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Le comte de Monte Cristo

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XXVIII. Les registres des prisons

Le lendemain du jour où s’était passée, sur la route de Bellegarde à Beaucaire, la scène que nous venons de raconter, un homme de trente à trente-deux ans, vêtu d’un frac bleu barbeau, d’un pantalon de nankin et d’un gilet blanc, ayant à la fois la tournure et l’accent britanniques, se présenta chez le maire de Marseille.

«Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis de la maison Thomson et French de Rome. Nous sommes depuis dix ans en relations avec la maison Morrel et fils de Marseille. Nous avons une centaine de mille francs à peu près engagés dans ces relations, et nous ne sommes pas sans inquiétudes, attendu que l’on dit que la maison menace ruine: j’arrive donc tout exprès de Rome pour vous demander des renseignements sur cette maison.

– Monsieur, répondit le maire, je sais effectivement que depuis quatre ou cinq ans le malheur semble poursuivre M. Morrel: il a successivement perdu quatre ou cinq bâtiments, essuyé trois ou quatre banqueroutes; mais il ne m’appartient pas, quoique son créancier moi-même pour une dizaine de mille francs, de donner aucun renseignement sur l’état de sa fortune. Demandez-moi comme maire ce que je pense de M. Morrel, et je vous répondrai que c’est un homme probe jusqu’à la rigidité, et qui jusqu’à présent a rempli tous ses engagements avec une parfaite exactitude. Voilà tout ce que je puis vous dire, monsieur; si vous voulez en savoir davantage, adressez-vous à M. de Boville, inspecteur des prisons, rue de Noailles, no 15; il a, je crois, deux cent mille francs placés dans la maison Morrel, et s’il y a réellement quelque chose à craindre, comme cette somme est plus considérable que la mienne, vous le trouverez probablement sur ce point mieux renseigné que moi.»

L’Anglais parut apprécier cette suprême délicatesse, salua, sortit et s’achemina de ce pas particulier aux fils de la Grande-Bretagne vers la rue indiquée.

M. de Boville était dans son cabinet. En l’apercevant, l’Anglais fit un mouvement de surprise qui semblait indiquer que ce n’était point la première fois qu’il se trouvait devant celui auquel il venait faire une visite. Quand à M. de Boville, il était si désespéré, qu’il était évident que toutes les facultés de son esprit, absorbées dans la pensée qui l’occupait en ce moment, ne laissaient ni à sa mémoire ni à son imagination le loisir de s’égarer dans le passé.

L’Anglais, avec le flegme de sa nation, lui posa à peu près dans les mêmes termes la même question qu’il venait de poser au maire de Marseille.

«Oh! monsieur, s’écria M. de Boville, vos craintes sont malheureusement on ne peut plus fondées, et vous voyez un homme désespéré. J’avais deux cent mille francs placés dans la maison Morrel: ces deux cent mille francs étaient la dot de ma fille que je comptais marier dans quinze jours; ces deux cent mille francs étaient remboursables, cent mille le 15 de ce mois-ci, cent mille le 15 du mois prochain. J’avais donné avis à M. Morrel du désir que j’avais que ce remboursement fût fait exactement, et voilà qu’il est venu ici, monsieur, il y a à peine une demi-heure, pour me dire que si son bâtiment le Pharaon n’était pas rentré d’ici au 15, il se trouverait dans l’impossibilité de me faire ce paiement.

– Mais, dit l’Anglais, cela ressemble fort à un atermoiement.

– Dites monsieur, que cela ressemble à une banqueroute!» s’écria M. de Boville désespéré.

L’Anglais parut réfléchir un instant, puis il dit:

«Ainsi, monsieur, cette créance vous inspire des craintes?

– C’est-à-dire que je la regarde comme perdue.

– Eh bien, moi, je vous l’achète.

– Vous?

– Oui, moi.

– Mais à un rabais énorme, sans doute?

– Non, moyennant deux cent mille francs; notre maison, ajouta l’Anglais en riant, ne fait pas de ces sortes d’affaires.

– Et vous payez?

– Comptant.»

