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Jacques le fataliste et son maître

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JACQUES

Oui, et je gage que c'est quelque chose qui ne voudra pas que je continue mon histoire, ni que vous commenciez la vôtre…

Jacques avait raison. Comme la chose qu'ils voyaient venait à eux et qu'ils allaient à elle, ces deux marches en sens contraire abrégèrent la distance; et bientôt ils aperçurent un char drapé de noir, traîné par quatre chevaux noirs, couverts de housses noires qui leur enveloppaient la tête et qui descendaient jusqu'à leurs pieds; derrière, deux domestiques en noir; à la suite deux autres vêtus de noir, chacun sur un cheval noir, caparaçonné de noir; sur le siége du char un cocher noir, le chapeau rabattu et entouré d'un long crêpe qui pendait le long de son épaule gauche; ce cocher avait la tête penchée, laissait flotter ses guides et conduisait moins ses chevaux qu'ils ne le conduisaient. Voilà nos deux voyageurs arrivés au côté de cette voiture funèbre. À l'instant, Jacques pousse un cri, tombe de son cheval plutôt qu'il n'en descend, s'arrache les cheveux, se roule à terre en criant: «Mon capitaine! mon pauvre capitaine! c'est lui, je n'en saurais douter, voilà ses armes…» Il y avait, en effet, dans le char, un long cercueil sous un drap mortuaire, sur le drap mortuaire une épée avec un cordon, et à côté du cercueil un prêtre, son bréviaire à la main et psalmodiant. Le char allait toujours, Jacques le suivait en se lamentant, le maître suivait Jacques en jurant, et les domestiques certifiaient à Jacques que ce convoi était celui de son capitaine, décédé dans la ville voisine, d'où on le transportait à la sépulture de ses ancêtres. Depuis que ce militaire avait été privé, par la mort d'un autre militaire, son ami, capitaine au même régiment, de la satisfaction de se battre au moins une fois par semaine, il en était tombé dans une mélancolie qui l'avait éteint au bout de quelques mois. Jacques, après avoir payé à son capitaine le tribut d'éloges, de regrets et de larmes qu'il lui devait, fit excuse à son maître, remonta sur son cheval, et ils allaient en silence.

Mais, pour Dieu, l'auteur, me dites-vous, où allaient-ils?.. Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va? Et vous, où allez-vous? Faut-il que je vous rappelle l'aventure d'Ésope? Son maître Xantippe lui dit un soir d'été ou d'hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons: «Ésope, va au bain; s'il y a peu de monde nous nous baignerons…» Ésope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d'Athènes. «Où vas-tu? – Où je vais? répond Ésope, je n'en sais rien. – Tu n'en sais rien? marche en prison. – Eh bien! reprit Ésope, ne l'avais-je pas bien dit que je ne savais où j'allais? je voulais aller au bain, et voilà que je vais en prison…» Jacques suivait son maître comme vous le vôtre; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. – Mais, qui était le maître du maître de Jacques? – Bon, est-ce qu'on manque de maître dans ce monde? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu'il n'y en eût pas un bon; car d'un jour à l'autre il en changeait. – Il était homme. – Homme passionné comme vous, lecteur; homme curieux comme vous, lecteur; homme importun comme vous, lecteur; homme questionneur comme vous, lecteur. – Et pourquoi questionnait-il? – Belle question! Il questionnait pour apprendre et pour redire, comme vous, lecteur…

Le maître dit à Jacques: Tu ne me parais pas disposé à reprendre l'histoire de tes amours.

JACQUES

Mon pauvre capitaine! il s'en va où nous allons tous, et où il est bien extraordinaire qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Ahi!.. Ahi!..

