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III. LE PALAIS-RIANT
Il était environ quatre heures de l’après-midi, lorsque le chevalier de Ragastens pénétra dans la Ville Éternelle. Il avait fait au pas le reste de la route, tant pour donner du repos au brave Capitan qu’il aimait comme un bon et fidèle compagnon, que pour se livrer à l’aise à ses méditations…
Enfant du pavé parisien, le chevalier de Ragastens avait jusqu’à cette époque vécu un peu au hasard. Il n’avait connu ni son père, ni sa mère.
En effet, celle-ci était morte en lui donnant le jour. Et quant à son père, pauvre gentilhomme gascon, venu à Paris pour tâcher de faire fortune, il avait succombé à la misère, alors que le petit chevalier tétait encore le sein d’une nourrice.
Cette nourrice, marchande de hardes sous un auvent placé à l’encoignure de la rue Saint-Antoine, presque en face la grande porte de la Bastille, s’était attachée au petit orphelin. Elle s’était mis en tête d’en faire son successeur dans son négoce de friperies.
Or, étant devenue veuve, elle prit un amant pour remplacer le digne homme que l’on venait de porter en terre. Le petit cheva-lier avait alors sept ans.
L’amant de la fripière était un clerc. Vrai savant qui lisait, écrivait, et même calculait. Toute la science du clerc passa de son cerveau à celui de l’enfant.
À quatorze ans, celui-ci en savait presque autant qu’un abbé. La digne fripière rêvait déjà pour lui de flamboyantes destinées, lorsqu’une épidémie de petite vérole l’emporta.
Le jeune chevalier suivit en pleurant, jusqu’au cimetière, le corps de celle qui lui avait servi de mère. Puis il revint, s’ébroua, sécha ses larmes et dans la boutique de la défunte, choisit un équipement complet dont le principal ornement était une im-mense rapière qui traînait sur le pavé dès qu’il cessait d’appuyer sur la poignée.
Vers l’âge de dix-huit ans, c’était un fieffé spadassin, redouté dans les cabarets et tavernes, grand coureur de filles, grand vi-deur de brocs de Suresnes, un peu dépenaillé, friand de la lame, l’épée toujours à moitié hors du fourreau, courant la prétentaine, rossant le bourgeois et battant le guet : enfin, un vrai gibier de potence.
Le chevalier était surtout une nature aventureuse. Généreux, il partageait ce qu’il avait – quand il avait ! – avec de plus pauvres que lui. Il défendait les faibles avec sa bonne rapière. Il n’eût pas commis une mauvaise action. Mais, sans ressources, n’ayant pour guide que son robuste appétit d’aventures, jeté d’ailleurs dans un milieu d’une morale infiniment élastique, il vi-vait comme il pouvait, prenait son bien où il le trouvait…
Un beau jour, celui qu’on appelait le chevalier La Rapière et qui, entre la Bastille et le Louvre, était devenu ce qu’on appelait une « Terreur », disparut soudain.
Nous le retrouvons assagi. Les bonnes qualités l’ont emporté sur les mauvaises. Le chevalier de Ragastens a jeté sa gourme et, à bon droit, il peut alors se considérer comme un parfait gentil-homme.
Au moment où le cavalier franchit la porte de Rome, il con-clut, en secouant la tête comme pour laisser derrière lui un passé qui était bien mort :
– Me voici avec deux ennemis sur les bras : le signor Astorre et le moine Garconio. J’ai menacé l’un et malmené l’autre. Oui, mais j’ai un protecteur puissant…
Et le chevalier jeta autour de lui un regard conquérant. Pourtant, dans cet avenir rose et or qu’il entrevoyait, un point noir obscurcissait son horizon. Bien qu’il s’en défendît, il pensait à cette mystérieuse inconnue au nom si doux, au visage plus doux encore, et ce fut avec un profond soupir, qu’il répéta :
– Primevère !… La reverrai-je jamais ?… Qui est-elle ?… Pourquoi cet horrible moine la poursuivait-il ?…
Cependant, ayant tout à coup levé la tête, il s’aperçut que des gens le regardaient avec curiosité. Il jeta les yeux autour de lui et vit qu’il se trouvait sur un pont.
– Quel est ce pont ? demanda-t-il à un gamin en lui jetant une menue pièce de monnaie.
