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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Quand je crus m'être ainsi assurée de la possibilité de ma fuite, je me sentis un peu plus calme, et dans mes accès de chagrin, je me glissais dans la chambre sombre et déserte, j'allais ouvrir l'encoignure et je me consolais en contemplant mon trésor, l'instrument de ma liberté. Je commençais à être, non plus en imagination, mais en réalité, si malheureuse que j'aurais certainement pris la clef des champs, sauf à être rattrapée et ramenée au bout d'une heure (chance que je ne voulais pas prévoir, tant je me croyais certaine d'aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du chemin), sans un nouvel accident arrivé à ma grand'mère.

Un jour au milieu de son dîner, elle se trouva prise d'un étourdissement, elle ferma les yeux, devint pâle, et resta immobile et comme pétrifiée pendant une heure. Ce n'était pas un évanouissement, mais plutôt une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement physique qu'elle s'était obstinée à mener avait mis en elle un germe de paralysie qui devait l'emporter plus tard, et qui s'annonça dès lors par une suite d'accidens du même genre. Deschartres trouva ce symptôme très grave, et la manière dont il m'en parla changea toutes mes idées. Je retrouvais dans mon cœur une grande affection pour ma bonne maman quand je la voyais malade; j'éprouvais alors le besoin de rester auprès d'elle, de la soigner, et une crainte excessive de lui faire du mal en lui faisant de la peine. Cette sorte de catalepsie revint cinq ou six fois par an pendant deux années, et reparut ensuite aux approches de sa dernière maladie.

Je commençai donc à me reprocher mes projets insensés. Ma mère ne les encourageait pas; tout au contraire, elle semblait vouloir me les faire oublier en se faisant oublier elle-même, car elle m'écrivait assez rarement, et il me fallait lui adresser deux ou trois lettres pour en recevoir une d'elle. Elle s'apercevait, un peu tard sans doute, mais avec raison, qu'elle avait trop développé ma sensibilité, et elle m'écrivait: «Cours, joue, marche, grandis, reprend tes bonnes joues roses, ne pense à rien que de gai, porte-toi bien et deviens forte, si tu veux que je sois tranquille, et que je me console un peu d'être loin de toi.»

Je la trouvais devenue bien patiente à supporter notre séparation, mais je l'aimais quand même, et puis ma grand'mère devenait si chétive que le moindre chagrin pouvait la tuer. Je renonçai solennellement (toujours en présence de moi seule) à effectuer ma fuite. Pour n'y plus penser, comme ce maudit trésor me donnait des tentations ou des regrets, je le retirai de la chambre où sa vue et l'espèce de mystère de son existence m'impressionnaient doublement. Je le donnai à serrer à ma bonne, après avoir envoyé à Ursule tout ce qu'elle pouvait accepter sans être accusée d'indiscrétion par ses parens, très sévères et très délicats sous ce rapport.

Je ne pouvais pas me dissimuler que la maladie de ma bonne-maman et les accidens qui se renouvelaient avaient porté atteinte à sa force d'esprit et à la sérénité de son caractère. Chez elle, l'esprit proprement dit, comme on l'entend dans le monde, c'est-à-dire l'art de causer et d'écrire, n'avait pas souffert; mais le jugement et la saine appréciation des personnes et des choses avaient été ébranlés. Elle avait tenu jusqu'alors ses domestiques et même ses amis à une certaine distance du sanctuaire de sa pensée. Elle avait résisté à ses premières impressions et aux influences du préjugé. Il n'en était plus absolument de même, bien que l'apparence y fût toujours. Les domestiques avaient trop voix délibérative dans les conseils de la famille.

La santé morale était affaiblie avec la santé physique, et pourtant elle n'avait que soixante-six ans, âge qui n'est pas fatalement marqué pour les infirmités du corps et de l'âme, âge que j'ai vu atteindre et dépasser par ma mère sans amener la moindre diminution dans son énergie morale et physique.