LE MAÎTRE

Mais, Jacques, vous pleurez, je crois?.. «Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte; sa mort vous affranchit des bienséances scrupuleuses qui vous gênaient pendant sa vie. Vous n'avez pas les mêmes raisons de dissimuler votre peine que celles que vous aviez de dissimuler votre bonheur; on ne pensera pas à tirer de vos larmes les conséquences qu'on eût tirées de votre joie. On pardonne au malheur. Et puis il faut dans ce moment se montrer sensible ou ingrat, et, tout bien considéré, il vaut mieux déceler une faiblesse que se laisser soupçonner d'un vice. Je veux que votre plainte soit libre pour être moins douloureuse, je la veux violente pour être moins longue. Rappelez-vous, exagérez-vous même ce qu'il était: sa pénétration à sonder les matières les plus profondes; sa subtilité à discuter les plus délicates; son goût solide qui l'attachait aux plus importantes; la fécondité qu'il jetait dans les plus stériles; avec quel art il défendait les accusés: son indulgence lui donnait mille fois plus d'esprit que l'intérêt ou l'amour-propre n'en donnait au coupable; il n'était sévère que pour lui seul. Loin de chercher des excuses aux fautes légères qui lui échappaient, il s'occupait avec toute la méchanceté d'un ennemi à se les exagérer, et avec tout l'esprit d'un jaloux à rabaisser le prix de ses vertus par un examen rigoureux des motifs qui l'avaient peut-être déterminé à son insu. Ne prescrivez à vos regrets d'autre terme que celui que le temps y mettra. Soumettons-nous à l'ordre universel lorsque nous perdons nos amis, comme nous nous y soumettrons lorsqu'il lui plaira de disposer de nous; acceptons l'arrêt du sort qui les condamne, sans désespoir, comme nous l'accepterons sans résistance lorsqu'il se prononcera contre nous. Les devoirs de la sépulture ne sont pas les derniers devoirs des âmes. La terre qui se remue dans ce moment se raffermira sur la tombe de votre amant; mais votre âme conservera toute sa sensibilité.»

JACQUES

Mon maître, cela est fort beau; mais à quoi diable cela revient-il? J'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme qui a perdu son amant.

LE MAÎTRE

Je crois que c'est d'une femme.

JACQUES

Moi, je crois que c'est d'un homme. Mais que ce soit d'un homme ou d'une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme; et moi, j'ai toujours été un honnête garçon.

LE MAÎTRE

Jacques, qui est-ce qui vous le dispute?

JACQUES

À quoi diable revient donc votre consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme? À force de vous le demander, vous me le direz peut-être.

LE MAÎTRE

Non, Jacques, il faut que vous trouviez cela tout seul.

JACQUES

J'y rêverais le reste de ma vie, que je ne le devinerais pas; j'en aurais pour jusqu'au jugement dernier.

LE MAÎTRE

Jacques, il m'a paru que vous m'écoutiez avec attention tandis que je lisais.

JACQUES

Est-ce qu'on peut la refuser au ridicule?

LE MAÎTRE

Fort bien, Jacques!

JACQUES

Peu s'en est fallu que je n'aie éclaté à l'endroit des bienséances rigoureuses qui me gênaient pendant la vie de mon capitaine, et dont j'avais été affranchi par sa mort.

LE MAÎTRE

Fort bien, Jacques! J'ai donc fait ce que je m'étais proposé. Dites-moi s'il était possible de s'y prendre mieux pour vous consoler. Vous pleuriez: si je vous avais entretenu de l'objet de votre douleur, qu'en serait-il arrivé? Que vous eussiez pleuré bien davantage, et que j'aurais achevé de vous désoler. Je vous ai donné le change, et par le ridicule de mon oraison funèbre, et par la petite querelle qui s'en est suivie. À présent convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile. Partant, je pense que vous pouvez reprendre l'histoire de vos amours.

JACQUES

Je le pense aussi.

«Docteur, dis-je au chirurgien, demeurez-vous loin d'ici?

– À un bon quart de lieue au moins.

– Êtes-vous un peu commodément logé?

– Assez commodément.

– Pourriez-vous disposer d'un lit?

– Non.

– Quoi! pas même en payant, en payant bien?

– Oh! en payant et en payant bien, pardonnez-moi. Mais, l'ami, vous ne me paraissez guère en état de payer, et moins encore de bien payer.

– C'est mon affaire. Et serais-je un peu soigné chez vous?

