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Jacques le fataliste et son maître

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«Vous voilà, monsieur Gousse?

– Non, madame, je ne suis pas un autre.

– D'où venez-vous?

– D'où j'étais allé.

– Qu'avez-vous fait là?

– J'ai raccommodé un moulin qui allait mal.

– À qui appartenait ce moulin?

– Je n'en sais rien; je n'étais pas allé pour raccommoder le meunier.

– Vous êtes fort bien vêtu contre votre usage; pourquoi sous cet habit, qui est très-propre, une chemise sale?

– C'est que je n'en ai qu'une.

– Et pourquoi n'en avez-vous qu'une?

– C'est que je n'ai qu'un corps à la fois.

– Mon mari n'y est pas, mais cela ne vous empêchera pas de dîner ici.

– Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon appétit.

– Comment se porte votre femme?

– Comme il lui plaît; c'est son affaire.

– Et vos enfants?

– À merveille!

– Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoint, une si belle peau?

– Beaucoup mieux que les autres; il est mort.

– Leur apprenez-vous quelque chose?

– Non, madame.

– Quoi! ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme?

– Ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme.

– Et pourquoi cela?

– C'est qu'on ne m'a rien appris, et que je n'en suis pas plus ignorant. S'ils ont de l'esprit, ils feront comme moi; s'ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que plus sots…»

Si vous rencontrez jamais cet original, il n'est pas nécessaire de le connaître pour l'aborder. Entraînez-le dans un cabaret, dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous suivre à vingt lieues, il vous suivra; après l'avoir employé, renvoyez-le sans un sou; il s'en retournera satisfait.

Avez-vous entendu parler d'un certain Prémontval26 qui donnait à Paris des leçons publiques de mathématiques? C'était son ami… Mais Jacques et son maître se sont peut-être rejoints: voulez-vous que nous allions à eux, ou rester avec moi?.. Gousse et Prémontval tenaient ensemble l'école. Parmi les élèves qui s'y rendaient en foule, il y avait une jeune fille appelée Mlle Pigeon27, la fille de cet habile artiste qui a construit ces deux beaux planisphères qu'on a transportés du Jardin du Roi dans les salles de l'Académie des Sciences. Mlle Pigeon allait là tous les matins avec son portefeuille sous le bras et son étui de mathématiques dans son manchon. Un des professeurs, Prémontval, devint amoureux de son écolière, et tout à travers les propositions sur les solides inscrits à la sphère, il y eut un enfant de fait. Le père Pigeon n'était pas homme à entendre patiemment la vérité de ce corollaire. La situation des amants devient embarrassante, ils en confèrent; mais n'ayant rien, mais rien du tout, quel pouvait être le résultat de leurs délibérations? Ils appellent à leur secours l'ami Gousse. Celui-ci, sans mot dire, vend tout ce qu'il possède, linge, habits, machines, meubles, livres; fait une somme, jette les deux amoureux dans une chaise de poste, les accompagne à franc étrier jusqu'aux Alpes; là, il vide sa bourse du peu d'argent qui lui restait, le leur donne, les embrasse, leur souhaite un bon voyage, et s'en revient à pied demandant l'aumône jusqu'à Lyon, où il gagna, à peindre les parois d'un cloître de moines, de quoi revenir à Paris sans mendier. – Cela est très-beau. – Assurément! et d'après cette action héroïque vous croyez à Gousse un grand fonds de morale? Eh bien! détrompez-vous, il n'en avait pas plus qu'il n'y en a dans la tête d'un brochet. – Cela est impossible. – Cela est. Je l'avais occupé. Je lui donne un mandat de quatre-vingts livres sur mes commettants; la somme était écrite en chiffres; que fait-il? Il ajoute un zéro, et se fait payer huit cents livres. – Ah! l'horreur! – Il n'est pas plus malhonnête quand il me vole, qu'honnête quand il se dépouille pour un ami; c'est un original sans principes. Ces quatre-vingts francs ne lui suffisaient pas, avec un trait de plume il s'en procurait huit cents dont il avait besoin. Et les livres précieux dont il me fait présent? – Qu'est-ce que ces livres?.. – Mais Jacques et son maître? Mais les amours de Jacques? Ah! lecteur, la patience avec laquelle vous m'écoutez me prouve le peu d'intérêt que vous prenez à mes deux personnages, et je suis tenté de les laisser où ils sont… J'avais besoin d'un livre précieux, il me l'apporte; quelque temps après j'ai besoin d'un autre livre précieux, il me l'apporte encore; je veux les payer, il en refuse le prix. J'ai besoin d'un troisième livre précieux. «Pour celui-ci, dit-il, vous ne l'aurez pas, vous avez parlé trop tard; mon docteur de Sorbonne est mort.