Et l’Anglais tira de sa poche une liasse de billets de banque qui pouvait faire le double de la somme que M. de Boville craignait de perdre. Un éclair de joie passa sur le visage de M. de Boville; mais cependant il fit un effort sur lui-même et dit:

«Monsieur, je dois vous prévenir que, selon toute probabilité, vous n’aurez pas six du cent de cette somme.

– Cela ne me regarde pas, répondit l’Anglais; cela regarde la maison Thomson et French, au nom de laquelle j’agis. Peut-être a-t-elle intérêt à hâter la ruine d’une maison rivale. Mais ce que je sais, monsieur, c’est que je suis prêt à vous compter cette somme contre le transport que vous m’en ferez; seulement je demanderai un droit de courtage.

– Comment, monsieur, c’est trop juste! s’écria M. de Boville. La commission est ordinairement de un et demi: voulez-vous deux? voulez-vous trois? voulez-vous cinq? voulez-vous plus, enfin? Parlez?

– Monsieur, reprit l’Anglais en riant, je suis comme ma maison, je ne fais pas de ces sortes d’affaires; non: mon droit de courtage est de tout autre nature.

– Parlez donc, monsieur, je vous écoute.

– Vous êtes inspecteur des prisons?

– Depuis plus de quatorze ans.

– Vous tenez des registres d’entrée et de sortie?

– Sans doute.

– À ces registres doivent être jointes des notes relatives aux prisonniers?

– Chaque prisonnier a son dossier.

– Eh bien, monsieur, j’ai été élevé à Rome par un pauvre diable d’abbé qui a disparu tout à coup. J’ai appris, depuis, qu’il avait été détenu au château d’If, et je voudrais avoir quelques détails sur sa mort.

– Comment le nommiez-vous?

– L’abbé Faria.

– Oh! je me le rappelle parfaitement! s’écria M. de Boville, il était fou.

– On le disait.

– Oh! il l’était bien certainement.

– C’est possible; et quel était son genre de folie?

– Il prétendait avoir la connaissance d’un trésor immense, et offrait des sommes folles au gouvernement si on voulait le mettre en liberté.

– Pauvre diable! et il est mort?

– Oui, monsieur, il y a cinq ou six mois à peu près, en février dernier.

– Vous avez une heureuse mémoire, monsieur, pour vous rappeler ainsi les dates.

– Je me rappelle celle-ci, parce que la mort du pauvre diable fut accompagnée d’une circonstance singulière.

– Peut on connaître cette circonstance? demanda l’Anglais avec une expression de curiosité qu’un profond observateur eût été étonné de trouver sur son flegmatique visage.

– Oh! mon Dieu! oui, monsieur: le cachot de l’abbé était éloigné de quarante-cinq à cinquante pieds à peu près de celui d’un ancien agent bonapartiste, un de ceux qui avaient le plus contribué au retour de l’usurpateur en 1815, homme très résolu et très dangereux.

– Vraiment? dit l’Anglais.

– Oui, répondit M. de Boville; j’ai eu l’occasion moi-même de voir cet homme en 1816 ou 1817, et l’on ne descendait dans son cachot qu’avec un piquet de soldats: cet homme m’a fait une profonde impression, et je n’oublierai jamais son visage.»

L’Anglais sourit imperceptiblement.

«Et vous dites donc, monsieur, reprit-il, que les deux cachots…

– Étaient séparés par une distance de cinquante pieds; mais il paraît que cet Edmond Dantès…

– Cet homme dangereux s’appelait…

– Edmond Dantès. Oui, monsieur; il paraît que cet Edmond Dantès s’était procuré des outils ou en avait fabriqué, car on trouva un couloir à l’aide duquel les prisonniers communiquaient.

– Ce couloir avait sans doute été pratiqué dans un but d’évasion?

– Justement; mais malheureusement pour les prisonniers, l’abbé Faria fut atteint d’une attaque de catalepsie et mourut.

– Je comprends; cela dut arrêter court les projets d’évasion.