– Très-bien. J'ai ma femme qui a gardé des malades toute sa vie; j'ai une fille aînée qui fait le poil à tout venant, et qui vous lève un appareil aussi bien que moi.

– Combien me prendriez-vous pour mon logement, ma nourriture et vos soins?

– Le chirurgien dit en se grattant l'oreille: Pour le logement… la nourriture… les soins… Mais qui est-ce qui me répondra du payement?

– Je payerai tous les jours.

– Voilà ce qui s'appelle parler, cela…»

Mais, monsieur, je crois que vous ne m'écoutez pas.

LE MAÎTRE

Non, Jacques, il était écrit là-haut que tu parlerais cette fois, qui ne sera peut-être pas la dernière, sans être écouté.

JACQUES

Quand on n'écoute pas celui qui parle, c'est qu'on ne pense à rien, ou qu'on pense à autre chose que ce qu'il dit: lequel des deux faisiez-vous?

LE MAÎTRE

Le dernier. Je rêvais à ce qu'un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait, que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris quelque chose à cela?

JACQUES

Assurément!

LE MAÎTRE

C'est pour moi une énigme que tu m'obligerais de m'expliquer.

JACQUES

Et que diable cela vous fait-il?

 
LE MAÎTRE

Peu de chose; mais quand tu parleras, tu veux apparemment être écouté?

JACQUES

Cela va sans dire.

LE MAÎTRE

Eh bien! en conscience, je ne saurais t'en répondre, tant que cet inintelligible propos me chiffonnera la cervelle. Tire-moi de là, je t'en prie.

JACQUES

À la bonne heure! mais jurez-moi, du moins, que vous ne m'interromprez plus.

LE MAÎTRE

À tout hasard, je te le jure.

JACQUES

C'est que mon capitaine, bon homme, galant homme, homme de mérite, un des meilleurs officiers du corps, mais homme un peu hétéroclite, avait rencontré et fait amitié avec un autre officier du même corps, bon homme aussi, galant homme aussi, homme de mérite aussi, aussi bon officier que lui, mais homme aussi hétéroclite que lui…

Jacques était à entamer l'histoire de son capitaine, lorsqu'ils entendirent une troupe nombreuse d'hommes et de chevaux qui s'acheminaient derrière eux. C'était le même char lugubre qui revenait sur ses pas. Il était entouré… De gardes de la Ferme? – Non. – De cavaliers de maréchaussée? Peut-être. Quoi qu'il en soit, ce cortége était précédé du prêtre en soutane et en surplis, les mains liées derrière le dos; du cocher noir, les mains liées derrière le dos; et des deux valets noirs, les mains liées derrière le dos. Qui fut bien surpris? Ce fut Jacques, qui s'écria: «Mon capitaine, mon pauvre capitaine n'est pas mort! Dieu soit loué!..» Puis Jacques tourne bride, pique des deux, s'avance à toutes jambes au-devant du prétendu convoi. Il n'en était pas à trente pas, que les gardes de la Ferme ou les cavaliers de maréchaussée le couchent en joue, et lui crient: «Arrête, retourne sur tes pas, ou tu es mort…» Jacques s'arrêta tout court, consulta le destin dans sa tête; il lui sembla que le destin lui disait: Retourne sur tes pas: ce qu'il fit. Son maître lui dit: Eh bien! Jacques, qu'est-ce?

JACQUES

Ma foi, je n'en sais rien.

LE MAÎTRE

Et pourquoi?

JACQUES

Je n'en sais pas davantage.

LE MAÎTRE

Tu verras que ce sont des contrebandiers qui auront rempli cette bière de marchandises prohibées, et qu'ils auront été vendus à la Ferme par les coquins mêmes de qui ils les avaient achetées.

JACQUES

Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine?

LE MAÎTRE

Ou c'est un enlèvement. On aura caché dans ce cercueil, que sait-on, une femme, une fille, une religieuse; ce n'est pas le linceul qui fait le mort.

JACQUES

Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine?