– Et qu'a de commun la mort de votre docteur de Sorbonne avec le livre que je désire? Est-ce que vous avez pris les deux autres dans sa bibliothèque?

– Assurément!

– Sans son aveu?

– Eh! qu'en avais-je besoin pour exercer une justice distributive? Je n'ai fait que déplacer ces livres pour le mieux, en les transférant d'un endroit où ils étaient inutiles, dans un autre où l'on en ferait un bon usage…» Et prononcez après cela sur l'allure des hommes! Mais c'est l'histoire de Gousse avec sa femme qui est excellente… Je vous entends; vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs. Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n'est pas poli; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques;… je veux que vous me parliez de l'histoire de Gousse; j'en ai assez… Il faut sans doute que j'aille quelquefois à votre fantaisie; mais il faut que j'aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s'engage d'en entendre la fin.

Je vous ai dit premièrement; or, dire un premièrement, c'est annoncer au moins un secondement. Secondement donc… Écoutez-moi, ne m'écoutez pas, je parlerai tout seul… Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d'une jalousie violente et secrète: c'est un sentiment que l'amitié n'éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N'appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux? Sans s'en douter, ils cherchaient d'avance à se délivrer d'un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l'occasion à venir. Mais comment avoir cette idée de celui qui cède si généreusement son commandement de place à son ami indigent? Il le cède, il est vrai; mais s'il en eût été privé, peut-être l'eût-il revendiqué à la pointe de l'épée. Un passe-droit entre les militaires, s'il n'honore pas celui qui en profite, déshonore son rival. Mais laissons tout cela, et disons que c'était leur coin de folie. Est-ce que chacun n'a pas le sien? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l'Europe; on l'appelait l'esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorée de diverses livrées d'amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l'œil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l'espace d'un vaste tournoi des éclats d'armes brisées, n'étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l'extrémité de la carrière, et qu'ils avaient pressé de l'aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu'ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien! nos deux officiers n'étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les mœurs des anciens. Chaque vertu et chaque vice se montre et passe de mode. La force du corps eut son temps, l'adresse aux exercices eut le sien. La bravoure est tantôt plus, tantôt moins considérée; plus elle est commune, moins on en est vain, moins on en fait l'éloge. Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard: ils sont d'un autre siècle. Et qu'est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d'obtenir la supériorité sur lui? Les duels se répètent dans la société sous toutes sortes de formes, entre des prêtres, entre des magistrats, entre des littérateurs, entre des philosophes; chaque état a sa lance et ses chevaliers, et nos assemblées les plus respectables, les plus amusantes, ne sont que de petits tournois où quelquefois on porte des livrées de l'amour dans le fond de son cœur, sinon sur l'épaule. Plus il y a d'assistants, plus la joute est vive; la présence de femmes y pousse la chaleur et l'opiniâtreté à toute outrance, et la honte d'avoir succombé devant elles ne s'oublie guère.

 

Et Jacques?.. Jacques avait franchi les portes de la ville, traversé les rues aux acclamations des enfants, et atteint l'extrémité du faubourg opposé, où son cheval s'élançant dans une petite porte basse, il y eut entre le linteau de cette porte et la tête de Jacques un choc terrible dans lequel il fallait que le linteau fût déplacé ou Jacques renversé en arrière; ce fut, comme on pense bien, le dernier qui arriva. Jacques tomba, la tête fendue et sans connaissance. On le ramasse, on le rappelle à la vie avec des eaux spiritueuses; je crois même qu'il fut saigné par le maître de la maison. – Cet homme était donc chirurgien? – Non. Cependant son maître était arrivé et demandait de ses nouvelles à tous ceux qu'il rencontrait. «N'auriez-vous point aperçu un grand homme sec, monté sur un cheval pie?

