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La comtesse de Rudolstadt

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«Approchez, mon ami, disait-il à son compagnon, et réchauffez-vous à l'unique cheminée qui reste debout dans ce vaste manoir. Voilà un triste gîte, monsieur de Trenck, mais vous en avez trouvé de pires dans vos rudes voyages.

– Et même je n'en ai souvent pas trouvé du tout, répondit l'amant de la princesse Amélie. Vraiment celui-ci est plus hospitalier qu'il n'en a l'air, et je m'en serais accommodé plus d'une fois avec plaisir. Ah ça, mon cher comte, vous venez donc quelquefois méditer sur ces ruines, et faire la veillée des armes dans cette tour endiablée?

– J'y viens souvent en effet, et pour des raisons plus concevables. Je ne puis vous les dire maintenant, mais vous les saurez plus tard.

– Je les devine de reste. Du haut de cette tour, vous plongez dans un certain enclos, et vous dominez un certain pavillon.

– Non, Trenck. La demeure dont vous parlez est cachée derrière les bois de la colline, et je ne la vois pas d'ici.

– Mais vous êtes à portée de vous y rendre en peu d'instants, et de vous réfugier ensuite ici contre les surveillants incommodes. Allons, convenez que tout à l'heure, lorsque je vous ai rencontré dans le bois…

– Je ne puis convenir de rien, ami Trenck, et vous m'avez promis de ne pas m'interroger.

– Il est vrai. Je ne devrais songer qu'à me réjouir de vous avoir retrouvé dans ce parc immense, ou plutôt dans cette forêt, où j'avais si bien perdu mon chemin, que, sans vous, je me serais jeté dans quelque pittoresque ravin ou noyé dans quelque limpide torrent. Sommes-nous loin du château?

– À plus d'un quart de lieue. Séchez donc vos habits pendant que le vent sèche les sentiers du parc, et nous nous remettrons en route.

– Ce vieux château me plaît moins que le nouveau, je vous le confesse, et je conçois fort bien qu'on l'ait abandonné aux orfraies. Pourtant, je me sens heureux de m'y trouver seul avec vous à cette heure, et par cette soirée lugubre. Cela me rappelle notre première rencontre dans les ruines d'une antique abbaye de la Silésie, mon initiation, les serments que j'ai prononcés entre vos mains, vous, mon juge, mon examinateur et maître alors, mon frère et mon ami aujourd'hui! cher Albert! quelles étranges et funestes vicissitudes ont passé depuis sur nos têtes! Morts tous deux à nos familles, à nos patries, à nos amours peut-être!.. qu'allons-nous devenir, et quelle sera désormais notre vie parmi les hommes?

– La tienne peut encore être entourée d'éclat et remplie d'enivrements, mon cher Trenck! La domination du tyran qui te hait a des limites, grâces à Dieu, sur le sol de l'Europe.

– Mais ma maîtresse, Albert? sera-t-il possible que ma maîtresse me reste éternellement et inutilement fidèle?

– Tu ne devrais pas le désirer, ami; mais il n'est que trop certain que sa passion sera aussi durable que son malheur.

– Parlez-moi donc d'elle, Albert! Plus heureux que moi, vous pouvez la voir et l'entendre, vous!..

– Je ne le pourrai plus, cher Trenck; ne vous faites pas d'illusions à cet égard. Le nom fantastique et le personnage bizarre de Trismégiste dont on m'avait affublé, et qui m'ont protégé, durant plusieurs années, dans mes courtes et mystérieuses relations avec le palais de Berlin, ont perdu leur prestige; mes amis seront discrets, et mes dupes (puisque pour servir notre cause et votre amour, j'ai été forcé de faire bien innocemment quelques dupes), ne seraient pas plus clairvoyantes que par le passé; mais Frédéric a senti l'odeur d'une conspiration, et je ne puis plus retourner en Prusse. Mes efforts y seraient paralysés par sa méfiance et la prison de Spandaw ne s'ouvrirait pas une seconde fois pour mon évasion.

– Pauvre Albert! tu as dû souffrir dans cette prison, autant que moi dans la mienne, plus peut-être!