LE MAÎTRE

Ce sera tout ce qu'il te plaira; mais achève-moi l'histoire de ton capitaine.

JACQUES

Vous tenez encore à cette histoire? Mais peut-être que mon capitaine est encore vivant.

LE MAÎTRE

Qu'est-ce que cela fait à la chose?

JACQUES

Je n'aime pas à parler des vivants, parce qu'on est de temps en temps exposé à rougir du bien et du mal qu'on en a dit; du bien qu'ils gâtent, du mal qu'ils réparent.

LE MAÎTRE

Ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer; dis la chose comme elle est.

JACQUES

Cela n'est pas aisé. N'a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d'après quoi l'on exagère ou l'on atténue? Dis la chose comme elle est!.. Cela n'arrive peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle? Non. D'où il doit arriver que deux fois à peine en un jour, dans toute une grande ville, on soit entendu comme on dit.

LE MAÎTRE

Que diable, Jacques, voilà des maximes à proscrire l'usage de la langue et des oreilles, à ne rien dire, à ne rien écouter et à ne rien croire! Cependant, dis comme toi, je t'écouterai comme moi, et je t'en croirai comme je pourrai.

JACQUES

Mon cher maître, la vie se passe en quiproquo. Il y a les quiproquo d'amour, les quiproquo d'amitié, les quiproquo de politique, de finance, d'église, de magistrature, de commerce, de femmes, de maris…

LE MAÎTRE

Eh! laisse là ces quiproquo, et tâche de t'apercevoir que c'est en faire un grossier que de t'embarquer dans un chapitre de morale, lorsqu'il s'agit d'un fait historique. L'histoire de ton capitaine?

JACQUES

Si l'on ne dit presque rien dans ce monde, qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c'est qu'on n'y fait presque rien, qui soit jugé comme on l'a fait.

LE MAÎTRE

Il n'y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.

JACQUES

Et quel mal y aurait-il à cela? Un paradoxe n'est pas toujours une fausseté.

LE MAÎTRE

Il est vrai.

JACQUES

Nous passions à Orléans, mon capitaine et moi. Il n'était bruit dans la ville que d'une aventure récemment arrivée à un citoyen appelé M. Le Pelletier, homme pénétré d'une si profonde commisération pour les malheureux, qu'après avoir réduit, par des aumônes démesurées, une fortune assez considérable au plus étroit nécessaire, il allait de porte en porte chercher dans la bourse d'autrui des secours qu'il n'était plus en état de puiser dans la sienne.

LE MAÎTRE

Et tu crois qu'il y avait deux opinions sur la conduite de cet homme-là?

JACQUES

Non, parmi les pauvres; mais presque tous les riches, sans exception, le regardaient comme une espèce de fou; et peu s'en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une foule d'oisifs s'était rassemblée autour d'une espèce d'orateur, le barbier de la rue, et lui disait: «Vous y étiez, vous; racontez-nous comment la chose s'est passée.

– Très-volontiers, répondit l'orateur du coin, qui ne demandait pas mieux que de pérorer. M. Aubertot, une de mes pratiques, dont la maison fait face à l'église des Capucins, était sur sa porte; M. Le Pelletier l'aborde et lui dit: «Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis? car c'est ainsi qu'il appelle les pauvres, comme vous savez.

« – Non, pour aujourd'hui, monsieur Le Pelletier.»

«M. Le Pelletier insiste. «Si vous saviez en faveur de qui je sollicite votre charité! c'est une pauvre femme qui vient d'accoucher, et qui n'a pas un guenillon pour entortiller son enfant.

« – Je ne saurais.

« – C'est une jeune et belle fille qui manque d'ouvrage et de pain, et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre.

« – Je ne saurais.

« – C'est un manœuvre qui n'avait que ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe en tombant de son échafaud.

« – Je ne saurais, vous dis-je.

« – Allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n'aurez l'occasion de faire une action plus méritoire.

« – Je ne saurais, je ne saurais.

« – Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot!..

