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La comtesse de Rudolstadt

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XL

En reprenant connaissance, Consuelo se vit assise sur des tapis de pourpre, qui recouvraient les degrés de marbre blanc d'un élégant péristyle corinthien. Deux hommes masqués en qui elle reconnut, à la couleur de leurs manteaux, Liverani et celui qu'avec raison elle pensait devoir être Marcus, la soutenaient dans leurs bras, et la ranimaient de leurs soins. Une quarantaine d'autres personnages, enveloppés et masqués, les mêmes qu'elle avait vus autour du simulacre du cercueil de Jésus, étaient rangés sur deux files, le long des degrés, et chantaient en chœur un hymne solennel, dans une langue inconnue, en agitant des couronnes de roses, des palmes et des rameaux de fleurs. Les colonnes étaient ornées de guirlandes, qui s'entre-croisaient en festons, comme un arc de triomphe, au-devant de la porte fermée du temple et au-dessus de Consuelo. La lune, brillant, au zénith, de tout son éclat, éclairait seule cette façade blanche; et au dehors, tout autour de ce sanctuaire, de vieux ifs, des cyprès et des pins, formaient un impénétrable bosquet, semblable à un bois sacré, sous lequel murmurait une onde mystérieuse, aux reflets argentés.

«Ma sœur, dit Marcus, en aidant Consuelo à se lever, vous êtes sortie victorieuse de vos épreuves. Ne rougissez pas d'avoir souffert et faibli physiquement sous le poids de la douleur. Votre généreux cœur s'est brisé d'indignation et de pitié devant les témoignages palpables des crimes et des maux de l'humanité. Si vous fussiez arrivée ici debout et sans aide, nous aurions moins de respect pour vous qu'en vous y apportant mourante et navrée. Vous avez vu les cryptes d'un château seigneurial, non pas d'un lieu particulier, célèbre entre tous par les crimes dont il a été le théâtre, mais semblable à tous ceux dont les ruines couvrent une grande partie de l'Europe, débris effrayants du vaste réseau à l'aide duquel la puissance féodale enveloppa, durant tant de siècles, le monde civilisé, et fit peser sur les hommes le crime de sa domination farouche et l'horreur des guerres civiles. Ces hideuses demeures, ces sauvages forteresses ont nécessairement servi de repaire à tous les forfaits que l'humanité a dû voir s'accomplir, avant d'arriver, par les guerres de religion, par le travail des sectes émancipatrices, et par le martyre de l'élite des hommes, à la notion de la vérité. Parcourez l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Angleterre, l'Espagne, les pays slaves: vous ne trouverez pas une vallée, vous ne gravirez pas une montagne sans apercevoir au-dessus de vous les ruines imposantes de quelque terrible manoir, ou tout au moins sans découvrir à vos pieds, dans l'herbe, quelque vestige de fortification. Ce sont là les traces ensanglantées du droit de conquête, exercé par la caste patricienne sur les castes asservies. Et si vous explorez toutes ces ruines, si vous fouillez le sol qui les a dévorées, et qui travaille sans cesse à les faire disparaître, vous trouverez, dans toutes, les vestiges de ce que vous venez de voir ici: une geôle, un caveau pour le trop-plein des morts, des loges étroites et fétides pour les prisonniers d'importance, un coin pour assassiner sans bruit; et, au sommet de quelque vieille tour, ou dans les profondeurs de quelque souterrain, un chevalet pour les serfs récalcitrants et les soldats réfractaires, une potence pour les déserteurs, des chaudières pour les hérétiques. Combien ont péri dans la poix bouillante, combien ont disparu sous les flots, combien ont été enterrés vivants dans les mines! Ah! si les murs des châteaux, si les flots des lacs et des fleuves, si les antres des rochers pouvaient parler et raconter tout ce qu'ils ont vu et enfoui d'iniquités! Le nombre en est trop considérable pour que l'histoire ait pu en enregistrer le détail!

