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Читать книгу: «Le grand Meaulnes», страница 6

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CHAPITRE XVI. FRANTZ DE GALAIS

La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s’assit devant la table, désœuvré, attendant le dîner et la fête qui devait suivre.

De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l’entendait gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d’une chute d’eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre.

Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à allumer du feu ; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre ; il accrocha ses beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises bouleversées, comme s’il eût tout voulu préparer là pour un long séjour.

Cependant, songeant qu’il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia soigneusement sur le dossier d’une chaise, comme un costume de voyage, sa blouse et ses autres vêtements de collégien ; sous la chaise, il mit ses souliers ferrés pleins de terre encore.

Puis il revint s’asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa demeure qu’il avait mise en ordre.

De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu’il avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement heureux. Il était là, mystérieux, étranger, au milieu de ce monde inconnu, dans la chambre qu’il avait choisie. Ce qu’il avait obtenu dépassait toutes ses espérances, Et il suffisait maintenant à sa joie de se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se tournait vers lui…

Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu’il songeât même à allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l’arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu’il aperçut dans cette pièce une lueur, comme celle d’une bougie allumée sur la table. Il avança la tête dans l’entre-bâillement de la porte. Quelqu’un était entré là, par la fenêtre sans doute, et se promenait de long en large, à pas silencieux. Autant qu’on pouvait voir, c’était un très jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur insupportable. Le vent de la fenêtre qu’il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu’il passait près de la lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote.

Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d’air marin, comme en chantent, pour s’égayer le cœur, les matelots et les filles dans les cabarets des ports…

Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s’arrêta et se pencha sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieurs feuilles de papier… Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les lèvres entr’ouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s’il avait reçu au cœur un coup violent.

Meaulnes hésitait s’il allait, par discrétion, se retirer, ou s’avancer, lui mettre doucement, en camarade, la main sur l’épaule, et lui parler. Mais l’autre leva la tête et l’aperçut. Il le considéra une seconde, puis, sans s’étonner, s’approcha et dit, affermissant sa voix :

– Monsieur, je ne vous connais pas, Mais je suis content de vous voir. Puisque vous voici, c’est à vous que je vais expliquer… Voilà !…

Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu’il eut dit : Voilà, il prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son attention. Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir à ce qu’il allait dire, cligna des yeux – et Meaulnes comprit qu’il avait une forte envie de pleurer.

Il ravala d’un coup toute cette peine d’enfant, puis, regardant toujours fixement la fenêtre, il reprit d’une voix altérée :

– Eh bien ! voilà : c’est fini ; la fête est finie. Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule, par crainte, par manque de foi… d’ailleurs, monsieur, je vais vous expliquer…

Mais il ne put continuer ; tout son visage se plissa. Il n’expliqua rien. Se détournant soudain, il s’en alla dans l’ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de vêtements et de livres.

– Je vais m’apprêter pour repartir, dit-il. Qu’on ne me dérange pas.

Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un pistolet…

Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui serrer la main.

En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le désordre, comme à l’instant d’un départ.

Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient des groupes où l’on se disait au revoir.

– Que se passe-t-il ? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa serviette fixée à son gilet.

– Nous partons, répondit-il. Cela s’est décidé tout d’un coup. À cinq heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous avions attendu jusqu’à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus venir. Quelqu’un a dit : si nous partions… Et tout le monde s’est apprêté pour le départ.

Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s’en aller maintenant. N’avait-il pas été jusqu’au bout de son aventure ?… N’avait-il pas obtenu cette fois tout ce qu’il désirait ? C’est à peine s’il avait eu le temps de repasser à l’aise dans sa mémoire toute la belle conversation du matin. Pour l’instant, il ne s’agissait que de partir. Et bientôt, il reviendrait – sans tricherie, cette fois…

– Si vous voulez venir avec nous, continua l’autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous d’aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans un instant.

Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire aux invités ce qu’il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient plongés dans une obscurité profonde. Il n’y avait pas, ce soir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier repas des fins de noces, les moins bons des invités, qui peut-être avaient bu, s’étaient mis à chanter. À mesure qu’il s’éloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et c’était le commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près du vivier où le matin même il s’était miré. Comme tout paraissait changé déjà… avec cette chanson, reprise en chœur, qui arrivait par bribes

D’où donc que tu reviens, petite libertine ?