« – Monsieur Le Pelletier, laissez-moi en repos; quand je veux donner, je ne me fais pas prier…»

«Et cela dit, M. Aubertot lui tourne le dos, passe de sa porte dans son magasin, où M. Le Pelletier le suit; il le suit de son magasin dans son arrière-boutique, de son arrière-boutique dans son appartement; là, M. Aubertot, excédé des instances de M. Le Pelletier, lui donne un soufflet…»

Alors mon capitaine se lève brusquement, et dit à l'orateur: «Et il ne le tua pas?

– Non, monsieur; est-ce qu'on tue comme cela?

– Un soufflet, morbleu! un soufflet! Et que fit-il donc?

– Ce qu'il fit après son soufflet reçu? il prit un air riant, et dit à M. Aubertot: «Cela c'est pour moi; mais mes pauvres?..»

À ce mot tous les auditeurs s'écrièrent d'admiration, excepté mon capitaine qui leur disait: «Votre M. Le Pelletier, messieurs, n'est qu'un gueux, un malheureux, un lâche, un infâme, à qui cependant cette épée aurait fait prompte justice, si j'avais été là; et votre Aubertot aurait été bien heureux, s'il ne lui en avait coûté que le nez et les deux oreilles.»

L'orateur lui répliqua: «Je vois, monsieur, que vous n'auriez pas laissé le temps à l'homme insolent de reconnaître sa faute, de se jeter aux pieds de M. Le Pelletier, et de lui présenter sa bourse.

– Non certes!

– Vous êtes un militaire, et M. Le Pelletier est un chrétien; vous n'avez pas les mêmes idées du soufflet.

– La joue de tous les hommes d'honneur est la même.

– Ce n'est pas tout à fait l'avis de l'Évangile.

– L'Évangile est dans mon cœur et dans mon fourreau, et je n'en connais pas d'autre…»

Le vôtre, mon maître, est je ne sais où; le mien est écrit là-haut; chacun apprécie l'injure et le bienfait à sa manière; et peut-être n'en portons-nous pas le même jugement dans deux instants de notre vie.

LE MAÎTRE

Après, maudit bavard, après…

Lorsque le maître de Jacques avait pris de l'humeur, Jacques se taisait, se mettait à rêver, et souvent ne rompait le silence que par un propos, lié dans son esprit, mais aussi décousu dans la conversation que la lecture d'un livre dont on aurait sauté quelques feuillets. C'est précisément ce qui lui arriva lorsqu'il dit: Mon cher maître…

LE MAÎTRE

Ah! la parole t'est enfin revenue. Je m'en réjouis pour tous les deux, car je commençais à m'ennuyer de ne te pas entendre, et toi de ne pas parler. Parle donc…

Jacques allait commencer l'histoire de son capitaine, lorsque, pour la seconde fois, son cheval, se jetant brusquement hors de la grande route à droite, l'emporte à travers une longue plaine, à un bon quart de lieue de distance, et s'arrête tout court entre des fourches patibulaires… Entre des fourches patibulaires! Voilà une singulière allure de cheval de mener son cavalier au gibet!.. «Qu'est-ce que cela signifie? disait Jacques. Est-ce un avertissement du destin?

LE MAÎTRE

Mon ami, n'en doutez pas. Votre cheval est inspiré, et le fâcheux, c'est que tous ces pronostics, inspirations, avertissements d'en haut par rêves, par apparitions, ne servent à rien: la chose n'en arrive pas moins. Cher ami, je vous conseille de mettre votre conscience en bon état, d'arranger vos petites affaires et de me dépêcher, le plus vite que vous pourrez, l'histoire de votre capitaine et celle de vos amours, car je serais fâché de vous perdre sans les avoir entendues. Quand vous vous soucieriez encore plus que vous ne faites, à quoi cela remédierait-il? à rien. L'arrêt du destin, prononcé deux fois par votre cheval, s'accomplira. Voyez, n'avez-vous rien à restituer à personne? Confiez-moi vos dernières volontés, et soyez sûr qu'elles seront fidèlement remplies. Si vous m'avez pris quelque chose, je vous le donne; demandez-en seulement pardon à Dieu, et pendant le temps plus ou moins court que nous avons encore à vivre ensemble, ne me volez plus.