«Mais ce ne sont pas les seigneurs seuls, ce n'est pas la race patricienne exclusivement qui a rougi la terre de tant de sang innocent. Les rois et les prêtres, les trônes et l'Église, voilà les grandes sources d'iniquités, voilà les forces vives de la destruction. Un soin austère, une sombre mais forte pensée a rassemblé dans une des salles de notre antique manoir une partie des instruments de torture inventés par la haine du fort contre le faible. La description n'en serait pas croyable, la vue peut à peine les comprendre, la pensée se refuse à les admettre. Et cependant ils ont fonctionné durant des siècles, ces hideux appareils, dans les châteaux royaux, comme dans les citadelles des petits princes, mais surtout dans les cachots du saint office; que dis-je? ils y fonctionnent encore, quoique plus rarement. L'inquisition subsiste encore, torture encore; et, en France, le plus civilisé de tous les pays, il y a encore des parlements de province qui brûlent de prétendus sorciers.

«D'ailleurs la tyrannie est-elle donc renversée? Les rois et les princes ne ravagent-ils plus la terre? La guerre ne porte-t-elle pas la désolation dans les opulentes cités, comme dans la chaumière du pauvre, au moindre caprice du moindre souverain? La servitude n'est-elle pas encore en vigueur dans une moitié de l'Europe? Les troupes ne sont-elles pas soumises encore presque partout au régime du fouet et du bâton? Les plus beaux et les plus braves soldats du monde, les soldats prussiens, ne sont-ils pas dressés comme des animaux à coups de verge et de canne? Le knout ne mène-t-il pas les serfs russes? Les nègres ne sont-ils pas plus maltraités en Amérique que les chiens et les chevaux? Si les forteresses des vieux barons sont démantelées et converties en demeures inoffensives, celles des rois ne sont-elles pas encore debout? Ne servent-elles pas de prisons aux innocents plus souvent qu'aux coupables? Et toi, ma sœur, toi la plus douce et la plus noble des femmes, n'as-tu pas été captive à Spandaw?

«Nous te savions généreuse, nous comptions sur ton esprit de justice et de charité; mais te voyant destinée, comme une partie de ceux qui sont ici, à retourner dans le monde, à fréquenter les cours, à approcher de la personne des souverains, à être, toi particulièrement, l'objet de leurs séductions, nous avons dû te mettre en garde contre l'enivrement de cette vie d'éclat et de dangers; nous avons dû ne pas t'épargner les enseignements, même les plus terribles. Nous avons parlé à ton esprit par la solitude à laquelle nous t'avons condamnée et par les livres que nous avons mis entre tes mains; nous avons parlé à ton cœur par des paroles paternelles et des exhortations tour à tour sévères et tendres; nous avons parlé à tes yeux par des épreuves plus douloureuses et d'un sens plus profond que celles des antiques mystères. Maintenant, si tu persistes à recevoir l'initiation, tu peux te présenter sans crainte devant ces juges incorruptibles, mais paternels, que tu connais déjà, et qui t'attendent ici pour te couronner ou pour te rendre la liberté de nous quitter à jamais.»

En parlant ainsi, Marcus, élevant le bras, désignait à Consuelo la porte du temple, au-dessus de laquelle les trois mots sacramentels, liberté, égalité, fraternité, venaient de s'allumer en lettres de feu.

Consuelo, affaiblie et brisée physiquement, ne vivait plus que par l'esprit. Elle n'avait pu écouter debout le discours de Marcus. Forcée de se rasseoir sur le fût d'une colonne, elle s'appuyait sur Liverani, mais sans le voir, sans songer à lui. Elle n'avait pourtant pas perdu une seule parole de l'initiateur. Pâle comme un spectre, l'œil fixe et la voix éteinte, elle n'avait pas l'air égaré qui succède aux crises nerveuses. Une exaltation concentrée remplissait sa poitrine, dont la faible respiration n'était plus appréciable pour Liverani. Ses yeux noirs, que la fatigue et la souffrance enfonçaient un peu sous les orbites, brillaient d'un feu sombre. Un léger pli à son front trahissait une résolution inébranlable, la première de sa vie. Sa beauté en cet instant fit peur à ceux des assistants qui l'avaient vue ailleurs invariablement douce et bienveillante. Liverani devint tremblant comme la feuille de jasmin que la brise de la nuit agitait au front de son amante. Elle se leva avec plus de force qu'il ne s'y serait attendu; mais aussitôt ses genoux faiblirent, et pour monter les degrés, elle se laissa presque porter par lui, sans que l'étreinte de ses bras, qui l'avait tant émue, sans que le voisinage de ce cœur qui avait embrasé le sien, vinssent la distraire un instant de sa méditation intérieure. Il mit entre sa main et celle de Consuelo la croix d'argent, ce talisman qui lui donnait des droits sur elle, et qui lui servait à se faire reconnaître. Consuelo ne parut reconnaître ni le gage ni la main qui le présentait. La sienne était contractée par la souffrance. C'était une pression mécanique, comme lorsqu'on saisit une branche pour se retenir au bord d'un abîme: mais le sang du cœur n'arrivait pas jusqu'à cette main glacée.