– Pour le mort, oui, répondit M. de Boville, mais pas pour le vivant; au contraire, ce Dantès y vit un moyen de hâter sa fuite; il pensait sans doute que les prisonniers morts au château d’If étaient enterrés dans un cimetière ordinaire; il transporta le défunt dans sa chambre, prit sa place dans le sac où on l’avait cousu et attendit le moment de l’enterrement.

– C’était un moyen hasardeux et qui indiquait quelque courage, reprit l’Anglais.

– Oh! je vous ai dit, monsieur, que c’était un homme fort dangereux; par bonheur il a débarrassé lui-même le gouvernement des craintes qu’il avait à son sujet.

– Comment cela?

– Comment? vous ne comprenez pas?

– Non.

– Le château d’If n’a pas de cimetière; on jette tout simplement les morts à la mer, après leur avoir attaché aux pieds un boulet de trente-six.

– Eh bien? fit l’Anglais, comme s’il avait la conception difficile.

– Eh bien, on lui attacha un boulet de trente-six aux pieds et on le jeta à la mer.

– En vérité? s’écria l’Anglais.

– Oui monsieur, continua l’inspecteur. Vous comprenez quel dut être l’étonnement du fugitif lorsqu’il se sentit précipité du haut en bas des rochers. J’aurais voulu voir sa figure en ce moment-là.

– Ç’eût été difficile.

– N’importe! dit M. de Boville, que la certitude de rentrer dans ses deux cent mille francs mettait de belle humeur, n’importe! je me la représente.»

Et il éclata de rire.

«Et moi aussi», dit l’Anglais.

Et il se mit à rire de son côté, mais comme rient les Anglais, c’est-à-dire du bout des dents.

«Ainsi, continua l’Anglais, qui reprit le premier son sang-froid, ainsi le fugitif fut noyé?

– Bel et bien.

– De sorte que le gouverneur du château fut débarrassé à la fois du furieux et du fou?

– Mais une espèce d’acte a dû être dressé de cet événement? demanda l’Anglais.

– Oui, oui, acte mortuaire. Vous comprenez, les parents de Dantès, s’il en a, pouvaient avoir intérêt à s’assurer s’il était mort ou vivant.

– De sorte que maintenant ils peuvent être tranquilles s’ils héritent de lui. Il est mort et bien mort?

– Oh! mon Dieu, oui. Et on leur délivrera attestation quand ils voudront.

 

– Ainsi soit-il, dit l’Anglais. Mais revenons aux registres.

– C’est vrai. Cette histoire nous en avait éloignés. Pardon.

– Pardon, de quoi? de l’histoire? Pas du tout, elle m’a paru curieuse.

– Elle l’est en effet. Ainsi, vous désirez voir, monsieur, tout ce qui est relatif à votre pauvre abbé, qui était bien la douceur même, lui?

– Cela me fera plaisir.

– Passez dans mon cabinet et je vais vous montrer cela.»

Et tous deux passèrent dans le cabinet de M. de Boville. Tout y était effectivement dans un ordre parfait: chaque registre était à son numéro, chaque dossier à sa case. L’inspecteur fit asseoir l’Anglais dans son fauteuil, et posa devant lui le registre et le dossier relatifs au château d’If, lui donnant tout le loisir de feuilleter, tandis que lui-même, assis dans un coin, lisait son journal.

L’Anglais trouva facilement le dossier relatif à l’abbé Faria; mais il paraît que l’histoire que lui avait racontée M. de Boville l’avait vivement intéressé, car après avoir pris connaissance de ces premières pièces, il continua de feuilleter jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la liasse d’Edmond Dantès. Là, il retrouva chaque chose à sa place: dénonciation, interrogatoire, pétition de Morrel, apostille de M. de Villefort. Il plia tout doucement la dénonciation, la mit dans sa poche, lut l’interrogatoire, et vit que le nom de Noirtier n’y était pas prononcé, parcourut la demande en date du 10 avril 1815, dans laquelle Morrel, d’après le conseil du substitut, exagérait dans une excellente intention, puisque Napoléon régnait alors, les services que Dantès avait rendus à la cause impériale, services que le certificat de Villefort rendait incontestables. Alors, il comprit tout. Cette demande à Napoléon, gardée par Villefort, était devenue sous la seconde Restauration une arme terrible entre les mains du procureur du roi. Il ne s’étonna donc plus en feuilletant le registre, de cette note mise en accolade en regard de son nom:

Edmond Dantès: Bonapartiste enragé: a pris une part active au retour de l’île d’Elbe. À tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance.