Ma grand'mère ne pouvait plus guère supporter le bruit de l'enfance, et je me faisais volontairement, mais sans effort et sans souffrance, de plus en plus taciturne et immobile à ses côtés. Elle sentait que cela pouvait être préjudiciable à ma santé, et elle ne me gardait plus guère auprès d'elle. Elle était poursuivie par une somnolence fréquente, et comme son sommeil était fort léger, que le moindre souffle la réveillait péniblement, elle voulut, pour échapper à ce malaise continuel, régulariser son sommeil de la journée. Elle s'enfermait donc à midi pour faire sur son grand fauteuil une sieste qui durait jusqu'à trois heures. Et puis c'étaient des bains de pieds, des frictions et mille soins particuliers qui la forçaient à s'enfermer avec Mlle Julie, si bien que je ne la voyais plus guère qu'aux heures des repas et pendant la soirée, pour faire sa partie ou tenir les cartes, tandis qu'elle faisait des patiences et des réussites. Cela m'amusait médiocrement, comme on peut croire: mais je n'ai point à me reprocher d'y avoir jamais laissé paraître un instant d'humeur ou de lassitude.

Chaque jour j'étais donc livrée davantage à moi-même, et les courtes leçons qu'elle me donnait consistaient en un examen de mon cahier d'extraits, tous les deux ou trois jours, et une leçon de clavecin qui durait à peine une demi-heure. Deschartres me donnait une leçon de latin que je prenais de plus en plus mal, car cette langue morte ne me disait rien; et une leçon de versification française qui me donnait des nausées, cette forme, que j'aime et que j'admire pourtant, n'étant point la mienne, et ne me venant pas plus naturellement que l'arithmétique, pour laquelle j'ai toujours eu une incapacité notoire. J'étudiais pourtant l'arithmétique et la versification, et le latin, voire un peu de grec et un peu de botanique par-dessus le marché, et rien de tout cela ne me plaisait. Pour comprendre la botanique (qui n'est point du tout une science à la portée des demoiselles), il faut connaître le mystère de génération et la fonction des sexes; c'est même tout ce qu'il y a de curieux et d'intéressant dans l'organisme des plantes. Comme on le pense bien, Deschartres me faisait sauter à pieds joints par là-dessus, et j'étais beaucoup trop simple pour m'aviser par moi-même de la moindre observation en ce genre. La botanique se réduisait donc pour moi à des classifications purement arbitraires, puisque je n'en saisissais pas les lois cachées, et à une nomenclature grecque et latine qui n'était qu'un aride travail de mémoire. Que m'importait de savoir le nom scientifique de toutes ces jolies herbes des prés, auxquelles les paysannes et les pâtres ont donné des noms souvent plus poétiques et toujours plus significatifs: le thym de bergère, la bourse à berger, la patience, le pied de chat, le baume, la nappe, la mignonnette, la boursette, la repousse, le danse-toujours, la pâquerette, l'herbe aux gredots, etc. Cette botanique à noms barbares me semblait la fantaisie des pédans, et de même pour la versification latine et française, je me demandais, dans ma superbe ignorance, à quoi bon ces alignemens et ces règles desséchantes qui gênaient l'élan de la pensée et qui en glaçaient le développement. Je me répétais tout bas ce que j'avais entendu dire à ma naïve mère: «A quoi ça sert-il, toutes ces fadaises-là?» Elle avait le bon sens de Nicole, moi la sauvagerie instinctive d'un esprit très logique sans le savoir, et très positif par cela même qu'il était très romanesque: ceci peut sembler un paradoxe, mais j'aurai tant à y revenir, qu'on me permettra de passer outre pour le moment.

CHAPITRE HUITIEME

Mes rapports avec mon frère. — Les ressemblances et les incompatibilités de nos caractères. — Violences de ma bonne. — Tendances morales que développe en moi cette tyrannie. — Ma grand'mère devient royaliste sans l'être. — Le portrait de l'empereur Alexandre. — Retour de l'île d'Elbe. — Nouvelles visions. — Ma mère revient à Nohant. — Je pardonne à ma bonne. — Le passage de l'armée de la Loire. — La cocarde du général Subervic. — Le général Colbert. — Comme quoi Nohant faillit être le foyer et le théâtre d'une Vendée patriotique. — Le licenciement. — Le colonel Sourd. — Les brigands de la Loire. — Les pêches de Deschartres. — Le régiment de mon père. — Visite de notre cousin. — Dévotion de Mme de la Marlière. — Départ de ma mère. — Départ de mon frère. — Solitude.