«Marcus! dit Liverani à voix basse, au moment où celui-ci passa près de lui pour aller frapper à la porte du temple, ne nous quittez pas. L'épreuve a été trop forte. J'ai peur!

– Elle t'aime! répondit Marcus.

– Oui, mais elle va peut-être mourir!» reprit Liverani en frissonnant.

Marcus frappa trois coups à la porte, qui s'ouvrit et se referma aussitôt qu'il fut entré avec Consuelo et Liverani. Les autres frères restèrent sous le péristyle, en attendant qu'on les introduisît pour la cérémonie de l'initiation; car, entre cette initiation et les dernières épreuves, il y avait toujours un entretien secret entre les chefs Invisibles et le récipiendaire.

L'intérieur du kiosque en forme de temple, qui servait à ces initiations au château de ***, était magnifiquement orné, et décoré, entre chaque colonne, des statues des plus grands amis de l'humanité. Celle de Jésus-Christ y était placée au milieu de l'amphithéâtre, entre celles de Pythagore et de Platon. Apollonius de Thyane était à côté de saint Jean, Abailard auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de sainte Catherine et de Jeanne d'Arc. Mais Consuelo ne s'arrêta pas à considérer les objets extérieurs. Toute renfermée en elle-même, elle revit sans surprise et sans émotion ces mêmes juges qui avaient sondé son cœur si profondément. Elle ne sentait plus aucun trouble en la présence de ces hommes, quels qu'ils fussent, et elle attendait leur sentence avec un grand calme apparent.

 

«Frère introducteur, dit à Marcus le huitième personnage, qui, assis au-dessous des sept juges, portait toujours la parole pour eux, quelle personne nous amenez-vous ici? Quel est son nom?

– Consuelo Porporina, répondit Marcus.

– Ce n'est pas là ce qu'on vous demande, mon frère, répondit Consuelo; ne voyez-vous pas que je me présente ici en habit de mariée, et non en costume de veuve? Annoncez la comtesse Albert de Rudolstadt.

– Ma fille, dit le frère orateur, je vous parle au nom du conseil. Vous ne portez plus le nom que vous invoquez; votre mariage avec le comte de Rudolstadt est rompu.

– De quel droit? et en vertu de quelle autorité? demanda Consuelo d'une voix brève et forte comme dans la fièvre. Je ne reconnais aucun pouvoir théocratique. Vous m'avez appris vous-mêmes à ne vous reconnaître sur moi d'autres droits que ceux que je vous aurai librement donnés, et à ne me soumettre qu'à une autorité paternelle. La vôtre ne le serait pas si elle brisait mon mariage sans l'assentiment de mon époux et sans le mien. Ce droit, ni lui ni moi ne vous l'avons donné.

– Tu te trompes, ma fille: Albert nous a donné le droit de disposer de son sort et du tien; et toi-même tu nous l'as donné aussi en nous ouvrant ton cœur, et en nous confessant ton amour pour un autre.

– Je ne vous ai rien confessé, répondit Consuelo, et je renie l'aveu que vous voulez m'arracher.

– Introduisez la sibylle,» dit l'orateur à Marcus.

Une femme de haute taille, toute drapée de blanc, et la figure cachée sous son voile, entra et s'assit au milieu du demi-cercle formé par les juges. A son tremblement nerveux, Consuelo reconnut facilement Wanda.

«Parle, prêtresse de la vérité, dit l'orateur; parle, interprète et révélatrice des plus intimes secrets, des plus délicats mouvements du cœur. Cette femme est-elle l'épouse d'Albert de Rudolstadt?

– Elle est son épouse fidèle et respectable, répondit Wanda; mais, dans ce moment, vous devez prononcer son divorce. Vous voyez bien, par qui elle est amenée ici; vous voyez bien que celui de nos enfants dont elle tient la main est l'homme qu'elle aime et à qui elle doit appartenir, en vertu du droit imprescriptible de l'amour dans le mariage.»

