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La comtesse de Rudolstadt

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XXVII

La Porporina n'ayant plus sujet, d'après le langage bienveillant et paternel des Invisibles, d'être sérieusement inquiète du chevalier, et jugeant que Matteus n'avait pas vu très-clair dans cette affaire, éprouva en quittant ce mystérieux conciliabule, un grand soulagement d'esprit. Tout ce qu'on venait de lui dire flottait dans son imagination comme des rayons derrière un nuage; et l'inquiétude ni l'effort de la volonté ne la soutenant plus, elle éprouva bientôt en marchant une fatigue insurmontable. La faim se fit sentir assez cruellement, le capuchon gommé l'étouffait. Elle s'arrêta plusieurs fois, fut forcée d'accepter les bras de ses guides pour continuer sa route, et, en arrivant dans sa chambre, elle tomba en faiblesse. Peu d'instants après, elle se sentit ranimée par un flacon qui lui fut présenté, et par l'air bienfaisant qui circulait dans l'appartement. Alors elle remarqua que les hommes qui l'avaient ramenée sortaient à la hâte, tandis que Matteus s'empressait de servir un souper des plus appétissants, et que le petit docteur masqué, qui l'avait mise en léthargie pour l'amener à cette résidence, lui tâtait le pouls et lui prodiguait ses soins. Elle le reconnaissait facilement à sa perruque, et à sa voix qu'elle avait entendue quelque part, sans pouvoir dire en quelle circonstance.

«Cher docteur, lui dit-elle en souriant, je crois que la meilleure prescription sera de me faire souper bien vite. Je n'ai pas d'autre mal que la faim; mais je vous supplie de m'épargner cette fois le café que vous faites si bien. Je crois que je ne serais plus de force à le supporter.

– Le café préparé par moi, répondit le docteur, est un calmant recommandable. Mais soyez tranquille, madame la comtesse: mon ordonnance ne porte rien de semblable. Aujourd'hui voulez-vous vous fier à moi et me permettre de souper avec vous? La volonté de Son Altesse est que je ne vous quitte pas avant que vous soyez complètement rétablie, et je pense que, dans une demi-heure, la réfection aura chassé cette faiblesse entièrement.

– Si tel est le bon plaisir de Son Altesse et le vôtre, monsieur le docteur, ce sera le mien aussi d'avoir l'honneur de votre compagnie pour souper, dit Consuelo en laissant rouler son fauteuil par Matteus auprès de la table.

– Ma compagnie ne vous sera pas inutile, reprit le docteur, en commençant à démolir un superbe pâté de faisans, et à découper ces volatiles avec la dextérité d'un praticien consommé. Sans moi, vous vous laisseriez aller à la voracité insurmontable qu'on éprouve après un long jeune, et vous pourriez vous en mal trouver. Moi qui ne crains pas un pareil inconvénient, j'aurai soin de vous compter les morceaux, tout en les mettant doubles sur mon assiette.»

La voix de ce docteur gastronome occupait Consuelo malgré elle. Mais sa surprise fut grande lorsque, détachant lestement son masque, il le posa sur la table en disant:

«Au diable cette puérilité qui m'empêche de respirer et de sentir le goût de ce que je mange!»

Consuelo tressaillit en reconnaissant, dans ce viveur de médecin, celui qu'elle avait vu au lit de mort de son mari, le docteur Supperville, premier médecin de la margrave de Bareith. Elle l'avait aperçu de loin à Berlin depuis, sans avoir le courage de le regarder ni de lui parler. En ce moment le contraste de son appétit glouton avec l'émotion et l'accablement qu'elle éprouvait, lui rappelèrent la sécheresse de ses idées et de ses discours au milieu de la consternation et de la douleur de la famille de Rudolstadt, et elle eut peine à lui cacher l'impression désagréable qu'il lui causait. Mais le Supperville, absorbé par le fumet du faisan, paraissait ne faire aucune attention à son trouble.

