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Consuelo

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Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un engagement, c’était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert; c’était porter l’épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne s’attendaient certes pas à ce qu’elle reparût sur la scène; c’était, dans leur opinion, renoncer à l’honneur de leur appartenir, et signifier au jeune comte qu’elle lui préférait la gloire et la liberté. D’un autre côté, refuser cet engagement, c’était détruire les dernières espérances du Porpora; c’était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait fait le désespoir et le malheur de sa vie; c’était enfin lui porter un coup de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et voyant qu’elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu’elle pût prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva d’une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d’angoisse et d’effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur, accroupie auprès d’un maigre feu, ou se traînant d’une chambre à l’autre pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu’une maladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa situation.

L’humeur du Porpora, qui s’était épanouie un instant, redevint sombre, querelleuse et injuste dès qu’il vit Consuelo, la source de son espoir et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l’abattement et l’irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l’enthousiasme et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats, sans s’apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions et les mauvais procédés qu’il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux qu’il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie, il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n’arriva jamais.

Consuelo, après avoir tenté d’inutiles efforts, voyant qu’il était moins disposé que jamais à lui permettre l’amour et le mariage, se résigna à ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d’Albert, et se tint prête à signer l’engagement qui lui serait imposé par le Porpora. Lorsqu’elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait quelque soulagement à lui ouvrir son cœur.

Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel m’a donné des facultés et une âme pour l’art, des besoins de liberté, l’amour d’une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les séductions de la vie, cette volonté céleste m’a mis dans la poitrine un cœur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que d’affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires, ma vie s’use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l’amour de l’art, la poésie, et l’instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un supplice et une agonie; si je suis née pour l’art et pour la liberté, qu’il ôte donc de mon cœur la pitié, l’amitié, la sollicitude et la crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et entraveront ma carrière!

– Si j’avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn, ce serait d’écouter la voix de ton génie et d’étouffer le cri de ton cœur. Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.

– Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon cœur me pousse, sans briser ce cœur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j’abandonne et laisse périr celui-là. J’ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et sa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni fille. La loi n’a rien prononcé pour moi, la société ne s’est pas occupée de mon sort. Il faut que mon cœur choisisse. La passion d’un homme ne le gouverne pas, et, dans l’alternative où je suis, la passion du devoir et du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie. Je suis aussi nécessaire à l’un qu’à l’autre… Il faut que je sacrifie l’un des deux.

– Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n’irait-il pas vivre près de vous deux? Vous l’arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.

– S’il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à l’art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c’est de gloire et non de bien-être et de sécurité qu’il est avide. Il est dans la misère, et il ne s’en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d’où lui vient son mal. D’ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l’admiration des hommes, il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse est, en grande partie, l’ouvrage de son incurie et de son orgueil. S’il disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais, outre qu’il n’a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien vu qu’il n’en sait pas davantage à l’égard de son estomac), il aimerait mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d’aller chercher l’aumône d’un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s’il laissait soupçonner que le Porpora a besoin d’autre chose que de son génie, de son clavecin et de sa plume. Aussi l’ambassadeur et sa maîtresse, qui le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénuement où il se trouve. S’ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée, ils pensent que c’est parce qu’il aime l’obscurité et le désordre. Lui-même ne leur dit-il pas qu’il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le contraire; je l’ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s’inspirer des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire acte d’obligeance. “Il aime la saleté, se dit-on; c’est le travers des vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait marcher dans des chaussures neuves.” Lui-même l’affirme; mais moi, je l’ai vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l’orgue ou le clavecin; c’est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n’y resterait pas trois mois sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l’on conspire sa perte et que ses ennemis l’ont fait enfermer pour l’empêcher de publier et de faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et ses chers manuscrits.

– Et vous ne voyez pas la possibilité d’amener à Vienne, ou à Venise, ou à Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert? Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens, cultiver l’art d’une certaine façon, et laisser le champ libre à l’ambition du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?

– Après ce que je t’ai raconté du caractère et de la santé d’Albert, comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporter la figure d’un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchants et de sots qu’on appelle le monde? Et quelle ironie, quel éloignement, quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintement fanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses mœurs et à ses habitudes! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce que j’essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.

– Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légers que votre absence. S’il vous aime véritablement, il supportera tout; et s’il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous oubliera.

– Aussi j’attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste près de moi, afin que j’aie du moins un cœur où je puisse répandre ma peine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l’espérance.

