment donc?… un....

– Un philosophe?

– Oui, un philosophe; eh bien, je suis un fameux philosophe, allez!

– Et vous êtes bien déterminé à passer le reste de vos jours dans cet abandon?

– Pourquoi pas, si Dieu le veut!… si Dieu ou le diable le veut, c'est-à-dire; car je ne sais pas trop.... Cependant, tenez, depuis que je suis tout seul ici, je commence à croire, le diable m'emporte, qu'il y a un Dieu au monde.... Eh bien! je vous disais donc que je ne demande rien à personne que de me laisser tranquille dans mon île avec mon rouffle et ma pirogue. Et quand j'avalerai ma cuiller par le mauvais bout, l'hôpital n'aura pas à payer mes frais d'enterrement.

– Mais on m'a dit qu'il existait dans l'île une ou deux familles anglaises qui cultivent une portion de terre dans l'autre partie de la Barboude.

– Ça se peut bien, mais jamais je n'ai vu leur mine; ici chacun vit chez soi, apparemment Je n'aime pas les voisins, et les voisins anglais surtout. Mais à présent que je vous ai conté mon histoire, j'ai un service à vous demander.

– Quel service? parlez.

– V'là ce que c'est.

«Vous voyez bien ce grand cocotier là-bas, que j'ai gréé à mon idée, avec une vergue en travers et des haubans pour le tenir droit, et des enfléchures pour monter dessus?

– Oui. Eh bien?

– C'est mon observatoire, à moi. C'est là que je grimpe tous les matins pour donner mon coup de longue-vue sur l'horizon. Quand je dis mon coup de longue-vue, c'est ma manière de parler; car, ma longue vue, pour moi, c'est mes yeux, puisque malheureusement je n'ai pas de lunette d'approche: c'est la seule chose qui me manque.

– Eh bien, après?

– Après donc, comme je vous le disais, il n'y a encore qu'une minute, je suis monté en vigie au haut de ma mâture, et là tout aussitôt je me suis mis à crier: navire, comme si tout l'équipage avait été sur le pont pour m'entendre. C'était votre grand coquin de vaisseau qui débouquait par la pointe du nord. Quoiqu'on ne navigue plus, le coup d'oeil est toujours là, quand on a été trente ans marin. Aussi en voyant les deux bords blancs de votre grand ship, son gréement et sa manière de naviguer, je me suis dit tout de suite: C'est un vaisseau français, ou que le diable m'élingue! Voyez si je me suis mis dedans?… Après, quand le vaisseau a mis en panne, je me suis encore redit: V'là un coquin qui va larguer une embarcation à la mer pour visiter le navire perdu auprès de l'île; et je ne me suis pas encore trompé.

«Or vous sentez bien actuellement, monsieur l'aspirant, que je ne suis pas trop rassuré.

– Pourquoi cela?

– Pourquoi? pardieu, vous le savez bien

– Pas le moindrement, je vous jure!

– Comment, vous ne sentez pas que si vous aviez envie de dire à votre commandant, en retournant à bord de votre vaisseau: Je viens de voir un matelot français qui vit en vrai sauvage à la Barboude, votre commandant vous dirait: Pourquoi n'avez-vous pas ramené cet homme qui ne peut être autre chose qu'un déserteur? Et alors, ma foi, vous répondrez peut-être à votre commandant: Si vous voulez, mon commandant, je vais chercher à le rattraper. Voilà ce qui me taquine, car si ça se passait comme ça, je serais obligé d'aller faire le nègre-marron dans les bois, et puis vous démoliriez sans doute mon habitation, ne pouvant pas mettre la main sur l'habitant. Il me montrait tristement son rouffle en prononçant ces derniers mots.

– Et si je vous donnais ma parole d'honneur de ne rien dire à mon commandant qui pût vous compromettre?