– Non, j'étais près d'elle. J'entendais sa voix, je travaillais à sa délivrance. Je ne regrette ni d'avoir enduré l'horreur du cachot, ni d'avoir tremblé pour sa vie. Si j'ai souffert pour moi, je ne m'en suis pas aperçu; si j'ai souffert pour elle, je ne m'en souviens plus. Elle est sauvée et elle sera heureuse.

– Par vous, Albert? Dites-moi qu'elle ne sera heureuse que par vous et avec vous, ou bien je ne l'estime plus, je lui retire mon admiration et mon amitié.

– Ne parlez pas ainsi, Trenck. C'est outrager la nature, l'amour et le ciel. Nos femmes sont aussi libres envers nous que nos amantes, et vouloir les enchaîner au nom d'un devoir profitable à nous seuls, serait un crime et une profanation.

– Je le sais, et sans m'élever à la même vertu que toi, je sens bien que si Amélie m'eût retiré sa parole au lieu de me la confirmer, je n'aurais pas cessé pour cela de l'aimer et de bénir les jours de bonheur qu'elle m'a donnés; mais il m'est bien permis de t'aimer plus que moi-même et de haïr quiconque ne t'aime pas? Tu souris, Albert, tu ne comprends pas mon amitié; et moi je ne comprends pas ton courage. Ah! s'il est vrai que celle qui a reçu ta foi se soit éprise (avant l'expiration de son deuil, l'insensée!) d'un de nos frères, fût-il le plus méritant d'entre nous, et le plus séduisant des hommes du monde, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Pardonne, toi, si tu le peux!

– Trenck! Trenck! tu ne sais pas de quoi tu parles; tu ne comprends pas, et moi je ne puis m'expliquer. Ne la juge pas encore, cette femme admirable; plus tard, tu la connaîtras.

– Et qui t'empêche de la justifier à mes yeux! Parle donc! À quoi bon ce mystère? nous sommes seuls ici. Tes aveux ne sauraient la compromettre, et aucun serment que je sache, ne t'engage à me cacher ce que nous soupçonnons tous d'après ta conduite. Elle ne t'aime plus? quelle sera son excuse?

– M'avait-elle donc jamais aimé?

– Voilà son crime. Elle ne t'a jamais compris.

– Elle ne le pouvait pas, et moi je ne pouvais me révéler à elle. D'ailleurs j'étais malade, j'étais fou; on n'aime pas les fous, on les plaint et on les redoute.

– Tu n'as jamais été fou, Albert; je ne t'ai jamais vu ainsi. La sagesse et la force de ton intelligence m'ont toujours ébloui, au contraire.

– Tu m'as vu ferme et maître de moi dans l'action, tu ne m'as jamais vu dans l'agonie du repos, dans les tortures du découragement.

– Tu connais donc le découragement, toi? Je ne l'aurais jamais pensé.

– C'est que tu ne vois pas tous les dangers, tous les obstacles, tous les vices de notre entreprise. Tu n'as jamais été au fond de cet abîme où j'ai plongé toute mon âme et jeté toute mon existence; tu n'en as envisagé que le côté chevaleresque et généreux; tu n'en as embrassé que les travaux faciles et les riantes espérances.

– C'est que je suis moins grand, moins enthousiaste, et, puisqu'il faut le dire, moins fanatique que toi, noble comte! Tu as voulu boire la coupe du zèle jusqu'à la lie, et quand l'amertume t'a suffoqué, tu as douté du ciel et des hommes.

– Oui, j'ai douté, et j'en ai été bien cruellement puni.

– Et maintenant doutes-tu encore? souffres-tu toujours?

– Maintenant j'espère, je crois, j'agis. Je me sens fort, je me sens heureux. Ne vois-tu pas la joie rayonner sur mon visage, et ne sens-tu pas l'ivresse déborder de mon sein?

– Et cependant tu es trahi par ta maîtresse! que dis-je? par ta femme!

