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Jacques le fataliste et son maître

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En achevant ce prononcé, qu'elle avait pillé dans quelque ouvrage du temps, publié à l'occasion d'une querelle toute pareille, et où l'on avait entendu, de l'une des extrémités du royaume à l'autre, le maître crier à son serviteur: «Tu descendras!» et le serviteur crier de son côté: «Je ne descendrai pas!» allons, dit-elle à Jacques, vous, donnez-moi le bras sans parlementer davantage…

Jacques s'écria douloureusement: Il était donc écrit là-haut que je descendrais!..

L'HÔTESSE, à Jacques

Il était écrit là-haut qu'au moment où l'on prend maître, on descendra, on montera, on avancera, on reculera, on restera, et cela sans qu'il soit jamais libre aux pieds de se refuser aux ordres de la tête. Qu'on me donne le bras, et que mon ordre s'accomplisse…

Jacques donna le bras à l'hôtesse; mais à peine eurent-ils passé le seuil de la chambre, que le maître se précipita sur Jacques, et l'embrassa; quitta Jacques pour embrasser l'hôtesse; et les embrassant l'un et l'autre, il disait: «Il est écrit là-haut que je ne me déferai jamais de cet original-là, et que tant que je vivrai il sera mon maître et que je serai son serviteur…» L'hôtesse ajouta: «Et qu'à vue de pays, vous ne vous en trouverez pas plus mal tous deux.»

L'hôtesse, après avoir apaisé cette querelle, qu'elle prit pour la première, et qui n'était pas la centième de la même espèce, et réinstallé Jacques à sa place, s'en alla à ses affaires, et le maître dit à Jacques: «À présent que nous voilà de sang-froid et en état de juger sainement, ne conviendras-tu pas?

JACQUES

Je conviendrai que quand on a donné sa parole d'honneur, il faut la tenir; et puisque nous avons promis au juge sur notre parole d'honneur de ne pas revenir sur cette affaire, il n'en faut plus parler.

LE MAÎTRE

Tu as raison.

JACQUES

Mais sans revenir sur cette affaire, ne pourrions-nous pas en prévenir cent autres par quelque arrangement raisonnable?

LE MAÎTRE

J'y consens.

JACQUES

Stipulons: 1º qu'attendu qu'il est écrit là-haut que je vous suis essentiel, et que je sens, que je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi, j'abuserai de ces avantages toutes et quantes fois que l'occasion s'en présentera.

LE MAÎTRE

Mais, Jacques, on n'a jamais rien stipulé de pareil.

JACQUES

Stipulé ou non stipulé, cela s'est fait de tous les temps, se fait aujourd'hui, et se fera tant que le monde durera. Croyez-vous que les autres n'aient pas cherché comme vous à se soustraire à ce décret, et que vous serez plus habile qu'eux? Défaites-vous de cette idée, et soumettez-vous à la loi d'un besoin dont il n'est pas en votre pouvoir de vous affranchir.

Stipulons: 2º qu'attendu qu'il est aussi impossible à Jacques de ne pas connaître son ascendant et sa force sur son maître, qu'à son maître de méconnaître sa faiblesse et de se dépouiller de son indulgence, il faut que Jacques soit insolent, et que, pour la paix, son maître ne s'en aperçoive pas. Tout cela s'est arrangé à notre insu, tout cela fut scellé là-haut au moment où la nature fit Jacques et son maître. Il fut arrêté que vous auriez les titres, et que j'aurais la chose. Si vous vouliez vous opposer à la volonté de nature, vous n'y feriez que de l'eau claire.

LE MAÎTRE

Mais, à ce compte, ton lot vaudrait mieux que le mien.

JACQUES

Qui vous le dispute?

LE MAÎTRE

Mais, à ce compte, je n'ai qu'à prendre ta place et te mettre à la mienne.

JACQUES

Savez-vous ce qui en arriverait? Vous y perdriez le titre, et vous n'auriez pas la chose. Restons comme nous sommes, nous sommes fort bien tous deux; et que le reste de notre vie soit employé à faire un proverbe.

LE MAÎTRE

Quel proverbe?