J'entrerai plus tard dans un détail plus raisonné du goût ou du dégoût que m'inspirèrent mes diverses études. Ce que je veux retracer ici, c'est la disposition morale dans laquelle je me trouvai, livrée pour ainsi dire à mes propres pensées, sans guide, sans causerie, sans épanchement. J'avais besoin d'exister pourtant, et ce n'est pas exister que d'être seul. Hippolyte devenait de plus en plus turbulent, et, dans nos jeux, il n'était pas question d'autre chose que de faire du mouvement et du bruit. Il m'en donnait bien vite plus que je n'avais besoin d'en prendre, et cela finissait toujours par quelque susceptibilité de ma part et quelque rebuffade de la sienne. Nous nous aimions pourtant, nous nous sommes toujours aimés. Il y avait certains rapports de caractère et d'intelligence entre nous, malgré d'énormes différences d'ailleurs. Il était aussi positif que j'étais romanesque, et pourtant il y avait dans son esprit un certain sens artiste, et dans sa gaîté un tour d'observation critique qui répondait au côté enjoué de mes instincts. Il ne venait personne chez nous qu'il ne jugeât, ne devinât et ne sût reprendre et analyser avec beaucoup de pénétration, mais avec trop de causticité. Cela m'amusait assez, et nous étions horriblement moqueurs ensemble. J'avais besoin de gaîté, et personne n'a jamais su comme lui me faire rire. Mais on ne peut pas toujours rire, et j'avais encore plus besoin d'épanchement sérieux que de folie à cette époque-là.

 

Ma gaîté avec lui avait donc souvent quelque chose sinon de forcé, du moins de nerveux et de fébrile. A la moindre occasion, elle se changeait en bouderies et puis en larmes. Mon frère prétendait que j'avais un mauvais caractère; cela n'était pas, il l'a reconnu plus tard: j'avais tout bonnement un secret ennui, un profond chagrin que je ne pouvais pas lui dire, et dont il se fût peut-être moqué comme il se moquait de tout, même de la tyrannie et des brutalités de Deschartres.

Je m'étais dit que tout ce que j'apprenais ne me servirait de rien, puisque, malgré le silence de ma mère à cet égard, j'avais toujours la résolution de retourner auprès d'elle et de me faire ouvrière avec elle, aussitôt qu'elle le jugerait possible. L'étude m'ennuyait donc d'autant plus que je ne faisais pas comme Hippolyte qui, bien résolûment, s'en abstenait de son mieux. Moi, j'étudiais par obéissance, mais sans goût et sans entraînement, comme une tâche fastidieuse que je fournissais durant un certain nombre d'heures fades et lentes. Ma bonne maman s'en apercevait et me reprochait ma langueur, ma froideur avec elle, ma préoccupation continuelle qui ressemblait souvent à de l'imbécilité, et dont Hippolyte me raillait tout le premier sans miséricorde. J'étais blessée de ces reproches et de ces railleries, et on m'accusait d'avoir un amour-propre excessif. J'ignore si j'avais beaucoup d'amour-propre en effet, mais j'ai bien conscience que mon dépit ne venait pas de l'orgueil contrarié, mais d'un mal plus sérieux, d'une peine de cœur méconnue et froissée.

