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La comtesse de Rudolstadt

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XXXVII

Les deux habits que la néophyte trouva étalés dans sa chambre étaient une brillante parure de mariée, et un vêtement de deuil avec tous les signes distinctifs du veuvage. Elle hésita quelques instants. Sa résolution, quant au choix de l'époux, était prise, mais lequel de ces deux costumes témoignerait extérieurement de son intention? Après un peu de réflexion, elle revêtit l'habit blanc, le voile, les fleurs et les perles de la fiancée. Cet ajustement était d'un goût chaste et d'une élégance extrême. Consuelo fut bientôt prête; mais en se regardant au miroir encadré de sentences menaçantes, elle n'eut plus envie de sourire comme la première fois. Une pâleur mortelle était sur ses traits, et l'effroi dans son cœur. Quelque parti qu'elle eût résolu de prendre, elle sentait qu'il lui resterait un regret ou un remords, qu'une âme serait brisée par son abandon; et la sienne éprouvait par avance un déchirement affreux. En voyant ses joues et ses lèvres, aussi blanches que son voile et son bouquet d'oranger, elle craignit également pour Albert et pour Liverani l'aspect d'une émotion si violente, et elle fut tentée de mettre du fard; mais elle y renonça aussitôt: «Si mon visage ment, pensa-t-elle, mon cœur pourra-t-il donc mentir?»

Elle s'agenouilla contre son lit, et cachant son visage dans les draperies, elle resta absorbée dans une méditation douloureuse jusqu'au moment où la pendule sonna minuit. Elle se leva aussitôt, et vit un Invisible à masque noir debout derrière elle. Je ne sais quel instinct lui fit présumer que c'était Marcus. Elle ne se trompait pas, et pourtant, il ne se fit point connaître à elle, et se contenta de lui dire d'une voix douce et triste:

«Madame, tout est prêt. Veuillez vous couvrir de ce manteau, et me suivre.»

Consuelo suivit l'Invisible jusqu'au fond du jardin, à l'endroit où le ruisseau se perdait sous l'arcade verdoyante du parc. Là, elle trouva une gondole découverte, toute noire, toute semblable aux gondoles de Venise, et dans le rameur gigantesque qui se tenait à la proue, elle reconnut Karl, qui fit un signe de croix en la voyant.

C'était sa manière de témoigner la plus grande joie possible.

«M'est-il permis de lui parler? demanda Consuelo à son guide.

– Vous pouvez, répondit celui-ci, lui dire quelques mots à haute voix.

– Eh bien, cher Karl, mon libérateur et mon ami, dit Consuelo émue de revoir un visage connu après une si longue réclusion parmi des êtres mystérieux, puis-je espérer que rien ne trouble le plaisir que tu as de me retrouver?

– Rien! signora, répondit Karl d'une voix assurée; rien, si ce n'est le souvenir de celle… qui n'est plus de ce monde, et que je crois toujours voir à côté de vous. Courage et contentement, ma bonne maîtresse, ma bonne sœur! nous voici comme la nuit où nous nous évadions de Spandaw!

– C'est aussi un jour de délivrance, frère! dit Marcus. Allons, vogue avec l'adresse et la vigueur dont tu es doué, et qu'égalent maintenant la prudence de ta langue et la force de ton âme. Ceci ressemble en effet à une fuite, Madame, ajouta-t-il en s'adressant à Consuelo; mais le principal libérateur n'est plus le même…»

En prononçant ces derniers mots, Marcus lui présentait la main pour l'aider à s'asseoir sur le banc garni de coussins. Il la sentit trembler légèrement au souvenir de Liverani, et la pria de se couvrir le visage pour quelques instants seulement. Consuelo obéit, et la gondole, emportée par le bras robuste du déserteur, glissa rapidement sur les eaux sombres et muettes.