JACQUES

Jacques mène son maître. Nous serons les premiers dont on l'aura dit; mais on le répétera de mille autres qui valent mieux que vous et moi.

LE MAÎTRE

Cela me semble dur, très-dur.

JACQUES

Mon maître, mon cher maître, vous allez regimber contre un aiguillon qui n'en piquera que plus vivement. Voilà donc qui est convenu entre nous.

LE MAÎTRE

Et que fait notre consentement à une loi nécessaire?

JACQUES

Beaucoup. Croyez-vous qu'il soit inutile de savoir une bonne fois, nettement, clairement, à quoi s'en tenir? Toutes nos querelles ne sont venues jusqu'à présent que parce que nous ne nous étions pas encore bien dit, vous, que vous vous appelleriez mon maître, et que c'est moi qui serais le vôtre. Mais voilà qui est entendu; et nous n'avons plus qu'à cheminer en conséquence.

LE MAÎTRE

Mais où diable as-tu appris tout cela?

JACQUES

Dans le grand livre. Ah! mon maître, on a beau réfléchir, méditer, étudier dans tous les livres du monde, on n'est jamais qu'un petit clerc quand on n'a pas lu dans le grand livre…

L'après-dînée, le soleil s'éclaircit. Quelques voyageurs assurèrent que le ruisseau était guéable. Jacques descendit; son maître paya l'hôtesse très-largement. Voilà à la porte de l'auberge un assez grand nombre de passagers que le mauvais temps y avait retenus, se préparant à continuer leur route; parmi ces passagers, Jacques et son maître, l'homme au mariage saugrenu et son compagnon. Les piétons ont pris leurs bâtons et leurs bissacs; d'autres s'arrangent dans leurs fourgons ou leurs voitures; les cavaliers sont sur leurs chevaux, et boivent le vin de l'étrier. L'hôtesse affable tient une bouteille à la main, présente des verres, et les remplit, sans oublier le sien; on lui dit des choses obligeantes; elle y répond avec politesse et gaieté. On pique des deux, on se salue et l'on s'éloigne.

Il arriva que Jacques et son maître, le marquis des Arcis et son compagnon de voyage, avaient la même route à faire. De ces quatre personnages il n'y a que ce dernier qui ne vous soit pas connu. Il avait à peine atteint l'âge de vingt-deux ou de vingt-trois ans. Il était d'une timidité qui se peignait sur son visage; il portait sa tête un peu penchée sur l'épaule gauche; il était silencieux, et n'avait presque aucun usage du monde. S'il faisait la révérence, il inclinait la partie supérieure de son corps sans remuer ses jambes; assis, il avait le tic de prendre les basques de son habit, et de les croiser sur ses cuisses; de tenir ses mains dans les fentes, et d'écouter ceux qui parlaient, les yeux presque fermés. À cette allure singulière Jacques le déchiffra; et s'approchant de l'oreille de son maître, il lui dit: «Je gage que ce jeune homme a porté l'habit de moine?

– Et pourquoi cela, Jacques?

– Vous verrez.»

Nos quatre voyageurs allèrent de compagnie, s'entretenant de la pluie, du beau temps, de l'hôtesse, de l'hôte, de la querelle du marquis des Arcis, au sujet de Nicole. Cette chienne affamée et malpropre venait sans cesse s'essuyer à ses bas; après l'avoir inutilement chassée plusieurs fois avec sa serviette, d'impatience il lui avait détaché un assez violent coup de pied… Et voilà tout de suite la conversation tournée sur cet attachement singulier des femmes pour les animaux. Chacun en dit son avis. Le maître de Jacques, s'adressant à Jacques, lui dit: «Et toi, Jacques, qu'en penses-tu?»

