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Consuelo

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À l’époque de notre récit, il paraissait âgé d’une vingtaine d’années tout au plus. Une forêt de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le sacrifice à la discipline puérile de Frédéric, ombrageait son large front. Sa taille était superbe, ses yeux étincelants, sa moustache noire comme l’ébène, sa main blanche comme l’albâtre, quoique forte comme celle d’un athlète, et sa voix fraîche et mâle comme son visage, ses idées, et les espérances de son amour. Consuelo songeait à cet amour mystérieux qu’il avait à chaque instant sur les lèvres, et qu’elle ne trouvait plus ridicule à mesure qu’elle observait, dans ses élans et ses réticences, le mélange d’impétuosité naturelle et de méfiance trop fondée qui le mettait en guerre continuelle avec lui-même et avec sa destinée. Elle éprouvait, en dépit d’elle-même, une vive curiosité de connaître la dame des pensées d’un si beau jeune homme, et se surprenait à faire des vœux sincères et romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la journée longue, comme elle s’y était attendue dans un gênant face à face avec deux inconnus d’un rang si différent du sien. Elle avait pris à Venise la notion, et à Riesenburg l’habitude de la politesse, des manières douces et des propos choisis qui sont le beau côté de ce qu’on appelait exclusivement dans ce temps-là la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la réserve, et ne parlant pas, à moins d’être interpellée, elle se sentit donc fort à l’aise, et fit ses réflexions intérieurement sur tout ce qu’elle entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s’apercevoir de son déguisement. Le premier ne faisait guère attention ni à elle ni à Joseph. S’il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se retournant vers le comte; et bientôt, tout en parlant avec entraînement, il ne pensait plus même à celui-ci, et semblait converser avec ses propres pensées, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte, il était tour à tour grave comme un monarque, et sémillant comme une marquise française. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des notes avec le sérieux d’un penseur ou d’un diplomate; puis il les relisait en chantonnant, et Consuelo voyait que c’étaient de petits versiculets dans un français galant et doucereux. Il les récitait parfois au baron, qui les déclarait admirables sans les avoir écoutés. Quelquefois il consultait Consuelo d’un air débonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:

Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le français, n’est-ce pas?»

Consuelo, impatientée de cette feinte condescendance qui paraissait chercher à l’éblouir, ne put résister à l’envie de relever deux ou trois fautes qui se trouvaient dans un quatrain à la beauté. Sa mère lui avait appris à bien phraser et à bien énoncer les langues qu’elle-même chantait facilement et avec une certaine élégance. Consuelo, studieuse, et cherchant dans tout l’harmonie, la mesure et la netteté que lui suggérait son organisation musicale, avait trouvé dans les livres la clef et la règle de ces langues diverses. Elle avait surtout examiné avec soin la prosodie, en s’exerçant à traduire des poésies lyriques, et en ajustant des paroles étrangères sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rythme et de l’accent. Elle était ainsi parvenue à bien connaître les règles de la versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de relever les erreurs du poète morave.

Émerveillé de son savoir, mais ne pouvant se résoudre à douter du sien propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta compétent pour donner gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s’occupa d’elle exclusivement, mais sans paraître se douter de son âge véritable ni de son sexe. Il lui demanda seulement où il avait été élevé, pour savoir si bien les lois du Parnasse.

À l’école gratuite des maîtrises de chant de Venise, répondit-elle laconiquement.

– Il paraît que les études de ce pays-là sont plus fortes que celles de l’Allemagne; et votre camarade, où a-t-il étudié?

– À la cathédrale de Vienne, répondit Joseph.

– Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup d’intelligence et d’aptitude. À notre premier gîte, je veux vous examiner sur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manières promettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon théâtre de Roswald. Je veux tout de bon vous présenter à la princesse mon épouse; qu’en diriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous.»