Au-dessous de ces lignes, était écrit d’une autre écriture:

«Vu la note ci-dessus, rien à faire

Seulement, en comparant l’écriture de l’accolade avec celle du certificat placé au bas de la demande de Morrel, il acquit la certitude que la note de l’accolade était de la même écriture que le certificat, c’est-à-dire tracée par la main de Villefort.

Quant à la note qui accompagnait la note, l’Anglais comprit qu’elle avait dû être consignée par quelque inspecteur qui avait pris un intérêt passager à la situation de Dantès, mais que le renseignement que nous venons de citer avait mis dans l’impossibilité de donner suite à cet intérêt.

Comme nous l’avons dit, l’inspecteur, par discrétion et pour ne pas gêner l’élève de l’abbé Faria dans ses recherches, s’était éloigné et lisait Le Drapeau blanc.

Il ne vit donc pas l’Anglais plier et mettre dans sa poche la dénonciation écrite par Danglars sous la tonnelle de la Réserve, et portant le timbre de la poste de Marseille, 27 février, levée de 6 heures du soir.

Mais, il faut le dire, il l’eût vu, qu’il attachait trop peu d’importance à ce papier et trop d’importance à ses deux cent mille francs, pour s’opposer à ce que faisait l’Anglais, si incorrect que cela fût.

«Merci dit celui-ci en refermant bruyamment le registre. J’ai ce qu’il me faut; maintenant, c’est à moi de tenir ma promesse: faites-moi un simple transport de votre créance; reconnaissez dans ce transport en avoir reçu le montant, et je vais vous compter la somme.»

Et il céda sa place au bureau à M. de Boville, qui s’y assit sans façon et s’empressa de faire le transport demandé, tandis que l’Anglais comptait les billets de banque sur le rebord du casier.

XXIX. La maison Morrel

Celui qui eût quitté Marseille quelques années auparavant, connaissant l’intérieur de la maison Morrel, et qui y fût entré à l’époque où nous sommes parvenus, y eût trouvé un grand changement.

Au lieu de cet air de vie, d’aisance et de bonheur qui s’exhale, pour ainsi dire, d’une maison en voie de prospérité; au lieu de ces figures joyeuses se montrant derrière les rideaux des fenêtres, de ces commis affairés traversant les corridors, une plume fichée derrière l’oreille; au lieu de cette cour encombrée de ballots, retentissant des cris et des rires des facteurs; il eût trouvé, dès la première vue, je ne sais quoi de triste et de mort. Dans ce corridor désert et dans cette cour vide, de nombreux employés qui autrefois peuplaient les bureaux, deux seuls étaient restés: l’un était un jeune homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, nommé Emmanuel Raymond, lequel était amoureux de la fille de M. Morrel, et était resté dans la maison quoi qu’eussent pu faire ses parents pour l’en retirer; l’autre était un vieux garçon de caisse, borgne, nommé Coclès, sobriquet que lui avaient donné les jeunes gens qui peuplaient autrefois cette grande ruche bourdonnante, aujourd’hui presque inhabitée, et qui avait si bien et si complètement remplacé son vrai nom, que, selon toute probabilité, il ne se serait pas même retourné, si on l’eût appelé aujourd’hui de ce nom.

Coclès était resté au service de M. Morrel, et il s’était fait dans la situation du brave homme un singulier changement. Il était à la fois monté au grade de caissier, et descendu au rang de domestique.

Ce n’en était pas moins le même Coclès, bon, patient, dévoué, mais inflexible à l’endroit de l’arithmétique, le seul point sur lequel il eût tenu tête au monde entier, même à M. Morrel, et ne connaissant que sa table de Pythagore, qu’il savait sur le bout du doigt, de quelque façon qu’on la retournât et dans quelque erreur qu’on tentât de le faire tomber.