Jusqu'alors Rose m'avait menée assez doucement, en égard à l'impétuosité naturelle de son caractère. Elle avait été tenue en bride par la fréquente présence de ma mère à Nohant, ou plutôt elle avait obéi à un instinct qui commençait à se modifier, car elle n'était pas dissimulée, j'aime à lui rendre cette justice. Je pense qu'elle était de la nature de ces bonnes couveuses qui soignent tendrement leurs petits tant qu'ils peuvent dormir sous leur aile, mais qui ne leur épargnent pas les coups de bec quand ils commencent à voler et à courir seuls. A mesure que je me faisais grandelette, elle ne me dorlotait plus, et, en effet, je n'avais plus besoin de l'être; mais elle commençait à me brutaliser, ce dont je me serais fort bien passée. Désirant ardemment complaire à ma grand'mère, elle prenait en sous-ordre le soin et la responsabilité de mon éducation physique, et elle m'en fit une sorte de supplice. Si je sortais sans prendre toutes les petites précautions indiquées contre le rhume, j'étais d'abord, je ne dirai pas grondée mais abasourdie; le mot n'est que ce qu'il faut pour exprimer la tempête de sa voix et l'abondance des épithètes injurieuses qui ébranlaient mon système nerveux. Si je déchirais ma robe, si je cassais mon sabot, si, en tombant dans les broussailles, je me faisais une égratignure qui eût pu faire soupçonner à ma grand'mère que je n'avais pas été bien surveillée, j'étais battue assez doucement d'abord, et comme par mesure d'intimidation, peu à peu plus sérieusement, par système de répression, et enfin tout à fait, par besoin d'autorité et par habitude de violence. Si je pleurais, j'étais battue plus fort; si j'avais eu le malheur de crier, je crois qu'elle m'aurait tuée, car lorsqu'elle était dans le paroxisme de la colère, elle ne se connaissait plus. Chaque jour l'impunité la rendait plus rude et plus cruelle, et en cela elle abusa étrangement de ma bonté; car si je ne la fis point chasser (ma grand'mère ne lui eût certes pas pardonné d'avoir seulement levé la main sur moi), ce fut uniquement parce que je l'aimais, en dépit de son abominable humeur. Je suis ainsi faite, que je supporte longtemps, très longtemps ce qui est intolérable. Il est vrai que quand ma patience est lassée, je brise tout d'un coup et pour jamais.

Pourquoi aimais-je cette fille au point de me laisser opprimer et briser à chaque instant? C'est bien simple, c'est qu'elle aimait ma mère, c'est qu'elle était encore la seule personne de chez nous qui me parlât d'elle quelquefois, et qui ne m'en parlât jamais qu'avec admiration et tendresse. Elle n'avait pas l'intelligence assez déliée pour voir jusqu'au fond de mon âme le chagrin qui me consumait, et pour comprendre que mes distractions, mes négligences, mes bouderies n'avaient pas d'autre cause: mais quand j'étais malade elle me soignait avec une tendresse extrême. Elle avait pour me désennuyer mille complaisances que je ne rencontrais point ailleurs; si je courais le moindre danger, elle m'en tirait avec une présence d'esprit, un courage et une vigueur qui me rappelaient quelque chose de ma mère. Elle se serait jetée dans les flammes ou dans la mer pour me sauver; enfin, ce que je craignais plus que tout, les reproches de ma grand'mère, elle ne m'y exposa jamais, elle m'en préserva toujours. Elle eût menti au besoin pour m'épargner son blâme, et quand mes légères fautes m'avaient placée dans l'alternative d'être battue par ma bonne ou grondée par ma grand'mère, je préférais de beaucoup être battue.

Pourtant, ces coups m'offensaient profondément. Ceux de ma mère ne m'avaient jamais fait d'autre mal et d'autre peine que le chagrin de la voir fâchée contre moi. Il y avait longtemps d'ailleurs qu'elle avait cessé entièrement ce genre de correction, qu'elle pensait n'être applicable qu'à la première enfance. Rose, procédant au rebours, adoptait ce système à un âge de ma vie où il pouvait m'humilier et m'avilir. S'il ne me rendit point lâche, c'est que Dieu m'avait donné un instinct très juste de la véritable dignité humaine. Sous ce rapport, je le remercie de grand cœur de tout ce que j'ai supporté et souffert. J'ai appris de bonne heure à mépriser l'injure et le dommage que je ne mérite pas. J'avais vis-à-vis de Rose un profond sentiment de mon innocence et de son injustice, car je n'ai jamais eu aucun vice, aucun travers qui ait pu motiver ses indignations et ses emportemens. Tous mes torts étaient involontaires et si légers, que je ne comprendrais pas ses fureurs aujourd'hui si je ne me rappelais qu'elle était rousse, et qu'elle avait le sang si chaud qu'en plein hiver elle était vêtue d'une robe d'indienne et dormait la fenêtre ouverte.