Consuelo se retourna avec surprise vers Liverani, et regarda sa propre main, qui était engourdie et comme morte dans la sienne. Elle semblait être sous la puissance d'un rêve et faire des efforts pour se réveiller. Elle se détacha enfin avec énergie de cette étreinte, et, regardant le creux de sa main, elle y vit l'empreinte de la croix de sa mère.

«C'est donc là l'homme que j'ai aimé! dit-elle, avec le sourire mélancolique d'une sainte ingénuité. Eh bien, oui! je l'ai aimé tendrement, éperdument; mais c'était un rêve! J'ai cru qu'Albert n'était plus, et vous me disiez que celui-ci était digne de mon estime et de ma confiance. Puis j'ai revu Albert; j'ai cru comprendre, à son langage, qu'il ne voulait plus être mon époux, et je ne me suis pas défendue d'aimer cet inconnu dont les lettres et les soins m'enivraient d'un fol attrait. Mais on m'a dit qu'Albert m'aimait toujours, et qu'il renonçait à moi par vertu et par générosité. Et pourquoi donc Albert s'est-il persuadé que je resterais au-dessous de lui dans le dévouement? Qu'ai-je fait de criminel jusqu'ici, pour que l'on me croie capable de briser son âme en acceptant un bonheur égoïste? Non, je ne me souillerai jamais d'un pareil crime. Si Albert me croit indigne de lui pour avoir eu un autre amour que le sien dans le cœur; s'il se fait un scrupule de briser cet amour, et qu'il ne désire pas m'en inspirer un plus grand, je me soumettrai à son arrêt; j'accepterai la sentence de ce divorce contre lequel pourtant mon cœur et ma conscience se révoltent; mais je ne serai ni l'épouse ni l'amante d'un autre. Adieu, Liverani, ou qui que vous soyez, à qui j'ai confié la croix de ma mère dans un jour d'abandon qui ne me laisse ni honte ni remords. Rendez-moi ce gage, afin qu'il n'y ait plus rien entre nous qu'un souvenir d'estime réciproque et le sentiment d'un devoir accompli sans amertume et sans effort.

– Nous ne reconnaissons pas une pareille morale, tu le sais, reprit la sibylle; nous n'acceptons pas de tels sacrifices; nous voulons inaugurer et sanctifier l'amour, perdu et profané dans le monde, le libre choix du cœur, l'union, sainte et volontaire de deux êtres également épris. Nous avons sur nos enfants le droit de redresser la conscience, de remettre les fautes, d'assortir les sympathies, de briser les entraves de l'ancienne société. Tu n'as donc pas celui de disposer de ton être pour le sacrifice, tu ne peux pas étouffer l'amour dans ton sein et renier la vérité de ta confession, sans que nous t'y ayons autorisée.

– Que me parlez-vous de liberté, que me parlez-vous d'amour et de bonheur? s'écria Consuelo en faisant un pas vers les juges avec une explosion d'enthousiasme et un rayonnement de physionomie sublime. Ne venez-vous pas de me faire traverser des épreuves qui doivent laisser sur le front une éternelle pâleur, et dans l'âme une invincible austérité? Quel être insensible et lâche me croyez-vous, si vous me jugez encore capable de rêver et de chercher des satisfactions personnelles après ce que j'ai vu, après ce que j'ai compris, après ce que je sais désormais de la vie des hommes, et de mes devoirs en ce monde? Non, non! plus d'amour, plus d'hyménée, plus de liberté, plus de bonheur, plus de gloire, plus d'art, plus rien pour moi, si je dois faire souffrir le dernier d'entre mes semblables! Et n'est-il pas prouvé que toute joie s'achète dans ce monde d'aujourd'hui au prix de la joie de quelque autre? N'y a-t-il pas quelque chose de mieux à faire que de se contenter soi-même? Albert ne pense-t-il pas ainsi, et n'ai-je pas le droit de penser comme lui? N'espère-t-il pas trouver, dans son sacrifice même, la force de travailler pour l'humanité avec plus d'ardeur et d'intelligence que jamais? Laissez-moi être aussi grande qu'Albert. Laissez-moi fuir la menteuse et criminelle illusion du bonheur. Donnez-moi du travail, de la fatigue, de la douleur et de l'enthousiasme! Je ne comprends plus la joie que dans la souffrance; j'ai soif du martyre depuis que vous m'avez fait voir imprudemment les trophées du supplice. Oh! honte à ceux qui ont compris le devoir, et qui se soucient encore d'avoir en partage le bonheur ou le repos sur la terre! Il s'agit bien de nous, il s'agit bien de moi! Oh! Liverani! si vous m'aimez d'amour après avoir subi les épreuves qui m'amènent ici, vous êtes insensé, vous n'êtes qu'un enfant indigne du nom d'homme, indigne à coup sûr que je vous sacrifie l'affection héroïque d'Albert. Et toi, Albert, si tu es ici, si tu m'entends, tu ne devrais pas refuser du moins de m'appeler ta sœur, de me tendre la main et de m'aider à marcher dans le rude sentier qui te mène à Dieu.»