– Excellence, c’est le pont des Quatre-Têtes…
– Et le Palais-Riant, le connais-tu ?
– Le palais de la signora Lucrézia ! s’exclama l’enfant, avec une évidente terreur.
– Oui, sais-tu où il est ?
– Là ! fit le gamin en étendant le bras.
Puis, il s’enfuit comme s’il eût eu à ses trousses une armée des diables d’enfer. Le chevalier se dirigea dans la direction qui venait de lui être désignée, réfléchissant à cette étrange frayeur qu’avait manifestée l’enfant.
Une fois encore, il demanda son chemin à un homme. Et l’homme, au nom du Palais-Riant, le regarda tout à coup d’un air sombre, puis passa son chemin en grommelant une malédiction.
– Étrange ! murmura le chevalier.
Il arriva enfin sur une place déserte. Au fond de cette place se dressait une somptueuse demeure. Une double rangée de co-lonnes en marbre rose, que doraient les rayons du soleil à son dé-clin, formaient une sorte de galerie couverte qui s’étendait en avant du palais.
Au fond de cette galerie, par une large baie ouverte, on aper-cevait un escalier monumental, également en marbre… Quant à la façade du palais, elle était décorée de motifs d’ornements, pré-cieux travaux de sculpture antique pris, raflés au hasard des trouvailles parmi les trésors de l’ancienne Rome.
Le chevalier se dit que ce devait être là le Palais-Riant qui, à coup sûr, méritait son nom grâce à la profusion de statues blanches et riantes qui l’ornaient, grâce aussi à la profusion de plantes rares et de fleurs merveilleuses qui formaient, sous la ga-lerie, un incomparable jardin.
En avant de ce jardin, pareils à deux statues équestres, deux cavaliers immobiles, silencieux, montaient la garde. Ragastens s’adressa à l’un d’eux.
– C’est ici le Palais-Riant ? demanda-t-il.
– Oui… au large ! répondit la statue d’un ton menaçant.
– Diable ! murmura le chevalier en poursuivant son chemin, voilà un palais bien gardé.
La place était déserte : pas un passant… pas une boutique ouverte On eût dit d’un lieu maudit ! Ragastens poussa son cheval et une cinquantaine de pas plus loin, en entrant dans la rue qui faisait suite à la place, il se trouva devant une hôtellerie. Là, la vie semblait renaître, mais avec une sorte de crainte et d’hésitation encore.
Ragastens mit pied à terre et pénétra dans l’hôtellerie qui, par un singulier caprice du patron, ou par un excès de bizarre la-tinité, s’appelait Auberge du beau Janus.
Le chevalier demanda une place à l’écurie pour Capitan et une chambre pour lui. Un domestique s’empara du cheval et l’hôtelier conduisit Ragastens à une chambrette du rez-de-chaussée.
– C’est humide, observa-t-il.
– Nous n’en avons pas d’autre disponible.
– Je la prends tout de même, parce que vous êtes tout près du Palais-Riant.
– Vous êtes bien servi, fit l’hôte étonné, car de votre fenêtre vous pouvez justement voir le derrière du palais.
L’hôte ouvrit la fenêtre ou plutôt la porte-fenêtre, et Ragas-tens reçut au visage une bouffée d’humidité.
– Qu’est-ce que cela ? fit-il.
– Cela ?… C’est le Tibre, donc !
En effet, le fleuve coulait entre deux rangées de maisons, sans quai, sans berge. Derrière chaque maison, un escalier de quelques marches aboutissait au ras de l’eau. Devant sa porte-fenêtre, un de ces escaliers montrait quatre marches de pierre verdâtre.
– Tenez, reprit l’hôte, voyez là-bas… au coude du fleuve, cet escalier plus large que les autres… c’est celui du Palais-Riant.
– Bon ! fit Ragastens en rentrant et refermant la porte, cette chambre me plaît, tout humide qu’elle est…
– On paie d’avance, seigneur, observa l’hôte.
Le chevalier s’exécuta.
Puis, ayant demandé du fil et une aiguille, il s’absorba en une méticuleuse réparation de ses pauvres effets, qu’il brossa, battit, nettoya de fond en comble. Après quoi, il dîna de bon ap-pétit.