JACQUES

J'ai beau revenir sur le passé, je n'y vois rien à démêler avec la justice des hommes. Je n'ai ni tué, ni volé, ni violé.

LE MAÎTRE

Tant pis; à tout prendre, j'aimerais mieux que le crime fût commis qu'à commettre, et pour cause.

JACQUES

Mais, monsieur, ce ne sera peut-être pas pour mon compte, mais pour le compte d'un autre, que je serai pendu.

LE MAÎTRE

Cela se peut.

JACQUES

Ce n'est peut-être qu'après ma mort que je serai pendu.

LE MAÎTRE

Cela se peut encore.

JACQUES

Je ne serai peut-être pas pendu du tout.

LE MAÎTRE

J'en doute.

JACQUES

Il est peut-être écrit là-haut que j'assisterai seulement à la potence d'un autre; et cet autre-là, qui sait qui il est? s'il est proche, ou s'il est loin?

LE MAÎTRE

Monsieur Jacques, soyez pendu, puisque le sort le veut, et que votre cheval le dit; mais ne soyez pas insolent: finissez vos conjectures impertinentes, et faites-moi vite l'histoire de votre capitaine.

JACQUES

Monsieur, ne vous fâchez pas, on a quelquefois pendu de fort honnêtes gens: c'est un quiproquo de justice.

LE MAÎTRE

Ces quiproquo-là sont affligeants. Parlons d'autre chose.

 

Jacques, un peu rassuré par les interprétations diverses qu'il avait trouvées au pronostic du cheval, dit:

Quand j'entrai au régiment, il y avait deux officiers à peu près égaux d'âge, de naissance, de service et de mérite. Mon capitaine était l'un des deux. La seule différence qu'il y eût entre eux, c'est que l'un était riche et que l'autre ne l'était pas. Mon capitaine était le riche. Cette conformité devait produire ou la sympathie, ou l'antipathie la plus forte: elle produisit l'une et l'autre…

Ici Jacques s'arrêta, et cela lui arriva plusieurs fois dans le cours de son récit, à chaque mouvement de tête que son cheval faisait de droite et de gauche. Alors, pour continuer, il reprenait sa dernière phrase, comme s'il avait eu le hoquet.

… Elle produisit l'une et l'autre. Il y avait des jours où ils étaient les meilleurs amis du monde, et d'autres où ils étaient ennemis mortels. Les jours d'amitié ils se cherchaient, ils se fêtaient, ils s'embrassaient, ils se communiquaient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins; ils se consultaient sur leurs affaires les plus secrètes, sur leurs intérêts domestiques, sur leurs espérances, sur leurs craintes, sur leurs projets d'avancement. Le lendemain, se rencontraient-ils? ils passaient l'un à côté de l'autre sans se regarder, ou ils se regardaient fièrement, ils s'appelaient Monsieur, ils s'adressaient des mots durs, ils mettaient l'épée à la main et se battaient. S'il arrivait que l'un des deux fût blessé, l'autre se précipitait sur son camarade, pleurait, se désespérait, l'accompagnait chez lui et s'établissait à côté de son lit jusqu'à ce qu'il fût guéri. Huit jours, quinze jours, un mois après, c'était à recommencer, et l'on voyait, d'un instant à un autre, deux braves gens… deux braves gens, deux amis sincères, exposés à périr par la main l'un de l'autre, et le mort n'aurait certainement pas été le plus à plaindre des deux. On leur avait parlé plusieurs fois de la bizarrerie de leur conduite; moi-même, à qui mon capitaine avait permis de parler, je lui disais: «Mais, monsieur, s'il vous arrivait de le tuer?» À ces mots, il se mettait à pleurer et se couvrait les yeux de ses mains; il courait dans son appartement comme un fou. Deux heures après, ou son camarade le ramenait chez lui blessé, ou il rendait le même service à son camarade. Ni mes remontrances… ni mes remontrances, ni celles des autres n'y faisaient rien; on n'y trouva de remède qu'à les séparer. Le ministre de la guerre fut instruit d'une persévérance si singulière dans des extrémités si opposées, et mon capitaine nommé à un commandement de place, avec injonction expresse de se rendre sur-le-champ à son poste, et défense de s'en éloigner; une autre défense fixa son camarade au régiment… Je crois que ce maudit cheval me fera devenir fou… À peine les ordres du ministre furent-ils arrivés, que mon capitaine, sous prétexte d'aller remercier de la faveur qu'il venait d'obtenir, partit pour la cour, représenta qu'il était riche et que son camarade indigent avait le même droit aux grâces du roi; que le poste qu'on venait de lui accorder récompenserait les services de son ami, suppléerait à son peu de fortune, et qu'il en serait, lui, comblé de joie. Comme le ministre n'avait eu d'autre intention que de séparer ces deux hommes bizarres, et que les procédés généreux touchent toujours, il fut arrêté… Maudite bête, tiendras-tu ta tête droite?.. Il fut arrêté que mon capitaine resterait au régiment, et que son camarade irait occuper le commandement de place.