L'enthousiasme de Consuelo était porté au comble; les paroles ne lui suffisaient plus pour l'exprimer. Une sorte de vertige s'empara d'elle, et, ainsi qu'il arrivait aux pythonisses, dans le paroxysme de leurs crises divines, de se livrer à des cris et à d'étranges fureurs, elle fut entraînée à manifester l'émotion qui la débordait par l'expression qui lui était la plus naturelle. Elle se mit à chanter d'une voix éclatante et dans un transport au moins égal à celui qu'elle avait éprouvé en chantant ce même air à Venise, en public pour la première fois de sa vie, et en présence de Marcello et de Porpora:

I cieli immensi narrano

Del grande Iddio la gloria!

Ce chant lui vint sur les lèvres parce qu'il est peut-être l'expression la plus naïve et la plus saisissante que la musique ait jamais donnée à l'enthousiasme religieux. Mais Consuelo n'avait pas le calme nécessaire pour contenir et diriger sa voix; après ces deux vers, l'intonation devint un sanglot dans sa poitrine, elle fondit en pleurs et tomba sur ses genoux.

Les Invisibles, électrisés par sa ferveur, s'étaient levés simultanément, comme pour entendre debout, dans l'attitude du respect, ce chant de l'inspirée. Mais en la voyant succomber sous l'émotion, ils descendirent tous de l'enceinte et s'approchèrent d'elle, tandis que Wanda la saisissant dans ses bras et la jetant dans ceux de Liverani, lui cria:

«Eh bien! regarde-le donc, et sache que Dieu t'accorde de pouvoir concilier l'amour et la vertu, le bonheur et le devoir.»

Consuelo, sourde pendant un instant, et comme ravie dans un autre monde, regarda enfin Liverani, dont Marcus venait d'arracher le masque. Elle fit un cri perçant et faillit expirer sur son sein en reconnaissant Albert. Albert et Liverani étaient le même homme.

XLI

En ce moment les portes du temple s'ouvrirent en rendant un son métallique, et les Invisibles entrèrent deux à deux. La voix magique de l'harmonica, cet instrument récemment inventé13, dont la vibration pénétrante était une merveille inconnue aux organes de Consuelo, se fit entendre dans les airs, et sembla descendre de la coupole entr'ouverte aux rayons de la lune et aux brises vivifiantes de la nuit. Une pluie de fleurs tombait lentement sur l'heureux couple placé au centre de cette marche solennelle. Wanda, debout auprès d'un trépied d'or, d'où sa main droite faisait jaillir des flammes éclatantes et des nuages de parfums, tenait de la main gauche les deux bouts d'une chaîne de fleurs et de feuillages symboliques qu'elle avait jetée autour des deux amants. Les chefs Invisibles, la face couverte de leurs longues draperies rouges, et la tête ceinte des mêmes feuillages de chêne et d'acacia consacrés par leurs rites, étaient debout, les bras étendus comme pour accueillir les frères, qui s'inclinaient en passant devant eux. Ces chefs avaient la majesté des druides antiques; mais leurs mains pures de sang n'étaient ouvertes que pour bénir, et un religieux respect remplaçait dans le cœur des adeptes la terreur fanatique des religions du passé. À mesure que les initiés se présentaient devant le vénérable tribunal, ils ôtaient leurs masques pour saluer à visage découvert ces augustes inconnus, qui ne s'étaient jamais manifestés à eux que par des actes de clémente justice, d'amour paternel et de haute sagesse. Fidèles, sans regret et sans méfiance, à la religion du serment, ils ne cherchaient pas à lire d'un regard curieux sous ces voiles impénétrables. Sans doute leurs adeptes les connaissaient sans le savoir, ces mages d'une religion nouvelle, qui, mêlés à eux dans la société et dans le sein même de leurs assemblées, étaient les meilleurs amis, les plus intimes confidents de la plupart d'entre eux, de chacun d'eux peut-être en particulier. Mais, dans l'exercice de leur culte commun, la personne du prêtre était à jamais voilée, comme l'oracle des temps antiques.