Ces diverses occupations le conduisirent jusqu’à neuf heures. Une heure plus tard, Ragastens, flamboyant de propreté, l’épée au côté, attendait avec impatience le moment de se rendre au palais de Lucrèce Borgia.
Un profond silence pesait sur la ville, endormie depuis long-temps. Seul, le sourd murmure du Tibre qui roulait au pied de la maison ses eaux grisâtres, élevait dans la nuit des voix tristes comme des plaintes fugitives. Le chevalier les écoutait avec une émotion dont il n’était pas le maître… Il se secoua pour échapper à cette impression nerveuse. Bientôt, d’ailleurs, il allait être mi-nuit…
Le chevalier souffla sa chandelle et, drapé dans son man-teau, s’apprêta à sortir. À ce moment, une plainte plus déchirante monta du fleuve. Ragastens tressaillit.
– Cette fois, murmura-t-il, ce n’est pas une illusion… c’est une voix humaine.
Un nouveau cri de détresse se fit entendre. On eût dit qu’il venait de retentir dans la chambre. Ragastens frémit… Ses tempes se mouillèrent. Pour la troisième fois une plainte s’éleva, étouffée comme un râle d’agonisant.
– Cela vient du Tibre ! s’écria Ragastens.
Il s’élança, ouvrit la porte-fenêtre… La nuit était opaque. Le Tibre, resserré entre les maisons au haut desquelles on aperce-vait à peine un pan de ciel étoilé, roulait des flots noirs. À tâtons, le chevalier descendit les quatre marches ; il se baissa… allongea les mains.
Ses mains rencontrèrent une étoffe soyeuse. L’étoffe couvrait le corps d’un homme. L’homme râlait, haletait. Ragastens le sai-sit par les épaules.
– Qui êtes-vous ? demanda l’inconnu.
– Ne craignez rien… un étranger… un ami…
– Il n’y a pas d’amis… Oh ! je vais mourir… Écoutez !…
L’homme incrusta ses mains sur les dalles… Ragastens vou-lut le tirer de l’eau…
– Non ! fit l’homme dans un hoquet d’agonie… inutile… je vais… mourir… mais je veux… me venger… Écoutez…
– J’écoute ! fit Ragastens, les cheveux hérissés.
– Le comte Alma… prévenez-le… prévenez sa fille… il veut l’enlever… il ne faut pas…
– Qui, le comte Alma ? Qui, sa fille…
– Sa fille !… Béatrix… Primevère !…
– Vous dites, fit Ragastens d’une voix rauque d’angoisse, vous dites qu’il veut l’enlever… Qui ?…
– Celui qui vient de me tuer… mon…
À ce moment, l’homme fut secoué d’un spasme mortel… il se raidit… ses mains lâchèrent la pierre, le corps roula dans l’eau… et disparut dans un remous des flots noirs.
Ragastens se redressa. Ses yeux fouillèrent avidement l’ombre épaisse. Mais en vain !
Alors, il rentra dans la chambre, et essuya son visage cou-vert d’une sueur d’angoisse.
– Oh ! prononça-t-il sourdement, quel est cet horrible secret que je n’ai pu saisir !… Elle s’appelle Béatrix… elle est la fille du comte Alma… Et quelqu’un veut l’enlever… Mais qui ?… Qui ?…
À ce moment, l’heure sonna lentement à Saint-Pierre.
– Minuit, fit le chevalier bouleversé.
Et il s’élança au dehors, courant vers le Palais-Riant où l’attendait son illustre protecteur, César Borgia.
IV. LES NUITS DE ROME
À peu près au moment où le chevalier de Ragastens, se transformait en tailleur et s’occupait à recoudre à son pourpoint quelques passementeries destinées à en rehausser la bonne mine, César Borgia, escorté de quatre jeunes gens, pénétrait au Palais-Riant.
César et son escorte traversèrent rapidement ces magni-fiques salons où se trouvaient accumulées les merveilles de l’art italien. Ils arrivèrent à une porte de bronze doré que gardaient deux Nubiens, noirs comme la nuit, muets comme le silence.
César fit un signe. L’un des Nubiens posa le doigt sur un bouton et la porte de bronze s’ouvrit.
… Là commençait la partie intime du palais.