À peine furent-ils séparés, qu'ils sentirent le besoin qu'ils avaient l'un de l'autre; ils tombèrent dans une mélancolie profonde. Mon capitaine demanda un congé de semestre pour aller prendre l'air natal; mais à deux lieues de la garnison, il vend son cheval, se déguise en paysan et s'achemine vers la place que son ami commandait. Il paraît que c'était une démarche concertée entre eux. Il arrive… Va donc où tu voudras! Y a-t-il encore là quelque gibet qu'il te plaise de visiter?.. Riez bien, monsieur; cela est en effet très-plaisant… Il arrive; mais il était écrit là-haut que, quelques précautions qu'ils prissent pour cacher la satisfaction qu'ils avaient de se revoir et ne s'aborder qu'avec les marques extérieures de la subordination d'un paysan à un commandant de place, des soldats, quelques officiers qui se rencontreraient par hasard à leur entrevue et qui seraient instruits de leur aventure, prendraient des soupçons et iraient prévenir le major de la place.

Celui-ci, homme prudent, sourit de l'avis, mais ne laissa pas d'y attacher toute l'importance qu'il méritait. Il mit des espions autour du commandant. Leur premier rapport fut que le commandant sortait peu, et que le paysan ne sortait point du tout. Il était impossible que ces deux hommes vécussent ensemble huit jours de suite, sans que leur étrange manie les reprît; ce qui ne manqua pas d'arriver.

Vous voyez, lecteur, combien je suis obligeant; il ne tiendrait qu'à moi de donner un coup de fouet aux chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d'assembler, à la porte du gîte prochain, Jacques, son maître, les gardes des Fermes ou les cavaliers de maréchaussée avec le reste de leur cortége; d'interrompre l'histoire du capitaine de Jacques et de vous impatienter à mon aise; mais pour cela il faudrait mentir, et je n'aime pas le mensonge, à moins qu'il ne soit utile et forcé. Le fait est que Jacques et son maître ne virent plus le carrosse drapé, et que Jacques, toujours inquiet de l'allure de son cheval, continua son récit:

Un jour, les espions rapportèrent au major qu'il y avait eu une contestation fort vive entre le commandant et le paysan; qu'ensuite ils étaient sortis, le paysan marchant le premier, le commandant ne le suivant qu'à regret, et qu'ils étaient entrés chez un banquier de la ville, où ils étaient encore.