Au milieu de la tristesse générale qui avait envahi la maison Morrel, Coclès était d’ailleurs le seul qui fût resté impassible. Mais, qu’on ne s’y trompe point; cette impassibilité ne venait pas d’un défaut d’affection, mais au contraire d’une inébranlable conviction. Comme les rats, qui, dit-on, quittent peu à peu un bâtiment condamné d’avance par le destin à périr en mer, de manière que ces hôtes égoïstes l’ont complètement abandonné au moment où il lève l’ancre, de même, nous l’avons dit, toute cette foule de commis et d’employés qui tirait son existence de la maison de l’armateur avait peu à peu déserté bureau et magasin; or, Coclès les avait vus s’éloigner tous sans songer même à se rendre compte de la cause de leur départ; tout, comme nous l’avons dit, se réduisait pour Coclès à une question de chiffres, et depuis vingt ans qu’il était dans la maison Morrel, il avait toujours vu les paiements s’opérer à bureaux ouverts avec une telle régularité, qu’il n’admettait pas plus que cette régularité pût s’arrêter et ces paiements se suspendre, qu’un meunier qui possède un moulin alimenté par les eaux d’une riche rivière n’admet que cette rivière puisse cesser de couler. En effet, jusque-là rien n’était encore venu porter atteinte à la conviction de Coclès. La dernière fin de mois s’était effectuée avec une ponctualité rigoureuse. Coclès avait relevé une erreur de soixante-dix centimes commise par M. Morrel à son préjudice, et le même jour il avait rapporté les quatorze sous d’excédent à M. Morrel, qui, avec un sourire mélancolique, les avait pris et laissés tomber dans un tiroir à peu près vide, en disant:

«Bien, Coclès, vous êtes la perle des caissiers.»

Et Coclès s’était retiré on ne peut plus satisfait; car un éloge de M. Morrel, cette perle des honnêtes gens de Marseille, flattait plus Coclès qu’une gratification de cinquante écus.

Mais depuis cette fin de mois si victorieusement accomplie, M. Morrel avait passé de cruelles heures; pour faire face à cette fin de mois, il avait réuni toutes ses ressources, et lui-même, craignant que le bruit de sa détresse ne se répandît dans Marseille, lorsqu’on le verrait recourir à de pareilles extrémités, avait fait un voyage à la foire de Beaucaire pour vendre quelques bijoux appartenant à sa femme et à sa fille, et une partie de son argenterie. Moyennant ce sacrifice, tout s’était encore cette fois passé au plus grand honneur de la maison Morrel; mais la caisse était demeurée complètement vide. Le crédit, effrayé par le bruit qui courait, s’était retiré avec son égoïsme habituel; et pour faire face aux cent mille francs à rembourser le 15 du présent mois à M. de Boville, et aux autres cent mille francs qui allaient échoir le 15 du mois suivant. M. Morrel n’avait en réalité que l’espérance du retour du Pharaon, dont un bâtiment qui avait levé l’ancre en même temps que lui, et qui était arrivé à bon port, avait appris le départ.

Mais déjà ce bâtiment, venant, comme le Pharaon de Calcutta, était arrivé depuis quinze jours, tandis que du Pharaon l’on n’avait aucune nouvelle.

C’est dans cet état de choses que, le lendemain du jour où il avait terminé avec M. de Boville l’importante affaire que nous avons dite, l’envoyé de la maison Thomson et French de Rome se présenta chez M. Morrel.

Emmanuel le reçut. Le jeune homme, que chaque nouveau visage effrayait, car chaque nouveau visage annonçait un nouveau créancier, qui, dans son inquiétude, venait questionner le chef de la maison, le jeune homme, disons-nous, voulut épargner à son patron l’ennui de cette visite: il questionna le nouveau venu; mais le nouveau venu déclara qu’il n’avait rien à dire à M. Emmanuel, et que c’était à M. Morrel en personne qu’il voulait parler. Emmanuel appela en soupirant Coclès. Coclès parut, et le jeune homme lui ordonna de conduire l’étranger à M. Morrel.

Coclès marcha devant, et l’étranger le suivit.