Consuelo avait été prise d’une forte envie de rire en entendant le comte se proposer d’examiner Haydn et elle-même sur la musique. Elle ne put que s’incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder son sérieux. Joseph, sentant davantage les conséquences avantageuses pour lui d’une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte reprit ses tablettes, et lut à Consuelo la moitié d’un petit opéra italien singulièrement détestable, et plein de barbarismes, qu’il se promettait de mettre lui-même en musique et de faire représenter pour la fête de sa femme par ses acteurs, sur son théâtre, dans son château, ou, pour mieux dire, dans sa résidence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave, il ne parlait pas autrement.

Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faire remarquer les bévues du comte, et, succombant sous l’ennui, se disait en elle-même que, pour s’être laissé séduire par de tels madrigaux, la fameuse beauté du margraviat héréditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devait être une personne bien éventée, malgré ses titres, ses galanteries et ses années.

Tout en lisant et en déclamant, le comte croquait des bonbons pour s’humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui, n’ayant rien mangé depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, faute de mieux, cet aliment plus propre à la tromper qu’à la satisfaire, tout en se disant que les dragées et les rimes du comte étaient une bien fade nourriture.

Enfin, vers le soir, on vit paraître à l’horizon les forts et les flèches de cette ville de Passaw où Consuelo avait pensé le matin ne pouvoir jamais arriver. Cet aspect, après tant de dangers et de terreurs, lui fut presque aussi doux que l’eût été en d’autres temps celui de Venise; et lorsqu’elle traversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignée de main à Joseph.

Est-il votre frère? lui demanda le comte, qui n’avait pas encore songé à lui faire cette question.

– Oui, monseigneur, répondit au hasard Consuelo, pour se débarrasser de sa curiosité.

– Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte.

– Il y a tant d’enfants qui ne ressemblent pas à leur père! répondit gaiement Joseph.

– Vous n’avez pas été élevés ensemble?

– Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est élevé où l’on peut et comme l’on peut.

– Je ne sais pourquoi je m’imagine pourtant, dit le comte à Consuelo, en baissant la voix, que vous êtes bien né. Tout dans votre personne et votre langage annonce une distinction naturelle.

– Je ne sais pas du tout comment je suis né, monseigneur, répondit-elle en riant. Je dois être né musicien de père en fils; car je n’aime au monde que la musique.

– Pourquoi êtes-vous habillé en paysan de Moravie?

– Parce que, mes habits s’étant usés en voyage, j’ai acheté dans une foire de ce pays-là ceux que vous voyez.

– Vous avez donc été en Moravie? à Roswald, peut-être?

– Aux environs, oui, monseigneur, répondit Consuelo avec malice, j’ai aperçu de loin, et sans oser m’en approcher, votre superbe domaine, vos statues, vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un palais de fées!

– Vous avez vu tout cela! s’écria le comte émerveillé de ne l’avoir pas su plus tôt, et ne s’apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu décrire pendant deux heures les délices de sa résidence, pouvait bien en faire la description après lui, en sûreté de conscience. Oh! cela doit vous donner envie d’y revenir! dit-il.

– J’en grille d’envie à présent que j’ai le bonheur de vous connaître, répondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opéra en se moquant de lui.»

Elle sauta légèrement de la barque sur laquelle on avait traversé le fleuve, en s’écriant avec un accent germanique renforcé:

Ô Passaw! je te salue!»