– Alors je serais tranquille; car je sais bien que les aspirans sont malins, mais que quand ils ont donné leur parole, c'est fini. J'ai connu un aspirant à bord d'une corvette; il m'a donné plus de taloches et de quarts de vin que je n'ai de cheveux sur le baptême. Eh bien! c'était le meilleur enfant du monde, et quand il me disait: Jean Lafumate....

– Ah! vous vous appelez Jean Lafumate?

– Oui; c'était mon nom de baptême et mon nom de guerre à bord....»

En ce moment mes canotiers, à qui j'avais donné la permission d'abattre quelques cocos, s'en revinrent chargés de fruits et de branches d'arbres.

«Voilà vos gens qui rallient à l'appel, me dit mon interlocuteur en les voyant paraître. Je vais leur donner quelques douzaines d'oranges, que j'ai là, ça leur fera du bien à ces pauvres b.... Car moi j'aime les matelots et je les aimerai toujours, monsieur l'aspirant.

– C'est fort bien tout cela, mais comment vous paierai-je les petites provisions dont vous allez vous priver pour nous? De l'argent? vous ne sauriez qu'en faire? Des vivres? je n'en ai pas à vous donner....

– Oui, mais vous avez un couteau, et vos gens en ont aussi, et c'est toujours la crainte de manquer de couteau qui me trouble la tête. Je n'en ai plus que deux, et ce n'est pas assez.»

Je fis consentir six de mes hommes à donner leur couteau à l'ermite, à charge de leur en rendre un à chacun d'eux une fois à bord.

«Vous ne savez pas le service que vous venez de me rendre là, monsieur l'aspirant. Dieu vous bénisse; car, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, je commence à croire qu'il y a un Dieu.... Excusez-moi; mais, avant de me quitter, voulez-vous me permettre de contenter mon envie?… Je voudrais, si c'est un effet de votre bonté, regarder au large avec la longue-vue que vous portez là en bandoulière.... Il y a si long-temps que je n'ai regardé au large qu'avec mes pauvres yeux!»

Il saisit la longue-vue, que je lui prêtai de suite, avec l'avidité qu'un homme qui aurait eu faim eût mise à se jeter sur un morceau de pain. Puis je le vis monter sur le haut du cocotier qui lui servait d'observatoire, et promener tout autour de l'horizon le bout de la longue-vue qu'il tenait avec une espèce d'ivresse....

«Tenez, s'écria-t-il, voilà votre vaisseau qui vire de bord!… Il cargue sa grand' voile en levant les lofs.... Ah mon Dieu! que c'est heureux d'avoir une longue-vue! Je donnerais tout ce que j'ai ici, mon bateau, mon rouffle, pour en avoir une, parce que je referais une autre cabane, un autre bateau, et que je ne peux pas faire une longue-vue.

– Cet instrument paraît donc vous faire beaucoup d'envie? lui dis-je, en voyant sa joie.

– Ah! monsieur, comment pouvez-vous me demander ça!

– Et si je vous en faisais cadeau?

– Quoi! de cette longue-vue? ah bien oui! Mais n'allez pas vous en aviser au moins! vous me feriez perdre la boule. Tenez, v'là déjà que la tête me tourne de vous avoir seulement entendu me dire cette parole!…

– Eh bien! tâchez de conserver toute votre raison, et de me faire l'amitié de garder ma longue-vue comme un souvenir de ma visite....

– Et vous, comment ferez-vous sans longue-vue?

– N'y en a-t-il pas d'autres à bord?

– C'est vrai, il y a tant de choses à bord d'un vaisseau de ligne! Ce n'est pas comme chez moi! mais c'est égal, je suis maître ici, et ce n'est pas difficile, puisque je suis tout seul.»