– Elle ne fut jamais ni l'une ni l'autre. Elle ne me devait, elle ne me doit rien; elle ne me trahit point. Dieu lui envoie l'amour, la plus céleste des grâces d'en haut, pour la récompenser d'avoir eu pour moi un instant de pitié à mon lit de mort. Et moi, pour la remercier de m'avoir fermé les yeux, de m'avoir pleuré, de m'avoir béni au seuil de l'éternité que je croyais franchir, je revendiquerais une promesse arrachée à sa compassion généreuse, à sa charité sublime? je lui dirais: «Femme, je suis ton maître, tu m'appartiens de par la loi, de par ton imprudence et de par ton erreur. Tu vas subir mes embrassements parce que, dans un jour de séparation, tu as déposé un baiser d'adieu sur mon front glacé! Tu vas mettre à jamais ta main dans la mienne, l'attacher à mes pas, subir mon joug, briser dans ton sein un amour naissant, refouler des désirs insurmontables, te consumer de regrets dans mes bras profanes, sur mon cœur égoïste et lâche!» Oh! Trenck! pensez-vous que je pusse être heureux en agissant ainsi? Ma vie ne serait-elle pas un supplice plus amer encore que le sien? La souffrance de l'esclave n'est-elle pas la malédiction du maître? Grand Dieu! quel être est assez vil, assez abruti, pour s'enorgueillir et s'enivrer d'un amour non partagé, d'une fidélité contre laquelle le cœur de la victime se révolte? Grâce au ciel, je ne suis pas cet être là, je ne le serai jamais. J'allais ce soir trouver Consuelo; j'allais lui dire toutes ces choses, j'allais lui rendre sa liberté. Je ne l'ai pas rencontrée dans le jardin, où elle se promène ordinairement; à cette heure l'orage est venu et m'a ôté l'espérance de l'y voir descendre. Je n'ai pas voulu pénétrer dans ses appartements; j'y serais entré par le droit de l'époux. Le seul tressaillement de son épouvante, la pâleur seule de son désespoir, m'eussent fait un mal que je n'ai pu me résoudre à affronter.

– Et n'as-tu pas rencontré aussi dans l'ombre le masque noir de Liverani?

– Quel est ce Liverani?

– Ignores-tu le nom de ton rival?

– Liverani est un faux nom. Le connais-tu, toi, cet homme, ce rival heureux?

– Non. Mais tu me demandes cela d'un air étrange? Albert, je crois te comprendre: tu pardonnes à ton épouse infortunée, tu l'abandonnes, tu le dois; mais tu châtieras, j'espère, le lâche qui l'a séduite?

– Es-tu sûr que ce soit un lâche?

– Quoi! l'homme à qui on avait confié le soin de sa délivrance et la garde de sa personne durant un long et périlleux voyage! celui qui devait la protéger, la respecter, ne pas lui adresser une seule parole, ne pas lui montrer son visage!.. Un homme investi des pouvoirs et de l'aveugle confiance des Invisibles! ton frère d'armes et de serment, comme je suis le tien, sans doute? Ah! si l'on m'eût confié ta femme, Albert, je n'aurais pas seulement songé à cette criminelle trahison de me faire aimer d'elle!

 

– Trenck, encore une fois, tu ne sais pas de quoi tu parles! Trois hommes seulement parmi nous savent quel est ce Liverani, et quel est son crime. Dans quelques jours tu cesseras de blâmer et de maudire cet heureux mortel à qui Dieu, dans sa bonté, dans sa justice peut-être, a donné l'amour de Consuelo.

– Homme étrange et sublime! tu ne le hais pas?

– Je ne puis le haïr.

– Tu ne troubleras pas son bonheur?

– Je travaille ardemment à l'assurer, au contraire, et je ne suis ni sublime ni étrange en ceci. Tu souriras bientôt des éloges que tu me donnes.

– Quoi! tu ne souffres même pas?

– Je suis le plus heureux des hommes.

– En ce cas, tu aimes peu, ou tu n'aimes plus. Un tel héroïsme n'est pas dans la nature humaine; il est presque monstrueux; et je ne puis admirer ce que je ne comprends pas. Attends, comte; tu me railles, et je suis bien simple. Tiens, je devine enfin: tu aimes une autre femme, et tu bénis la Providence qui te délivre de tes engagements envers la première, en la rendant infidèle.