Matteus vint compléter le ridicule de la situation où se plaçait le docteur, par une exclamation naïve. Le circonspect serviteur le servait depuis cinq minutes sans s'apercevoir qu'il avait le visage découvert, et ce ne fut qu'au moment de prendre le masque pour le couvercle du pâté, et de le placer méthodiquement sur la brèche ouverte, qu'il s'écria avec terreur:

«Miséricorde, monsieur le docteur, vous avez laissé choir votre visage sur la table!

– Au diable ce visage d'étoffe! te dis-je. Je ne pourrai jamais m'habituer à manger avec cela. Mets-le dans un coin, tu me le rendras quand je sortirai.

– Comme il vous plaira, monsieur le docteur, dit Matteus d'un ton consterné. Je m'en lave les mains. Mais Votre Seigneurie n'ignore pas que je suis forcé tous les soirs de rendre compte de point en point de tout ce qui s'est fait et dit ici. J'aurai beau dire que votre visage s'est détaché par mégarde, je ne pourrai pas nier que Madame n'ait vu ce qui était dessous.

– Fort bien, mon brave. Tu feras ton rapport, dit le docteur sans se déconcerter.

– Et vous remarquerez, monsieur Matteus, observa Consuelo, que je n'ai aucunement provoqué M. le docteur à cette désobéissance, et que ce n'est pas ma faute si je l'ai reconnu.

– Soyez donc tranquille, madame la comtesse, reprit Supperville la bouche pleine. Le prince n'est pas si diable qu'il est noir, et je ne le crains guère. Je lui dirai que, puisqu'il m'avait autorisé à souper avec vous, il m'avait autorisé par cela même à me délivrer de tout obstacle à la mastication et à la déglutition. D'ailleurs j'avais l'honneur d'être trop bien connu de vous pour que le son de ma voix ne m'eût pas déjà trahi. C'est donc une vaine formalité dont je me débarrasse, et dont le prince fera bon marché tout le premier.

– C'est égal, monsieur le docteur, dit Matteus scandalisé, j'aime mieux que vous ayez fait cette plaisanterie-là que moi.»

Le docteur haussa les épaules, railla le timoré Matteus, mangea énormément et but à proportion: après quoi, Matteus s'étant retiré pour changer le service, il rapprocha un peu sa chaise, baissa la voix, et parla ainsi à Consuelo:

«Chère Signora, je ne suis pas si gourmand que j'en ai l'air (Supperville, étant convenablement repu, parlait ainsi fort à son aise), et mon but, en venant souper avec vous, était de vous instruire de choses importantes qui vous intéressent très-particulièrement.

– De quelle part et en quel nom voulez-vous me révéler ces choses, monsieur? dit Consuelo, qui se rappelait la promesse qu'elle venait de faire aux Invisibles.

– C'est de mon plein droit et de mon plein gré, répondit Supperville. Ne vous inquiétez donc pas. Je ne suis pas un mouchard, moi, et je parle à cœur ouvert, peu soucieux qu'on répète mes paroles.»

Consuelo pensa un instant que son devoir était de fermer absolument la bouche au docteur, afin de ne pas se rendre complice de sa trahison: mais elle pensa aussi qu'un homme dévoué aux Invisibles au point de se charger d'empoisonner à demi les gens pour les amener, à leur insu, dans ce château, ne pouvait agir comme il le faisait sans y être secrètement autorisé. C'est un piège qu'on me tend, pensa-t-elle. C'est une série d'épreuves qui commence. Voyons, et observons l'attaque.

«Il faut donc, Madame, continua le docteur, que je vous dise où et chez qui vous êtes.»

«Nous y voilà!» se dit Consuelo; et elle se hâta de répondre: «Grand merci, monsieur le docteur, je ne vous l'ai pas demandé, et je désire ne pas le savoir.