– Il vient de passer, il allait comme si le diable l'eût emporté; il doit être arrivé chez son maître.

– Et qui est son maître?

– Le bourreau.

– Le bourreau!

– Oui, car ce cheval est le sien.

– Où demeure le bourreau?

– Assez loin, mais ne vous donnez pas la peine d'y aller, voilà ses gens qui vous apportent apparemment l'homme sec que vous demandez, et que nous avons pris pour un de ses valets…»

Et qui est-ce qui parlait ainsi avec le maître de Jacques? c'était un aubergiste à la porte duquel il s'était arrêté, il n'y avait pas à se tromper: il était court et gros comme un tonneau; en chemise retroussée jusqu'aux coudes; avec un bonnet de coton sur la tête, un tablier de cuisine autour de lui et un grand couteau à son côté. «Vite, vite, un lit pour ce malheureux, lui dit le maître de Jacques, un chirurgien, un médecin, un apothicaire…» Cependant on avait déposé Jacques à ses pieds, le front couvert d'une épaisse et énorme compresse, et les yeux fermés. «Jacques? Jacques?

– Est-ce vous, mon maître?

– Oui, c'est moi; regarde-moi donc.

– Je ne saurais.

– Qu'est-ce donc qu'il t'est arrivé?

– Ah le cheval! le maudit cheval! je vous dirai tout cela demain, si je ne meurs pas pendant la nuit.»

Tandis qu'on le transportait et qu'on le montait à sa chambre, le maître dirigeait la marche et criait: «Prenez garde, allez doucement; doucement, mordieu! vous allez le blesser. Toi, qui le tiens par les jambes, tourne à droite; toi, qui lui tiens la tête, tourne à gauche.» Et Jacques disait à voix basse: «Il était donc écrit là-haut!..»

À peine Jacques fut-il couché, qu'il s'endormit profondément. Son maître passa la nuit à son chevet, lui tâtant le pouls et humectant sans cesse sa compresse avec de l'eau vulnéraire. Jacques le surprit à son réveil dans cette fonction, et lui dit: Que faites-vous là?

LE MAÎTRE

Je te veille. Tu es mon serviteur, quand je suis malade ou bien portant; mais je suis le tien quand tu te portes mal.

JACQUES

Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain; ce n'est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets.

LE MAÎTRE

Comment va la tête?

JACQUES

Aussi bien que la solive contre laquelle elle a lutté.

LE MAÎTRE

Prends ce drap entre tes dents et secoue fort… Qu'as-tu senti?

JACQUES

Rien; la cruche me paraît sans fêlure.

LE MAÎTRE

Tant mieux. Tu veux te lever, je crois?

JACQUES

Et que voulez-vous que je fasse là?

LE MAÎTRE

Je veux que tu te reposes.

JACQUES

Mon avis, à moi, est que nous déjeunions et que nous partions.

LE MAÎTRE

Et le cheval?

JACQUES

Je l'ai laissé chez son maître, honnête homme, galant homme, qui l'a repris pour ce qu'il nous l'a vendu.

LE MAÎTRE

Et cet honnête homme, ce galant homme, sais-tu qui il est?

JACQUES

Non.

LE MAÎTRE

Je te le dirai quand nous serons en route.

JACQUES

Et pourquoi pas à présent? Quel mystère y a-t-il à cela?

LE MAÎTRE

Mystère ou non, quelle nécessité y a-t-il de te l'apprendre dans ce moment ou dans un autre?

JACQUES

Aucune.

LE MAÎTRE

Mais il te faut un cheval.

JACQUES

L'hôte de cette auberge ne demandera peut-être pas mieux que de nous céder un des siens.

LE MAÎTRE

Dors encore un moment, et je vais voir à cela.