L'ermite accepta ma longue-vue avec de grandes manifestations de joie et de reconnaissance; je me disposai à me rembarquer dans mon canot et à m'éloigner de l'île pour regagner le vaisseau. Le naufragé, avant de me faire ses adieux, m'attira à lui à quelques pas du groupe que formaient mes canotiers en regagnant le rivage, et il me dit à l'oreille: «Surtout n'oubliez pas, monsieur l'aspirant, si jamais vous retournez en France, de faire dire à ma famille, à mon frère Thomas Giroux, qui demeure à Saint-Servan, rue des Bas-Sablons, n° 17, que son frère Antoine est devenu le plus grand philosophe de la terre, un vrai philosophe, quoi! Vous entendez bien, et vous ne me refuserez pas cela, n'est-ce pas?

– J'aurai bien garde de l'oublier, et je vous donne ma parole que votre famille aura bientôt des nouvelles de vous; cela vous suffit-il?

– Oh! des nouvelles de moi, ce n'est pas cela que je veux. Je veux, voyez-vous bien, que ma famille sache que je suis devenu un grand philosophe. Mon nom fera du bruit dans le pays; vous comprenez maintenant.

– A merveille!»

Le malheureux venait de laisser échapper là le mot de l'humanité, et ce mot venait de trahir toute cette prétendue philosophie qu'une minute auparavant j'admirais tant encore en lui. Il ne s'était résigné à vivre seul sur un rivage désert, que dans l'espoir peut-être de faire parler de lui un jour, et c'était aussi par amour d'une vaine gloire qu'il s'était séquestré du monde, lui simple matelot, lui que son ignorance et son obscurité condamnaient à vivre et à mourir oublié!… Le bonheur ne lui aurait même pas suffi: il fallait de l'éclat à sa réclusion, de la renommée pour l'exil volontaire qu'il s'était imposé: il fallait aussi, en d'autres termes, une auréole de gloire sur son rouffle, une promesse d'immortalité peut-être sur sa dépouille cadavéreuse qu'il abandonnerait bientôt aux serpens de l'île et aux oiseaux de proie de ce rivage désert!

A peine eûmes-nous quitté notre grand philosophe, que je le vis monter sur le cocotier au sommet duquel il avait établi sa vigie. Il s'empressa de diriger la longue-vue dont je venais de lui faire présent, sur mon embarcation, et je ne le perdis de vue que lorsque la nuit, qui commençait à se faire, eut enveloppé de ses tranquilles voiles et la Barboude et le rouffle de l'ermite, et l'arbre sur lequel il s'était planté pour suivre du regard le canot qui allait mettre tant d'espace entre lui et nous.

Notre vaisseau, enveloppé au large par une nuit obscure, avait hissé deux fanaux au haut du grand mât pour m'indiquer sa position La mer calme et unie que fendait mon embarcation pour regagner le bord retentissait au loin sous les coups d'aviron de mes canotiers. La conversation que je venais d'avoir avec le naufragé de la Barboude m'occupait encore tout entier, et absorbé dans mes réflexions sur l'étrange abandon auquel s'était résigné cet homme extraordinaire, je ne fus réveillé pour ainsi dire de ma préoccupation, que lorsque la voix de la sentinelle du vaisseau se fit entendre pour nous crier: «Oh de la chaloupe! vient-elle à bord?…» En revoyant notre vaisseau, mes amis et les gens de cet équipage si nombreux et si actif, il me sembla avoir fait un rêve.... «Quelle différence, me dis-je, entre l'exil de ce malheureux et le mouvement de ce bord où l'espace suffit à peine à cette multitude de matelots!…» Moi qui auparavant trouvais qu'un vaisseau n'était à peu près qu'une prison, je crus en revenant de la Barboude rentrer dans une ville opulente et populeuse!

J'allai rendre compte de ma corvée au commandant. Je lui rapportai à peu près toutes les circonstances de ma petite expédition. Il s'amusa beaucoup de la philosophie du naufragé. Mais j'eus bien garde de lui dire que notre ermite était un vieux matelot: l'impassible rigueur de l'inscription maritime aurait bientôt mis fin au bonheur qu'il s'était promis dans sa sauvage et rude réclusion.

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