– Ta ta ta! reprit Supperville, vous voilà tombée dans la voie romanesque où il plaît au prince d'entraîner tous ses amis. Mais n'allez point donner sérieusement dans ces sornettes-là: le moins qui pourrait vous en arriver serait de devenir folle et de grossir son cortège d'aliénés et de visionnaires. Je n'ai pas l'intention, pour ma part, de manquer à la parole que je lui ai donnée de ne vous dire ni son nom ni celui du lieu où vous vous trouvez. C'est là d'ailleurs ce qui doit le moins vous préoccuper; car ce ne serait qu'une satisfaction pour votre curiosité, et ce n'est pas cette maladie que je veux traiter chez vous; c'est l'excès de confiance, au contraire. Vous pouvez donc apprendre, sans lui désobéir et sans risquer de lui déplaire (je suis intéressé à ne pas vous trahir), que vous êtes ici chez le meilleur et le plus absurde des vieillards. Un homme d'esprit, un philosophe, une âme courageuse et tendre jusqu'à l'héroïsme, jusqu'à la démence. Un rêveur qui traite l'idéal comme une réalité, et la vie comme un roman. Un savant qui, à force de lire les écrits des sages et de chercher la quintessence des idées, est arrivé, comme don Quichotte après la lecture de tous ses livres de chevalerie, à prendre les auberges pour des châteaux, les galériens pour d'innocentes victimes, et les moulins à vent pour des monstres. Enfin un saint, si on ne considère que la beauté de ses intentions, un fou si on en pèse le résultat. Il a imaginé, entre autres choses, un réseau de conspiration permanente et universelle pour prendre à la nasse et paralyser l'action des méchants dans le monde: 1° combattre et contrarier la tyrannie des gouvernants; 2° réformer l'immoralité ou la barbarie des lois qui régissent les sociétés; 3° verser dans le cœur de tous les hommes de courage et de dévouement l'enthousiasme de sa propagande et le zèle de sa doctrine. Rien que ça? hein? et il croît y parvenir! Encore s'il était secondé par quelques hommes sincères et raisonnables, le peu de bien qu'il réussit à faire pourrait porter ses fruits! Mais, par malheur, il est environné d'une clique d'intrigants et d'imposteurs audacieux qui feignent de partager sa foi et de servir ses projets, et qui se servent de son crédit pour accaparer de bonnes places dans toutes les cours de l'Europe, non sans se mettre au bout des doigts la meilleure partie de l'argent destiné à ses bonnes œuvres. Voilà l'homme et son entourage. C'est à vous de juger dans quelles mains vous êtes, et si cette protection généreuse qui vous a heureusement tirée des grilles du petit Fritz ne risque pas de vous faire tomber pis, à force de vouloir vous élever dans les nues. Vous voilà avertie. Méfiez-vous des belles promesses, des beaux discours, des scènes de tragédie, des tours de passe-passe des Cagliostro, des Saint-Germain et consorts.

 

– Ces deux derniers personnages sont-ils donc actuellement ici? demanda Consuelo un peu troublée, et flottante entre le danger d'être jouée par le docteur et la vraisemblance de ses assertions.

– Je n'en sais rien, répondit-il. Tout s'y passe mystérieusement. Il y a deux châteaux: un visible et palpable, où l'on voit arriver des gens du monde qui ne se doutent de rien, où l'on donne des fêtes, où l'on déploie l'appareil d'une existence princière, frivole et inoffensive. Ce château-là couvre et cache l'autre, qui est un petit monde souterrain assez habilement masqué. Dans le château invisible s'élucubrent tous les songes creux de Son Altesse. Novateurs, réformateurs, inventeurs, sorciers, prophètes, alchimistes, tous architectes d'une société nouvelle toujours prête, selon leur dire, à avaler l'ancienne demain ou après-demain; voilà les hôtes mystérieux que l'on reçoit, que l'on héberge, et que l'on consulte sans que personne le sache à la surface du sol, ou du moins sans qu'aucun profane puisse expliquer le bruit des caves autrement que par la présence d'esprits follets et de revenants tracassiers dans les œuvres basses du bâtiment. Maintenant concluez: les susdits charlatans peuvent être à cent lieues d'ici, car ils sont grands voyageurs de leur nature, ou à cent pas de nous, dans de bonnes chambres à portes secrètes et à double fond. On dit que ce vieux château a servi autrefois de rendez-vous aux francs-juges, et que depuis, à cause de certaines traditions héréditaires, les ancêtres de notre prince se sont toujours divertis à y tramer des complots terribles, qui n'ont jamais, que je sache, abouti à rien. C'est une vieille mode du pays, et les plus illustres cerveaux ne sont pas ceux qui y donnent le moins. Moi, je ne suis pas initié aux merveilles du château invisible. Je passe ici quelques jours de temps en temps, quand ma souveraine, la princesse Sophie de Prusse, margrave de Bareith, me donne la permission d'aller prendre l'air hors de ses États. Or, comme je m'ennuie prodigieusement à la délicieuse cour de Bareith, qu'au fond j'ai de l'attachement pour le prince dont nous parlons, et que je ne suis pas fâché de jouer parfois un petit tour au grand Frédéric que je déteste, je rends au susdit prince quelques services désintéressés, et dont je me divertis tout le premier. Comme je ne reçois d'ordres que de lui, ces services sont toujours fort innocents. Celui d'aider à vous tirer de Spandaw, et de vous amener ici comme une pauvre colombe endormie, n'avait rien qui me répugnât. Je savais que vous y seriez bien traitée, et je pensais que vous auriez occasion de vous y amuser. Mais si, au contraire, on vous y tourmente, si les conseillers charlatans de Son Altesse prétendent s'y emparer de vous, et vous faire servir à leurs intrigues dans le monde…