Dès que César et ses amis eurent franchi la porte, elle se re-ferma sans bruit. Ils se trouvèrent alors dans une sorte de vesti-bule, aux hautes murailles de jaspe.
Face à la porte de bronze se trouvait une porte en bois de rose incrusté de délicates orfèvreries d’argent…
Cette fois, c’étaient deux femmes qui gardaient la porte : deux femmes nues, d’une sculpturale beauté, assises ou plutôt à demi couchées sur d’épais coussins…
Cette porte s’ouvrit mystérieusement comme la première, sur un signe de César. Toujours suivi de son escorte, il pénétra alors dans une pièce de moindre dimension, mais d’un luxe plus raffiné, plus subtil.
Une musique douce où dominaient les accords d’harmonie de flûte, de viole et de guitare, se faisait entendre en un murmure à peine perceptible. Et cette musique, arrivant comme par bouf-fées mystérieuses, se mêlait de voix féminines qui chantaient la gloire et l’amour.
Il n’y avait pas de meubles dans cette salle, hormis un dres-soir et une immense table ; mais çà et là, une profusion de larges et moelleux coussins, des tapis épais, richement brodés, invitait au repos.
La table dressée supportait des plats d’une fabuleuse ri-chesse dans lesquels des fruits glacés, des confitures exotiques, des pâtisseries délicates dont Lucrèce avait seule la formule et qu’elle faisait pétrir dans son palais…
Autour de cette table, plusieurs hommes déjà avaient pris place. Ils n’étaient pas assis, mais à demi couchés sur une sorte de lit, à la mode des anciens Romains.
Parmi eux se trouvait une femme, une seule : la maîtresse du palais, la Circé de cette caverne enchantée, la prodigieuse ma-gicienne qui régnait sur les sens des hommes, la sœur de César, la fille du Pape, Lucrèce Borgia !
– Comme vous venez tard, mon frère !
– Excusez-nous, ma chère Lucrèce, répondit César, ces sei-gneurs et moi, nous sommes rentrés à la nuit, après une longue promenade sur la route de Florence…
– Vous êtes pardonné… mais vous ne dites rien à votre frère ?
César se tourna vers un homme qui, près de Lucrèce, avait tressailli d’inquiétude en voyant entrer César. C’était François Borgia, duc de Gandie, deuxième fils du pape, frère de César et de Lucrèce.
Les deux frères se tendirent la main avec un sourire. Mais chacun d’eux surveillait étroitement chaque mouvement de l’autre.
Lucrèce se pencha tout à coup vers François, saisit sa tête à pleines mains et l’embrassa sur la bouche.
– Voilà de l’amour fraternel, ricana César, ou je ne m’y con-nais pas ! Et pourtant, je suis expert en la matière…
– C’est vrai, fit Lucrèce, j’aime François… c’est le meilleur d’entre nous.
– Vous me comblez, ma sœur, dit avec inquiétude le duc de Gandie… vous oubliez que si notre maison est glorieuse, et le trône pontifical de notre père inébranlable, nous le devons à l’épée de notre cher César…
– C’est juste ! reprit César. J’ai assez joliment manié l’épée… L’arme blanche, c’est mon affaire…
En disant ces mots, il sortit son poignard et, d’un coup vio-lent, l’enfonça sur la table. Un frémissement parcourut les con-vives. François pâlit affreusement. Mais Lucrèce éclata de rire.
– Soupons ! fit-elle gaiement.
Elle avait jeté un rapide coup d’œil sur une portière en étoffe de brocard qui s’était agitée doucement.
Aussitôt les servantes commencèrent leur office.
Lucrèce Borgia était vêtue – mais juste assez pour appa-raître aux convives plus désirable encore. Une gaze légère recou-vrait sa nudité, sa beauté, un peu massive – des formes qui sem-blaient taillées en plein marbre.
De temps à autre, elle jetait un regard furtif vers la portière de brocard qui frémissait imperceptiblement. Mais si léger que fût ce frisson de l’étoffe, il suffisait à Lucrèce pour lui faire com-prendre que quelqu’un la regardait et l’écoutait.
– Que dit-on dans notre bonne ville de Rome ? demanda-t-elle.
– Parbleu, madame, on raconte une chose fabuleuse, inouïe, incroyable…
– Et que raconte-t-on, duc de Rienzi ?