Je m'habituai donc à l'humiliation de mon esclavage, et j'y trouvai l'aliment d'une sorte de stoïcisme naturel dont j'avais peut-être besoin pour pouvoir vivre avec une sensibilité de cœur trop surexcitée. J'appris de moi-même à me raidir contre le malheur, et, à cet égard, j'étais assez encouragée par mon frère, qui, dans nos escapades, me disait en riant: «Ce soir, nous serons battus.» Lui, horriblement battu par Deschartres, prenait son parti avec un mélange de haine et d'insouciance. Il se trouvait vengé par la satire; moi, je trouvais ma vengeance dans mon héroïsme et dans le pardon que j'accordais à ma bonne. Je me guindais même un peu pour me rehausser vis-à-vis de moi-même dans cette lutte de la force morale contre la force brutale, et lorsqu'un coup de poing sur la tête m'ébranlait les nerfs et remplissait mes yeux de larmes, je me cachais pour les essuyer. J'aurais rougi de les laisser voir.

J'aurais pourtant mieux fait de crier et de sangloter. Rose était bonne, elle eût eu des remords si elle se fût avisée qu'elle me faisait du mal. Mais peut-être bien aussi n'avait-elle pas conscience de ses voies de fait tant elle était impétueuse et irréfléchie. Un jour qu'elle m'apprenait à marquer mes bas, et que je prenais trois mailles au lieu de deux avec mon aiguille, elle m'appliqua un furieux soufflet. «Tu aurais dû, lui dis-je froidement, ôter ton dé pour me frapper la figure, quelque jour tu me casseras les dents.» Elle me regarda avec un étonnement sincère, elle regarda son dé et la marque qu'il avait laissée sur ma joue. Elle ne pouvait croire ce que fût elle qui, à l'instant même, venait de me faire cette marque-là. Quelquefois elle me menaçait d'une grande tape aussitôt après me l'avoir donnée, à son insu apparemment.

Je ne reviendrai plus sur cet insipide sujet; qu'il me suffise de dire que pendant trois ou quatre ans je ne passai guère de jour sans recevoir, à l'improviste, quelque horion qui ne me faisait pas toujours grand mal, mais qui chaque fois me causait un saisissement cruel et me replongeait, moi nature confiante et tendre, dans un roidissement de tout mon être moral. Il n'y avait peut-être pas de quoi, étant aimée quand même, me persuader que j'étais malheureuse, d'autant plus que je pouvais faire cesser cet état de choses et que je ne le voulus jamais. Mais que je fusse fondée ou non à me plaindre de mon sort, je me sentis, je me trouvai malheureuse, et c'était l'être en réalité. Je m'habituais même à goûter une sorte d'amère satisfaction à protester intérieurement et à toute heure contre cette destinée, à m'obstiner de plus en plus à n'aimer qu'un être absent et qui semblait m'abandonner à ma misère, à refuser à ma bonne maman l'élan de mon cœur et de mes pensées, à critiquer en moi-même l'éducation que je recevais et dont je lui laissais volontairement ignorer les déboires, enfin à me regarder comme un pauvre être exceptionnellement voué à l'esclavage, à l'injustice, à l'ennui et à d'éternels regrets.

Qu'on ne me demande donc plus pourquoi, pouvant me targuer d'une espèce d'aristocratie de naissance, et priser les jouissances d'un certain bien-être, j'ai toujours porté ma sollicitude et ma sympathie familière, mon intimité de cœur, si je puis ainsi dire, vers les opprimés. Cette tendance s'est faite en moi par la force des choses, par la pression des circonstances extérieures, bien longtemps avant que l'étude de la vérité et le raisonnement de la conscience m'en eussent fait un devoir. Je n'y ai donc aucune gloire, et ceux qui pensent comme moi ne doivent pas plus m'en faire un mérite que ceux qui pensent autrement ne sont fondés à m'en faire un reproche.