– Je ne crains rien de semblable, répondit Consuelo de plus en plus frappée des explications du docteur. Je saurai me préserver de leurs suggestions, si elles blessent ma droiture et révoltent ma conscience.

– En êtes-vous bien sûre, madame la comtesse? reprit Supperville. Tenez! ne vous y fiez pas, et ne vous vantez de rien. Des gens fort raisonnables et fort honnêtes sont sortis d'ici timbrés et tout prêts à mal faire. Tous les moyens sont bons aux intrigants qui exploitent le prince, et ce cher prince est si facile à éblouir, que lui-même a mis la main à la perdition de quelques bonnes âmes en croyant les sauver. Sachez que ces intrigants sont fort habiles, qu'ils ont des secrets pour effrayer, pour convaincre, pour émouvoir, pour enivrer les sens et frapper l'imagination. D'abord une persistance de tracasseries et une foule de petits moyens incompréhensibles: et puis des recettes, des systèmes, des prestiges à leur service. Ils vous enverront des spectres, ils vous feront jeûner pour vous ôter la lucidité de l'esprit, ils vous assiégeront de fantasmagories riantes ou affreuses. Enfin ils vous rendront superstitieuse, folle peut-être, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, et alors…

– Et alors? que peuvent-ils attendre de moi? que suis-je dans le monde pour qu'ils aient besoin de m'attirer dans leurs filets?

– Oui-da! La comtesse de Rudolstadt ne s'en doute pas?

– Nullement, monsieur le docteur.

– Vous devez vous rappeler pourtant que M. Cagliostro vous a fait voir feu le comte Albert, votre mari, vivant et agissant?

– Comment savez-vous cela, si vous n'êtes pas initié aux mystères du monde souterrain dont vous parlez?

– Vous l'avez raconté à la princesse Amélie de Prusse, qui est un peu bavarde, comme toutes les personnes curieuses. Ignorez-vous, d'ailleurs, qu'elle est fort liée avec le spectre du comte de Rudolstadt?

– Un certain Trismégiste, à ce qu'on m'a dit!

– Précisément. J'ai vu ce Trismégiste, et il est de fait qu'il ressemble au comte d'une manière surprenante au premier abord. On peut le faire ressembler davantage en le coiffant et en l'habillant comme le comte avait coutume d'être, en lui rendant le visage blême, et en lui faisant étudier l'allure et les manières du défunt. Comprenez-vous maintenant?

– Moins que jamais. Quel intérêt aurait-on à faire passer cet homme pour le comte Albert?

– Que vous êtes simple et loyale! Le comte Albert est mort, laissant, une grande fortune, qui va tomber en quenouille, des mains de la chanoinesse Wenceslawa à celles de la petite baronne Amélie, cousine du comte Albert, à moins que vous ne fassiez valoir vos droits à un douaire ou à une jouissance viagère. On tâchera d'abord de vous y décider…

– Il est vrai, s'écria Consuelo; vous m'éclairez sur le sens de certaines paroles!