On apprit dans la suite que, n'espérant plus de se revoir, ils avaient résolu de se battre à toute outrance, et que, sensible aux devoirs de la plus tendre amitié, au moment même de la férocité la plus inouïe, mon capitaine qui était riche, comme je vous l'ai dit… mon capitaine, qui était riche, avait exigé de son camarade qu'il acceptât une lettre de change de vingt-quatre mille livres, qui lui assurât de quoi vivre chez l'étranger, au cas qu'il fût tué, celui-ci protestant qu'il ne se battrait point sans ce préalable; l'autre répondant à cette offre: «Est-ce que tu crois, mon ami, que si je te tue, je te survivrai?..» J'espère, monsieur, que vous ne me condamnerez pas à finir notre voyage sur ce bizarre animal…

Ils sortaient de chez le banquier, et ils s'acheminaient vers les portes de la ville, lorsqu'ils se virent entourés du major et de quelques officiers. Quoique cette rencontre eût l'air d'un incident fortuit, nos deux amis, nos deux ennemis, comme il vous plaira de les appeler, ne s'y méprirent pas. Le paysan se laissa reconnaître pour ce qu'il était. On alla passer la nuit dans une maison écartée. Le lendemain, dès la pointe du jour, mon capitaine, après avoir embrassé plusieurs fois son camarade, s'en sépara pour ne plus le revoir. À peine fut-il arrivé dans son pays, qu'il mourut.

LE MAÎTRE

Et qui est-ce qui t'a dit qu'il était mort?

JACQUES

Et ce cercueil? et ce carrosse à ses armes? Mon pauvre capitaine est mort, je n'en doute pas.

LE MAÎTRE

Et ce prêtre les mains liées sur le dos; et ces gens les mains liées sur le dos; et ces gardes de la Ferme ou ces cavaliers de maréchaussée; et ce retour du convoi vers la ville? Ton capitaine est vivant, je n'en doute pas; mais ne sais-tu rien de son camarade?

JACQUES

L'histoire de son camarade est une belle ligne du grand rouleau ou de ce qui est écrit là-haut.

LE MAÎTRE

J'espère…

Le cheval de Jacques ne permit pas à son maître d'achever; il part comme un éclair, ne s'écartant ni à droite ni à gauche, suivant la grande route. On ne vit plus Jacques; et son maître, persuadé que le chemin aboutissait à des fourches patibulaires, se tenait les côtés de rire. Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu'ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho et Richardet sans Ferragus, ce que le continuateur de Cervantès24 et l'imitateur de l'Arioste, monsignor Forti-Guerra25, n'ont pas assez compris, lecteur, causons ensemble jusqu'à ce qu'ils se soient rejoints.

Vous allez prendre l'histoire du capitaine de Jacques pour un conte, et vous aurez tort. Je vous proteste que telle qu'il l'a racontée à son maître; tel fut le récit que j'en avais entendu faire aux Invalides, je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez un monsieur de Saint-Étienne, major de l'hôtel; et l'historien qui parlait en présence de plusieurs autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un personnage grave qui n'avait point du tout l'air d'un badin. Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite: soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m'en lave les mains. – Voilà, me direz-vous, deux hommes bien extraordinaires! – Et c'est là ce qui vous met en défiance? Premièrement, la nature est si variée, surtout dans les instincts et les caractères, qu'il n'y a rien de si bizarre dans l'imagination d'un poëte dont l'expérience et l'observation ne vous offrissent le modèle dans la nature. Moi, qui vous parle, j'ai rencontré le pendant du Médecin malgré lui, que j'avais regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions. – Quoi! le pendant du mari à qui sa femme dit: J'ai trois enfants sur les bras; et qui lui répond: Mets-les à terre… Ils me demandent du pain: donne-leur le fouet! – Précisément. Voici son entretien avec ma femme.

24Avellaneda (Alonzo-Fernandez d') fit imprimer en 1614, à Tarragone, une suite de Don Quichotte. Cet ouvrage, peu estimé, a cependant été traduit en 1704 par Le Sage, sous le titre de Nouvelles Aventures de Don Quichotte. (Br.)
25Forti-Guerra ou Forte-Guerri, né à Pistoie en 1674, mort le 17 février 1735, fit en très-peu de temps son poëme de Ricciardetto (Richardet), dont il composa en un seul jour le premier chant, voulant prouver par là combien il était facile de réussir dans le genre de l'Arioste. Le Richardet fut imprimé en 1738, trois ans après la mort de l'auteur; il a été traduit ou plutôt imité en vers français par Dumourier, 1766, et par Mancini-Nivernois, Paris, 1796. (Br.)
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