Jacques demanda à son maître s'il n'avait pas remarqué que, quelle que fût la misère des petites gens, n'ayant pas de pain pour eux, ils avaient tous des chiens; s'il n'avait pas remarqué que ces chiens, étant tous instruits à faire des tours, à marcher à deux pattes, à danser, à rapporter, à sauter pour le roi, pour la reine, à faire le mort, cette éducation les avait rendus les plus malheureuses bêtes du monde. D'où il conclut que tout homme voulait commander à un autre; et que l'animal se trouvant dans la société immédiatement au-dessous de la classe des derniers citoyens commandés par toutes les autres classes, ils prenaient un animal pour commander aussi à quelqu'un. Eh bien! dit Jacques, chacun a son chien. Le ministre est le chien du roi, le premier commis est le chien du ministre, la femme est le chien du mari, ou le mari le chien de la femme; Favori est le chien de celle-ci, et Thibaud est le chien de l'homme du coin. Lorsque mon maître me fait parler quand je voudrais me taire, ce qui, à la vérité, m'arrive rarement, continua Jacques; lorsqu'il me fait taire quand je voudrais parler, ce qui est très-difficile; lorsqu'il me demande l'histoire de mes amours, et que j'aimerais mieux causer d'autre chose; lorsque j'ai commencé l'histoire de mes amours, et qu'il l'interrompt: que suis-je autre chose que son chien? les hommes faibles sont les chiens des hommes fermes.

LE MAÎTRE

Mais, Jacques, cet attachement pour les animaux, je ne le remarque pas seulement dans les petites gens; je connais de grandes dames entourées d'une meute de chiens, sans compter les chats, les perroquets, les oiseaux.

JACQUES

C'est leur satire et celle de ce qui les entoure. Elles n'aiment personne; personne ne les aime: et elles jettent aux chiens un sentiment dont elles ne savent que faire.

LE MARQUIS DES ARCIS

Aimer les animaux ou jeter son cœur aux chiens, cela est singulièrement vu.

LE MAÎTRE

Ce qu'on donne à ces animaux-là suffirait à la nourriture de deux ou trois malheureux.

JACQUES

À présent en êtes-vous surpris?

LE MAÎTRE

Non.

Le marquis des Arcis tourna les yeux sur Jacques, sourit de ses idées; puis, s'adressant à son maître, il lui dit: Vous avez là un serviteur qui n'est pas ordinaire.

 
LE MAÎTRE

Un serviteur, vous avez bien de la bonté: c'est moi qui suis le sien; et peu s'en est fallu que ce matin, pas plus tard, il ne me l'ait prouvé en forme.

Tout en causant on arriva à la couchée, et l'on fit chambrée commune. Le maître de Jacques et le marquis des Arcis soupèrent ensemble. Jacques et le jeune homme furent servis à part. Le maître ébaucha en quatre mots au marquis l'histoire de Jacques et son tour de tête fataliste. Le marquis parla du jeune homme qui le suivait. Il avait été prémontré. Il était sorti de sa maison par une aventure bizarre; des amis le lui avaient recommandé; et il en avait fait son secrétaire en attendant mieux. Le maître de Jacques dit: Cela est plaisant.

LE MARQUIS DES ARCIS

Et que trouvez-vous de plaisant à cela?

LE MAÎTRE

Je parle de Jacques. À peine sommes-nous entrés dans le logis que nous venons de quitter, que Jacques m'a dit à voix basse: «Monsieur, regardez bien ce jeune homme, je gagerais qu'il a été moine.»

LE MARQUIS

Il a rencontré juste, je ne sais sur quoi. Vous couchez-vous de bonne heure?

LE MAÎTRE

Non, pas ordinairement; et ce soir j'en suis d'autant moins pressé que nous n'avons fait que demi-journée.

LE MARQUIS DES ARCIS

Si vous n'avez rien qui vous occupe plus utilement ou plus agréablement, je vous raconterai l'histoire de mon secrétaire; elle n'est pas commune.

LE MAÎTRE

Je l'écouterai volontiers.