Heureuse enfance des croyances naïves, aurore quasi fabuleuse des conspirations sacrées, que la nuit du mystère enveloppe, dans tous les temps, de poétiques incertitudes! Bien qu'un siècle à peine nous sépare de l'existence de ces Invisibles, elle est problématique pour l'historien; mais trente ans plus tard l'illuminisme reprit ces formes ignorées du vulgaire, et, puisant à la fois dans le génie inventif de ses chefs et dans la tradition des sociétés secrètes de la mystique Allemagne, il épouvanta le monde par la plus formidable et la plus savante des conjurations politiques et religieuses. Il ébranla un instant toutes les dynasties sur leurs trônes, et succomba à son tour, en léguant à la Révolution française comme un courant électrique d'enthousiasme sublime, de foi ardente et de fanatisme terrible. Un demi-siècle avant ces jours marqués par le destin, et tandis que la monarchie galante de Louis XV, le despotisme philosophique de Frédéric II, la royauté sceptique et railleuse de Voltaire, la diplomatie ambitieuse de Marie-Thérèse, et l'hérétique tolérance de Ganganelli, semblaient n'annoncer pour longtemps au monde que décrépitude, antagonisme, chaos et dissolution, la Révolution française fermentait à l'ombre et germait sous terre. Elle couvait dans des esprits croyants jusqu'au fanatisme, sous la forme d'un rêve de révolution universelle; et pendant que la débauche, l'hypocrisie ou l'incrédulité régnaient officiellement sur le monde, une foi sublime, une magnifique révélation de l'avenir, des plans d'organisation aussi profonds et plus savants peut-être que notre Fouriérisme et notre Saint-Simonisme d'aujourd'hui, réalisaient déjà dans quelques groupes d'hommes exceptionnels la conception idéale d'une société future, diamétralement opposée à celle qui couvre et cache encore leur action dans l'histoire.

 

Un tel contraste est un des traits les plus saisissants de ce dix-huitième siècle, trop rempli d'idées et de travail intellectuel de tous les genres, pour que la synthèse ait pu en être déjà faite avec clarté et profit par les historiens philosophiques de nos jours. C'est qu'il y a là un amas de documents contradictoires et de faits incompris, insaisissables au premier abord, sources troublées par le tumulte du siècle, et qu'il faudrait épurer patiemment pour en retrouver le fond solide. Beaucoup de travailleurs énergiques sont restés obscurs, emportant dans la tombe le secret de leur mission: tant de gloires éclatantes absorbaient alors l'attention les contemporains! tant de brillants travaux accaparent encore aujourd'hui l'examen rétrospectif des critiques! Mais peu à peu la lumière sortira de ce chaos; et si notre siècle arrive à se résumer lui-même, il résumera aussi la vie de son père le dix-huitième siècle, ce logogriphe immense, cette brillante nébuleuse, où tant de lâcheté s'oppose à tant de grandeur, tant de savoir à tant d'ignorance, tant de barbarie à tant de civilisation, tant de lumière à tant d'erreur, tant de sérieux à tant d'ivresse, tant d'incrédulité à tant de foi, tant de pédantisme savant à tant de moquerie frivole, tant de superstition à tant de raison orgueilleuse: cette période de cent ans, qui vit les règnes de madame de Maintenon et de madame de Pompadour: Pierre le Grand, Catherine II, Marie-Thérèse et la Dubarry; Voltaire et Swédenborg, Kant et Mesmer, Jean-Jacques Rousseau et le cardinal Dubois, Shrœpfer et Diderot, Fénelon et Law, Zinzendorf et Leibnitz, Frédéric II et Robespierre, Louis XIV et Philippe-Égalité, Marie-Antoinette et Charlotte Corday, Weishaupt, Babeuf et Napoléon… laboratoire effrayant, où tant de formes hétérogènes ont été jetées dans le creuset, qu'elles ont vomi, dans leur monstrueuse ébullition, un torrent de fumée où nous marchons encore enveloppés de ténèbres et d'images confuses.