La berline les conduisit à la demeure d’un riche seigneur, ami du comte, absent pour le moment, mais dont la maison leur était destinée pour pied-à-terre. On les attendait, les serviteurs étaient en mouvement pour le souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir extrême à la conversation de son petit musicien (c’est ainsi qu’il appelait Consuelo), eût souhaité l’emmener à sa table; mais la crainte de faire une inconvenance qui déplût au baron l’en empêcha. Consuelo et Joseph se trouvèrent fort contents de manger à l’office, et ne firent nulle difficulté de s’asseoir avec les valets. Haydn n’avait encore jamais été traité plus honorablement chez les grands seigneurs qui l’avaient admis à leurs fêtes; et, quoique le sentiment de l’art lui eût assez élevé le cœur pour qu’il comprît l’outrage attaché à cette manière d’agir, il se rappelait sans fausse honte que sa mère avait été cuisinière du comte Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au développement de son génie, Haydn ne devait pas être mieux apprécié comme homme par ses protecteurs, quoiqu’il le fût de toute l’Europe comme artiste. Il a passé vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au service, nous ne voulons pas dire que ce fût comme musicien seulement. Paër l’a vu, une serviette au bras et l’épée au côté, se tenir derrière la chaise de son maître, et remplir les fonctions de maître d’hôtel, c’est-à-dire de premier valet, selon l’usage du temps et du pays.

 

Consuelo n’avait point mangé avec les domestiques depuis les voyages de son enfance avec sa mère la Zingara. Elle s’amusa beaucoup des grands airs de ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humiliés de la compagnie de deux petits bateleurs, et qui, tout en les plaçant à part à une extrémité de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L’appétit et leur sobriété naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoué ayant désarmé ces âmes hautaines, on les pria de faire de la musique pour égayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs dédains en leur jouant du violon avec beaucoup d’obligeance; et Consuelo elle-même, ne se ressentant presque plus de l’agitation et des souffrances de la matinée, commençait à chanter, lorsqu’on vint leur dire que le comte et le baron réclamaient la musique pour leur propre divertissement.

Il n’y avait pas moyen de refuser. Après le secours que ces deux seigneurs leur avaient donné, Consuelo eût regardé toute défaite comme une ingratitude; et d’ailleurs s’excuser sur la fatigue et l’enrouement eût été un méchant prétexte, puisque ses accents, montant de l’office au salon, venaient de frapper les oreilles des maîtres.

Elle suivit Joseph, qui était, aussi bien qu’elle, en train de prendre en bonne part toutes les conséquences de leur pèlerinage; et quand ils furent entrés dans une belle salle, où, à la lueur de vingt bougies, les deux seigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon de vin de Hongrie, ils se tinrent debout près de la porte, à la manière des musiciens de bas étage, et se mirent à chanter les petits duos italiens qu’ils avaient étudiés ensemble sur les montagnes.

Attention! dit malicieusement Consuelo à Joseph avant de commencer; songe que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tâchons de nous en bien tirer!»

Le comte fut très flatté de cette réflexion; le baron avait placé sur son assiette retournée le portrait de sa dulcinée mystérieuse, et ne semblait pas disposé à écouter.

Consuelo n’eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son prétendu sexe ne comportait pas des accents si veloutés, et l’âge qu’elle paraissait avoir sous son déguisement ne permettait pas de croire qu’elle eût pu parvenir à un talent consommé. Elle se fit une voix d’enfant un peu rauque, et comme usée prématurément par l’abus du métier en plein vent. Ce fut pour elle un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naïves et les témérités d’ornement écourté qu’elle avait entendu faire tant de fois aux enfants des rues de Venise. Mais quoiqu’elle jouât merveilleusement cette parodie musicale, il y eut tant de goût naturel dans ses facéties, le duo fut chanté avec tant de nerf et d’ensemble, et ce chant populaire était si frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement organisé pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tête, s’agita sur son siège, et finit par battre des mains avec vivacité, s’écriant que c’était la musique la plus vraie et la mieux sentie qu’il eût jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui était plein de Fuchs, de Rameau et de ses auteurs classiques, il goûta moins ce genre de composition et cette manière de les rendre. Il trouva que le baron était un barbare du Nord, et ses deux protégés des écoliers assez intelligents, mais qu’il serait forcé de tirer, par ses leçons, de la crasse de l’ignorance. Sa manie était de former lui-même ses artistes, et il dit d’un ton sentencieux en secouant la tête:

Il y a du bon; mais il y aura beaucoup à reprendre. Allons! allons! Nous corrigerons tout cela!»

Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient déjà, et faisaient partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et comme celui-ci n’avait aucun sujet de cacher son talent, il dit à merveille un air de sa composition qui était remarquablement bien écrit pour l’instrument. Le comte fut, cette fois, très satisfait.

Toi, dit-il, ta place est trouvée. Tu seras mon premier violon, tu feras parfaitement mon affaire. Mais tu t’exerceras aussi sur la viole d’amour. J’aime par-dessus tout la viole d’amour. Je t’enseignerai comment on en tire parti.

– Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo à Trenck, qui était redevenu pensif.

– Si content, répondit-il, que si je fais quelque séjour à Vienne, je ne veux pas d’autre maître que lui.

– Je vous enseignerai la viole d’amour, reprit le comte, et je vous demande la préférence.

– J’aime mieux le violon et ce professeur-là», repartit le baron, qui, dans ses préoccupations, avait une franchise incomparable.

Il prit le violon, et joua de mémoire avec beaucoup de pureté et d’expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puis le lui rendant:

Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie très réelle, que je ne suis bon qu’à devenir votre écolier mais que je puis apprendre avec attention et docilité.»

Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation. Il avait du talent, du goût et de l’intelligence. Hoditz donna des éloges exagérés à la composition du morceau.

Elle n’est pas très bonne, répondit Trenck, car elle est de moi; je l’aime pourtant, parce qu’elle a plu à ma princesse.»

Le comte fît une grimace terrible pour l’avertir de peser ses paroles. Trenck n’y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensées, il fit courir l’archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant le violon sur la table, il se leva, et marcha à grands pas en passant sa main sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit:

Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis forcé de partir avant le jour, car la voiture que j’ai fait demander doit me prendre ici à trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinée, je ne vous reverrai probablement qu’à Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et de vous remercier encore de l’agréable bout de chemin que vous m’avez fait faire en votre compagnie. C’est de cœur que je vous suis dévoué pour la vie.»

Ils se serrèrent la main à plusieurs reprises, et, au moment de quitter l’appartement, le baron, s’approchant de Joseph, lui remit quelques pièces d’or en lui disant:

C’est un acompte sur les leçons que je vous demanderai à Vienne; vous me trouverez à l’ambassade de Prusse.»

Il fit un petit signe de tête à Consuelo, en lui disant:

Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon régiment, nous déserterons ensemble, entends-tu?»

Et il sortit, après avoir encore salué le comte.

VOLUME III

LXXIII. Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens…

Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit plus à l’aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d’impressario. Il voulut donc sur-le-champ commencer l’éducation de Consuelo.

Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l’on n’écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres. Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon. Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s’adressant de nouveau à la grande cantatrice. Écoutez bien; voici comment cela se fait.»

Et il chanta une phrase banale où il introduisit d’une manière fort vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s’amusa à redire la phrase en faisant le trille en sens inverse.

Ce n’est pas cela! cria le comte d’une voix de stentor en frappant sur la table. Vous n’avez pas écouté.»

Il recommença, et Consuelo tronqua l’ornement d’une façon plus baroque et plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant un grand effort d’attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de tousser pour cacher un rire convulsif.

La, la, la, trala, tra la!» chanta le comte en contrefaisant son écolier maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d’une indignation terrible qu’il n’éprouvait pas le moins du monde, mais qu’il croyait nécessaire à la puissance et à l’entrain magistral de son caractère.

Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d’heure, et, quand elle en eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était capable.

Bravo! bravissimo! s’écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin! c’est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu’on me donne le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un jour ce que d’autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cette phrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l’air d’y toucher… C’est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelque chose de toi!»

Et le comte s’essuya le front quoiqu’il n’y eût pas une goutte de sueur.

