Бесплатно

Consuelo

Текст
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

LVII. Ma tante est dans une singulière disposition d’esprit…

Ma tante est dans une singulière disposition d’esprit, dit Albert à Consuelo en remontant avec elle l’escalier du perron. Je vous demande pardon pour elle, mon amie; soyez sûre qu’aujourd’hui même elle changera de manières et de langage.

– Mon frère? dit Consuelo stupéfaite de la nouvelle qu’on venait de lui annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.

– Je ne savais pas que vous eussiez un frère, reprit Albert, qui avait été plus frappé de l’aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute, c’est un bonheur pour vous de le revoir, chère Consuelo, et je me réjouis…

– Ne vous réjouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu’un triste pressentiment envahissait rapidement; c’est peut-être un grand chagrin pour moi qui se prépare, et…»

Elle s’arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et, n’osant ni accueillir ni éviter celui qui s’introduisait auprès d’elle à la faveur d’un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s’appuya en pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.

Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert, dont l’inquiétude commençait à s’éveiller.

– Je n’ai pas de famille», répondit Consuelo en s’efforçant de reprendre sa marche.

Elle faillit dire qu’elle n’avait pas de frère; une crainte vague l’en empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le parquet du salon les bottes du voyageur, qui s’y promenait de long en large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se réfugier dans son amour, à l’approche des souffrances qu’elle prévoyait.

Albert, frappé de ce mouvement, sentit s’éveiller en lui des appréhensions mortelles.

N’entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes pressentiments qui ne m’ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi et le mien. J’ai froid, j’ai peur, comme si j’allais être forcé de haïr quelqu’un!»

Consuelo dégagea son bras qu’Albert serrait étroitement contre sa poitrine. Elle trembla en pensant qu’il allait peut-être concevoir une de ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.

Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on pouvait déjà l’entendre). Je n’ai rien à craindre du moment présent; mais si l’avenir me menace, comptez, Albert, que j’aurai recours à vous.»

Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la délicatesse, il n’osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à s’éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les deux portes du salon en y entrant, afin qu’il ne pût ni voir ni entendre ce qui allait se passer.

Anzoleto (car c’était lui; elle ne l’avait que trop bien deviné à son audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s’était préparé à l’aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des témoins. Lorsqu’il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant. Il n’eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu’il n’avait jamais cessé d’aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et, comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s’était pas attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel qu’il s’était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l’avait vu passer avec une démarche insolente et un air d’insouciance presque cynique. Et voilà qu’il était à genoux, humilié, repentant, baigné de larmes, comme dans les jours orageux de leurs réconciliations passionnées; plus beau que jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porté, lui seyait à merveille, et le hâle des chemins avait donné un caractère plus mâle à ses traits admirables.

Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut forcée de s’asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se dérober à la fascination de son regard. Ce mouvement, qu’Anzoleto prit pour de la honte, l’encouragea; et le retour des mauvaises pensées vint bien vite gâter l’élan naïf de son premier transport. Anzoleto, en fuyant Venise et les dégoûts qu’il y avait éprouvés en punition de ses fautes, n’avait pas eu d’autre pensée que celle de chercher fortune; mais en même temps il avait toujours nourri le désir et l’espérance de retrouver sa chère Consuelo. Un talent aussi éblouissant ne pouvait, selon lui, rester caché bien longtemps, et nulle part il n’avait négligé de prendre des informations, en faisant causer ses hôteliers, ses guides, ou les voyageurs dont il faisait la rencontre. À Vienne, il avait retrouvé des personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confessé son coup de tête et sa fuite. Elles lui avaient conseillé d’aller attendre plus loin de Venise que le comte Zustiniani eût oublié ou pardonné son escapade; et en lui promettant de s’y employer, elles lui avaient donné des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant devant le château des Géants, Anzoleto n’avait pas songé à questionner son guide; mais, au bout d’une heure de marche rapide, s’étant ralenti pour laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui demandant des détails sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide lui avait parlé des seigneurs de Rudolstadt, de leur manière de vivre, des bizarreries du comte Albert, dont la folie n’était plus un secret pour personne, surtout depuis l’aversion que le docteur Wetzélius lui avait vouée très cordialement. Ce guide n’avait pas manqué d’ajouter, pour compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d’épouser sa noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d’une aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux cependant lorsqu’elle chantait, parce qu’elle avait une voix extraordinaire.

Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre voyageur ne demandât pas le nom de l’aventurière; et en apprenant qu’elle s’appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin à l’instant même; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le titre sous lesquels il pouvait s’introduire dans ce château si bien gardé, il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la maîtresse du jeune comte, en attendant qu’elle fût sa femme; car elle avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et des soins qu’on n’avait jamais eus pour la baronne Amélie.

Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le retour de cette vie si douce qu’elle lui avait faite; il avait bien senti qu’en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis pour longtemps son avenir musical; enfin il était bien entraîné vers elle par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant riche et noble, de l’arracher à un mariage brillant, et de faire dire, dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine. Il s’amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l’espérance puérile de faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après lui, qu’un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir inhospitalier des Géants, qu’il n’avait fait que venir, voir et vaincre, et que, peu d’heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant la perle des cantatrices à très haut, très puissant seigneur le comte de Rudolstadt.

À cette idée, il enfonçait l’éperon dans le ventre de son cheval, et riait de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n’était pas le comte Albert.

La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n’osa point l’éconduire, dans l’espoir qu’il allait peut-être emmener sa prétendue sœur. Il apprit d’elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l’humeur. On lui fit servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait quelque peu l’italien, et n’entendit pas malice à dire qu’il avait vu la signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si elle n’était encore que l’honnête fiancée du fils de la maison, elle aurait l’attitude superbe d’une personne fière de sa position; mais que si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait, et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires. Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse; corrompue, c’était le contraire; et dans l’un ou l’autre cas, il y avait lieu d’entreprendre ou d’espérer.

Anzoleto était trop fin pour ne pas s’apercevoir de l’humeur et de l’inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il put croire que le guide avait été mal informé; que la famille voyait avec crainte et déplaisir l’amour du jeune comte pour l’aventurière, et que celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.

 

Après quatre mortelles heures d’attente, Anzoleto, qui avait eu le temps de faire bien des réflexions, et dont les mœurs n’étaient pas assez pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain qu’un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l’attendre sans se rebuter; et après l’attendrissement irrésistible que lui causa son premier aspect, il se crut certain, dès qu’il la vit se troubler et tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia donc bien vite. Il s’accusa de tout le passé, s’humilia hypocritement, pleura tant qu’il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute l’éloquence d’un Vénitien et d’un comédien consommé.

D’abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée, tout ce qu’elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu’il avait répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s’il ne se fût rien passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir l’odieuse conduite d’Anzoleto. Indignée de tant d’audace, et de si beaux discours là où il n’eût fallu que le silence de la honte et les larmes du repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant avec froideur:

C’est assez, Anzoleto; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne vous en veux plus. L’indignation a fait place à la pitié, et l’oubli de vos torts est venu avec l’oubli de mes souffrances. Nous n’avons plus rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon vous était accordé d’avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre chemin.

– Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s’écria Anzoleto véritablement effrayé. Non, j’aime mieux que tu m’ordonnes tout de suite de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux pas, Consuelo. Je l’ai essayé, et je sais que c’est inutile. Là où tu n’es pas, il n’y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité, auxquelles j’ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice, et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout; le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où pourrais-tu en retrouver un semblable toi-même?) est toujours devant mes yeux; toutes les chimères dont je veux m’entourer me causent le plus profond dégoût. Ô Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise, de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes bonnes leçons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, où j’ai dormi seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t’aimais pas alors? Est-ce que l’homme qui t’a toujours respectée, même durant ton sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n’est pas capable d’aimer? Si j’ai été infâme avec les autres, est-ce que je n’ai pas été un ange auprès de toi? Et Dieu sait s’il m’en coûtait! Oh! n’oublie donc pas tout cela! Tu disais m’aimer tant, et tu l’as oublié! Et moi, qui suis un ingrat, un monstre, un lâche, je n’ai pas pu l’oublier un seul instant! et je n’y veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais tu ne m’as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte; et moi je t’adore, quoique je sois un démon.

– Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l’accent de vérité qui avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce bonheur perdu et souillé par vous. C’est une punition que vous devez accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a corrompu, Anzoleto. Il faut qu’un peu de souffrance vous purifie. Allez, et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon, oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n’ai rien à expier ni à réparer.

– Ah! tu as un cœur de fer! s’écria Anzoleto, surpris et offensé de tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l’ambition du rang et de la fortune. Mais il n’en sera pas ainsi. Je m’attache à toi; et si je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé, et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m’y contrains. Je te redirai les serments que tu m’as faits au chevet du lit de ta mère expirante, et que tu m’as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l’un de l’autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que tu ne refuseras pas d’entendre; et si tu le fais, malheur à nous deux! Je dirai devant ton nouvel amant des choses qu’il ne sait pas! Car ils ne savent rien de toi; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal, ton fiancé, ton amant. Ah! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo! ou bien…

– Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous remercie d’avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n’aurai plus ni regret ni pitié de vous. Je vois ce qu’il y a de fiel dans votre cœur, de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez, satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service; mais, à moins que vous ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l’êtes à l’insulte, vous ne pourrez rien dire de moi dont j’aie à rougir.»