– Ce n'est rien encore: cette jouissance viagère, très-contestable, du moins en partie, ne satisferait pas l'appétit des chevaliers d'industrie qui veulent vous accaparer. Vous n'avez pas d'enfant; il vous faut un mari. Eh bien, le comte Albert n'est pas mort: il était en léthargie, on l'a enterré vivant; le diable l'a tiré de là; M. de Cagliostro lui a donné une potion; M. de Saint-Germain l'a emmené promener. Bref, au bout d'un ou deux ans il reparaît, raconte ses aventures, se jette à vos pieds, consomme son mariage avec vous, part pour le château des Géants, se fait reconnaître de la vieille chanoinesse et de quelques vieux serviteurs qui n'y voient pas très-clair, provoque une enquête, s'il y a contestation, et paie les témoins. Il fait même le voyage de Vienne avec son épouse fidèle, pour réclamer ses droits auprès de l'impératrice. Un peu de scandale ne nuit pas à ces sortes d affaires. Toutes les grandes dames s'intéressent à un bel homme, victime d'une funeste aventure et de l'ignorance d'un sot médecin. Le prince de Kaunitz, qui ne hait pas les cantatrices, vous protège; votre cause triomphe; vous retournez victorieuse à Riesenburg, vous mettez à la porte votre cousine Amélie; vous êtes riche et puissante; vous vous associez au prince d'ici et à ses charlatans pour réformer la société et changer la face du monde. Tout cela est fort agréable, et ne coûte que la peine de se tromper un peu, en prenant à la place d'un illustre époux un bel aventurier, homme d'esprit, et grand diseur de bonne aventure par-dessus le marché. Y êtes-vous, maintenant? Faites vos réflexions. Il était de mon devoir comme médecin, comme ami de la famille de Rudolstadt, et comme homme d'honneur, de vous dire tout cela. On avait compté sur moi pour constater, dans l'occasion, l'identité du Trismégiste avec le comte Albert. Mais moi qui l'ai vu mourir, non avec les yeux de l'imagination, mais avec ceux de la science, moi qui ai fort bien remarqué certaines différences entre ces deux hommes, et qui sais qu'à Berlin on connaît l'aventurier de longue date, je ne me prêterai point à une pareille imposture. Grand merci! Je sais que vous ne vous y prêteriez pas davantage, mais qu'on mettra tout en œuvre pour vous persuader que le comte Albert a grandi de deux pouces et pris de la fraîcheur et de la santé dans son cercueil. J'entends ce Matteus qui revient; c'est une bonne bête, qui ne se doute de rien. Moi, je me retire, j'ai dit. Je quitte ce château dans une heure, n'ayant que faire ici davantage.»

Après avoir parlé ainsi avec une remarquable volubilité, le docteur remit son masque, salua profondément Consuelo, et se retira, la laissant achever son souper toute seule si bon lui semblait: elle n'était guère disposée à le faire. Bouleversée et atterrée de tout ce qu'elle venait d'entendre, elle se retira dans sa chambre, et n'y trouva un peu de repos qu'après avoir souffert longtemps les plus douloureuses perplexités et les plus vagues angoisses du doute et de l'inquiétude.

XXVIII

Le lendemain Consuelo se sentit brisée au moral et au physique. Les cyniques révélations de Supperville, succédant brusquement aux paternels encouragements des Invisibles, lui faisaient l'effet d'une immersion d'eau glacée après une bienfaisante chaleur. Elle s'était élevée un instant vers le ciel, pour retomber aussitôt sur la terre. Elle en voulait presque au docteur de l'avoir désabusée; car déjà elle s'était plu, dans ses rêves, à revêtir d'une éclatante majesté ce tribunal auguste qui lui tendait les bras comme une famille d'adoption, comme un refuge contre les dangers du monde et les égarements de la jeunesse.