Au bout d'un trajet dont la durée ne put guère être appréciée par la pensive Consuelo, elle entendit un bruit de voix et d'instruments à quelque distance; la barque se ralentit, et reçut sans s'arrêter tout à fait les légères secousses d'un atterrissement. Le capuchon tomba doucement, et la néophyte crut passer d'un rêve dans un autre, en contemplant le spectacle féerique offert à ses regards. La barque côtoyait, en l'effleurant, une rive aplanie, jonchée de fleurs et de frais herbages. L'eau du ruisseau, élargie et immobile dans un vaste bassin, était comme embrasée, et reflétait des colonnades de lumières qui se tordaient en serpenteaux de feu, ou se brisaient en pluie d'étincelles sous le sillage lent et mesuré de la gondole. Une musique admirable remplissait l'air sonore, et semblait planer sur les buissons de roses et de jasmins embaumés. Quand les yeux de Consuelo se furent habitués à cette clarté soudaine, elle put les fixer sur la façade illuminée du palais qui s'élevait à très-peu de distance, et qui se plongeait dans le miroir du bassin avec une splendeur magique. Cet édifice élégant qui se dessinait sur le ciel constellé, ces voix harmonieuses, ce concert d'instruments excellents, ces fenêtres ouvertes devant lesquelles, entre les rideaux de pourpre embrasés par la lumière, Consuelo voyait s'agiter mollement des hommes et des femmes richement parés, étincelants de broderies, de diamants, d'or et de perles, avec ces têtes poudrées, qui donnaient à l'aspect général des réunions de ce temps-là un reflet de blancheur, un je ne sais quoi d'efféminé et de fantastique; toute cette fête princière, combinée avec la beauté d'une nuit tiède et sereine qui jetait des bouffées de parfums et de fraîcheur jusque dans les salles resplendissantes, remplit Consuelo d'une vive émotion, et lui causa une sorte d'enivrement. Elle, la fille du peuple, mais la reine des fêtes patriciennes, elle ne pouvait voir un spectacle de ce genre, après tant de jours de captivité, de solitude et de sombres rêveries, sans éprouver une sorte d'élan, un besoin de chanter, un tressaillement singulier à l'approche d'un public. Elle se leva donc debout dans la barque, qui se rapprochait du château de plus en plus, et soudainement exaltée par le chœur de Haendel:

Chantons la gloire

De Juda vainqueur!

elle oublia toutes choses pour mêler sa voix à ce chant d'enthousiasme grandiose.

Mais une nouvelle secousse de la barque, qui, en rasant les bords de l'eau, rencontrait quelquefois une branche, ou une touffe d'herbe, la fit trébucher. Forcée de se retenir à la première main qui s'offrit pour la soutenir, elle s'aperçut seulement alors qu'il y avait un quatrième personnage dans la barque, un Invisible masqué, qui n'y était certainement pas lorsqu'elle y était entrée.

Un vaste manteau gris sombre à longs plis, un chapeau à grands bords posé d'une certaine façon, je ne sais quoi dans les traits de ce masque, à travers lequel la physionomie humaine semblait parler; mais, plus que tout le reste, la pression de la main tremblante qui ne voulait plus se détacher de la sienne, firent reconnaître à Consuelo l'homme qu'elle aimait, le chevalier Liverani, tel qu'il s'était montré à elle la première fois sur l'étang de Spandaw. Alors la musique, l'illumination, le palais enchanté, la fête enivrante, et jusqu'à l'approche du moment solennel qui devait fixer sa destinée, tout ce qui n'était pas l'émotion présente, s'effaça de la mémoire de Consuelo. Agitée et comme vaincue par une force surhumaine, elle retomba palpitante sur les coussins de la barque, auprès de Liverani. L'autre inconnu, Marcus, était debout à la proue, et leur tournait le dos. Le jeûne, le récit de la comtesse Wanda, l'attente d'un dénoûment terrible, l'inattendu de cette fête saisie au passage, avaient brisé toutes les forces de Consuelo. Elle ne sentait plus que la main de Liverani étreignant la sienne, son bras effleurant sa taille pour être prêt à l'empêcher de s'éloigner de lui, et ce trouble divin que la présence de l'objet aimé répand jusque dans l'air qu'on respire. Consuelo resta quelques minutes ainsi, ne voyant pas plus le palais étincelant que s'il fût rentré dans la nuit profonde, n'entendant plus rien que le souffle brûlant de son amant auprès d'elle, et les battements de son propre cœur.