– Duc ! interrompit François Borgia d’un ton presque sup-pliant.
– C’est une histoire d’amour ! reprit le duc.
– Voyons l’histoire… dit Lucrèce… L’amour… la seule chose vraie, la seule digne qu’on vive et qu’on meure pour elle !…
En même temps, elle enlaçait le cou de François…
– Racontez, duc ! ordonna-t-elle d’une voix pâmée.
– Oui, oui ! s’écrièrent les convives. De l’amour ! Ne parlons que d’amour !
– Oh ! continua le duc de Rienzi, c’est un amour pur et vir-ginal. J’ai presque de la honte à le dire ici…
– Parlez, fit César d’un ton bref.
– Puisque c’est vous-même qui l’ordonnez, monseigneur… On dit donc qu’un célèbre capitaine, le plus noble qui soit, se trouve amoureux…
Les regards convergèrent vers César.
– Mais, reprit le duc, amoureux comme il ne le fut jamais. Lui qui, assure-t-on, avait un cœur de bronze, a maintenant un cœur de colombe… il soupire, il gémit… Ce qu’il y a de plus cu-rieux, c’est que l’objet de sa flamme se trouve être une inconnue que nul n’a pu approcher… Et enfin, où l’histoire devient invrai-semblable, mais demeure pourtant véridique, c’est que l’inconnue loin d’accueillir avec transport et reconnaissance les offres de ce grand capitaine, les repousse et les dédaigne !…
– Et le nom du bel amoureux ? demanda Lucrèce.
– Cherchez ! bégaya le duc de Rienzi tout à fait ivre… Il est parmi nous…
– Inutile ! gronda César Borgia. L’amoureux, c’est moi !… Et malheur à qui trouverait à y redire !…
– Monseigneur !… Croyez…
– Quant à la femme je vous jure que, sous peu, elle aura ces-sé de me dédaigner !…
Lucrèce éclata de rire.
– Ainsi, mon cher César, fit-elle, vous me trahissez ?… Vous m’abandonnez ?…
– Non pas ! répondit César qui sentait son cerveau se trou-bler dans une ivresse envahissante, ivresse du vin, ivresse des sens, ivresse de l’orgueil.
Et il continua, balbutiant :
– Non, Lucrèce, je ne te trahis pas, tu es à moi ! Comme elle sera à moi, elle aussi !… Comme ta femme, Rienzi, a été à moi !… Comme tout doit être à moi ! à moi ! à moi seul ! Entendez-vous, vous tous !…
Il haletait. Son regard lançait des éclairs sanglants… Ce fut à cette minute précise que Lucrèce, se levant, saisit François, duc de Gandie, dans ses deux bras.
François subit ce baiser, avec une pâleur croissante. Il es-saya vainement de se dégager…
– Enfer ! rugit César Borgia qui, d’une poussée furieuse, re-poussa la table.
En même temps, il saisit son poignard qui était resté planté devant lui et, hagard, s’avança sur son frère François… D’un bond, il fut sur lui.
Son bras se leva, puis s’abaissa dans un geste foudroyant. L’arme pénétra tout entière dans la poitrine du duc de Gandie. Celui-ci tomba à la renverse. Sa bouche vomit un flot de sang.
Les spectateurs de cette scène, épouvantés, demeurèrent comme pétrifiés. Lucrèce s’était reculée, simplement, et un sin-gulier sourire vint errer sur ses lèvres.
– À moi, râlait l’infortuné duc de Gandie… à moi !… Oh !… je brûle… De l’eau !… par pitié !… Un peu d’eau…
– Ah ! tu veux de l’eau, fit César dans un ricanement si-nistre. Attends, mon frère, je vais te faire boire !…
Alors on vit une chose monstrueuse. César Borgia se baissa, saisit son frère par les pieds et, traînant ainsi le corps dont la tête livide s’ensanglantait sur les dalles, il l’emporta en hurlant :
– De l’eau pour mon frère François ! De l’eau pour l’amant de Lucrèce !… Toute l’eau du Tibre pour le duc de Gandie !…
César parcourut ainsi une enfilade de pièces et parvint enfin à une dernière porte. Il l’ouvrit lui-même… Le Tibre était là qui coulait dans la nuit. César souleva le corps et, d’une poussée vio-lente, le lança dans le fleuve.