Je vous entends, lecteur: vous me dites: Et les amours de Jacques?.. Croyez-vous que je n'en sois pas aussi curieux que vous? Avez-vous oublié que Jacques aimait à parler, et surtout à parler de lui; manie générale des gens de son état; manie qui les tire de leur abjection, qui les place dans la tribune, et qui les transforme tout à coup en personnages intéressants? Quel est, à votre avis, le motif qui attire la populace aux exécutions publiques? L'inhumanité? Vous vous trompez: le peuple n'est point inhumain; ce malheureux autour de l'échafaud duquel il s'attroupe, il l'arracherait des mains de la justice s'il le pouvait. Il va chercher en Grève une scène qu'il puisse raconter à son retour dans le faubourg; celle-là ou une autre, cela lui est indifférent, pourvu qu'il fasse un rôle, qu'il rassemble ses voisins, et qu'il s'en fasse écouter. Donnez au boulevard une fête amusante; et vous verrez que la place des exécutions sera vide. Le peuple est avide de spectacles, et y court, parce qu'il est amusé quand il en jouit, et qu'il est encore amusé par le récit qu'il en fait quand il en est revenu. Le peuple est terrible dans sa fureur; mais elle ne dure pas. Sa misère propre l'a rendu compatissant; il détourne les yeux du spectacle d'horreur qu'il est allé chercher; il s'attendrit, il s'en retourne en pleurant… Tout ce que je vous débite là, lecteur, je le tiens de Jacques, je vous l'avoue, parce que je n'aime pas à me faire honneur de l'esprit d'autrui. Jacques ne connaissait ni le nom de vice, ni le nom de vertu; il prétendait qu'on était heureusement ou malheureusement né. Quand il entendait prononcer les mots récompenses ou châtiments, il haussait les épaules. Selon lui la récompense était l'encouragement des bons; le châtiment, l'effroi des méchants. Qu'est-ce autre chose, disait-il, s'il n'y a point de liberté, et que notre destinée soit écrite là-haut? Il croyait qu'un homme s'acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l'ignominie, qu'une boule qui aurait la conscience d'elle-même suit la pente d'une montagne; et que, si l'enchaînement des causes et des effets qui forment la vie d'un homme depuis le premier instant de sa naissance jusqu'à son dernier soupir nous était connu, nous resterions convaincus qu'il n'a fait que ce qu'il était nécessaire de faire. Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans avantage et sans fruit. En effet, que répliquer à celui qui vous dit: Quelle que soit la somme des éléments dont je suis composé, je suis un; or, une cause n'a qu'un effet; j'ai toujours été une cause une; je n'ai donc jamais eu qu'un effet à produire; ma durée n'est donc qu'une suite d'effets nécessaires. C'est ainsi que Jacques raisonnait d'après son capitaine. La distinction d'un monde physique et d'un monde moral lui semblait vide de sens. Son capitaine lui avait fourré dans la tête toutes ces opinions qu'il avait puisées, lui, dans son Spinosa qu'il savait par cœur. D'après ce système, on pourrait imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de rien; cela n'était pourtant pas vrai. Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur, pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste; et quand on lui objectait qu'il ressemblait alors au chien qui mord la pierre qui l'a frappé: «Nenni, disait-il, la pierre mordue par le chien ne se corrige pas; l'homme injuste est modifié par le bâton.» Souvent il était inconséquent comme vous et moi, et sujet à oublier ses principes, excepté dans quelques circonstances où sa philosophie le dominait évidemment; c'était alors qu'il disait: «Il fallait que cela fût, car cela était écrit là-haut.» Il tâchait à prévenir le mal; il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence. Lorsque l'accident était arrivé, il en revenait à son refrain; et il était consolé. Du reste, bon homme, franc, honnête, brave, attaché, fidèle, très-têtu, encore plus bavard, et affligé comme vous et moi d'avoir commencé l'histoire de ses amours sans presque aucun espoir de la finir. Ainsi je vous conseille, lecteur, de prendre votre parti; et au défaut des amours de Jacques, de vous accommoder des aventures du secrétaire du marquis des Arcis. D'ailleurs, je le vois, ce pauvre Jacques, le cou entortillé d'un large mouchoir; sa gourde, ci-devant pleine de bon vin, ne contenant que de la tisane; toussant, jurant contre l'hôtesse qu'ils ont quittée, et contre son vin de Champagne, ce qu'il ne ferait pas s'il se ressouvenait que tout est écrit là-haut, même son rhume.

