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Consuelo

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LIII. La crainte de trahir par son émotion un secret qu’elle avait jusque-là si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se contraindre…

La crainte de trahir par son émotion un secret qu’elle avait jusque-là si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l’avait surprise n’avait rien d’extraordinaire. Au moment où le jeune comte l’avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put s’attribuer à lui-même le danger qu’elle avait couru de tomber dans le précipice. L’idée de ce danger, qu’il avait causé sans doute en l’effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point qu’il ne s’aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi superstitieux, craignit d’abord qu’il ne devinât, par la force de ses pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l’amour le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les facultés en quelque sorte surnaturelles qu’il avait possédées auparavant. Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu’il lui fit de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir qu’elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que l’âme austère et l’habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué à son sort s’ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa passion. «C’est la Providence qui m’envoie cet ami au sein des épreuves, pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m’entraîner est là comme un emblème de la tombe où je dois m’engloutir, plutôt que de suivre la trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu! plutôt que de m’attacher à ses pas, faites que la terre s’entrouvre sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».

Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante, ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d’accomplir notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs…

– Non, mon ami, non, répondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais je n’ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me faire entendre.»

Ils prirent ensemble le chemin du Schreckenstein; et, en s’enfonçant sous les bois dans la direction opposée à celle qu’Anzoleto avait prise, Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu’elle faisait pour s’éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument, quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet empressement naïf au seul désir de lui complaire, s’il n’eût conservé cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de son caractère.

Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l’entrée d’une grotte remplie d’eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.

Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction voûtée, lui dit-il, s’appelle dans le pays la cave du Moine. Les uns pensent que c’était le cellier d’une maison de religieux, lorsque, à la place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié; d’autres racontent que ce fut postérieurement la retraite d’un criminel repentant qui s’était fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu’il en soit, personne n’ose y pénétrer, et chacun prétend que l’eau dont elle s’est remplie est profonde et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles elle s’est frayé un passage. Mais cette eau n’est effectivement ni profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous.»

En parlant ainsi après s’être assuré que personne ne les avait suivis et ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu’elle n’eût point à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes, il se fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui cachaient le fond de la grotte. Au bout d’un très court trajet, il la déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où aussitôt il alluma la lanterne dont il s’était muni; et après quelques détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de la cellule opposée à celle qu’elle avait franchie la première fois.

Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s’y rendre secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé depuis, comme on l’assure, la cave du Moine, il est probable qu’il a eu connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de parcourir m’a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j’ai trouvé celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d’endroits, de terres et de gravois dont j’ai eu bien de la peine à les dégager. En outre, les vestiges que j’ai retrouvés ici, les débris de natte, la cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d’un homme couché sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l’attitude d’une dernière prière à l’heure du dernier sommeil, m’ont prouvé qu’un solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence mystérieuse. Nos paysans croient que l’âme de l’ermite habite encore les entrailles de la montagne. Ils disent qu’ils l’ont vue souvent errer alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu’ils l’ont entendue prier, soupirer, gémir, et même qu’une musique étrange et incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable, expirer autour d’eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque l’exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et de prodiges, j’ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le Hussite; je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants monter des profondeurs de l’abîme. Mais depuis que j’ai découvert et habité cette cellule, je ne me souviens pas d’y avoir trouvé d’autre solitaire que moi, rencontré d’autre spectre que ma propre figure, ni entendu d’autres gémissements que ceux qui s’échappaient de ma poitrine.»

Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n’avait donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu’il lui avait dites cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l’avait surpris. Elle s’étonna de voir en cet instant qu’il en avait absolument perdu le souvenir; et, n’osant les lui rappeler, elle se contenta de lui demander si la tranquillité d’une telle solitude l’avait effectivement délivré des agitations dont il parlait.

Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il; et, à moins que vous ne l’exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail. Je crois bien avoir été en proie auparavant à une véritable démence. Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en l’exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le secret de ces constructions souterraines, j’eus enfin trouvé un moyen de me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d’empire sur moi-même; et, certain de pouvoir me dérober aux témoins importuns, lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de jouer dans ma famille le rôle d’un homme tranquille et résigné à tout.»

Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques points; mais elle sentit que ce n’était pas le moment de le dissuader; et, s’applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d’attention qu’elle n’avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l’espèce de soin et de propreté qu’elle y avait remarquée n’y régnait plus du tout, et que l’humidité des murs, le froid de l’atmosphère, et la moisissure des livres, constataient au contraire un abandon complet.

Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à grand-peine, venait de rallumer le poêle; je n’ai pas mis les pieds ici depuis que vous m’en avez arraché par l’effet de la toute-puissance que vous avez sur moi.»