Ce qu'il y a de certain, ce que l'on ne contestera pas, de bonne foi, après avoir lu l'histoire de mon enfance, c'est que le choix de mes opinions n'a point été un caprice, une fantaisie d'artiste, comme on l'a dit: mais le résultat inévitable de mes premières douleurs, de mes plus saintes affections, de ma situation même dans la vie.

Ma grand'mère, après une courte résistance à l'entraînement de sa caste, était devenue non pas royaliste, mais partisan de l'ancien régime, comme on disait alors. Elle s'était toujours fait une sorte de violence pour accepter, non pas l'usurpation heureuse de l'homme de génie, mais l'insolence des parvenus qui avaient partagé sa fortune sans l'avoir conquise aux mêmes titres. De nouveaux insolens arrivaient: mais elle n'était pas aussi choquée de leur arrogance, parce qu'elle l'avait déjà connue, et que, d'ailleurs, mon père n'était plus là avec ses instincts républicains pour lui en montrer le ridicule.

Il faut dire aussi qu'après la longue tension du règne grandiose et absolu de l'empereur, l'espèce de désordre anarchique qui suivit immédiatement la Restauration avait quelque chose de nouveau qui ressemblait à la liberté dans les provinces. Les libéraux parlaient beaucoup, et on rêvait une sorte d'état politique et moral jusqu'alors inconnu en France, l'État constitutionnel dont personne ne se faisait une idée juste, et que nous n'avons connu qu'en paroles; une royauté sans pouvoirs absolus, un laisser-aller de l'opinion et du langage en tout ce qui touchait aux institutions ébranlées et replâtrées à la surface. Il régnait sous ce rapport beaucoup de tolérance dans un certain milieu bourgeois que ma grand'mère eût volontiers écouté de préférence à son vieux cénacle. Mais ces dames (comme disait mon père) ne lui permirent guère de raisonner. Elles avaient l'intolérance de la passion. Elles vouaient à la haine la plus tenace et la plus étroite tout ce qui osait regretter le Corse, sans songer que la veille encore elles avaient frayé sans répugnance avec son cortége. Jamais on n'a vu tant de petitesses, tant de commérages, tant d'accusations, tant d'aversions, tant de dénonciations.

Heureusement nous étions loin des foyers de l'intrigue. Les lettres que recevait ma grand'mère nous en apportaient seulement un reflet, et Deschartres se livrait à des déclamations souverainement absurdes contre le tyran, auquel il n'accordait même pas une intelligence ordinaire. Quant à moi, j'entendais dire tant de choses que je ne savais plus que penser. L'empereur Alexandre était le grand législateur, le philosophe des temps modernes, le nouveau Frédéric le Grand, l'homme de génie par excellence. On envoyait son portrait à ma grand'mère et elle me le donnait à encadrer. Sa figure, que j'examinai avec grande attention, puisqu'on disait que Bonaparte n'était qu'un petit garçon auprès de lui, ne me toucha point. Il avait la tête lourde, la face molle, le regard faux, le sourire niais. Je ne l'ai jamais vu qu'en peinture, mais je présume que parmi tant de portraits répandus alors en France à profusion, quelques-uns ressemblaient. Aucun ne m'inspira de sympathie, et malgré moi je me rappelais toujours les beaux yeux clairs de mon empereur qui s'étaient une fois attachés sur les miens dans un temps où l'on me disait que cela me porterait bonheur.

 

Mais voilà que tout à coup, dans les premiers jours de mars, la nouvelle nous arrive qu'il est débarqué, qu'il marche sur Paris. Je ne sais si elle nous vint de Paris ou du Midi; mais ma grand'mère ne partagea pas la confiance de ces dames, qui écrivaient: «Réjouissons-nous. Cette fois, on le pendra, ou tout au moins on l'enfermera dans une cage de fer.» Ma bonne maman jugea tout autrement, et nous dit: «Ces Bourbons sont incapables, et Bonaparte va les chasser pour toujours. C'est leur destinée d'être dupes; comment peuvent-ils croire que tous ces généraux qui ont trahi leur maître ne vont pas les trahir maintenant pour retourner à lui? Dieu veuille que tout cela n'amène pas de terribles représailles, et que Bonaparte ne les traite pas comme il a traité le duc d'Enghien!»