Et puis, lecteur, toujours des contes d'amour; un, deux, trois, quatre contes d'amour que je vous ai faits; trois ou quatre autres contes d'amour qui vous reviennent encore: ce sont beaucoup de contes d'amour. Il est vrai d'un autre côté que, puisqu'on écrit pour vous, il faut ou se passer de votre applaudissement, ou vous servir à votre goût, et que vous l'avez bien décidé pour les contes d'amour. Toutes vos nouvelles en vers ou en prose sont des contes d'amour; presque tous vos poëmes, élégies, églogues, idylles, chansons, épîtres, comédies, tragédies, opéras, sont des contes d'amour. Presque toutes vos peintures et vos sculptures ne sont que des contes d'amour. Vous êtes aux contes d'amour pour toute nourriture depuis que vous existez, et vous ne vous en lassez point. L'on vous tient à ce régime et l'on vous y tiendra longtemps encore, hommes et femmes, grands et petits enfants, sans que vous vous en lassiez. En vérité cela est merveilleux. Je voudrais que l'histoire du secrétaire du marquis des Arcis fût encore un conte d'amour; mais j'ai peur qu'il n'en soit rien, et que vous n'en soyez ennuyé. Tant pis pour le marquis des Arcis, pour le maître de Jacques, pour vous, lecteur, et pour moi.

Il vient un moment où presque toutes les jeunes filles et les jeunes garçons tombent dans la mélancolie; ils sont tourmentés d'une inquiétude vague qui se promène sur tout, et qui ne trouve rien qui la calme. Ils cherchent la solitude; ils pleurent; le silence des cloîtres les touche; l'image de la paix qui semble régner dans les maisons religieuses les séduit. Ils prennent pour la voix de Dieu qui les appelle à lui les premiers efforts d'un tempérament qui se développe: et c'est précisément lorsque la nature les sollicite, qu'ils embrassent un genre de vie contraire au vœu de la nature. L'erreur ne dure pas; l'expression de la nature devient plus claire: on la reconnaît; et l'être séquestré tombe dans les regrets, la langueur, les vapeurs, la folie ou le désespoir… Tel fut le préambule du marquis des Arcis. Dégoûté du monde à l'âge de dix-sept ans, Richard (c'est le nom de mon secrétaire) se sauva de la maison paternelle, et prit l'habit de prémontré46.

LE MAÎTRE

De prémontré? Je lui en sais gré. Ils sont blancs comme des cygnes, et saint Norbert qui les fonda n'omit qu'une chose dans ses conditions…

LE MARQUIS DES ARCIS

D'assigner un vis-à-vis à chacun de ses religieux.

LE MAÎTRE

Si ce n'était pas l'usage des amours d'aller tout nus47, ils se déguiseraient en prémontrés. Il règne dans cet ordre une politique singulière. On vous permet la duchesse, la marquise, la comtesse, la présidente, la conseillère, même la financière, mais point la bourgeoise; quelque jolie que soit la marchande, vous verrez rarement un prémontré dans une boutique.

LE MARQUIS DES ARCIS

C'est ce que Richard m'avait dit. Richard aurait fait ses vœux après deux ans de noviciat, si ses parents ne s'y étaient opposés. Son père exigea qu'il rentrerait dans la maison, et que là il lui serait permis d'éprouver sa vocation, en observant toutes les règles de la vie monastique pendant une année: traité qui fut fidèlement rempli de part et d'autre. L'année d'épreuve, sous les yeux de sa famille, écoulée, Richard demanda à faire ses vœux. Son père lui répondit: «Je vous ai accordé une année pour prendre une dernière résolution, j'espère que vous ne m'en refuserez pas une pour la même chose; je consens seulement que vous alliez la passer où il vous plaira48. En attendant la fin de ce second délai, l'abbé de l'ordre se l'attacha. C'est dans cet intervalle qu'il fut impliqué dans une des aventures qui n'arrivent que dans les couvents. Il y avait alors à la tête d'une des maisons de l'ordre un supérieur d'un caractère extraordinaire: il s'appelait le père Hudson. Le père Hudson avait la figure la plus intéressante: un grand front, un visage ovale, un nez aquilin, de grands yeux bleus, de belles joues larges, une belle bouche, de belles dents, le souris le plus fin, une tête couverte d'une forêt de cheveux blancs, qui ajoutaient la dignité à l'intérêt de sa figure; de l'esprit, des connaissances, de la gaieté, le maintien et le propos le plus honnête, l'amour de l'ordre, celui du travail; mais les passions les plus fougueuses, mais le goût le plus effréné des plaisirs et des femmes, mais le génie de l'intrigue porté au dernier point, mais les mœurs les plus dissolues, mais le despotisme le plus absolu dans sa maison. Lorsqu'on lui en donna l'administration, elle était infectée d'un jansénisme ignorant; les études s'y faisaient mal, les affaires temporelles étaient en désordre, les devoirs religieux y étaient tombés en désuétude, les offices divins s'y célébraient avec indécence, les logements superflus y étaient occupés par des pensionnaires dissolus. Le père Hudson convertit ou éloigna les jansénistes, présida lui-même aux études, rétablit le temporel, remit la règle en vigueur, expulsa les pensionnaires scandaleux, introduisit dans la célébration des offices la régularité et la bienséance, et fit de sa communauté une des plus édifiantes. Mais cette austérité à laquelle il assujettissait les autres, lui, s'en dispensait; ce joug de fer sous lequel il tenait ses subalternes, il n'était pas assez dupe pour le partager; aussi étaient-ils animés contre le père Hudson d'une fureur renfermée qui n'en était que plus violente et plus dangereuse. Chacun était son ennemi et son espion; chacun s'occupait, en secret, à percer les ténèbres de sa conduite; chacun tenait un état séparé de ses désordres cachés; chacun avait résolu de le perdre; il ne faisait pas une démarche qui ne fût suivie; ses intrigues étaient à peine nouées, qu'elles étaient connues.