Le docteur semblait mériter pourtant de la gratitude, et Consuelo le reconnaissait sans pouvoir en éprouver pour lui; sa conduite n'était-elle pas d'un homme sincère, courageux et désintéressé? Mais Consuelo le trouvait trop sceptique, trop matérialiste, trop porté à mépriser les bonnes intentions et à railler les beaux caractères. Quoi qu'il lui eût dit de la crédulité imprudente et dangereuse du prince anonyme, elle se faisait encore une haute idée de ce noble vieillard, ardent pour le bien comme un jeune homme, et naïf comme un enfant dans sa foi à la perfectibilité humaine. Les discours qu'on lui avait tenus dans la salle souterraine lui revenaient à l'esprit, et lui paraissaient remplis d'autorité calme et d'austère sagesse. La charité et la bonté y perçaient sous les menaces et sous les réticences d'une sévérité affectée, prête à se démentir au moindre élan du cœur de Consuelo. Des fourbes, des cupides, des charlatans auraient-ils parlé et agi ainsi envers elle? Leur vaillante entreprise de réformer le monde, si ridicule aux yeux du frondeur Supperville, répondait au vœu éternel, aux romanesques espérances, à la foi enthousiaste qu'Albert avait inspirées à son épouse, et qu'elle avait retrouvées avec une bienveillante sympathie dans la tête malade, mais généreuse, de Gottlieb. Ce Supperville n'était-il pas haïssable de vouloir l'en dissuader, et de lui ôter sa foi en Dieu, en même temps que sa confiance dans les Invisibles?

Consuelo, bien plus portée à la poésie de l'âme qu'à la sèche appréciation des tristes réalités de la vie présente, se débattait sous les arrêts de Supperville et s'efforçait de les repousser. Ne s'était-il pas livré à des suppositions gratuites, lui qui avouait n'être pas initié au monde souterrain, et qui paraissait même ignorer le nom et l'existence du conseil des Invisibles? Que Trismégiste fût un chevalier d'industrie, cela était possible, quoique la princesse Amélie affirmât le contraire, et que l'amitié du comte Golowkin, le meilleur et le plus sage des grands que Consuelo eût rencontrés à Berlin, parlât en sa faveur. Que Cagliostro et Saint-Germain fussent aussi des imposteurs, cela se pouvait encore supposer, bien qu'ils eussent pu, eux aussi, être trompés par une ressemblance extraordinaire. Mais en confondant ces trois aventuriers dans le même mépris, il n'en ressortait pas qu'ils fissent partie du conseil des Invisibles, ni que cette association d'hommes vertueux ne pût repousser leurs suggestions aussitôt que Consuelo aurait constaté elle-même que Trismégiste n'était pas Albert. Ne serait-il pas temps de leur retirer sa confiance après cette épreuve décisive, s'ils persistaient à vouloir la tromper si grossièrement? Jusque-là, Consuelo voulut tenter la destinée et connaître davantage ces Invisible à qui elle devait sa liberté, et dont les paternels reproches avaient été jusqu'à son cœur. Ce fut à ce dernier parti qu'elle s'arrêta, et en attendant l'issue de l'aventure, elle résolut de traiter tout ce que Supperville lui avait dit comme une épreuve qu'il avait été autorisé à lui faire subir, ou bien comme un besoin d'épancher sa bile contre des rivaux mieux vus et mieux traités que lui par le prince.