Le maître de Jacques descend, ordonne le déjeuner, achète un cheval, remonte et trouve Jacques habillé. Ils ont déjeuné et les voilà partis; Jacques protestant qu'il était malhonnête de s'en aller sans avoir fait une visite de politesse au citoyen à la porte duquel il s'était presque assommé et qui l'avait si obligeamment secouru; son maître le tranquillisant sur sa délicatesse par l'assurance qu'il avait bien récompensé ses satellites qui l'avaient apporté à l'auberge; Jacques prétendant que l'argent donné aux serviteurs ne l'acquittait pas avec leur maître; que c'était ainsi que l'on inspirait aux hommes le regret et le dégoût de la bienfaisance, et que l'on se donnait à soi-même un air d'ingratitude. «Mon maître, j'entends tout ce que cet homme dit de moi par ce que je dirais de lui, s'il était à ma place et moi à la sienne…»

Ils sortaient de la ville lorsqu'ils rencontrèrent un homme grand et vigoureux, le chapeau bordé sur la tête, l'habit galonné sur toutes les tailles, allant seul si vous en exceptez deux grands chiens qui le précédaient. Jacques ne l'eut pas plus tôt aperçu, que descendre de cheval, s'écrier: «c'est lui!» et se jeter à son cou, fut l'affaire d'un instant. L'homme aux deux chiens paraissait très-embarrassé des caresses de Jacques, le repoussait doucement, et lui disait: «Monsieur, vous me faites trop d'honneur.

– Et non! je vous dois la vie, et je ne saurais trop vous en remercier.

– Vous ne savez pas qui je suis.

– N'êtes-vous pas le citoyen officieux qui m'a secouru, qui m'a saigné et qui m'a pansé, lorsque mon cheval…

– Il est vrai.

– N'êtes-vous pas le citoyen honnête qui a repris ce cheval pour le même prix qu'il me l'avait vendu?

– Je le suis.» Et Jacques de le rembrasser sur une joue et sur l'autre, et son maître de sourire, et les deux chiens debout, le nez en l'air et comme émerveillés d'une scène qu'ils voyaient pour la première fois. Jacques, après avoir ajouté à ses démonstrations de gratitude, force révérences, que son bienfaiteur ne lui rendait pas, et force souhaits qu'on recevait froidement, remonte sur son cheval, et dit à son maître: J'ai la plus profonde vénération pour cet homme que vous devez me faire connaître.

LE MAÎTRE

Et pourquoi, Jacques, est-il si vénérable à vos yeux?

JACQUES

C'est que n'attachant aucune importance aux services qu'il rend, il faut qu'il soit naturellement officieux et qu'il ait une longue habitude de bienfaisance.

LE MAÎTRE

Et à quoi jugez-vous cela?

JACQUES

À l'air indifférent et froid avec lequel il a reçu mon remercîment; il ne me salue point, il ne me dit pas un mot, il semble me méconnaître, et peut-être à présent se dit-il en lui-même avec un sentiment de mépris: Il faut que la bienfaisance soit fort étrangère à ce voyageur, et que l'exercice de la justice lui soit bien pénible, puisqu'il en est si touché… Qu'est-ce qu'il y a donc de si absurde dans ce que je vous dis, pour vous faire rire de si bon cœur!.. Quoi qu'il en soit, dites-moi le nom de cet homme, afin que je le mette sur mes tablettes.

LE MAÎTRE

Très-volontiers; écrivez.

JACQUES

Dites.

LE MAÎTRE

Écrivez: l'homme auquel je porte la plus profonde vénération…

JACQUES

La plus profonde vénération…

LE MAÎTRE

Est…

JACQUES

Est…

LE MAÎTRE

Le bourreau de ***

JACQUES

Le bourreau!

LE MAÎTRE

Oui, oui, le bourreau.

JACQUES

Pourriez-vous me dire où est le sel de cette plaisanterie?

LE MAÎTRE

Je ne plaisante point. Suivez les chaînons de votre gourmette. Vous avez besoin d'un cheval, le sort vous adresse à un passant, et ce passant, c'est un bourreau. Ce cheval vous conduit deux fois entre des fourches patibulaires; la troisième, il vous dépose chez un bourreau; là vous tombez sans vie; de là on vous apporte, où? dans une auberge, un gîte, un asile commun. Jacques, savez-vous l'histoire de la mort de Socrate?

JACQUES

Non.