 

L'abbé de l'ordre avait une maison attenante au monastère. Cette maison avait deux portes, l'une qui s'ouvrait dans la rue, l'autre dans le cloître; Hudson en avait forcé les serrures; l'abbatiale était devenue le réduit de ses scènes nocturnes, et le lit de l'abbé celui de ses plaisirs. C'était par la porte de la rue, lorsque la nuit était avancée, qu'il introduisait lui-même, dans les appartements de l'abbé, des femmes de toutes les conditions: c'était là qu'on faisait des soupers délicats. Hudson avait un confessionnal, et il avait corrompu toutes celles d'entre ses pénitentes qui en valaient la peine. Parmi ces pénitentes il y avait une petite confiseuse qui faisait bruit dans le quartier, par sa coquetterie et ses charmes; Hudson, qui ne pouvait fréquenter chez elle, l'enferma dans son sérail. Cette espèce de rapt ne se fit pas sans donner des soupçons aux parents et à l'époux. Ils lui rendirent visite. Hudson les reçut avec un air consterné. Comme ces bonnes gens étaient en train de lui exposer leur chagrin, la cloche sonne; c'était à six heures du soir: Hudson leur impose silence, ôte son chapeau, se lève, fait un grand signe de croix, et dit d'un ton affectueux et pénétré: Angelus Domini nuntiavit Mariæ… Et voilà le père de la confiseuse et ses frères honteux de leur soupçon, qui disaient, en descendant l'escalier, à l'époux: «Mon fils, vous êtes un sot… Mon frère, n'avez-vous point de honte? Un homme qui dit l'Angelus, un saint!»

Un soir, en hiver, qu'il s'en retournait à son couvent, il fut attaqué par une de ces créatures qui sollicitent les passants; elle lui paraît jolie: il la suit; à peine est-il entré, que le guet survient. Cette aventure en aurait perdu un autre; mais Hudson était homme de tête, et cet accident lui concilia la bienveillance et la protection du magistrat de police. Conduit en sa présence, voici comme il lui parla: «Je m'appelle Hudson, je suis le supérieur de ma maison. Quand j'y suis entré tout était en désordre; il n'y avait ni science, ni discipline, ni mœurs; le spirituel y était négligé jusqu'au scandale; le dégât du temporel menaçait la maison d'une ruine prochaine. J'ai tout rétabli; mais je suis homme, et j'ai mieux aimé m'adresser à une femme corrompue, que de m'adresser à une honnête femme. Vous pouvez à présent disposer de moi comme il vous plaira…» Le magistrat lui recommanda d'être plus circonspect à l'avenir, lui promit le secret sur cette aventure, et lui témoigna le désir de le connaître plus intimement.