– Il faut donc que je t'ouvre mon cœur, tu m'y contrains, baron. Écoute; c'est toute une histoire, tout un roman à te raconter; mais il fait froid ici; ce feu de broussailles ne peut réchauffer ces vieux murs; et, d'ailleurs, je crains qu'à la longue ils ne te rappellent fâcheusement ceux de Glatz. Le temps s'est éclairci, nous pouvons reprendre le chemin du château; et, puisque tu le quittes au point du jour, je ne veux pas trop prolonger ta veillée. Chemin faisant, je te ferai un étrange récit.»

Les deux amis reprirent leurs chapeaux, après en avoir secoué l'humidité; et, donnant quelques coups de pied aux tisons pour les éteindre, ils quittèrent la tour en se tenant par le bras. Leurs voix se perdirent dans l'éloignement, et les échos du vieux manoir cessèrent bientôt de répéter le faible bruit de leurs pas sur l'herbe mouillée du préau.

XXX

Consuelo resta plongée dans une étrange stupeur. Ce qui l'étonnait le plus, ce que le témoignage de ses sens avait peine à lui persuader, ce n'était pas la magnanime conduite d'Albert, ni ses sentiments héroïques, mais la facilité miraculeuse avec laquelle il dénouait lui-même le terrible problème de la destinée qu'il lui avait faite. Était-il donc si aisé à Consuelo d'être heureuse? était-ce un amour si légitime que celui de Liverani? Elle croyait avoir rêvé ce qu'elle venait d'entendre. Il lui était déjà permis de s'abandonner à son entraînement pour cet inconnu. Les austères Invisibles en faisaient l'égal d'Albert, par la grandeur d'âme, le courage et la vertu: Albert lui-même la justifiait et la défendait contre le blâme de Trenck. Enfin, Albert et les Invisibles, loin de condamner leur mutuelle passion, les abandonnaient à leur libre choix, à leur invincible sympathie: et tout cela sans combat, sans effort, sans cause de regret ou de remords, sans qu'il en coûtât une larme à personne! Consuelo, tremblante d'émotion plus que de froid, redescendit dans la salle voûtée, et ranima de nouveau le feu qu'Albert et Trenck venaient de disperser dans l'âtre. Elle regarda la trace de leurs pieds humides sur les dalles poudreuses. C'était un témoignage de la réalité de leur apparition, que Consuelo avait besoin de consulter pour y croire. Accroupie sous le cintre de la cheminée, comme la rêveuse cendrillon, la protégée des lutins du foyer, elle tomba dans une méditation profonde. Un si facile triomphe sur la destinée ne lui paraissait pas fait pour elle. Cependant aucune crainte ne pouvait prévaloir contre la sérénité merveilleuse d'Albert. C'était là précisément ce que Consuelo pouvait le moins révoquer en doute. Albert ne souffrait pas; son amour ne se révoltait pas contre sa justice. Il accomplissait avec une sorte de joie enthousiaste le plus grand sacrifice qu'il soit au pouvoir de l'homme d'offrir à Dieu. L'étrange vertu de cet homme unique frappait Consuelo de surprise et d'épouvante. Elle se demandait si un tel détachement des faiblesses humaines était conciliable avec les humaines affections. Cette insensibilité apparente ne signalait-elle pas dans Albert une nouvelle phase de délire? Après l'exagération des maux qu'entraînent la mémoire et l'exclusivité du sentiment, ne subissait-il pas une sorte de paralysie du cœur et des souvenirs? Pouvait-il être guéri si vite de son amour, et cet amour était-il si peu de chose, qu'un simple acte de sa volonté, une seule décision de sa logique, pût en effacer ainsi jusqu'à la moindre trace? Tout en admirant ce triomphe de la philosophie. Consuelo ne put se défendre d'un peu d'humiliation, de voir ainsi détruire d'un souffle cette longue passion dont elle avait été fière à juste titre. Elle repassait les moindres paroles qu'il venait de dire; et l'expression de son visage, lorsqu'il les avait dites, était encore devant ses yeux. C'était une expression que Consuelo ne lui connaissait pas. Albert était aussi changé dans son extérieur que dans ses sentiments. À vrai dire, c'était un homme nouveau; et si le son de sa voix, si le dessin de ses traits, si la réalité de ses discours n'eussent confirmé la vérité, Consuelo eût pu croire qu'elle voyait à sa place ce prétendu Sosie, ce personnage imaginaire de Trismégiste, que le docteur s'obstinait à vouloir lui substituer. La modification que l'état de calme et de santé avait apportée à l'extérieur et aux manières d'Albert semblait confirmer l'erreur de Supperville. Il avait perdu sa maigreur effrayante, et il semblait grandi, tant sa taille affaissée et languissante s'était redressée et rajeunie. Il avait une autre démarche; ses mouvements étaient plus souples, son pas plus ferme, sa tenue aussi élégante et aussi soignée qu'elle avait été abandonnée et, pour ainsi dire, méprisée par lui. Il n'y avait pas jusqu'à ses moindres préoccupations qui n'étonnassent Consuelo. Autrefois, il n'eût pas songé à faire du feu; il eût plaint son ami Trenck d'être mouillé, et il ne se fût pas avisé, tant les objets extérieurs et les soins matériels lui étaient devenus étrangers, de rapprocher les tisons épars sous ses pieds; il n'eût pas secoué son chapeau avant de le remettre sur sa tête; il eût laissé la pluie ruisseler sur sa longue chevelure, et il ne l'eût pas sentie. Enfin, il portait une épée, et jamais, auparavant, il n'eût consenti à manier, même en jouant, cette arme de parade, ce simulacre de haine et de meurtre. Maintenant elle ne gênait point ses mouvements; il en voyait briller la lame devant la flamme, et elle ne lui rappelait point le sang versé par ses aïeux. L'expiation imposée à Jean Ziska, dans sa personne, était un rêve douloureux, qu'un bienfaisant sommeil avait enfin effacé entièrement. Peut être en avait-il perdu le souvenir en perdant les autres souvenirs de sa vie et son amour, qui semblait avoir été, et n'être plus sa vie même.