LE MAÎTRE

C'était un sage d'Athènes. Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous. Ses concitoyens le condamnèrent à boire la ciguë. Eh bien! Socrate fit comme vous venez de faire; il en usa avec le bourreau qui lui présenta la ciguë aussi poliment que vous. Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c'est une race d'hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu'ils poursuivent; aux prêtres, qui les voient rarement au pied de leurs autels; aux poëtes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d'entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire, n'ont été que des flatteurs; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. Ainsi je connais, comme vous voyez, tout le péril de votre profession et toute l'importance de l'aveu que je vous demande; mais je n'abuserai pas de votre secret. Jacques, mon ami, vous êtes un philosophe, j'en suis fâché pour vous; et s'il est permis de lire dans les choses présentes celles qui doivent arriver un jour, et si ce qui est écrit là-haut se manifeste quelquefois aux hommes longtemps avant l'événement, je présume que votre mort sera philosophique, et que vous recevrez le lacet d'aussi bonne grâce que Socrate reçut la coupe de la ciguë.

JACQUES

Mon maître, un prophète ne dirait pas mieux; mais heureusement…

LE MAÎTRE

Vous n'y croyez pas trop; ce qui achève de donner de la force à mon pressentiment.

JACQUES

Et vous, monsieur, y croyez-vous?

LE MAÎTRE

J'y crois; mais je n'y croirais pas que ce serait sans conséquence.

JACQUES

Et pourquoi?

LE MAÎTRE

C'est qu'il n'y a du danger que pour ceux qui parlent; et je me tais.

JACQUES

Et aux pressentiments?

LE MAÎTRE

J'en ris, mais j'avoue que c'est en tremblant. Il y en a qui ont un caractère si frappant! On a été bercé de ces contes-là de si bonne heure! Si vos rêves s'étaient réalisés cinq ou six fois, et qu'il vous arrivât de rêver que votre ami est mort, vous iriez bien vite le matin chez lui pour savoir ce qui en est. Mais les pressentiments dont il est impossible de se défendre, ce sont surtout ceux qui se présentent au moment où la chose se passe loin de nous, et qui ont un air symbolique.

JACQUES

Vous êtes quelquefois si profond et si sublime, que je ne vous entends pas. Ne pourriez-vous pas m'éclaircir cela par un exemple?

LE MAÎTRE

Rien de plus aisé. Une femme vivait à la campagne avec son mari octogénaire et attaqué de la pierre. Le mari quitte sa femme et vient à la ville se faire opérer. La veille de l'opération il écrit à sa femme: «À l'heure où vous recevrez cette lettre, je serai sous le bistouri de frère Cosme…» Tu connais ces anneaux de mariage qui se séparent en deux parties, sur chacune desquelles les noms de l'époux et de sa femme sont gravés. Eh bien! cette femme en avait un pareil au doigt, lorsqu'elle ouvrit la lettre de son mari. À l'instant, les deux moitiés de cet anneau se séparent; celle qui portait son nom reste à son doigt; celle qui portait le nom de son mari tombe brisée sur la lettre qu'elle lisait… Dis-moi, Jacques, crois-tu qu'il y ait de tête assez forte, d'âme assez ferme, pour n'être pas plus ou moins ébranlée d'un pareil incident, et dans une circonstance pareille? Aussi cette femme en pensa mourir. Ses transes durèrent jusqu'au jour de la poste suivante par laquelle son mari lui écrivit que l'opération s'était faite heureusement, qu'il était hors de tout danger, et qu'il se flattait de l'embrasser avant la fin du mois.

 
JACQUES

Et l'embrassa-t-il en effet?

LE MAÎTRE

Oui.

JACQUES

Je vous ai fait cette question, parce que j'ai remarqué plusieurs fois que le destin était cauteleux. On lui dit au premier moment qu'il en aura menti, et il se trouve au second moment, qu'il a dit vrai. Ainsi donc, monsieur, vous me croyez dans le cas du pressentiment symbolique; et, malgré vous, vous me croyez menacé de la mort du philosophe?

LE MAÎTRE

Je ne saurais te le dissimuler; mais pour écarter cette triste idée, ne pourrais-tu pas?..

JACQUES

Reprendre l'histoire de mes amours?..