Sur l’escalier, on rencontra une belle jeune fille de seize à dix-sept ans, qui regarda l’étranger avec inquiétude.

Coclès ne remarqua point cette expression de visage qui cependant parut n’avoir point échappé à l’étranger.

«M. Morrel est à son cabinet, n’est-ce pas, mademoiselle Julie? demanda le caissier.

– Oui, du moins je le crois, dit la jeune fille en hésitant; voyez d’abord, Coclès, et si mon père y est, annoncez monsieur.

– M’annoncer serait inutile, mademoiselle, répondit l’Anglais, M. Morrel ne connaît pas mon nom. Ce brave homme n’a qu’à dire seulement, que je suis le premier commis de MM. Thomson et French, de Rome, avec lesquels la maison de monsieur votre père est en relations.»

La jeune fille pâlit et continua de descendre, tandis que Coclès et l’étranger continuaient de monter.

Elle entra dans le bureau où se tenait Emmanuel, et Coclès, à l’aide d’une clef dont il était possesseur, et qui annonçait ses grandes entrées près du maître, ouvrit une porte placée dans l’angle du palier du deuxième étage, introduisit l’étranger dans une antichambre, ouvrit une seconde porte qu’il referma derrière lui, et, après avoir laissé seul un instant l’envoyé de la maison Thomson et French, reparut en lui faisant signe qu’il pouvait entrer.

L’Anglais entra; il trouva M. Morrel assis devant une table, pâlissant devant les colonnes effrayantes du registre où était inscrit son passif.

En voyant l’étranger, M. Morrel ferma le registre, se leva et avança un siège; puis, lorsqu’il eut vu l’étranger s’asseoir, il s’assit lui-même.

Quatorze années avaient bien changé le digne négociant qui, âgé de trente-six ans au commencement de cette histoire, était sur le point d’atteindre la cinquantaine: ses cheveux avaient blanchi, son front s’était creusé sous des rides soucieuses; enfin son regard, autrefois si ferme et si arrêté, était devenu vague et irrésolu, et semblait toujours craindre d’être forcé de s’arrêter ou sur une idée ou sur un homme.

L’Anglais le regarda avec un sentiment de curiosité évidemment mêlé d’intérêt.

«Monsieur, dit Morrel, dont cet examen semblait redoubler le malaise, vous avez désiré me parler?

– Oui, monsieur. Vous savez de quelle part je viens, n’est-ce pas?

– De la part de la maison Thomson et French, à ce que m’a dit mon caissier du moins.

– Il vous a dit la vérité, monsieur. La maison Thomson et French avait dans le courant de ce mois et du mois prochain trois ou quatre cent mille francs à payer en France, et connaissant votre rigoureuse exactitude, elle a réuni tout le papier qu’elle a pu trouver portant cette signature, et m’a chargé, au fur et a mesure que ces papiers écherraient, d’en toucher les fonds chez vous et de faire emploi de ces fonds.»

Morrel poussa un profond soupir, et passa la main sur son front couvert de sueur.

«Ainsi, monsieur, demanda Morrel, vous avez des traites signées par moi?

– Oui, monsieur, pour une somme assez considérable.

 

– Pour quelle somme? demanda Morrel d’une voix qu’il tâchait de rendre assurée.

– Mais voici d’abord, dit l’Anglais en tirant une liasse de sa poche, un transport de deux cent mille francs fait à notre maison par M. de Boville, l’inspecteur des prisons. Reconnaissez-vous devoir cette somme à M. de Boville?

– Oui, monsieur, c’est un placement qu’il a fait chez moi, à quatre et demi du cent, voici bientôt cinq ans.

– Et que vous devez rembourser…

– Moitié le 15 de ce mois-ci, moitié le 15 du mois prochain.

– C’est cela; puis voici trente-deux mille cinq cents francs, fin courant: ce sont des traites signées de vous et passées à notre ordre par des tiers porteurs.

– Je le reconnais, dit Morrel, à qui le rouge de la honte montait à la figure, en songeant que pour la première fois de sa vie il ne pourrait peut-être pas faire honneur à sa signature; est-ce tout?