– Ô ma sœur! sois tranquille; s’écriait Joseph; si je suis assez heureux pour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement les bourrasques du Porpora; je me laisserai même battre par lui, si cela peut le distraire du besoin de te tourmenter et de t’affliger.»

En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt à préparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes du Porpora. Elle introduisit, un à un, dans l’appartement, les meubles qui étaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil, bien large et bien bourré de crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaissés par l’âge; et quand il y eut goûté les douceurs d’une sieste, il s’étonna, et demanda, en fronçant le sourcil, d’où lui venait ce bon siège.

 

C’est la maîtresse de la maison qui l’a fait monter ici, répondit Consuelo; ce vieux meuble l’embarrassait, et j’ai consenti à le placer dans un coin, jusqu’à ce qu’elle le redemandât.»

Les matelas du Porpora furent changés; et il ne fit, sur la bonté de son lit, d’autre remarque que de dire qu’il avait retrouvé le sommeil depuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu’il devait attribuer cette amélioration au café et à l’abstinence d’eau-de-vie. Un matin, le Porpora, ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d’un air soucieux à Joseph où il l’avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu’en rangeant une vieille malle, il l’avait trouvée au fond.

Je croyais ne l’avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C’est pourtant bien celle que j’avais à Venise; c’est la même couleur du moins.

– Et quelle autre pourrait-ce être? répondit Consuelo qui avait eu soin d’assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.

– Eh bien, je la croyais plus usée que cela! dit le maestro en regardant ses coudes.

– Je le crois bien! reprit-elle; j’y ai remis des manches neuves.

– Et avec quoi?

– Avec un morceau de la doublure.

– Ah! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout!»

Quand l’habit neuf fut introduit, et que le Porpora l’eut porté deux jours, quoiqu’il fût de la même couleur que le vieux, il s’étonna de le trouver si frais; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrent à penser.

Cet habit-là n’est pas à moi, dit-il d’un ton grondeur.

– J’ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo, tu l’avais taché hier soir. On l’a repassé, et voilà pourquoi tu le trouves plus frais.

– Je te dis qu’il n’est pas à moi, s’écria le maestro hors de lui. On me l’a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.

– On ne l’a pas changé; j’y avais fait une marque.

– Et ces boutons-là? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là?

– C’est moi qui ai changé la garniture et qui l’ai cousue moi-même. L’ancienne était gâtée entièrement.

– Cela te fait plaisir à dire! elle était encore fort présentable. Voilà une belle sottise! suis-je un Céladon pour m’attifer ainsi, et payer une garniture de douze sequins au moins?

– Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo, je l’ai achetée de hasard.

– C’est encore trop!» murmura le maestro.

Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l’aide d’adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux enfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupation du Porpora: les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petites portions dans son armoire, et lorsqu’il semblait les regarder sur lui avec quelque attention, Consuelo s’attribuait l’honneur de les avoir reprisés avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avec les autres.

Ah çà, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot qu’elle recousait, voilà assez de futilités! Une artiste ne doit pas être une femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbée en deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au feu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tu te faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?

– Ne vous damnez pas, répondit Consuelo; vos effets sont en bon état maintenant, et ma voix est revenue.

– À la bonne heure! répondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chez la comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith.»

LXXXVII. La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume…

La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avait été belle comme un ange, à ce qu’on disait. Mais elle était si changée, qu’il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes. Elle était grande et paraissait avoir eu la taille belle; elle avait tué plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle taille; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défigurait beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort désagréable; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien fendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoup diminuée; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches, fort épais, et noirs comme de l’encre; sa bouche, quoique grande, était bien façonnée et remplie d’agréments; ses dents, blanches comme de l’ivoire, étaient bien rangées; son teint, quoique uni, était jaunâtre, plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C’était la Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de l’esprit, elle n’en avait pas l’ombre.»

Si vous trouvez ce portrait tracé d’une main un peu cruelle et cynique, ne vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre main d’une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, sœur du grand Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire exacts.

Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu’on avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la compagnie. Il n’y avait encore personne d’arrivé, tant le Porpora était ponctuel, et les valets achevaient d’allumer les bougies. Le maestro se mit à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu’une dame fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora la saluait avec le plus grand respect, et l’appelait Princesse, Consuelo la prit pour la margrave; et, selon l’usage, lui baisa la main. Cette main froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité qu’on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite l’affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d’environ trente ans, sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquer certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances physiques. Son visage était admirable, mais d’une pâleur effrayante, et l’expression d’une profonde douleur l’avait prématurément flétri et ravagé. La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu’à la sévérité. Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose d’humble et d’attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que cette dernière eût le temps de comprendre que ce n’était point là la margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la cinquantaine, et si le portrait qu’on a lu en tête de ce chapitre, et qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne l’était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même de l’obligeance pour s’apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une des beautés de l’Allemagne, quoiqu’elle fût peinte et parée avec une recherche de coquetterie fort savante. L’embonpoint de l’âge mûr avait envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire d’étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher. Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune femme, et sa robe ruisselait de pierreries.

Maman, dit la princesse qui avait causé l’erreur de Consuelo, voici la jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous procurer le plaisir d’entendre la belle musique de son nouvel opéra.

– Ce n’est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo de la tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous asseoir vers le clavecin, mademoiselle, je suis fort aise de vous voir, vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je vous salue. Je vous demande pardon si je ne m’occupe pas de vous. Je m’aperçois qu’il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec maître Porpora. C’est un homme de talent, que j’estime.»

Ayant ainsi parlé d’une voix plus rauque que celle d’un soldat, la grosse margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.

À peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate et touchante, comme pour lui dire qu’elle protestait contre l’impertinence de sa mère; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora, et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo fut encore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnes ayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de la princesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elle s’était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pour elle.

Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dîné dehors, entra en grande toilette, et, comme s’il eût été un étranger dans sa maison, alla baiser respectueusement la main et s’informa de la santé de sa noble épouse. La margrave avait la prétention d’être d’une complexion fort délicate; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant à tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d’un air qu’elle croyait languissant, et qui n’était que dédaigneux; enfin, elle était d’un ridicule si achevé, que Consuelo, d’abord irritée et indignée de son insolence, finit par s’en amuser intérieurement, et se promit d’en rire de bon cœur en faisant son portrait à l’ami Beppo.

La princesse s’était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas une occasion d’adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quand sa mère ne s’occupait point d’elle. Cette situation permit à Consuelo de surprendre une petite scène d’intérieur qui lui donna la clef du ménage. Le comte Hoditz s’approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta à ses lèvres, et l’y tint pendant quelques secondes avec un regard fort expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de froide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couver du regard:

Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujours cuirassée jusqu’au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.

– Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse à demi-voix. Le monde ne m’a pas traitée de manière à m’inspirer beaucoup d’attachement pour ses plaisirs.

– Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n’affectiez, par votre sévérité, de le tenir à distance; et quant au cloître, pourriez-vous en supporter l’horreur à votre âge, et belle comme vous êtes?

– Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle, j’ai supporté l’horreur d’une captivité plus rigoureuse: l’avez-vous oublié? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vous regarde.»

Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, et s’approcha de Consuelo, qu’il salua fort gravement; puis, lui ayant adressé quelques paroles d’amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le cahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d’y chercher quelque chose qu’il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:

J’ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m’a remis un billet. Je demande à la belle Consuelo d’oublier une certaine rencontre; et, en retour de son silence, j’oublierai, un certain Joseph, que je viens d’apercevoir dans mes antichambres.

– Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les suites de l’aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami. Je n’ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n’ai rien à cacher à cet égard, et je n’ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie, qu’un peu d’indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.

 

– Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l’est déjà à votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part n’a jamais été prise au sérieux.

– Je n’ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d’ailleurs je sais qu’une femme n’a jamais lieu de se vanter lorsqu’elle a été prise pour le sujet d’une plaisanterie de ce genre.

– C’est assez, signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de vue, et qui avait hâte de changer d’interlocutrice pour ne pas lui donner d’ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à l’enjouement du voyage, et elle peut compter à l’avenir sur le respect et le dévouement du comte Hoditz.»

Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un personnage qu’on venait d’annoncer avec pompe. C’était un petit homme qu’on eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné, délicat, gentil, parfumé; c’était de lui que Marie-Thérèse disait qu’elle voudrait pouvoir le faire monter en bague; c’était de lui aussi qu’elle disait avoir fait un diplomate, n’en pouvant rien faire de mieux. C’était le plénipotentiaire de l’Autriche, le premier ministre, le favori, on disait même l’amant de l’impératrice; ce n’était rien moins enfin que le célèbre Kaunitz, cet homme d’État qui tenait dans sa blanche main ornée de bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie européenne.