Il se passa quelque chose d'incertain et d'inexplicable chez Consuelo, quelque chose qui ressemblait à du chagrin, à du regret, à de l'orgueil blessé. Elle se répétait les dernières suppositions de Trenck sur un nouvel amour d'Albert, et cette supposition lui paraissait vraisemblable. Ce nouvel amour pouvait seul lui donner tant de tolérance et de miséricorde. Ses dernières paroles en emmenant son ami, et en lui promettant un récit, un roman, n'étaient-elles pas la confirmation de ce doute, l'aveu et l'explication de cette joie discrète et profonde dont il paraissait rempli? «Oui, ses yeux brillaient d'un éclat que je ne leur ai jamais vu, pensa Consuelo. Son sourire avait une expression de triomphe, d'ivresse; et il souriait, il riait presque, lui à qui le rire semblait inconnu jadis; il y a eu même comme de l'ironie dans sa voix quand il a dit au baron: «Bientôt tu souriras aussi des éloges que tu me donnes.» Plus de doute, il aime, et ce n'est plus moi. Il ne s'en défend pas, et il ne songe point à se combattre; il bénit mon infidélité, il m'y pousse, il s'en réjouit, il n'en rougit point pour moi; il m'abandonne à une faiblesse dont je rougirai seule, et dont toute la honte retombera sur ma tête. Ô ciel! Je n'étais pas seule coupable, et Albert l'était plus encore! Hélas! pourquoi ai-je surpris le secret d'une générosité que j'aurais tant admirée, et que je n'eusse jamais voulu accepter? Je le sens bien, maintenant il y a quelque chose de saint dans la foi jurée; Dieu seul qui change notre cœur, peut nous en délier. Alors les êtres unis par un serment peuvent peut-être s'offrir et accepter le sacrifice de leurs droits. Mais quand l'inconstance mutuelle préside seule au divorce, il se fait quelque chose d'affreux, et comme une complicité de parricide entre ces deux êtres: ils ont froidement tué dans leur sein l'amour qui les unissait.»