– Non, monsieur, j’ai encore pour la fin du mois prochain ces valeurs-ci, que nous ont passées la maison Pascal et la maison Wild et Turner de Marseille, cinquante-cinq mille francs à peu près: en tout deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs.»

Ce que souffrait le malheureux Morrel pendant cette énumération est impossible à décrire.

«Deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs, répéta-t-il machinalement.

– Oui, monsieur, répondit l’Anglais. Or, continua-t-il après un moment de silence, je ne vous cacherai pas, monsieur Morrel, que, tout en faisant la part de votre probité sans reproches jusqu’à présent, le bruit public de Marseille est que vous n’êtes pas en état de faire face à vos affaires.»

À cette ouverture presque brutale, Morrel pâlit affreusement.

«Monsieur, dit-il, jusqu’à présent, et il y a plus de vingt-quatre ans que j’ai reçu la maison des mains de mon père qui lui-même l’avait gérée trente-cinq ans, jusqu’à présent pas un billet signé Morrel et fils n’a été présenté à la caisse sans être payé.

– Oui, je sais cela, répondit l’Anglais; mais d’homme d’honneur à homme d’honneur, parlez franchement. Monsieur, paierez-vous ceux-ci avec la même exactitude?»

Morrel tressaillit et regarda celui qui lui parlait ainsi avec plus d’assurance qu’il ne l’avait encore fait.

«Aux questions posées avec cette franchise, dit-il, il faut faire une réponse franche. Oui, monsieur, je paierai si, comme je l’espère, mon bâtiment arrive à bon port, car son arrivée me rendra le crédit que les accidents successifs dont j’ai été la victime m’ont ôté; mais si par malheur le Pharaon, cette dernière ressource sur laquelle je compte, me manquait…»

Les larmes montèrent aux yeux du pauvre armateur.

«Eh bien, demanda son interlocuteur, si cette dernière ressource vous manquait?…

– Eh bien, continua Morrel, monsieur, c’est cruel à dire… mais, déjà habitué au malheur, il faut que je m’habitue à la honte, eh bien, je crois que je serais forcé de suspendre mes paiements.

– N’avez-vous donc point d’amis qui puissent vous aider dans cette circonstance?»

Morrel sourit tristement.

«Dans les affaires, monsieur, dit-il, on n’a point d’amis, vous le savez bien, on n’a que des correspondants.

– C’est vrai, murmura l’Anglais. Ainsi vous n’avez plus qu’une espérance?

– Une seule.

– La dernière?

– La dernière.

– De sorte que si cette espérance vous manque…

– Je suis perdu, monsieur, complètement perdu.

– Comme je venais chez vous, un navire entrait dans le port.

– Je le sais, monsieur. Un jeune homme qui est resté fidèle à ma mauvaise fortune passe une partie de son temps à un belvédère situé au haut de la maison, dans l’espérance de venir m’annoncer le premier une bonne nouvelle. J’ai su par lui l’entrée de ce navire.

– Et ce n’est pas le vôtre?

– Non, c’est un navire bordelais, la Gironde; il vient de l’Inde aussi, mais ce n’est pas le mien.

– Peut-être a-t-il eu connaissance du Pharaon et vous apporte-t-il quelque nouvelle.

– Faut-il que je vous le dise, monsieur! je crains presque autant d’apprendre des nouvelles de mon trois-mâts que de rester dans l’incertitude. L’incertitude, c’est encore l’espérance.»

Puis, M. Morrel ajouta d’une voix sourde:

«Ce retard n’est pas naturel; le Pharaon est parti de Calcutta le 5 février: depuis plus d’un mois il devrait être ici.

– Qu’est cela, dit l’Anglais en prêtant l’oreille, et que veut dire ce bruit?

– Ô mon Dieu! mon Dieu! s’écria Morrel pâlissant, qu’y a-t-il encore?»

En effet, il se faisait un grand bruit dans l’escalier; on allait et on venait, on entendit même un cri de douleur.

Morrel se leva pour aller ouvrir la porte, mais les forces lui manquèrent et il retomba sur son fauteuil.