Il parut écouter d’un air grave des personnes soi-disant graves qui passaient pour l’entretenir de choses graves. Mais tout à coup il s’interrompit pour demander au comte Hoditz:

Qu’est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m’a parlé, la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c’est comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l’un qu’il chante faux, à l’autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu’il doit son succès à l’intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu’on l’écoute et qu’on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. La franchise n’est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité. Elle n’est pas mal, cette petite; j’aime assez cette figure-là. C’est tout jeune, n’est-ce pas? On dit qu’elle a eu du succès à Venise. Il faut que Porpora me l’amène demain.

– Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l’impératrice, et j’espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demande pour mon compte.

– Il n’y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et il suffit que Votre Altesse le désire pour que je m’empresse d’y contribuer. Mais il y a quelqu’un de plus puissant au théâtre que l’impératrice. C’est madame Tesi; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous sa protection, je doute que l’engagement fût signé sans l’approbation suprême de la Tesi.

– On dit que c’est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur le comte, et que sans votre indulgence elles n’auraient pas tant de pouvoir.

– Que voulez-vous, princesse! chacun est maître dans sa maison; Sa Majesté comprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans les affaires de l’Opéra, l’Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veut que l’Opéra aille bien et qu’on s’y amuse. Le moyen, si la prima donna a un rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeter au beau milieu d’une scène de raccommodement dans les bras de la basse, lui applique un grand coup de poing sur l’oreille? Nous avons bien assez à faire d’apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux depuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si on nous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plus embrouillées que jamais.

– Mais une troisième femme est nécessaire absolument, dit l’ambassadeur de Venise, qui protégeait chaudement le Porpora et son élève; et en voici une admirable qui se présente…

– Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousie à madame Tesi, qui est admirable et qui veut l’être seule; elle mettra en fureur madame Holzbaüer, qui veut être admirable aussi…

– Et qui ne l’est pas, repartit l’ambassadeur.

– Elle est fort bien née; c’est une personne de bonne maison, répliqua finement M. de Kaunitz.

– Elle ne chantera pas deux rôles à la fois. Il faut bien qu’elle laisse le mezzo-soprano faire sa partie dans les opéras.

– Nous avons une Corilla qui se présente, et qui est bien la plus belle créature de la terre.

– Votre Excellence l’a déjà vue?

– Dès le premier jour de son arrivée. Mais je ne l’ai pas entendue. Elle était malade.

– Vous allez entendre celle-ci, et vous n’hésiterez pas à lui donner la préférence.

– C’est possible. Je vous avoue même que sa figure, moins belle que celle de l’autre, me paraît plus agréable. Elle a l’air doux et décent: mais ma préférence ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu’elle plaise à madame Tesi, sans déplaire à madame Holzbaüer; et jusqu’ici, malgré la tendre amitié qui unit ces deux dames, tout ce qui a été approuvé par l’une a toujours eu le sort d’être vivement repoussé par l’autre.

– Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un peu de malice, en voyant l’importance que ces deux hommes d’État donnaient aux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avec madame Corilla, et c’est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épée dans un des plateaux.»

Lorsque Consuelo eut chanté, il n’y eut qu’une voix pour déclarer que depuis madame Basse on n’avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz, s’approchant d’elle, lui dit d’un air solennel:

Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la porte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne. Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la voix et en s’asseyant auprès d’elle. Vous avez à lutter contre de grands obstacles, et vous ne triompherez qu’à force d’habileté.»

Là-dessus, entrant dans les mille détours de l’intrigue théâtrale, et la mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la troupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatique à l’usage des coulisses.

Consuelo l’écouta avec ses grands yeux tout ouverts d’étonnement, et quand il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier opéra, l’opéra que j’ai fait donner le mois passé», elle s’imagina qu’elle s’était trompée en l’entendant annoncer, et que ce personnage si versé dans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu’un directeur d’Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, et lui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne la rendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant du Premier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante. Il ne s’occupa guère que d’elle pendant une heure. La margrave fut fort scandalisée d’une pareille infraction aux convenances. Elle haïssait la liberté des grandes cours, habituée qu’elle était aux formalités solennelles des petites. Mais il n’y avait plus moyen de faire la margrave: elle ne l’était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée par l’impératrice, parce qu’elle avait abjuré la foi luthérienne pour se faire catholique. Grâce à cet acte d’hypocrisie, on pouvait se faire pardonner toutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d’Autriche; et Marie-Thérèse suivait en cela l’exemple que son père et sa mère lui avaient donné, d’accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains de l’Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l’Église romaine. Mais, toute princesse et toute catholique qu’elle était, la margrave n’était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.

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