Consuelo regagna les bois aux premières lueurs du matin. Elle avait passé toute la nuit dans la tour, absorbée par mille pensées sombres et chagrines. Elle n'eut pas de peine à retrouver le chemin de sa demeure, quoiqu'elle eût fait ce chemin dans les ténèbres, et que l'empressement de sa fuite le lui eût fait paraître moins long qu'il ne le fut au retour. Elle descendit la colline et remonta le cours du ruisseau jusqu'à la grille, qu'elle franchit adroitement, en marchant sur la bande transversale qui reliait les barreaux par en bas à fleur d'eau. Elle n'était plus ni craintive ni agitée. Peu lui importait d'être aperçue, décidée qu'elle était à tout raconter naïvement à son confesseur. D'ailleurs le sentiment de sa vie passée l'occupait tellement, que les choses présentes ne lui offraient plus qu'un intérêt secondaire. C'est à peine si Liverani existait pour elle. Le cœur humain est ainsi fait: l'amour naissant a besoin de dangers et d'obstacles, l'amour éteint se ranime quand il ne dépend plus de nous de le réveiller dans le cœur d'autrui.

Cette fois les Invisibles surveillants de Consuelo semblèrent s'être endormis, et sa promenade nocturne ne parut avoir été remarquée de personne. Elle trouva une nouvelle lettre de l'inconnu dans son clavecin, aussi tendrement respectueuse que celle de la veille était hardie et passionnée. Il se plaignait qu'elle eût eu peur de lui, il lui reprochait de s'être retranchée dans ses appartements comme si elle eût douté de sa craintive vénération. Il demandait humblement qu'elle lui permît de l'apercevoir seulement dans le jardin au crépuscule; il lui promettait de ne point lui parler, de ne pas se montrer si elle l'exigeait. «Soit détachement de cœur, soit arrêt de la conscience, ajoutait-il, Albert renonce à toi, tranquillement, froidement même en apparence. Le devoir parle plus haut que l'amour dans son cœur. Dans peu de jours les Invisibles te signifieront sa résolution, et prononceront le signal de ta liberté. Tu pourras alors rester ici pour te faire initier à leurs mystères, si tu persistes dans cette intention généreuse, et jusque-là je leur tiendrai mon serment, de ne point me montrer à tes yeux. Mais si tu n'as fait cette promesse que par compassion pour moi, si tu désires t'en affranchir, parle, et je romps tous mes engagements, et je fuis avec toi. Je ne suis pas Albert, moi: j'ai plus d'amour que de vertu. Choisis!»

«Oui, cela est certain, dit Consuelo en laissant retomber la lettre de l'inconnu sur les touches de son clavecin: celui-ci m'aime et Albert ne m'aime pas. Il est possible qu'il ne m'ait jamais aimée, et que mon image n'ait été qu'une création de son délire. Pourtant cet amour me paraissait sublime, et plût au ciel qu'il le fût encore assez pour conquérir le mien par un pénible et sublime sacrifice! cela vaudrait mieux pour nous deux que le détachement tranquille de deux âmes adultères. Mieux vaudrait aussi pour Liverani d'être abandonné de moi avec effort et déchirement que d'être accueilli comme une nécessité de mon isolement, dans un jour d'indignation, de honte et de douloureuse ivresse!»

Elle répondit à Liverani ce peu de mots:

«Je suis trop fière et trop sincère pour vous tromper. Je sais ce que pense Albert, ce qu'il a résolu. J'ai surpris le secret de ses confidences à un ami commun. Il m'abandonne sans regret, et ce n'est pas la vertu seule qui triomphe de son amour. Je ne suivrai pas l'exemple qu'il me donne. Je vous aimais, et je renonce à vous sans en aimer un autre. Je dois ce sacrifice à ma dignité, à ma conscience. J'espère que vous ne vous approcherez plus de ma demeure. Si vous cédiez à une aveugle passion, et si vous m'arrachiez quelque nouvel aveu, vous vous en repentiriez. Vous devriez peut-être ma confiance à la juste colère d'un cœur brisé et à l'effroi d'une âme délaissée. Ce serait mon supplice et le vôtre. Si vous persistez, Liverani, vous n'avez pas en vous l'amour que j'avais rêvé.»