Quant à moi, je n'ai pas grand souvenir de ce qui se passa à Nohant durant les cent-jours. J'étais absorbée dans de longues rêveries où je ne voyais pas clair. J'étais ennuyée d'entendre toujours parler politique, et tous ces brusques reviremens de l'opinion étaient inexplicables pour ma jeune logique. Je voyais tout le monde changé et transformé du jour au lendemain. Nos provinciaux et nos paysans s'étaient trouvés royalistes tout d'un coup, sans que je pusse comprendre pourquoi. Où étaient ces bienfaits des Bourbons tant annoncés et tant vantés?

Chaque jour nous apportait vaguement la nouvelle de l'entrée triomphante de Napoléon dans toutes les villes qu'il traversait, et voilà que beaucoup de gens redevenaient bonapartistes qui avaient crié: A bas le tyran! et traîné le drapeau tricolore dans la boue. Je ne comprenais pas assez tout cela pour en être indignée, mais j'éprouvais un dégoût involontaire et comme un ennui d'être au monde. Il me semblait que tout le monde était fou, et je revenais à mon rêve de la campagne de Russie et de la campagne de France. Je retrouvais mes ailes, et je m'en allais au-devant de l'empereur pour lui demander compte de tout le mal et de tout le bien qu'on disait de lui.

Une fois, je songeai que je l'emportais à travers l'espace et que je le déposais sur la coupole des Tuileries. Là j'avais un long entretien avec lui, je lui faisais mille questions, et je lui disais: «Si tu me prouves par tes réponses que tu es, comme on le dit, un monstre, un ambitieux, un buveur de sang, je vais te précipiter en bas et te briser sur le seuil de ton palais; mais si tu te justifies, si tu es ce que j'ai cru, le bon, le grand, le juste empereur, le père des Français, je te reporterai sur ton trône, et avec mon épée de feu je te défendrai de tes ennemis.» Il m'ouvrit alors son cœur et m'avoua qu'il avait commis beaucoup de fautes par un trop grand amour de la gloire: mais il me jura qu'il aimait la France, et que désormais il ne songerait plus qu'à faire le bonheur du peuple. Sur quoi je le touchai de mon épée de feu qui devait le rendre invulnérable.

Il est fort étrange que je fisse ces rêves tout éveillée, et souvent en apprenant machinalement des vers de Corneille ou de Racine que je devais réciter à ma leçon. C'était une espèce d'hallucination, et j'ai remarqué depuis que beaucoup de petites filles, lorsqu'elles approchent d'une certaine crise de développement physique, sont sujettes à des extases ou à des visions encore plus bizarres. Je ne me rappellerais probablement pas les miennes si elles n'avaient pris obstinément la même forme pendant quelques années consécutives, et si elles ne s'étaient pas fixées sur l'empereur et sur la grande armée, il me serait impossible d'expliquer pourquoi. Certes, j'avais des préoccupations plus personnelles et plus vives, et mon imagination eût dû ne me présenter que le fantôme de ma mère dans l'espèce d'Éden qu'elle m'avait fait envisager un instant, et auquel j'aspirais sans cesse. Il n'en fut rien pourtant, je pensais à elle à toute heure et je ne la voyais jamais: au lieu que cette pâle figure de l'empereur que je n'avais vue qu'un instant se dessinait toujours devant moi et devenait vivante et parlante aussitôt que j'entendais prononcer son nom.

Pour n'y plus revenir, je dirai que, lorsque le Bellérophon l'emporta à Sainte-Hélène, je fis chavirer le navire en le poussant avec mon épée de feu; je noyai tous les Anglais qui s'y trouvaient et j'emportai une fois encore l'empereur aux Tuileries, après lui avoir bien fait promettre qu'il ne ferait plus la guerre pour son plaisir. Ce qu'il y a de particulier dans ces visions, c'est que je n'y étais point moi-même, mais une sorte de génie, tout-puissant, l'ange du Seigneur, la destinée, la fée de la France, tout ce qu'on voudra excepté la petite fille de onze ans, qui étudiait sa leçon ou arrosait son petit jardin pendant les promenades aériennes de son moi fantastique.