Une dernière hypothèse tourmentait Consuelo plus que toutes les autres. Était-il absolument impossible qu'Albert fût vivant? Supperville n'avait pas observé les phénomènes qui avaient précédé, pendant deux ans, sa dernière maladie. Il avait même refusé d'y croire, s'obstinant à penser que les fréquentes absences du jeune comte dans le souterrain étaient consacrées à de galants rendez-vous avec Consuelo. Elle seule, avec Zdenko, avait le secret de ses crises léthargiques. L'amour-propre du docteur ne pouvait lui permettre d'avouer qu'il avait pu s'abuser en constatant la mort. Maintenant que Consuelo connaissait l'existence et la puissance matérielle du conseil des Invisibles, elle osait se livrer à bien des conjectures sur la manière dont ils avaient pu arracher Albert aux horreurs d'une sépulture anticipée et le recueillir secrètement parmi eux pour des fins inconnues. Tout ce que Supperville lui avait révélé des mystères du château et des bizarreries du prince, aidait à confirmer cette supposition. La ressemblance d'un aventurier nommé Trismégiste, pouvait compliquer le merveilleux du fait, mais elle ne détruisait pas sa possibilité. Cette pensée s'empara si fort de la pauvre Consuelo, qu'elle tomba dans une profonde mélancolie. Albert vivant, elle n'hésiterait pas à le rejoindre dès qu'on le lui permettrait, et à se dévouer à lui éternellement. Mais plus que jamais elle sentait qu'elle devait souffrir d'un dévouement où l'amour n'entrerait pour rien. Le chevalier se présentait à son imagination comme une cause d'amers regrets, et à sa conscience comme une source de futurs remords. S'il fallait renoncer à lui, l'amour naissant suivait la marche ordinaire des inclinations contrariées, il devenait passion. Consuelo ne se demandait pas avec une hypocrite résignation pourquoi ce cher Albert voulait sortir de sa tombe où il était si bien; elle se disait qu'il était dans sa destinée de se sacrifier à cet homme, peut-être même au delà du tombeau, et elle voulait accomplir cette destinée jusqu'au bout: mais elle souffrait étrangement, et pleurait l'inconnu, son plus involontaire, son plus ardent amour.

 

Elle fut tirée de ses méditations par un petit bruit et le frôlement d'une aile légère sur son épaule. Elle fit une exclamation de surprise et de joie en voyant un joli rouge-gorge voltiger dans sa chambre et s'approcher d'elle sans frayeur. Au bout de quelques instants de réserve, il consentit à prendre une mouche dans sa main.

«Est-ce toi, mon pauvre ami, mon fidèle compagnon? lui disait Consuelo avec des larmes de joie enfantine. Serait-il possible que tu m'eusses cherchée et retrouvée ici? Non, cela ne se peut. Jolie créature confiante, tu ressembles à mon ami et tu ne l'es pas. Tu appartiens à quelque jardinier, et tu t'es échappé de la serre où tu as passé les jours froids parmi des fleurs toujours belles. Viens à moi, consolateur du prisonnier; puisque l'instinct de ta race te pousse vers les solitaires et les captifs, je veux reporter sur toi toute l'amitié que j'avais pour ton frère.»

Consuelo jouait sérieusement depuis un quart d'heure avec cette aimable bestiole, lorsqu'elle entendit au dehors un petit sifflement qui parut faire tressaillir l'intelligente créature. Elle laissa tomber les friandises que lui avait prodiguées sa nouvelle amie, hésita un peu, fit briller ses grands yeux noirs, et tout à coup se détermina à prendre sa volée vers la fenêtre, entraînée par le nouvel avertissement d'une autorité irrécusable. Consuelo la suivit des yeux, et la vit se perdre dans le feuillage. Mais en cherchant à l'y découvrir encore, elle aperçut au fond de son jardin, sur l'autre rive du ruisseau qui le bornait, dans un endroit un peu découvert, un personnage facile à reconnaître malgré la distance. C'était Gottlieb, qui se traînait le long de l'eau d'une manière assez réjouie, en chantant et en essayant de sautiller. Consuelo, oubliant un peu la défense des Invisibles, s'efforça, en agitant son mouchoir à la fenêtre, d'attirer son attention. Mais il était absorbé par le soin de rappeler son rouge-gorge. Il levait la tête vers les arbres en sifflant, et il s'éloigna sans avoir remarqué Consuelo.

«Dieu soit béni, et les Invisibles aussi, en dépit de Supperville! se dit-elle. Ce pauvre enfant paraît heureux et mieux portant; son ange gardien le rouge-gorge est avec lui. Il me semble que c'est aussi pour moi le présage d'une riante destinée. Allons, ne doutons plus de mes protecteurs: la méfiance flétrit le cœur.»