 

Liverani persista cependant; il écrivit encore, et fut éloquent, persuasif, sincère dans son humilité. «Vous faites un appel à ma fierté, disait-il, et je n'ai pas de fierté avec vous. Si vous regrettiez un absent dans mes bras, j'en souffrirais sans en être offensé. Je vous demanderais, prosterné et en arrosant vos pieds de mes larmes, de l'oublier et de vous fier à moi seul. De quelque façon que vous m'aimiez, et si peu que ce soit, j'en serai reconnaissant comme d'un immense bonheur.» Telle fut la substance d'une suite de lettres ardentes et craintives, soumises et persévérantes. Consuelo sentit s'évanouir sa fierté au charme pénétrant d'un véritable amour. Insensiblement elle s'habitua à l'idée qu'elle n'avait encore jamais été aimée auparavant, pas même par le comte de Rudolstadt. Repoussant alors le dépit involontaire qu'elle avait conçu de cet outrage fait à la sainteté de ses souvenirs, elle craignit, en le manifestant, de devenir un obstacle au bonheur qu'Albert pouvait se promettre d'un nouvel amour. Elle résolut donc d'accepter en silence l'arrêt de séparation dont il paraissait vouloir charger le tribunal des Invisibles, et elle s'abstint de tracer son nom dans les réponses qu'elle fit à l'inconnu, en lui ordonnant d'imiter cette réserve.

Au reste, ces réponses furent pleines de prudence et de délicatesse. Consuelo en se détachant d'Albert et en accueillant dans son âme la pensée d'une autre affection, ne voulait pas céder à un enivrement aveugle. Elle défendit à l'inconnu de paraître devant elle et de manquer à son vœu de silence, jusqu'à ce que les Invisibles l'en eussent relevé. Elle lui déclara que c'était librement et volontairement qu'elle voulait adhérer à cette association mystérieuse qui lui inspirait à la fois respect et confiance: qu'elle était résolue à faire les études nécessaires pour s'instruire dans leur doctrine, et à se défendre de toute préoccupation personnelle jusqu'à ce qu'elle eût acquis, par un peu de vertu, le droit de penser à son propre bonheur. Elle n'eut pas la force de lui dire qu'elle ne l'aimait pas; mais elle eut celle de lui dire qu'elle ne voulait pas l'aimer sans réflexion.

Liverani parut se soumettre, et Consuelo étudia attentivement plusieurs volumes que Matteus lui avait remis un matin de la part du prince, en lui disant que Son Altesse et sa cour avaient quitté la résidence, mais qu'elle aurait bientôt des nouvelles. Elle se contenta de ce message, n'adressa aucune question à Matteus, et lut l'histoire des mystères de l'antiquité, du christianisme et des diverses sectes et sociétés secrètes qui en dérivent; compilation manuscrite fort savante, faite dans la bibliothèque de l'ordre des Invisibles par quelque adepte patient et consciencieux. Cette lecture sérieuse, et pénible d'abord, s'empara peu à peu de son attention, et même de son imagination. Le tableau des épreuves des anciens temples égyptiens lui fit faire beaucoup de rêves terribles et poétiques. Le récit des persécutions des sectes du moyen âge et de la renaissance émut son cœur plus que jamais, et cette histoire de l'enthousiasme disposa son âme au fanatisme religieux d'une initiation prochaine. Pendant quinze jours, elle ne reçut aucun avis du dehors et vécut dans la retraite, environnée des soins mystérieux du chevalier, mais ferme dans sa résolution de ne point le voir, et de ne pas lui donner trop d'espérances.