Jacques reprit l'histoire de ses amours. Nous l'avions laissé, je crois, avec le chirurgien.

LE CHIRURGIEN

J'ai peur qu'il n'y ait de la besogne à votre genou pour plus d'un jour.

JACQUES

Il y en aura tout juste pour tout le temps qui est écrit là-haut, qu'importe?

LE CHIRURGIEN

À tant par jour pour le logement, la nourriture et mes soins, cela fera une somme.

JACQUES

Docteur, il ne s'agit pas de la somme pour tout ce temps; mais combien par jour.

LE CHIRURGIEN

Vingt-cinq sous, serait-ce trop?

JACQUES

Beaucoup trop; allons, docteur, je suis un pauvre diable: ainsi réduisons la chose à la moitié, et avisez le plus promptement que vous pourrez à me faire transporter chez vous.

LE CHIRURGIEN

Douze sous et demi, ce n'est guère; vous mettrez bien les treize sous?

JACQUES

Douze sous et demi, treize sous… Tôpe.

LE CHIRURGIEN

Et vous payerez tous les jours?

JACQUES

C'est la condition.

LE CHIRURGIEN

C'est que j'ai une diable de femme qui n'entend pas raillerie, voyez-vous.

JACQUES

Eh! docteur, faites-moi transporter bien vite auprès de votre diable de femme.

LE CHIRURGIEN

Un mois à treize sous par jour, c'est dix-neuf livres dix sous. Vous mettrez bien vingt francs?

JACQUES

Vingt francs, soit.

LE CHIRURGIEN

Vous voulez être bien nourri, bien soigné, promptement guéri. Outre la nourriture, le logement et les soins, il y aura peut-être les médicaments, il y aura des linges, il y aura…

JACQUES

Après?

LE CHIRURGIEN

Ma foi, le tout vaudra bien vingt-quatre francs.

JACQUES

Va pour vingt-quatre francs; mais sans queue.

LE CHIRURGIEN

Un mois à vingt-quatre francs; deux mois, cela fera quarante-huit livres; trois mois, cela fera soixante et douze. Ah! que la doctoresse serait contente, si vous pouviez lui avancer, en entrant, la moitié de ces soixante et douze livres!

JACQUES

J'y consens.

LE CHIRURGIEN

Elle serait bien plus contente encore…

JACQUES

Si je payais le quartier? Je le payerai.

Jacques ajouta: Le chirurgien alla retrouver mes hôtes, les prévint de notre arrangement, et un moment après, l'homme, la femme et les enfants se rassemblèrent autour de mon lit avec un air serein; ce furent des questions sans fin sur ma santé et sur mon genou, des éloges sur le chirurgien leur compère et sa femme, des souhaits à perte de vue, la plus belle affabilité, un intérêt! un empressement à me servir! Cependant le chirurgien ne leur avait pas dit que j'avais quelque argent, mais ils connaissaient l'homme; il me prenait chez lui, et ils le savaient. Je payai ce que je devais à ces gens; je fis aux enfants de petites largesses, que leur père et mère ne laissèrent pas longtemps entre leurs mains. C'était le matin. L'hôte partit pour s'en aller aux champs, l'hôtesse prit sa hotte sur ses épaules et s'éloigna; les enfants, attristés et mécontents d'avoir été spoliés, disparurent, et quand il fut question de me tirer de mon grabat, de me vêtir et de m'arranger sur mon brancard, il ne se trouva personne que le docteur, qui se mit à crier à tue-tête et que personne n'entendit.

LE MAÎTRE

Et Jacques, qui aime à se parler à lui-même, se disait apparemment: Ne payez jamais d'avance, si vous ne voulez pas être mal servi.

JACQUES

Non, mon maître; ce n'était pas le temps de moraliser, mais bien celui de s'impatienter et de jurer. Je m'impatientai, je jurai, je fis de la morale ensuite: et tandis que je moralisais, le docteur, qui m'avait laissé seul, revint avec deux paysans qu'il avait loués pour mon transport et à mes frais, ce qu'il ne me laissa pas ignorer. Ces hommes me rendirent tous les soins préliminaires à mon installation sur l'espèce de brancard qu'on me fit avec un matelas étendu sur des perches.