Consuelo eut sur les lèvres une question qu’elle s’empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l’ami Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné aussi l’ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu’elle avait réveillée chez Albert toutes les fois qu’elle s’était hasardée à lui demander ce qu’il était devenu, et pourquoi elle ne l’avait jamais revu depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre, soit en la priant d’être tranquille, et de ne plus rien craindre de la part de l’innocent. Elle s’était donc persuadé d’abord que Zdenko avait reçu et exécuté fidèlement l’ordre de ne jamais se présenter devant ses yeux. Mais lorsqu’elle avait repris ses promenades solitaires, Albert, pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur sur le front, qu’elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu’il était parti pour un long voyage. En effet, personne ne l’avait revu depuis cette époque, et on pensait qu’il était mort dans quelque coin, ou qu’il avait quitté le pays.

 

Consuelo n’avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait trop l’attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n’y songeait point sans une profonde terreur qu’elle n’osait s’avouer à elle-même, lorsqu’elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation, Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle qu’il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux soupçon, en se rappelant la douceur et l’humanité dont toute la vie d’Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d’une tranquillité parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de la part de Zdenko n’avait rallumé la fureur que le jeune comte avait manifestée un instant. D’ailleurs il l’avait oublié, cet instant douloureux que Consuelo s’efforçait d’oublier aussi. Il n’avait conservé des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en possession de sa raison. Consuelo s’était donc arrêtée à l’idée qu’il avait interdit à Zdenko l’entrée et l’approche du château, et que par dépit ou par douleur le pauvre homme s’était condamné à une captivité volontaire dans l’ermitage. Elle présumait qu’il en sortait peut-être seulement la nuit pour prendre l’air ou pour converser sur le Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant l’état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu’il boudait son maître en ne soignant plus sa retraite délaissée; et comme Albert lui avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu’elle n’y trouverait aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir péniblement la porte rouillée de ce qu’il appelait son église, pour aller de son côté essayer d’ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko, où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte céda dès qu’elle eut tourné la clef; mais l’obscurité qui régnait dans cette cave l’empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu’Albert fût passé dans l’oratoire mystérieux qu’il voulait lui montrer et qu’il allait préparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l’idée de l’y trouver en personne. Mais elle n’y trouva pas même un souvenir de son existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait disparu; et on eût dit, à voir l’humidité qui faisait briller les parois éclairées par la torche, que cette voûte n’avait jamais abrité le sommeil d’un vivant.

Un sentiment de tristesse et d’épouvante s’empara d’elle à cette découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux, et Consuelo se disait avec terreur qu’elle était peut-être la cause d’un événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l’un sage, et l’autre fou; l’un débonnaire, charitable et tendre; l’autre bizarre, farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte d’identification étrange qu’il avait autrefois rêvée entre lui et le fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et profonde, qu’il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant à l’esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles soupçons. Immobile et glacée d’horreur, elle osait à peine regarder le sol nu et froid de la grotte, comme si elle eût craint d’y trouver des traces de sang.

Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu’elle entendit Albert accorder son violon; et bientôt le son admirable de l’instrument lui chanta le psaume ancien qu’elle avait tant désiré d’écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert l’exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu’elle oublia toutes ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée et comme charmée par une puissance magnétique.

LIV. La porte de l’église était restée ouverte…

La porte de l’église était restée ouverte; Consuelo s’arrêta sur le seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l’étrange sanctuaire. Cette prétendue église n’était qu’une grotte immense, taillée, ou, pour mieux dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour la lumière. Les énormes sédiments que l’eau avait déposés autrefois sur les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils se roulaient comme de monstrueux serpents qui s’enlacent et se dévorent les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler à des dents colossales hérissées à l’entrée des gueules béantes que formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d’informes statues, géantes représentations des dieux barbares de l’antiquité. Une végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes, des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de l’enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment d’effroi succéda bientôt l’admiration. Elle approcha, et vit Albert debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si profond, qu’aucun bouillonnement n’était sensible à la surface. Elle était unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n’étaient pas agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de départ, et les tièdes exhalaisons qu’elle répandait dans la caverne y entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation. Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l’intérieur de la grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient indéfiniment les limites.

Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n’avait fait qu’essayer les cordes de son violon, vit Consuelo s’avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et l’aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il avait jeté quelques troncs d’arbres aux endroits profonds. En d’autres endroits, des rochers épars à fleur d’eau offraient un passage facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l’aider, et la souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis qu’une répulsion indéfinissable l’en éloignait en même temps. Arrivée au bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C’était une sorte de monument quadrangulaire, formé d’ossements et de crânes humains, artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.

N’en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l’autel devant lequel j’aime à méditer et à prier.

– Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté mélancolique. Sont-ce là les ossements des hussites ou des catholiques? Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d’une fureur impie, et martyrs d’une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce qu’on m’a dit de vous?

– Si l’on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je préfère les exploits des taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux que moi? À Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes, Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre et obscure, et rien n’a tenté d’altérer en vous la droiture de la raison et la lumière de l’équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter, vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre cœur, et le sentiment de la vraie foi embrasera votre âme. Ce n’est donc pas pour vous instruire, mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j’ai désiré l’union de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les ossements de mes pères.

– Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l’époque de votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d’horribles représailles. On m’a raconté aussi qu’après avoir brûlé le village, il avait fait combler le puits. Il me semble que je vois, dans l’obscurité de cette voûte, au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous sommes précisément au-dessous de l’endroit où plusieurs fois je suis venue m’asseoir, après m’être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m’a-t-on dit, baptisé la Pierre d’Expiation?

– Oui, c’est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences atroces ont consacré l’asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur. Vous voyez d’énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d’autres parsemés sur les bords de la source. La forte main des taborites les y lança, par l’ordre de celui qu’on appelait le redoutable aveugle; mais ils ne servirent qu’à repousser les eaux vers les lits souterrains qu’elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue, et j’en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j’y ai plantés; il eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette caverne. Les blocs qui s’entassèrent dans le col de la citerne y furent arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants. Depuis, le travail d’affaissement de la montagne les a serrés et contenus chaque jour davantage. S’il s’en échappe parfois quelque parcelle, c’est seulement dans les fortes gelées des nuits d’hiver: vous n’avez donc rien à craindre maintenant de la chute de ces pierres.

– Ce n’est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en reportant ses regards sur l’autel lugubre où il avait posé son stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s’il n’y avait pas eu des martyrs dans l’autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus pardonnables que ceux des autres.»

Consuelo parlait ainsi d’un ton sévère et en regardant Albert avec méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l’esprit, et toutes ses questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d’interrogatoire de haute justice criminelle qu’elle lui eût fait subir, si elle l’eût osé.

L’émotion douloureuse qui s’empara tout à coup du comte lui sembla être l’aveu d’un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa contre sa poitrine, comme s’il l’eût sentie se déchirer. Son visage changea d’une manière effrayante, et Consuelo craignit qu’il ne l’eût trop bien comprise.

 

Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s’écria-t-il enfin en s’appuyant sur l’ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non, vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides réflexions réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j’ai traversés. Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu, l’instrument aveugle de l’inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son châtiment. J’ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m’avait entraîné, que je me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c’était le besoin qui dévorait ma poitrine ardente! c’était ma prière et mon vœu de tous les instants! c’était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma réconciliation avec Dieu, que j’implorais ici depuis des années, prosterné sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo, je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j’ai commencé à croire que j’étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j’ai entouré le crâne qui surmonte l’autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai arrosées de bien des larmes amères et délicieuses: c’est vous qui les aviez cueillies, c’est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de ma misère, à l’hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles…

– Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond abattement d’Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici, faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous absoudre et vous aimer.

– M’absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d’un petit enfant. Mais celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné par la colère du ciel dans une carrière d’iniquités!»

Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert aux préoccupations de sa monomanie. Ce n’était plus le moment de les combattre par le raisonnement: elle s’efforça de le calmer par les moyens mêmes que sa démence lui indiquait.

Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été consacrée à la prière et au repentir, vous n’avez plus rien à expier, et Dieu pardonne à Jean Ziska.

– Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent, répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous n’avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de l’absolution. Le prêtre lui-même n’a pas cette haute mission que l’orgueil ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce divine en m’aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me donner l’oubli des jours qu’on appelle l’histoire des siècles passés… Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses, que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu’un noble et généreux fanatisme. Mettez la main sur votre cœur, demandez-lui si ma pensée l’habite, si mon amour le remplit, et s’il vous répond oui, ce oui sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur, l’oubli! C’est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du catholique croit l’être par la bouche de son confesseur. Dites que vous m’aimez, s’écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour l’entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayée du serment qu’il lui demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement profond, et en s’écriant: «Je savais bien qu’elle ne pourrait pas m’aimer, que je ne serais jamais pardonné, que je n’oublierais jamais les jours maudits où je ne l’ai pas connue!

– Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de vouloir vous leurrer par l’idée d’un miracle, et cependant vous m’en demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre? Il me semble que c’est à vous de m’inspirer cette affection exclusive que vous demandez, et qu’il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique de la dévotion qui m’a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous dirai qu’il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes. Eh bien, l’espèce d’absolution que vous demandez à mon amour, la méritez-vous? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le plus doux; et il me semble que votre âme n’est disposée ni à la douceur, ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme d’éternels ressentiments.

– Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.

– Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous chérissez en même temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans votre imagination le rôle d’une espèce d’ange exterminateur. En supposant que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de destruction, on dirait que vous avez gardé l’instinct, la tentation, et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez toujours au-delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme sur un criminel condamné à l’être encore.

– Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les retrempe dans l’amour de son sein pour les rendre à l’activité de la vie! s’écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n’ai conservé aucun instinct de violence et de férocité. C’est bien assez de savoir que j’ai été condamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi, le temps du zèle et de la fureur. Mais vous ne savez point l’histoire, sublime enfant; vous ne comprenez pas le passé; et les destinées des nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle d’ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux hommes infortunés.

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