Ton bonnet est déchiré,

Tu es bien mal coiffée…

et cette autre encore :

Mes souliers sont rouges…

Adieu, mes amours…

Mes souliers sont rouges…

Adieu, sans retour !

Comme il arrivait au pied de l’escalier de sa demeure isolée, quelqu’un en descendait qui le heurta dans l’ombre et lui dit :

– Adieu, monsieur !

et, s’enveloppant dans sa pèlerine comme s’il avait très froid, disparut. C’était Frantz de Galais.

La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien n’avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de papier à lettres placée en évidence, ces mots :

Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu’elle ne pouvait pas être ma femme ; qu’elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne sais que devenir. Je m’en vais. Je n’ai plus envie de vivre. Qu’Yvonne me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour moi…

C’était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde et s’éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. Malgré l’obscurité, il reconnut chacune des choses qu’il avait rangées en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses godillots jusqu’à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, déposa sur une chaise ses habits d’emprunt, se trompant de gilet.

Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa voiture de l’inextricable fouillis où elle était prise. De temps en temps un homme grimpait sur le siège d’une charrette, sur la bâche d’une grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait frapper la fenêtre : un instant, autour de Meaulnes, la chambre maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales, palpitait, revivait… Et c’est ainsi qu’il quitta, refermant soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu’il ne devait sans doute jamais revoir.

CHAPITRE XVII. LA FÊTE ÉTRANGE (fin)

Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la grille du bois. En tête, un homme revêtu d’une peau de chèvre, une lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier attelage.

Meaulnes avait hâte de trouver quelqu’un qui voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du cœur, de se trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût découverte.

Lorsqu’il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les couvertures tombaient à leurs pieds et l’on voyait les figures inquiètes de celles qui baissaient leur tête du côté des falots.

Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à l’heure avait offert de l’emmener :

– Puis-je monter ? lui cria-t-il.

– Où vas-tu, mon garçon ? répondit l’autre qui ne le reconnaissait plus.

– Du côté de Sainte-Agathe.

– Alors il faut demander une place à Maritain.

Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine.

– C’est un « amusard », lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du matin.

Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait chanter dans le domaine, jusqu’au milieu de la nuit, ces paysans avinés, Dans quelle chambre était-elle ? Où était sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux ? Mais rien ne servirait à l’écolier de s’attarder. Il fallait partir. Une fois rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair ; il cesserait d’être un écolier évadé ; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine.

Une à une, les voitures s’en allaient ; les roues grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d’enfants dans des fichus, qui déjà s’endormaient. Une grande carriole encore ; un char à bancs, où les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n’allait plus rester bientôt qu’une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.

– Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d’Augustin, nous allons dans cette direction.

Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient. Ils s’éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se rendormirent…

Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la portière et s’installa avec précaution dans l’autre coin ; puis, avidement, s’efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu’il allait quitter et la route par où il était venu : il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant l’escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait vaguement les troncs des vieux sapins.

– Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais, se disait Meaulnes, le cœur battant.

Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas heurter un obstacle. C’était, autant qu’on pouvait deviner dans la nuit à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin et qui avait dû rester là, à proximité de la fête, durant ces derniers jours.

Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder à la vitre, s’efforçant vainement de percer l’obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d’une détonation. Les chevaux partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d’abord si le cocher en blouse s’efforçait de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme la poignée se trouvait à l’extérieur, il essaya vainement de baisser la glace, la secoua… Les enfants, réveillés en peur, se serraient l’un contre l’autre, sans rien dire. Et tandis qu’il secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un coude du chemin, une forme blanche qui courait. C’était, hagard et affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis tout disparut.

Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux enfants s’étaient rendormis. Personne à qui parler des événements mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son esprit tout ce qu’il avait vu et entendu, plein de fatigue et le cœur gros, le jeune homme lui aussi s’abandonna au sommeil, comme un enfant triste…

… Ce n’était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s’étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu’un qui cognait à la vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis que le vent froid de la nuit glaçait l’écolier jusqu’aux os :

– Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre là traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe.

À demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d’un geste inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il sortit en se baissant.

– Allons, au revoir, dit l’homme en remontant sur son siège. Vous n’avez plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là, au bord du chemin.