Les témoins de cette scène s’étaient enfuis, blêmes d’horreur et d’effroi… Alors Lucrèce Borgia s’élança vers la portière de bro-card, la souleva et pénétra dans une sorte de cabinet à peine éclairé.
Là, un vieillard aux traits rudes et empreints d’une indéfi-nissable malice était assis dans une sorte de fauteuil. Ce vieillard avait tout entendu, tout vu !… C’était le père de François, duc de Gandie, le père de César, duc de Valentinois, le père de Lucrèce, duchesse de Bisaglia, c’était Rodrigue Borgia… C’était le pape Alexandre VI…
– Êtes-vous content, mon père ? demanda Lucrèce.
– Per bacco, ma fille, tu as été un peu loin… Ce pauvre François !… Enfin, je dirai moi-même une messe pour le repos de son âme !… C’est dommage, peccato !… C’était un bon diable, ce François… mais… mais le duc de Gandie gênait mes projets… Al-lons, adieu, ma fille… je te donne la bénédiction pontificale, que ce nouveau péché te soit entièrement remis…
Lucrèce s’inclina. Le pape se leva, étendit la dextre. Lorsque Lucrèce Borgia se releva, son père avait disparu.
V. LES CAPRICES DE LUCRÈCE
Lucrèce Borgia rentra dans la salle du festin et s’aperçut qu’elle était vide.
– Les lâches, murmura-t-elle, ils ont fui… l’ivresse de l’épouvante a remplacé dans leurs veines l’ivresse de la volupté… Ah ! il n’y a pas d’hommes !… Mon père en fut un… mais c’est un vieillard… Pourquoi la nature m’a-t-elle donné ce sexe, à moi… à moi qui me sens d’appétit à dévorer un monde…
Elle se renversa sur une pile de coussins, et s’étira.
Une ombre se dressa près d’elle tout à coup. Elle tourna né-gligemment la tête.
– C’est vous, mon frère ? dit-elle en tendant la main à César.
Il venait de rentrer, et qui l’eût vu en ce moment n’eût ja-mais pu supposer que cet homme venait d’assassiner son frère. Il montrait un visage enjoué à sa sœur qui, de son côté, le regardait en souriant. C’était quelque chose d’effroyable que le double sou-rire de ce couple monstrueux.
– Méchant ! fit Lucrèce, pourquoi avez-vous fait du mal à ce pauvre François ?… Vous étiez donc jaloux ?…
– Ma foi, oui, Lucrèce… Il me déplaît que, devant mes amis, en quelque lieu que ce soit, en quelque circonstance qui se pré-sente, je ne sois pas le premier…
Lucrèce hocha la tête et demeura pensive.
– Au fait, reprit-elle soudain, mais tu hérites, mon César… Cette mort t’enrichit, toi déjà si riche… et l’« accident » te fait duc de Gandie…
– C’est vrai, petite sœur… mais tu auras ta part. Je te ré-serve un million de ducats d’or sur la succession… es-tu con-tente ?…
– Mais oui, répondit Lucrèce avec un bâillement. J’avais justement envie de bâtir un temple…
– Un temple ? s’écria César étonné.
– Oui… un temple à Vénus… Je veux rétablir son culte dans Rome… Je veux que le temple s’élève entre Saint-Pierre et le Va-tican… Et, tandis que notre père dira sa messe, au prochain jour de Pâques, en son temple chrétien, je veux, moi, dire la mienne en mon église païenne, et nous verrons qui des deux aura le plus de fidèles.
– Lucrèce, s’écria César, tu es vraiment une femme admi-rable. Ton idée est sublime.
– Moins que ton idée de t’emparer de l’Italie et d’en faire un seul royaume dont tu serais le roi, le maître absolu, mon César…
– À nous deux, Lucrèce, lorsque j’aurai réalisé mon plan, à nous deux, nous dominerons le monde et nous le transforme-rons…
À ce moment, un bruit de clameurs s’éleva près d’eux. Ils prêtèrent l’oreille. Le bruit venait des appartements du palais.
Lucrèce jeta un manteau de soie sur ses épaules et, précédée de César, s’élança dans le vestibule aux statues, puis ouvrit la porte de bronze. Le frère et la sœur s’arrêtèrent sur le seuil.