Elle chercha comment elle pourrait occuper son temps d'une manière fructueuse pour se préparer à la nouvelle éducation morale qu'on lui avait annoncée, et elle s'avisa de lire, pour la première fois depuis qu'elle était à ***. Elle entra dans la bibliothèque, sur laquelle elle n'avait encore jeté qu'un coup d'œil distrait, et résolut d'examiner sérieusement le choix des livres qu'on avait mis à sa disposition. Ils étaient peu nombreux, mais extrêmement curieux et probablement fort rares, sinon uniques pour la plupart. C'était une collection des écrits des philosophes les plus remarquables de toutes les époques et de toutes les nations, mais abrégés et réduits à l'essence de leurs doctrines, et traduits dans les diverses langues que Consuelo pouvait comprendre. Plusieurs, n'ayant jamais été publiés en traductions, étaient manuscrits, particulièrement ceux des hérétiques et novateurs célèbres du moyen âge, précieuses dépouilles du passé dont les fragments importants, et même quelques exemplaires complets, avaient échappé aux recherches de l'inquisition, et aux dernières violations exercées par les jésuites dans les vieux châteaux hérétiques de l'Allemagne, lors de la guerre de trente ans. Consuelo ne pouvait apprécier la valeur de ces trésors philosophiques recueillis par quelque bibliophile aident, ou par quelque adepte courageux. Les originaux l'eussent intéressée à cause des caractères et des vignettes, mais elle n'en avait sous les yeux qu'une traduction, faite avec soin et calligraphiée avec élégance par quelque moderne. Cependant elle rechercha de préférence les traductions fidèles de Wickleff, de Jean Huss, et des philosophes chrétiens réformateurs qui se rattachaient, dans les temps antérieurs, contemporains et subséquents, à ces pères de la nouvelle ère religieuse. Elle ne les avait pas lus, mais elle les connaissait assez bien par ses longues conversations avec Albert. En les feuilletant, elle ne les lut guère davantage, et pourtant elle les connut de mieux en mieux. Consuelo avait l'âme essentiellement religieuse, sans avoir l'esprit philosophique. Si elle n'eût vécu dans ce milieu raisonneur et clairvoyant du monde de son temps, elle eût facilement tourné à la superstition et au fanatisme. Telle qu'elle était encore, elle comprenait mieux les discours exaltés de Gottlieb que les écrits de Voltaire, lus cependant avec ardeur par toutes les belles dames de l'époque. Cette fille intelligente et simple, courageuse et tendre, n'avait pas la tête façonnée aux subtilités du raisonnement. Elle était toujours éclairée par le cœur avant de l'être par le cerveau. Saisissant toutes les révélations du sentiment, par une prompte assimilation, elle pouvait être instruite philosophiquement; et elle l'avait été remarquablement pour son âge, pour son sexe et pour sa position, par l'enseignement d'une parole amie, de la parole éloquente et chaleureuse d'Albert. Les organisations d'artistes acquièrent plus dans les émotions d'un cours ou d'une prédication que dans l'étude patiente et souvent froide des livres. Telle était Consuelo: elle ne pouvait pas lire une page entière avec attention; mais si une grande pensée, heureusement rendue et résumée par une expression colorée, venait à la frapper, son âme s'y attachait; elle se la répétait comme une phrase musicale: le sens, quelque profond qu'il fût, la pénétrait comme un rayon divin, elle vivait sur cette idée, elle l'appliquait à toutes ses émotions, elle y puisait une force réelle, elle se la rappelait toute sa vie. Et ce n'était pas pour elle une vaine sentence, c'était une règle de conduite, une armure pour le combat. Qu'avait-elle besoin d'analyser et de résumer le livre où elle l'avait saisie? Tout ce livre se trouvait écrit dans son cœur, dès que l'inspiration qui l'avait produit s'était emparée d'elle. Sa destinée ne lui commandait pas d'aller au delà. Elle ne prétendait pas à concevoir savamment un monde philosophique dans son esprit. Elle sentait la chaleur des secrètes révélations qui sont accordées aux âmes poétiques lorsqu'elles sont aimantes. C'est ainsi qu'elle lut pendant plusieurs jours sans rien lire. Elle n'eût pu rendre compte de rien; mais plus d'une page où elle n'avait vu qu'une ligne fut mouillée de ses larmes, et souvent elle courut au clavecin pour y improviser des chants dont la tendresse et la grandeur furent l'expression brûlante et spontanée de son émotion généreuse.

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