Maintenant, reprit-il, la cadence avec chute et tour de gosier! Il lui donna l’exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres choristes à force d’entendre les premiers sujets, n’admirant dans leur manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu’eux parce qu’ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu’il aimait à faire éclater lorsqu’il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre une cadence si parfaite et si prolongée qu’il fut forcé de lui crier:

Assez, assez! C’est fait; vous y êtes maintenant. J’étais bien sûr que je vous en donnerais la clef! Passons donc à la roulade, vous apprenez avec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèves comme vous.»

Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner, abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que lui prescrivit l’opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goût qu’elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, ne craignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s’attribuer jusqu’à l’éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe de moment en moment.

Comme cela s’éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrir la bouche et porter la voix! disait-il à Joseph en se retournant vers lui d’un air de triomphe. La clarté de l’enseignement, la persévérance, l’exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et des déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon; car nous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter. Nous avons le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voix achevé, la chute, l’inflexion tendre, le martèlement gai, la cadence feinte, etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait préparer des chambres, dans ce palais. Je m’arrête ici pour mes affaires jusqu’à midi. Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu’à Vienne. Considérez-vous dès à présent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à mon valet de chambre de venir m’éclairer jusqu’à mon appartement. Toi, dit-il à Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t’ai enseignée. Je n’en suis pas parfaitement content.»

À peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l’attirer près de lui. Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup d’étonnement, croyant qu’il voulait lui faire battre la mesure; mais elle lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en voyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.

Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son air indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Il est fort laid, le pauvre hère, et j’espère qu’à partir d’aujourd’hui vous y renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n’hésitez pas; car je n’aime pas les lenteurs. Vous êtes une charmante fille, pleine d’intelligence et de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, dès le premier coup d’œil que j’ai jeté sur vous, j’ai vu que vous n’étiez pas faite pour courir la pretentaine avec ce petit drôle. J’aurai soin de lui pourtant; je l’enverrai à Roswald, et je me charge de son sort. Quant à vous, vous resterez à Vienne. Je vous y logerai convenablement, et même, si vous êtes prudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez la musique, vous serez la prima donna de mon théâtre, et vous reverrez votre petit ami de rencontre, quand je vous mènerai à ma résidence. Est-ce entendu?

– Oui, monsieur le comte, répondit Consuelo avec beaucoup de gravité et en faisant un grand salut; c’est parfaitement entendu.»

Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deux flambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue de Joseph et en adressant à Consuelo un sourire d’intelligence.

 

Il est d’un ridicule achevé, dit Joseph à sa compagne dès qu’il fut seul avec elle.

– Plus achevé encore que tu ne penses, lui répondit-elle d’un air pensif.

– C’est égal, c’est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile à Vienne.

– Oui, à Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais à Passaw, il ne le sera pas le moins du monde, je t’en avertis. Où sont nos effets, Joseph?

– Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres, qui sont charmantes, à ce qu’on m’a dit. Vous allez donc enfin vous reposer!

– Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les épaules. Allons, reprit-elle, va vite chercher ton paquet, et renonce à ta jolie chambre et au bon lit où tu prétendais si bien dormir. Nous quittons cette maison à l’instant même; m’entends-tu? Dépêche-toi, car on va sûrement fermer les portes.»

Haydn crut rêver.

Par exemple! s’écria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi des racoleurs?

– Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, répondit Consuelo avec impatience. Allons, cours, n’hésite pas, ou je te laisse et je pars seule.»

Il y avait tant de résolution et d’énergie dans le ton et la physionomie de Consuelo, que Haydn, éperdu et bouleversé, lui obéit à la hâte. Il revint au bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et les hardes; et, trois minutes après, sans avoir été remarqués de personne, ils étaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg à l’extrémité de la ville.

Ils entrèrent dans une chétive auberge, et louèrent deux petites chambres qu’ils payèrent d’avance, afin de pouvoir partir d’aussi bonne heure qu’ils voudraient sans éprouver de retard.

Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? demanda Haydn à Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.