Une trentaine de domestiques hurlant, vociférant, tourbil-lonnant, se bousculant, se culbutant, entouraient ou essayaient d’entourer un homme, un étranger qui tenait tête à toute la meute enragée.
– Quel est l’insolent ?… s’écria Lucrèce.
Elle allait s’élancer. César la saisit par le poignet et la retint.
– Eh ! s’écria-t-il, c’est mon petit Français… Je lui avais donné rendez-vous ici, à minuit… Par le diable ! Quel gaillard ! Quels coups ! Pan ! à droite ! Pan ! à gauche ! En voici deux à terre… et deux autres qui crachent leurs dents !
César, enthousiasmé, battit des mains, frénétiquement ! L’homme qui s’escrimait contre la meute des valets, à la grande admiration de César et à la grande satisfaction de Lucrèce, était en effet le chevalier de Ragastens. Comme minuit sonnait, il s’était élancé de l’auberge du Beau-Janus.
– Oh ! l’abominable vision ! songeait-il tout en courant. Cet homme dans le Tibre !… Ce malheureux qu’on vient d’assassiner… oh ! ces deux mains crispées sur la dalle… ce corps qui disparaît dans les eaux noires… Et ces paroles mystérieuses… On veut enlever Primevère !… Et celui qui veut l’enlever, c’est précisément l’assassin ! Mais qui est cet assassin ?… Où le trou-ver ?… Comment prévenir le comte Alma ?… Il faut que je ra-conte ces étranges événements à l’illustre capitaine qui m’attend… Lui seul, à Rome, est assez puissant pour démêler la vérité, et prévenir peut-être de nouveaux meurtres !…
En monologuant ainsi le chevalier atteignit rapidement le palais de Lucrèce. Il voulut pénétrer sous la colonnade que nous avons décrite. Mais les deux gardes équestres se jetèrent au-devant de lui.
– Au large ! ordonnèrent-ils.
– Eh ! l’ami, fit Ragastens, doucement, que diable ! On m’attend en ce palais…
– Au large ! répondit le garde.
– Vous êtes bien entêté, mon cher !… Je vous dis que je suis attendu… par monseigneur César Borgia, s’il vous plaît !… Place donc !…
Non seulement le cavalier n’obéit pas à cette injonction, mais encore une douzaine de valets, attirés par le bruit, accouru-rent et se ruèrent sur le chevalier.
– Oh ! oh ! s’écria Ragastens, il paraît que la valetaille est enragée en ce beau pays… Morbleu !… Est-ce qu’ils oseraient porter la main sur moi ! Arrière, valets !
De fait, l’air du chevalier devint si terrible que les domes-tiques reculèrent, effarés. Mais le garde, lui, fonça sur le jeune homme. Ragastens comprit que sa victoire serait de courte durée et qu’il allait être cerné, malmené, s’il ne faisait pas un exemple salutaire.
En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il s’élança sur le garde et se suspendit à sa jambe, cherchant, par de violentes secousses, à lui faire perdre l’équilibre.
À la première secousse, le garde vociféra un « sang et tripes ! » à faire trembler les fenêtres des maisons environnantes, et se raccrocha à la crinière de son cheval.
À la deuxième secousse, il leva le pommeau de son sabre pour en assommer son impétueux adversaire. Mais il n’eut pas le temps de mettre ce projet à exécution.
Une troisième secousse venait de se produire, plus violente que les deux premières. La bouche du cavalier, qui s’apprêtait à envoyer à toute volée un nouveau juron bien senti, demeura entr’ouverte et silencieuse de stupéfaction. Ragastens, de son cô-té, avait reculé de plusieurs pas et avait failli tomber…
Qu’était-il arrivé ?… Avait-il lâché prise ?… Non !… Il arri-vait tout simplement qu’à force de tirer sur la jambe du géant, Ragastens avait fait venir l’énorme botte du cavalier, et que celui-ci, hébété de surprise, demeurait déchaussé d’un pied, mais tou-jours vissé sur son cheval, tandis que le chevalier, emporté par l’élan de la secousse, reculait, tenant à pleines mains une botte gigantesque…
Il y eut une débandade parmi les valets. Mais cette hésita-tion fut de courte durée. Les assaillants avaient reçu du renfort. Ils étaient maintenant une trentaine, armés de bâtons.