En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit, et allait sortir, lorsqu’elle se trouva en face du comte Christian. À l’aspect de ce vénérable vieillard, qui s’avançait d’un air affable et majestueux, après avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s’était élancé pour retenir cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l’audace de son maintien.

LVIII. Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n’avoir pas fait un meilleur accueil à monsieur votre frère…

Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n’avoir pas fait un meilleur accueil à monsieur votre frère. J’avais défendu qu’on m’interrompît, parce que j’avais, ce matin, des occupations inusitées; et on m’a trop bien obéi en me laissant ignorer l’arrivée d’un hôte qui est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison. Soyez certain, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Anzoleto, que je vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d’y passer tout le temps qui vous sera agréable. Je présume qu’après une longue séparation vous avez bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble. J’espère que vous ne craindrez pas d’être indiscret, en goûtant à loisir un bonheur que je partage.»

Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu. Depuis longtemps sa timidité s’était évanouie auprès de la douce Consuelo; et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d’un rayon de vie plus brillant qu’à l’ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l’horizon à l’heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de majesté que la droiture et la sérénité de l’âme reflètent sur le front d’un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les grands seigneurs; mais il les haïssait et les raillait intérieurement. Il n’avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n’avait vu encore une dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se repentit presque d’avoir escroqué par une imposture l’accueil paternel qu’il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en déclarant au comte qu’il n’était pas son frère. Il sentait que dans cet instant il n’eût pas été en son pouvoir de payer d’effronterie et de chercher à se venger.

Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo après un instant de réflexion; mais mon frère, qui en sent tout le prix, n’aura pas le bonheur d’en profiter. Des affaires pressantes l’appellent à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi…

– Cela est impossible! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le comte.

– Il a perdu plusieurs heures à m’attendre, reprit-elle, et maintenant ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son prétendu frère d’un air significatif, qu’il ne peut pas rester une minute de plus ici.»

Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son caractère et tout l’aplomb de son rôle.

Qu’il en arrive ce qu’il plaira au diable… je veux dire à Dieu! dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chère sœur aussi précipitamment que sa raison et sa prudence l’exigent. Je ne sais aucune affaire d’intérêt qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur le comte me le permet si généreusement, j’accepte avec reconnaissance. Je reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà tout.

– C’est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a des affaires où l’honneur parle plus haut que l’intérêt…

– C’est parler en frère, répliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en reine, ma bonne petite sœur.

– C’est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la main à Anzoleto. Je ne connais pas d’affaires qui ne puissent se remettre au lendemain. Il est vrai que l’on m’a toujours reproché mon indolence; mais moi j’ai toujours reconnu qu’on se trouvait plus mal de la précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina, il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j’ai une prière à vous faire, et j’ai tardé jusqu’à présent. Je crois que j’ai bien fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m’accorder aujourd’hui l’heure d’entretien que je venais vous demander lorsque j’ai appris l’arrivée de monsieur votre frère? Il me semble que cette heureuse circonstance est venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la conférence que je vous propose.

– Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie, répondit Consuelo. Quant à mon frère, c’est un enfant que je n’associe pas sans examen à mes affaires personnelles…

– Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto; mais puisque monseigneur le comte m’y autorise, je n’ai pas besoin d’autre permission que la sienne pour entrer dans la confidence.

– Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi, répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.

– Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l’air si franc et si enjoué», dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto: «Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce que j’ai à dire à votre sœur ne peut pas vous être caché: et bientôt, j’espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la confidence.»

Anzoleto eut l’impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard en retenant sa main dans les siennes, comme s’il eût voulu s’attacher à lui, et surprendre le secret dont l’excluait Consuelo. Il n’eut pas le bon goût de comprendre qu’il devait au moins sortir du salon, pour épargner au comte la peine d’en sortir lui-même. Quand il s’y trouva seul, il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue si maîtresse d’elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la maison, et d’aller écouter à toutes les portes. Il sortit du salon dans ce dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les galeries, feignant, lorsqu’il rencontrait quelque serviteur, d’admirer la belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d’attirer l’attention: c’était Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de toutes façons, il n’avait pas un rival aussi méprisable qu’il l’avait d’abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le parti de rentrer dans le salon, et d’essayer sa belle voix dans ce vaste local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.