Je n'ai rapporté ceci que comme un fait physiologique. Ce n'était pas le résultat d'une exaltation de l'âme ni d'un engouement politique, car, cela se produisait en moi dans mes pires momens de langueur, de froideur et d'ennui, et souvent après avoir écouté sans intérêt et comme malgré moi ce qui se disait à propos de la politique. Je n'ajoutais aucune loi, aucune superstition à mon rêve, je ne le pris jamais au sérieux, je n'en parlai jamais à personne: il me fatiguait, et je ne le cherchais pas. Il s'emparait de moi par un travail de mon cerveau tout à fait imprévu et indépendant de ma volonté.

Le séjour des ennemis à Paris y rendait l'existence odieuse et insupportable aux personnes en qui le fanatisme de la royauté n'avait pas étouffé l'amour et le respect de la patrie. Ma mère confia Caroline à ma tante et vint passer l'été à Nohant. Il y avait sept ou huit mois que je ne l'avais vue, je laisse à penser quels furent mes transports. Avec elle, d'ailleurs, ma vie était transformée. Rose perdait son autorité sur moi et se reposait volontiers de ses fureurs. J'avais été plus d'une fois tentée de me plaindre à ma mère, aussitôt qu'elle arriverait, des mauvais traitemens que me faisait essuyer cette fille: mais comme, dans sa sincérité de cœur, elle ne se rendait pas compte à elle-même de ses torts envers moi, comme, au lieu de redouter son arrivée, elle se réjouissait de toute son âme de voir madame Maurice, comme elle préparait sa chambre avec sollicitude, comme elle comptait les jours et les heures avec moi, comme elle l'aimait enfin, je lui pardonnai tout, et non-seulement je ne trahis pas le secret de ses violences, mais encore j'eus le courage de les nier, lorsque ma mère en eut quelque soupçon. Je me rappelle qu'un jour ces soupçons s'aggravèrent et que j'eus un certain mérite à les effacer.

Mon frère avait imaginé de faire de la glu pour prendre les oiseaux. Je ne sais si c'est dans le Grand ou le Petit Albert, ou dans notre vieux manuel de diablerie qu'il en avait trouvé la recette. Il s'agissait tout bonnement de piler du gui de chêne. Nous ne réussîmes point à faire de la glu, mais bien à barbouiller notre visage, nos mains et nos vêtemens d'une pâte verte d'un ton fort équivoque. Ma mère travaillait près de nous dans le jardin, assez distraite, suivant sa coutume, et ne songeant pas même à se préserver des éclaboussures de notre baquet. Tout à coup je vis venir Rose au bout de l'allée, et mon premier mouvement fut de me sauver. «Qu'a-t-elle donc?» dit ma mère à Hippolyte en sortant de sa rêverie et en me regardant courir; mon frère, qui n'a jamais aimé à se faire des ennemis, répondit qu'il n'en savait rien: mais ma mère était méfiante, elle me rappela, et interpellant Rose en ma présence: «Ce n'est pas la première fois, lui dit-elle, que je remarque combien la petite a peur de toi. Je crois que tu la brutalises. Mais, dit la rousse indignée de me voir si salie et si tachée, voyez comme elle est faite! n'y a-t-il pas de quoi perdre patience quand il faut passer sa vie à laver et à raccommoder ses nippes? — Ah çà, dit ma mère d'un ton brusque, t'imagines-tu, par hasard, que je t'ai fait entrer ici pour faire autre chose que laver et raccommoder des nippes? crois-tu que c'est pour toucher une rente et lire Voltaire comme mademoiselle Julie? Ote-toi cela de l'esprit, lave, raccommode, laisse courir, jouer et grandir mon enfant, c'est comme cela que je l'entends et pas autrement.»

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