Les deux hommes restèrent en face l’un de l’autre, Morrel tremblant de tous ses membres, l’étranger le regardant avec une expression de profonde pitié. Le bruit avait cessé; mais cependant on eût dit que Morrel attendait quelque chose; ce bruit avait une cause et devait avoir une suite.

Il sembla à l’étranger qu’on montait doucement l’escalier et que les pas, qui étaient ceux de plusieurs personnes, s’arrêtaient sur le palier.

Une clef fut introduite dans la serrure de la première porte, et l’on entendit cette porte crier sur ses fonds.

«Il n’y a que deux personnes qui aient la clef de cette porte, murmura Morrel: Coclès et Julie.»

En même temps, la seconde porte s’ouvrit et l’on vit apparaître la jeune fille pâle et les joues baignées de larmes.

Morrel se leva tout tremblant, et s’appuya au bras de son fauteuil, car il n’aurait pu se tenir debout. Sa voix voulait interroger, mais il n’avait plus de voix.

«Ô mon père! dit la jeune fille en joignant les mains, pardonnez à votre enfant d’être la messagère d’une mauvaise nouvelle!»

Morrel pâlit affreusement; Julie vint se jeter dans ses bras.

«Ô mon père! mon père! dit-elle, du courage!

– Ainsi le Pharaon a péri?» demanda Morrel d’une voix étranglée.

La jeune fille ne répondit pas, mais elle fit un signe affirmatif avec sa tête, appuyée à la poitrine de son père.

«Et l’équipage? demanda Morrel.

– Sauvé, dit la jeune fille, sauvé par le navire bordelais qui vient d’entrer dans le port.»

Morrel leva les deux mains au ciel avec une expression de résignation et de reconnaissance sublime.

«Merci, mon Dieu! dit Morrel; au moins vous ne frappez que moi seul.»

Si flegmatique que fût l’Anglais, une larme humecta sa paupière.

«Entrez, dit Morrel, entrez, car je présume que vous êtes tous à la porte.»

En effet, à peine avait-il prononcé ces mots, que Mme Morrel entra en sanglotant; Emmanuel la suivait; au fond, dans l’antichambre, on voyait les rudes figures de sept ou huit marins à moitié nus. À la vue de ces hommes, l’Anglais tressaillit; il fit un pas comme pour aller à eux, mais il se contint et s’effaça au contraire, dans l’angle le plus obscur et le plus éloigné du cabinet.

Mme Morrel alla s’asseoir dans le fauteuil, prit une des mains de son mari dans les siennes, tandis que Julie demeurait appuyée à la poitrine de son père. Emmanuel était resté à mi-chemin de la chambre et semblait servir de lien entre le groupe de la famille Morrel et les marins qui se tenaient à la porte.

«Comment cela est-il arrivé? demanda Morrel.

– Approchez, Penelon, dit le jeune homme, et racontez l’événement.»

Un vieux matelot, bronzé par le soleil de l’équateur, s’avança roulant entre ses mains les restes d’un chapeau.

«Bonjour, monsieur Morrel, dit-il, comme s’il eût quitté Marseille la veille et qu’il arrivât d’Aix ou de Toulon.

– Bonjour, mon ami, dit l’armateur, ne pouvant s’empêcher de sourire dans ses larmes: mais où est le capitaine?

– Quant à ce qui est du capitaine, monsieur Morrel, il est resté malade à Palma; mais, s’il plaît à Dieu, cela ne sera rien, et vous le verrez arriver dans quelques jours aussi bien portant que vous et moi.

– C’est bien… maintenant parlez, Penelon», dit M. Morrel.

Penelon fit passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, mit la main devant la bouche, se détourna, lança dans l’antichambre un long jet de salive noirâtre, avança le pied, et se balançant sur ses hanches:

«Pour lors, monsieur Morrel, dit-il, nous étions quelque chose comme cela entre le cap Blanc et le cap Boyador marchant avec une jolie brise sud-sud-ouest, après avoir bourlingué pendant huit jours de calme, quand le capitaine Gaumard s’approche de moi, il faut vous dire que j’étais au gouvernail, et me dit: «Père Penelon, que pensez-vous de ces nuages qui s’élèvent là-bas à l’horizon?»

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