 

Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l’avoir conduite dans son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à crépines d’or, tandis qu’il s’assit sur un pliant à côté d’elle, j’ai à vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l’amitié du noble Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi pour que vous consentiez à m’ouvrir votre cœur sans réserve?»

Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion:

Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si j’avais l’honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne personnellement.

– Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d’en abuser, comme je vous crois incapable d’y manquer.

– Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.

– Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et encourageante, comment vous nommez-vous?

– Je n’ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter; ma mère n’en portait pas d’autre que celui de Rosmunda. Au baptême, je fus appelée Marie de Consolation: je n’ai jamais connu mon père.

– Mais vous savez son nom?

– Nullement, monseigneur; je n’ai jamais entendu parler de lui.

– Maître Porpora vous a-t-il adoptée? Vous a-t-il donné son nom par un acte légal?

– Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n’a rien à léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde que je le porte en vertu d’un usage ou d’un contrat. Si je le justifie par quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j’aurai reçu un honneur dont j’étais indigne.»

Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la main de Consuelo:

La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire la vérité, et je vois que vous n’en avez aucune. Je vous en sais un gré infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le sommes, nous autres, par nos titres.»

Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait qu’elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette surprise un reste de préjugé d’autant plus tenace que Christian s’en défendait plus noblement. Il était évident qu’il combattait ce préjugé en lui-même, et qu’il voulait le vaincre.

Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate encore, ma chère enfant, et j’ai besoin de toute votre indulgence pour excuser ma témérité.

– Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je répondrai à tout avec aussi peu d’embarras.

– Eh bien, mon enfant… vous n’êtes pas mariée?

– Non, monseigneur, que je sache.

– Et… vous n’êtes pas veuve? Vous n’avez pas d’enfants?

– Je ne suis pas veuve, et je n’ai pas d’enfants, répondit Consuelo qui eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.

– Enfin, reprit-il, vous n’avez engagé votre foi à personne, vous êtes parfaitement libre?

– Pardon, monseigneur; j’avais engagé ma foi, avec le consentement et même d’après l’ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j’aimais depuis l’enfance, et dont j’ai été la fiancée jusqu’au moment où j’ai quitté Venise.

– Ainsi donc, vous êtes engagée? dit le comte avec un singulier mélange de chagrin et de satisfaction.

– Non, monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui que j’aimais a indignement trahi sa foi, et je l’ai quitté pour toujours.

– Ainsi, vous l’avez aimé? dit le comte après une pause.

– De toute mon âme, il est vrai.

– Et… peut-être que vous l’aimez encore?…

– Non, monseigneur, cela est impossible.

– Vous n’auriez aucun plaisir à le revoir?

– Sa vue ferait mon supplice.

– Et vous n’avez jamais permis… il n’aurait pas osé… Mais vous direz que je deviens offensant et que j’en veux trop savoir!

– Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelée à me confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s’est permis bien des choses, mais il n’a osé que ce que j’ai permis. Ainsi, nous avons souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m’a veillée pendant que j’étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections l’un l’autre. J’avais juré à ma mère d’être ce qu’on appelle une fille sage. J’ai tenu parole, si c’est être sage que de croire à un homme qui doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à qui ne mérite rien de tout cela. C’est lorsqu’il a voulu cesser d’être mon frère, sans devenir mon mari, que j’ai commencé à me défendre. C’est lorsqu’il m’a été infidèle que je me suis applaudie de m’être bien défendue. Il ne tient qu’à cet homme sans honneur de se vanter du contraire; cela n’est pas d’une grande importance pour une pauvre fille comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m’en demandera pas davantage. Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j’ai juré à ma mère d’être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu’on pensera de moi. Je n’ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas de cousins à faire battre pour moi…

– Pas de frères? Vous en avez un!»

Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous le sceau du secret. Mais elle craignit d’être lâche en cherchant hors d’elle-même un refuge contre celui qui l’avait menacée lâchement. Elle pensa qu’elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se délivrer d’Anzoleto. Et d’ailleurs la générosité de son cœur recula devant l’idée de faire chasser par son hôte l’homme qu’elle avait si religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir mettre à éconduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle répondit donc à la question du vieillard, qu’elle regardait son frère comme un écervelé, et n’avait pas l’habitude de le traiter autrement que comme un enfant.

Mais ce n’est pas un mauvais sujet? dit le comte.

– C’est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J’ai avec lui le moins de rapports possible; nos caractères et notre manière de voir sont très différents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n’étais pas fort pressée de le retenir ici.

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»