Consuelo pas plus qu'Albert, et les chefs Invisibles pas plus que leurs adeptes, ne portaient un regard bien lucide sur ce siècle, au sein duquel ils brûlaient de s'élancer avec l'espoir enthousiaste de le régénérer d'assaut. Ils se croyaient à la veille d'une république évangélique, comme les disciples de Jésus s'étaient crus à la veille du royaume de Dieu sur la terre, comme les Taborites de la Bohême s'étaient crus à la veille de l'état paradisiaque, comme plus tard la Convention française se crut à la veille d'une propagande victorieuse sur toute la face du globe. Mais, sans cette confiance insensée, où seraient les grands dévouements, et sans les grandes folies où seraient les grands résultats? Sans l'utopie du divin rêveur Jésus, où en serait la notion de la fraternité humaine? Sans les visions contagieuses de l'extatique Jeanne-d'Arc, serions-nous encore Français? Sans les nobles chimères du dix-huitième siècle, aurions-nous conquis les premiers éléments de l'égalité? Cette mystérieuse révolution, que les sectes du passé avaient rêvée chacune pour son temps, et que les conspirateurs mystiques du siècle dernier avaient vaguement prédite cinquante ans d'avance, comme une ère de rénovation politique et religieuse, Voltaire et les calmes cerveaux philosophiques de son temps, et Frédéric II lui-même, le grand réalisateur de la force logique et froide, n'en prévoyaient ni les brusques orages, ni le soudain avortement. Les plus ardents, comme les plus sages, étaient loin de lire clairement dans l'avenir. Jean-Jacques Rousseau eût renié son œuvre, si la Montagne lui était apparue en rêve, surmontée de la guillotine; Albert de Rudolstadt serait redevenu subitement le fou léthargique du Schreckenstein, si ces gloires ensanglantées, suivies du despotisme de Napoléon, et la restauration de l'ancien régime, suivie du règne des plus vils intérêts matériels, lui eussent été révélées; lui qui croyait travailler à renverser, immédiatement et pour toujours, les échafauds et les prisons, les casernes et les couvents, les maisons d'agio et les citadelles!

Ils rêvaient donc, ces nobles enfants, et ils agissaient sur leur rêve de toute la puissance de leur âme. Ils n'étaient ni plus ni moins de leur siècle que les habiles politiques et les sages philosophes leurs contemporains. Ils ne voyaient ni plus ni moins qu'eux la vérité absolue de l'avenir, cette grande inconnue que nous revêtons chacun des attributs de notre propre puissance, et qui nous trompe tous, en même temps qu'elle nous confirme, lorsqu'elle apparaît à nos fils, vêtue des mille couleurs dont chacun de nous a préparé un lambeau pour sa toge impériale. Heureusement, chaque siècle la voit plus majestueuse, parce que chaque siècle produit plus de travailleurs pour son triomphe. Quant aux hommes qui voudraient déchirer sa pourpre et la couvrir d'un deuil éternel, ils ne peuvent rien contre elle, ils ne la comprennent pas. Esclaves de la réalité présente, ils ne savent pas que l'immortelle n'a point d'âge, et que qui ne la rêve pas telle qu'elle peut être demain ne la voit nullement telle qu'elle doit être aujourd'hui.

Albert, dans cet instant de joie suprême où les yeux de Consuelo s'attachaient enfin sur les siens avec ravissement; Albert, rajeuni de tout le bienfait de la santé, et embelli de toute l'ivresse du bonheur, se sentait investi de cette foi toute-puissante qui transporterait les montagnes, s'il y avait d'autres montagnes à porter dans ces moments-là que le fardeau de notre propre raison ébranlée par l'ivresse. Consuelo était enfin devant lui comme la Galatée de l'artiste chéri des dieux, s'éveillant en même temps à l'amour et à la vie. Muette et recueillie, la physionomie éclairée d'une auréole céleste, elle était complètement, incontestablement belle pour la première fois de sa vie, parce qu'elle existait en effet complètement et réellement pour la première fois. Une sérénité sublime brillait sur son front, et ses grands yeux s'humectaient de cette volupté de l'âme dont l'ivresse des sens n'est qu'un reflet affaibli. Elle n'était si belle que parce qu'elle ignorait ce qui se passait dans son cœur et sur son visage. Albert seul existait pour elle, ou plutôt elle n'existait plus qu'en lui, et lui seul lui semblait digne d'un immense respect et d'une admiration sans bornes. C'est qu'Albert aussi était transformé et comme enveloppé d'un rayonnement surnaturel en la contemplant. Elle retrouvait bien dans la profondeur de son regard toute la grandeur solennelle des nobles douleurs qu'il avait subies; mais ces amertumes du passé n'avaient laissé sur ses traits aucune trace de souffrance physique. Il avait sur le front la placidité du martyr ressuscité, qui voit la terre rougie de son sang fuir sous ses pieds, et le ciel des récompenses infinies s'ouvrir sur sa tête. Jamais artiste inspiré ne créa une plus noble figure de héros ou de saint, aux plus beaux jours de l'art antique ou de l'art chrétien.