LE MAÎTRE

Dieu soit loué! te voilà dans la maison du chirurgien, et amoureux de la femme ou de la fille du docteur.

JACQUES

Je crois, mon maître, que vous vous trompez.

LE MAÎTRE

Et tu crois que je passerai trois mois dans la maison du docteur avant que d'avoir entendu le premier mot de tes amours? Ah! Jacques, cela ne se peut. Fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l'humeur de la doctoresse, et des progrès de ta guérison; saute, saute par-dessus tout cela. Au fait! allons au fait! Voilà ton genou à peu près guéri, te voilà assez bien portant, et tu aimes.

JACQUES

J'aime donc, puisque vous êtes si pressé.

LE MAÎTRE

Et qui aimes-tu?

JACQUES

Une grande brune de dix-huit ans, faite au tour, grands yeux noirs, petite bouche vermeille, beaux bras, jolies mains… Ah! mon maître, les jolies mains!.. C'est que ces mains-là…

LE MAÎTRE

Tu crois encore les tenir.

JACQUES

C'est que vous les avez prises et tenues plus d'une fois à la dérobée, et qu'il n'a dépendu que d'elles que vous n'en ayez fait tout ce qu'il vous plairait.

LE MAÎTRE

Ma foi, Jacques, je ne m'attendais pas à celui-là.

JACQUES

Ni moi non plus.

LE MAÎTRE

J'ai beau rêver, je ne me rappelle ni grande brune, ni jolies mains: tâche de t'expliquer.

JACQUES

J'y consens; mais c'est à la condition que nous reviendrons sur nos pas et que nous rentrerons dans la maison du chirurgien.

LE MAÎTRE

Crois-tu que cela soit écrit là-haut?

JACQUES

C'est vous qui me l'allez apprendre; mais il est écrit ici-bas que chi va piano va sano.

LE MAÎTRE

Et que chi va sano va lontano; et je voudrais bien arriver.

JACQUES

Eh bien! qu'avez-vous résolu?

LE MAÎTRE

Ce que tu voudras.

JACQUES

En ce cas, nous revoilà chez le chirurgien; et il était écrit là-haut que nous y reviendrions. Le docteur, sa femme et ses enfants se concertèrent si bien pour épuiser ma bourse par toutes sortes de petites rapines, qu'ils y eurent bientôt réussi. La guérison de mon genou paraissait bien avancée sans l'être, la plaie était refermée à peu de chose près, je pouvais sortir à l'aide d'une béquille, et il me restait encore dix-huit francs. Pas de gens qui aiment plus à parler que les bègues, pas de gens qui aiment plus à marcher que les boiteux. Un jour d'automne, une après-dînée qu'il faisait beau, je projetai une longue course; du village que j'habitais au village voisin, il y avait environ deux lieues.

LE MAÎTRE

Et ce village s'appelait?

JACQUES

Si je vous le nommais, vous sauriez tout. Arrivé là, j'entrai dans un cabaret, je me reposai, je me rafraîchis. Le jour commençait à baisser, et je me disposais à regagner le gîte, lorsque, de la maison où j'étais, j'entendis une femme qui poussait les cris les plus aigus. Je sortis; on s'était attroupé autour d'elle. Elle était à terre, elle s'arrachait les cheveux; elle disait, en montrant les débris d'une grande cruche: «Je suis ruinée, je suis ruinée pour un mois; pendant ce temps qui est-ce qui nourrira mes pauvres enfants? Cet intendant, qui a l'âme plus dure qu'une pierre, ne me fera pas grâce d'un sou. Que je suis malheureuse! Je suis ruinée! je suis ruinée!..» Tout le monde la plaignait; je n'entendais autour d'elle que, «la pauvre femme!» mais personne ne mettait la main dans la poche. Je m'approchai brusquement et lui dis: «Ma bonne, qu'est-ce qui vous est arrivé? – Ce qui m'est arrivé! est-ce que vous ne le voyez pas? On m'avait envoyée acheter une cruche d'huile: j'ai fait un faux pas, je suis tombée, ma cruche s'est cassée, et voilà l'huile dont elle était pleine…» Dans ce moment survinrent les petits enfants de cette femme, ils étaient presque nus, et les mauvais vêtements de leur mère montraient toute la misère de la famille; et la mère et les enfants se mirent à crier. Tel que vous me voyez, il en fallait dix fois moins pour me toucher; mes entrailles s'émurent de compassion, les larmes me vinrent aux yeux. Je demandai à cette femme, d'une voix entrecoupée, pour combien il y avait d'huile dans sa cruche. «Pour combien? me répondit-elle en levant les mains en haut. Pour neuf francs, pour plus que je ne saurais gagner en un mois…» À l'instant, déliant ma bourse et lui jetant deux gros écus, «tenez, ma bonne, lui dis-je, en voilà douze…» et, sans attendre ses remercîments, je repris le chemin du village.