Ragastens jeta les yeux autour de lui et se vit entouré de toutes parts.
– Ah ! maroufles, tonna-t-il, ah ! ramassis de primauds ! C’est à coup de bottes que je vais vous chasser…
Et il fit comme il avait dit !… Saisissant la botte par le pied, il se servit de la tige comme d’une masse d’armes et exécuta un moulinet terrible. En même temps, il se dirigea vers l’escalier qu’il atteignit en quelques enjambées toujours poursuivi par la meute hurlante.
Au bout de l’escalier, Ragastens se vit dans une salle im-mense… Il choisit son champ de bataille, et s’accula à un coin. Alors, ce fut épique.
Ragastens manœuvrait sa tige de botte comme Samson dut jadis manœuvrer sa mâchoire d’âne pour en assommer les Philis-tins. Cette tige tourbillonnait, voltigeait au-dessus de sa tête.
À chaque instant, comme une claque retentissante, elle s’abattait sur une tête, sur une joue, sur un dos… Il y eut des cris de douleur, des grincements de dents, des menaces apocalyp-tiques proférées à tue-tête par la bande affolée. Cela dura jusqu’au moment où, une dizaine de valets, étant hors de combat, les autres reculèrent en désordre, en appelant au secours…
Maître du champ de bataille, sans une égratignure, son manteau à peine dérangé, Ragastens partit alors d’un éclat de rire formidable et s’écria :
– Allons, valets ! Allez prévenir votre maître que le chevalier de Ragastens est à ses ordres…
– Je suis tout prévenu, fit une voix, vous vous chargez de vous annoncer vous-même, monsieur !…
Ragastens se retourna et se trouva en présence de César et de Lucrèce. Une seconde, il demeura ébloui, fasciné par la beauté fatale de la fille du pape. Lucrèce vit l’effet qu’elle venait de pro-duire et elle sourit. Mais déjà le chevalier se remettait, s’inclinait et répondait :
– Monseigneur, et vous, madame, daignez m’excuser d’avoir quelque peu malmené vos valets… Je n’ai d’autre défense à pré-senter que l’ordre que vous m’aviez donné de me trouver ici à mi-nuit… Or, pour être à un tel rendez-vous, j’eusse passé à travers une légion de démons…
– Venez monsieur, dit César, c’est moi qui suis coupable de n’avoir pas prévenu ces imbéciles…
Ragastens suivit le frère et la sœur, tandis que les valets, courbés jusqu’au sol, demeuraient stupéfaits de l’accueil fait à cet intrus si mal vêtu.
Près des Nubiens, postés à la porte de bronze, Lucrèce s’arrêta un instant. Les deux muets n’avaient pas bronché. Ils avaient une porte à garder : ils la gardaient.
– Et vous, demanda-t-elle, qu’eussiez-vous fait si on eût es-sayé de franchir cette porte ?
Les noirs sourirent largement en montrant une double ran-gée de dents éblouissantes. Ils touchèrent du bout du doigt le fil de leurs yatagans, puis ils montrèrent le cou du chevalier.
– C’est clair ! fit celui-ci en riant : ils m’eussent tranché le col. Mais, pour avoir le bonheur de vous contempler, madame, je jure que j’eusse affronté ce péril…
Lucrèce sourit de nouveau. Puis, ayant tapoté la joue des deux Nubiens, ce qui parut les plonger dans une extase de ravis-sement, elle passa, suivie de César et du chevalier.
Elle les conduisit dans une sorte de boudoir dont Ragastens admira le luxe raffiné. Mais le chevalier se garda bien de laisser paraître les sentiments qui l’agitaient.
– Ma sœur, dit alors César, monsieur est le chevalier de Ra-gastens, un Français, un enfant de ce pays que j’aime tant… Son titre de Français serait donc une suffisante recommandation à vos bontés, ma chère sœur… mais ce n’est pas tout : lors de mon voyage à Chinon, M. le Chevalier que voici me sauva la vie…
– Oh ! monseigneur, vous êtes trop bon de parler de cette misère, fit le chevalier ; je ne vous ai rappelé cette aventure que pour me faire reconnaître…
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