Les chaleurs de l'été commençaient à se faire sentir, et Consuelo, absorbée d'ailleurs par ses études, n'avait pour se reposer et respirer à l'aise que les heures fraîches de la soirée. Peu à peu elle avait repris ses promenades lentes et rêveuses dans le jardin, l'enclos. Elle s'y croyait seule et pourtant je ne sais quelle vague émotion lui faisait rêver parfois la présence de l'inconnu non loin d'elle. Ces belles nuits, ces beaux ombrages, cette solitude, ce murmure languissant de l'eau courante à travers les fleurs, le parfum des plantes, la voix passionnée du rossignol, suivie de silences plus voluptueux encore; la lune jetant de grandes lueurs obliques sous l'ombre transparente des berceaux embaumés, le coucher de Vesper derrière les nuages roses de l'horizon, que sais-je? toutes les émotions classiques, mais éternellement fraîches et puissantes de la jeunesse et de l'amour, plongeaient l'âme de Consuelo dans de dangereuses rêveries; son ombre svelte sur le sable argenté des allées, le vol d'un oiseau réveillé par son approche, le bruit d'une feuille agitée par la brise, c'en était assez pour la faire tressaillir et doubler le pas; mais ces légères frayeurs étaient à peine dissipées qu'elles étaient remplacées par un indéfinissable regret, et les palpitations de l'attente étaient plus fortes que toutes les suggestions de la volonté.

Une fois elle fut troublée plus que de coutume par le frôlement du feuillage et les bruits incertains de la nuit. Il lui sembla qu'on marchait non loin d'elle, qu'on fuyait à son approche, qu'on s'approchait lorsqu'elle était assise. Son agitation l'avertissait plus encore: elle se sentit sans force contre une rencontre dans ces beaux lieux et sous ce ciel magnifique. Les bouffées de la brise passaient brûlantes sur son front. Elle s'enfuit vers le pavillon et s'enferma dans sa chambre. Les flambeaux n'étaient pas allumés. Elle se cacha derrière une jalousie et désira ardemment de voir celui dont elle ne voulait pas être vue. Elle vit en effet paraître un homme qui marcha lentement sous ses fenêtres sans appeler, sans faire un geste, soumis et satisfait en apparence de regarder les murs qu'elle habitait. Cet homme, c'était bien l'inconnu, du moins Consuelo le sentit d'abord à son trouble, et crut reconnaître sa stature et sa démarche. Mais bientôt d'étranges doutes et des craintes pénibles s'emparèrent de son esprit. Ce promeneur silencieux lui rappelait Albert au moins autant que Liverani. Ils étaient de la même taille; et maintenant qu'Albert, transformé par une santé nouvelle, marchait avec aisance et ne tenait plus sa tête penchée sur son sein ou appuyée sur sa main, dans une attitude chagrine ou maladive, Consuelo ne connaissait guère plus son aspect extérieur que celui du chevalier. Elle avait vu celui-ci un instant au grand jour, marchant devant elle à distance et enveloppé des plis d'un manteau. Elle avait vu Albert peu d'instants aussi dans la tour déserte, depuis qu'il était si différent de ce qu'elle le connaissait; et maintenant elle voyait l'un ou l'autre très-vaguement, à la clarté des étoiles; et chaque fois qu'elle se croyait sur le point de fixer ses doutes, il passait sous l'ombre des arbres et s'y perdait comme une ombre lui-même. Il disparut enfin tout à fait, et Consuelo resta partagée entre la joie et la crainte, se reprochant d'avoir manqué de courage pour appeler Albert à tout hasard, afin de provoquer une explication sincère et loyale entre eux.

Ce repentir devint plus vif à mesure qu'il s'éloignait, et en même temps la persuasion que c'était lui, en effet, qu'elle venait de voir. Entraînée par cette habitude de dévouement qui lui avait toujours tenu lieu d'amour pour lui, elle se dit que s'il venait ainsi errer autour d'elle, c'était dans l'espérance timide de l'entretenir. Ce n'était pas la première fois qu'il le tentait; il l'avait dit à Trenck un soir où peut-être il s'était croisé dans l'obscurité avec Liverani. Consuelo résolut de provoquer cette explication nécessaire. Sa conscience lui faisait un devoir d'éclaircir ses doutes sur les véritables dispositions de son époux, généreux ou volage. Elle redescendit au jardin et courut après lui, tremblante et pourtant courageuse; mais elle avait perdu sa trace, et elle parcourut tout l'enclos sans le rencontrer.

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