– Dors tranquille, lui répondit-elle, et apprends en deux mots que nous n’avons pas grand-chose à craindre maintenant. M. le comte a deviné avec son coup d’œil d’aigle que je ne suis point de son sexe, et il m’a fait l’honneur d’une déclaration qui a singulièrement flatté mon amour-propre. Bonsoir, ami Beppo; nous décampons avant le jour. Je secouerai ta porte pour te réveiller.»

Le lendemain, le soleil levant éclaira nos jeunes voyageurs voguant sur le Danube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure et des cœurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient payé leur passage sur la barque d’un vieux batelier qui portait des marchandises à Lintz. C’était un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gêna pas leur entretien. Il n’entendait pas un mot d’italien, et, son bateau étant suffisamment chargé, il ne prit pas d’autres voyageurs, ce qui leur donna enfin la sécurité et le repos de corps et d’esprit dont ils avaient besoin pour jouir complètement du beau spectacle que présentait leur navigation à chaque instant. Le temps était magnifique. Il y avait dans le bateau une petite cale fort propre, où Consuelo pouvait descendre pour reposer ses yeux de l’éclat des eaux; mais elle s’était si bien habituée les jours précédents au grand air et au grand soleil, qu’elle préféra passer presque tout le temps couchée sur les ballots, occupée délicieusement à voir courir les rochers et les arbres du rivage, qui semblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à loisir avec Haydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que Joseph appelait le maestromane, mêla beaucoup de gaieté à leurs ramages. Joseph le contrefaisait à merveille, et ressentait une joie maligne à l’idée de son désappointement. Leurs rires et leurs chansons égayaient et charmaient le vieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaire allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent une physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les paroles. Ils achevèrent de gagner son cœur en le régalant de leur mieux au premier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée, et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu’ils eussent encore passée depuis le commencement de leur voyage.

Excellent baron de Trenck! disait Joseph en échangeant contre de la monnaie une des brillantes pièces d’or que ce seigneur lui avait données: c’est à lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à la fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne à sa suite. Je ne l’aimais pourtant pas d’abord, ce noble et bienveillant baron!

– Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu’il n’ait pas souillé nos mains de ses bienfaits.

– Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c’est le baron; le comte ne s’en souciait pas, et n’y allait que par complaisance et par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l’infâme Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en s’exposant à la colère d’un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée, et n’a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beauté de vos airs italiens, et le goût de votre manière?

– Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le baron, toujours le baron!

– Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j’ai entendu parler, que la déclaration d’amour à la divine Porporina soit venue du comte ridicule, au lieu d’être faite par le brave et séduisant baron.

– Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n’ont tort que dans les cœurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui est généreux et sincère, et qui est amoureux d’une mystérieuse beauté, ne pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même: sacrifieriez-vous aussi facilement l’amour de votre fiancée et la fidélité de votre cœur au premier caprice venu?»

Beppo soupira profondément.

Vous ne pouvez être pour personne le premier caprice venu, dit-il, et… le baron pourrait être fort excusable d’avoir oublié toutes ses amours passées et présentes en vous voyant.

– Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profité dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser une margrave, et ne pas apprendre comment on traite l’amour quand on a fait un mariage d’argent!»

Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures, du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et beau, comme elle le disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux batelier leur avait dit que s’il pouvait trouver une commission pour Mœlk, il les reprendrait à son bord le jour suivant, et leur ferait faire encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cette journée à Lintz, s’amusèrent à gravir la colline, à examiner le château fort d’en bas et celui d’en haut, d’où ils purent contempler les majestueux méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l’Autriche. De là aussi ils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline du comte Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la voiture et la livrée, et s’amusèrent à lui faire, de trop loin pour être aperçus de lui, de grands saluts jusqu’à terre. Enfin, le soir, s’étant rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises de transport pour Mœlk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leur vieux pilote. Ils s’embarquèrent avant l’aube, et virent briller les étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astres courait en longs filets d’argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette journée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n’eut qu’un chagrin, ce fut de penser qu’il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage, dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que ses délicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.

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