Tous les Invisibles, frappés d'admiration à leur tour, s'arrêtèrent, après s'être formés en cercle autour d'eux, et restèrent quelques instants livrés au noble plaisir de contempler ce beau couple, si pur devant Dieu, si chastement heureux devant les hommes. Puis vingt voix mâles et généreuses chantèrent en chœur, sur un rhythme d'une largeur et d'une simplicité antiques: O hymen! ô hyménée! La musique était du Porpora, à qui on avait envoyé les paroles, en lui demandant un chant d'épithalame pour un mariage illustre; et on l'avait dignement récompensé, sans qu'il sût de quelles mains venait le bienfait. Comme Mozart, à la veille d'expirer, devait trouver un jour sa plus sublime inspiration pour un Requiem mystérieusement commandé, le vieux Porpora avait retrouvé tout le génie de sa jeunesse pour écrire un chant d'hyménée, dont le mystère poétique avait réveillé son imagination. Dès les premières mesures, Consuelo reconnut le style de son maître chéri; et, se détachant avec effort des regards de son amant, elle se tourna vers les coryphées pour y chercher son père adoptif; mais son esprit seul était là. Parmi ceux qui s'en étaient faits les dignes interprètes, Consuelo reconnut plusieurs amis, Frédéric de Trenck, le Porporino, le jeune Benda, le comte Golowkin, Schubart, le chevalier d'Éon, qu'elle avait connu à Berlin, et dont, ainsi que toute l'Europe, elle ignorait le sexe véritable; le comte de Saint-Germain, le chancelier Coccei, époux de la Barberini, le libraire Nicolaï, Gottlieb, dont la belle voix dominait toutes les autres, enfin Marcus, qu'un mouvement de Wanda lui désigna énergiquement, et qu'un instinct sympathique lui avait fait reconnaître d'avance pour le guide qui l'avait présentée, et qui remplissait auprès d'elle les fonctions de parrain ou de père putatif. Tous les Invisibles avaient ouvert et rejeté sur leurs épaules les longues robes noires, à l'aspect lugubre. Un costume pourpre et blanc, élégant, simple, et rehaussé d'une chaîne d'or, qui portait les insignes de l'ordre, donnait à leur groupe un aspect de fête. Leur masque était passé autour de leur poignet, tout prêt à être remis sur le visage, au moindre signal du veilleur placé en sentinelle sur le dôme de l'édifice.

13Tout le monde sait que l'harmonica fit une telle sensation en Allemagne à son apparition, que les imaginations pudiques voulurent y voir l'audition des voix surnaturelles, évoquées par les consécrateurs de certains mystères. Cet instrument, réputé magique avant de se populariser, fut élevé pendant quelque temps, par les adeptes de la théosophie allemande, aux mêmes honneurs divins que la lyre chez les anciens, et que beaucoup d'autres instruments de musique chez les peuples primitifs de l'Himalaya. Ils en firent une des figures hiéroglyphiques de leur iconographie mystérieuse. Ils le représentaient sous la forme d'une chimère fantastique. Les néophytes des sociétés secrètes, qui l'entendaient pour la première fois, après les terreurs et les émotions de leurs rudes épreuves, en étaient si fortement impressionnés, que plusieurs tombaient en extase. Ils croyaient entendre le chant des puissances invisibles, car on leur cachait l'exécutant et l'instrument avec le plus grand soin. Il y a des détails extrêmement curieux sur le rôle extraordinaire de l'harmonica dans les cérémonies de réception de l'illuminisme.

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