Meaulnes, qui ne s’était pas encore arraché de son sommeil, marcha courbé en avant, d’un pas lourd, jusqu’à la borne et s’y assit, les bras croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir. :

– Ah ! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là. Il fait trop froid. Allons, debout, marchez un peu…

Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses poches, les épaules rentrées, s’en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe ; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la vieille berline quittait le gravier de la route et s’éloignait, cahotant en silence, sur l’herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau du conducteur, dansant au-dessus des clôtures…

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. LE GRAND JEU

Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l’impossibilité où nous étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi, de reparler du Pays perdu avant la fin de l’hiver. Nous ne pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.

Rien ne nous rappelait l’aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l’après-midi de son retour nous n’avions plus d’amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu’autrefois s’organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand Meaulnes. Les soirs, aussitôt la classe balayée, la cour se vidait comme au temps où j’étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à manger.

Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d’une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d’anglais et des cahiers de musique finement recopiés. L’après-midi, c’était quelque visite qui nous faisait fuir l’appartement ; et nous regagnions l’école… Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui s’arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le, grand portail, le heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis s’en allaient… Cette triste vie se poursuivit jusqu’à la fin de février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, lorsqu’une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je m’étais trompé et qu’une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d’hiver.

Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du domaine étrange, la première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu’à nous. Nous étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous, Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe était divisée en deux clans.

À huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les miettes du repas fit :

– Ah ! d’une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait sur le seuil une couche de neige… Comme il faisait très sombre, je m’avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la porte frileusement.

À neuf heures, nous nous disposions à monter nous coucher ; ma mère avait déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l’autre bout de la cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout, aux aguets, l’oreille tendue.

Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d’avoir traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le verre brisé. Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que « c’était sans doute… », lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à manger, qui donnait, je l’ai dit, sur la route de La Gare, un coup de sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s’entendre jusque dans la rue de l’église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à la force des poignets sur l’appui extérieur, éclatèrent des cris perçants.

– Amenez-le ! Amenez-le !

À l’autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par le champ du père Martin ; ils devaient être grimpés sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour.

Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix déguisées, les cris de : « Amenez-le ! » éclatèrent successivement – sur le toit du cellier qu’ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur ; – sur un petit mur qui joignait le hangar au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément à cheval – sur le mur grillé de la route de La Gare où l’on pouvait facilement monter… Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois :

– À l’abordage !

Et nous entendions l’écho de leurs cris résonner dans les salles de classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres.

Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de l’attaquer.

À vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de l’effroi, Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une quinzaine, sur la place, derrière l’église, un grand malandrin et un jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n’étaient pas du pays.

Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes persuadés que nous avions affaire à des gens – et probablement à des jeunes gens du bourg. Il y avait même certainement des gamins – on reconnaissait leurs voix suraiguës – dans la troupe qui se jetait à l’assaut de notre demeure comme à l’abordage d’un navire.

– Ah ! bien, par exemple… s’écria mon père.

Et Millie demanda à mi-voix :

– Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé – puis celles de la fenêtre – s’arrêtèrent. Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée. Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent ; nous entendîmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaient amortis par la neige.

Quelqu’un évidemment les dérangeait. À cette heure où tout dormait, ils avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la sortie du bourg. Mais voici qu’on troublait leur plan de campagne.

À peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir – car l’attaque avait été soudaine comme un abordage bien conduit – et nous disposions-nous à sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille :

– Monsieur Seurel ! Monsieur Seurel !

C’était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il se donnait l’air finaud et effaré de quelqu’un qui a surpris tout le secret d’une mystérieuse affaire :

– J’étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. J’allais fermer l’étable des chevreaux. Tout d’un coup, dressés sur la neige, qu’est-ce que je vois : deux grands gars qui semblaient faire sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je m’avance : je fais deux pas – Hip ! les voilà partis au grand galop du côté de chez vous. Ah je n’ai pas hésité, j’ai pris mon falot et j’ai dit : je vas aller raconter ça à M. Seurel…

Et le voilà qui recommence son histoire :

« J’étais dans la cour derrière chez moi… » Sur ce, on lui offre une liqueur, qu’il accepte, et on lui demande des détails qu’il est incapable de fournir.

Il n’avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en éveil par les deux sentinelles qu’il avait dérangées s’étaient éclipsées aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être…

– Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un mois qu’ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup.

Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes, tandis que l’homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida :

– Il faut aller voir !

Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.

Millie, déjà rassurée, puisque les assaillants étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, déclara :

– Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée.

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30 августа 2016
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