Cependant les ennemis dont il était environné avaient, chacun de leur côté, envoyé au général de l'ordre des mémoires, où ce qu'ils savaient de la mauvaise conduite d'Hudson était exposé. La confrontation de ces mémoires en augmentait la force. Le général était janséniste, et par conséquent disposé à tirer vengeance de l'espèce de persécution qu'Hudson avait exercée contre les adhérents à ses opinions. Il aurait été enchanté d'étendre le reproche des mœurs corrompues d'un seul défenseur de la bulle et de la morale relâchée sur la secte entière. En conséquence il remit les différents mémoires des faits et gestes d'Hudson entre les mains de deux commissaires qu'il dépêcha secrètement, avec ordre de procéder à leur vérification et de la constater juridiquement; leur enjoignant surtout de mettre à la conduite de cette affaire la plus grande circonspection, le seul moyen d'accabler subitement le coupable, et de le soustraire à la protection de la cour et du Mirepoix49, aux yeux duquel le jansénisme était le plus grand de tous les crimes, et la soumission à la bulle Unigenitus, la première des vertus. Richard, mon secrétaire, fut un des deux commissaires.

Voilà ces deux hommes partis du noviciat, installés dans la maison d'Hudson, et procédant sourdement aux informations. Ils eurent bientôt recueilli une liste de plus de forfaits qu'il n'en fallait pour mettre cinquante moines dans l'in pace. Leur séjour avait été long, mais leur menée si adroite qu'il n'en était rien transpiré. Hudson, tout fin qu'il était, touchait au moment de sa perte, qu'il n'en avait pas le moindre soupçon. Cependant le peu d'attention de ces nouveaux venus à lui faire la cour, le secret de leur voyage, leurs sorties tantôt ensemble, tantôt séparés; leurs fréquentes conférences avec les autres religieux, l'espèce de gens qu'ils visitaient et dont ils étaient visités, lui causèrent quelque inquiétude. Il les épia, il les fit épier; et bientôt l'objet de leur mission fut évident pour lui. Il ne se déconcerta point; il s'occupa profondément de la manière, non d'échapper à l'orage qui le menaçait, mais de l'attirer sur la tête des deux commissaires: et voici le parti très-extraordinaire auquel il s'arrêta.

Il avait séduit une jeune fille qu'il tenait cachée dans un petit logement du faubourg Saint-Médard. Il court chez elle, et lui tient le discours suivant: «Mon enfant, tout est découvert, nous sommes perdus; avant huit jours vous serez renfermée, et j'ignore ce qu'il sera fait de moi. Point de désespoir, point de cris; remettez-vous de votre trouble. Écoutez-moi, faites ce que je vous dirai, faites-le bien, je me charge du reste. Demain je pars pour la campagne. Pendant mon absence, allez trouver deux religieux que je vais vous nommer. (Et il lui nomma les deux commissaires.) Demandez à leur parler en secret. Seule avec eux, jetez-vous à leurs genoux, implorez leur secours, implorez leur justice, implorez leur médiation auprès du général, sur l'esprit duquel vous savez qu'ils peuvent beaucoup; pleurez, sanglotez, arrachez-vous les cheveux; et en pleurant, sanglotant, vous arrachant les cheveux, racontez-leur toute notre histoire, et la racontez de la manière la plus propre à inspirer de la commisération pour vous, de l'horreur contre moi.

– Comment, monsieur, je leur dirai…

– Oui, vous leur direz qui vous êtes, à qui vous appartenez, que je vous ai séduite au tribunal de la confession, enlevée d'entre les bras de vos parents, et reléguée dans la maison où vous êtes. Dites qu'après vous avoir ravi l'honneur et précipitée dans le crime, je vous ai abandonnée à la misère; dites que vous ne savez plus que devenir.

– Mais, Père…

– Exécutez ce que je vous prescris, et ce qui me reste à vous prescrire, ou résolvez votre perte et la mienne. Ces deux moines ne manqueront pas de vous plaindre, de vous assurer de leur assistance, et de vous demander un second rendez-vous que vous leur accorderez. Ils s'informeront de vous et de vos parents, et comme vous ne leur aurez rien dit qui ne soit vrai, vous ne pouvez leur devenir suspecte. Après cette première et leur seconde entrevue, je vous prescrirai ce que vous aurez à faire à la troisième. Songez seulement à bien jouer votre rôle.»