LE MAÎTRE

Jacques, vous fîtes là une belle chose.

JACQUES

Je fis une sottise, ne vous déplaise. Je ne fus pas à cent pas du village que je me le dis; je ne fus pas à moitié chemin que je me le dis bien mieux; arrivé chez mon chirurgien, le gousset vide, je le sentis bien autrement.

LE MAÎTRE

Tu pourrais bien avoir raison, et mon éloge être aussi déplacé que ta commisération… Non, non, Jacques, je persiste dans mon premier jugement, et c'est l'oubli de ton propre besoin qui fait le principal mérite de ton action. J'en vois les suites: tu vas être exposé à l'inhumanité de ton chirurgien et de sa femme; ils te chasseront de chez eux; mais quand tu devrais mourir à leur porte sur un fumier, sur ce fumier tu serais satisfait de toi.

JACQUES

Mon maître, je ne suis pas de cette force-là. Je m'acheminais cahin-caha; et, puisqu'il faut vous l'avouer, regrettant mes deux gros écus, qui n'en étaient pas moins donnés, et gâtant par mon regret l'œuvre que j'avais faite. J'étais à une égale distance des deux villages, et le jour était tout à fait tombé, lorsque trois bandits sortent d'entre les broussailles qui bordaient le chemin, se jettent sur moi, me renversent à terre, me fouillent, et sont étonnés de me trouver aussi peu d'argent que j'en avais. Ils avaient compté sur une meilleure proie; témoins de l'aumône que j'avais faite au village, ils avaient imaginé que celui qui peut se dessaisir aussi lestement d'un demi-louis devait en avoir encore une vingtaine. Dans la rage de voir leur espérance trompée et de s'être exposés à avoir les os brisés sur un échafaud pour une poignée de sous-marqués, si je les dénonçais, s'ils étaient pris et que je les reconnusse, ils balancèrent un moment s'ils ne m'assassineraient pas. Heureusement ils entendirent du bruit; ils s'enfuirent, et j'en fus quitte pour quelques contusions que je me fis en tombant et que je reçus tandis qu'on me volait. Les bandits éloignés, je me retirai; je regagnai le village comme je pus: j'y arrivai à deux heures de nuit, pâle, défait, la douleur de mon genou fort accrue et souffrant, en différents endroits, des coups que j'avais remboursés. Le docteur… Mon maître, qu'avez-vous? Vous serrez les dents, vous vous agitez comme si vous étiez en présence d'un ennemi.

26Prémontval (Pierre Le Guay de), fils d'un vieux commissaire de quartier de Paris, naquit à Charenton en 1716. Il enseignait les mathématiques vers 1740. Après qu'il eut enlevé Mlle Pigeon, il passa en Suisse, puis à Berlin, y vécut pauvrement, quoique membre de l'Académie, et y mourut en 1764. À Paris, il faisait des conférences. Il est assez gai de voir Crébillon fils, comme censeur, donner son approbation au Discours sur l'utilité des mathématiques ou à celui sur la Nature du nombre.
27Pigeon (Marie-Anne-Victoire), femme de Prémontval, née à Paris en 1724, mourut à Berlin en 1767, peu de temps après son mari. Elle était lectrice de la princesse Henri de Prusse. Elle a publié en 1750: Mémoires sur la vie de Jean Pigeon ou le Mécaniste philosophe, ouvrage obscur sur les idées de son père.
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