Tout se passa comme Hudson l'avait imaginé. Il fit un second voyage. Les deux commissaires en instruisirent la jeune fille; elle revint dans la maison. Ils lui redemandèrent le récit de sa malheureuse histoire. Tandis qu'elle racontait à l'un, l'autre prenait des notes sur ses tablettes. Ils gémirent sur son sort, l'instruisirent de la désolation de ses parents, qui n'était que trop réelle, et lui promirent sûreté pour sa personne et prompte vengeance de son séducteur; mais à la condition qu'elle signerait sa déclaration. Cette proposition parut d'abord la révolter; on insista: elle consentit. Il n'était plus question que du jour, de l'heure et de l'endroit où se dresserait cet acte, qui demandait du temps et de la commodité… «Où nous sommes, cela ne se peut; si le prieur revenait, et qu'il m'aperçût… Chez moi, je n'oserais vous le proposer…» Cette fille et les commissaires se séparèrent, s'accordant réciproquement du temps pour lever ces difficultés.

Dès le jour même, Hudson fut informé de ce qui s'était passé. Le voilà au comble de la joie; il touche au moment de son triomphe; bientôt il apprendra à ces blancs-becs-là à quel homme ils ont affaire. «Prenez la plume, dit-il à la jeune fille, et donnez-leur rendez-vous dans l'endroit que je vais vous indiquer. Ce rendez-vous leur conviendra, j'en suis sûr. La maison est honnête, et la femme qui l'occupe jouit, dans son voisinage, et parmi les autres locataires, de la meilleure réputation.»

Cette femme était cependant une de ces intrigantes secrètes qui jouent la dévotion, qui s'insinuent dans les meilleures maisons, qui ont le ton doux, affectueux, patelin, et qui surprennent la confiance des mères et des filles, pour les amener au désordre. C'était l'usage qu'Hudson faisait de celle-ci; c'était sa marcheuse. Mit-il, ne mit-il pas l'intrigante dans son secret? c'est ce que j'ignore.

En effet, les deux envoyés du général acceptent le rendez-vous. Les y voilà avec la jeune fille. L'intrigante se retire. On commençait à verbaliser, lorsqu'il se fait un grand bruit dans la maison.

«Messieurs, à qui en voulez-vous? – Nous en voulons à la dame Simion. (C'était le nom de l'intrigante.) – Vous êtes à sa porte.»

On frappe violemment à la porte. «Messieurs, dit la jeune fille aux deux religieux, répondrai-je?

– Répondez.

– Ouvrirai-je?

– Ouvrez…»

Celui qui parlait ainsi était un commissaire avec lequel Hudson était en liaison intime; car qui ne connaissait-il pas? Il lui avait révélé son péril et dicté son rôle. «Ah! ah! dit le commissaire en entrant, deux religieux en tête-à-tête avec une fille! Elle n'est pas mal.» La jeune fille s'était si indécemment vêtue, qu'il était impossible de se méprendre à son état et à ce qu'elle pouvait avoir à démêler avec deux moines dont le plus âgé n'avait pas trente ans. Ceux-ci protestaient de leur innocence. Le commissaire ricanait en passant la main sous le menton de la jeune fille qui s'était jetée à ses pieds et qui demandait grâce. «Nous sommes en lieu honnête, disaient les moines.

46Les prémontrés doivent leur nom à un vallon où saint Norbert, fondateur de leur ordre, se retira en 1120. Ce ne fut qu'en 1584, quatre cent cinquante ans après la mort de Norbert, que le pape Grégoire XIII lui fit prendre place dans le catalogue des saints. (Br.)
47Les prémontrés portaient l'habit blanc, tout en laine, et point de linge. (Br.)
48Voir un fait analogue dans la Religieuse, t. V, p. 88.
49Boyer, évêque de Mirepoix, fut l'un des plus acharnés ennemis des jansénistes. Il avait été précepteur du Dauphin, père de Louis XV, et tenait depuis la mort de Fleury la feuille des bénéfices, ce qui lui donnait une grande puissance.
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