«Madame, dit Marcus en se retournant tout à coup vers elle, ne connaissez-vous pas l'air qu'on chante maintenant, et ne vous plairait-il pas de vous arrêter pour entendre ce magnifique ténor?

– Quels que soient l'air et la voix, répondit Consuelo préoccupée, arrêtons-nous ou continuons; que votre volonté soit faite.»

La barque touchait presque au pied du château. On pouvait distinguer les figures placées dans l'embrasure des fenêtres, et même celles qui passaient dans la profondeur des appartements. Ce n'étaient plus des spectres flottants comme dans un rêve, mais des personnages réels, des seigneurs, de grandes dames, des savants, des artistes, dont plusieurs n'étaient pas inconnus à Consuelo. Mais elle ne fit aucun effort de mémoire pour retrouver leurs noms, ni les théâtres ou les palais où elle les avait déjà aperçus. Le monde était redevenu tout à coup pour elle une lanterne magique sans signification et sans intérêt. Le seul être qui lui parût vivant dans l'univers, c'était celui dont la main brûlait furtivement la sienne sous les plis des manteaux.

«Ne connaissez-vous pas cette belle voix qui chante un air vénitien?» demanda de nouveau Marcus, surpris de l'immobilité et de l'apparente indifférence de Consuelo.

Et comme elle ne paraissait entendre ni la voix qui lui parlait ni celle qui chantait, il se rapprocha un peu et s'assit sur le banc vis-à-vis d'elle pour renouveler sa question.

«Mille pardons, Monsieur, répondit Consuelo après avoir fait un effort pour écouter; je n'y faisais pas attention. Je connais cette voix en effet, et cet air, c'est moi qui l'ai composé, il y a bien longtemps. Il est fort mauvais et fort mal chanté.

– Comment donc, reprit Marcus, s'appelle ce chanteur pour lequel vous me semblez trop sévère? Je le trouve admirable, moi!

– Ah! vous ne l'avez pas perdue? dit à voix basse Consuelo à Liverani qui venait de lui faire sentir dans le creux de sa main la petite croix de filigrane dont elle s'était séparée pour la première fois de sa vie, en la lui confiant durant son voyage de Spandaw à ***.

 

– Vous ne vous rappelez pas le nom de ce chanteur? reprit Marcus avec obstination en observant attentivement les traits de Consuelo.

– Pardon, Monsieur! répondit-elle avec un peu d'impatience, il s'appelle Anzoleto. Ah? le mauvais ré! il a perdu cette note.

– Ne souhaitez-vous pas voir son visage? Vous vous trompez peut-être. D'ici vous pourriez le distinguer parfaitement, car je le vois très-bien. C'est un bien beau jeune homme.

– À quoi bon le regarder? reprit Consuelo avec un peu d'humeur; je suis bien sûre qu'il est toujours le même.»

Marcus prit doucement la main de Consuelo, et Liverani le seconda pour la faire lever et regarder par la fenêtre toute grande ouverte. Consuelo qui eût résisté peut-être à l'un céda à l'autre, jeta un coup d'œil sur le chanteur, sur ce beau Vénitien qui était en ce moment le point de mire de plus de cent regards féminins, regards protecteurs, ardents et lascifs.

«Il est fort engraissé! dit Consuelo en se rasseyant et en résistant un peu à la dérobée aux doigts de Liverani, qui voulait lui reprendre la petite croix, et qui la reprit en effet.

– Est-ce là tout le souvenir que vous accordez à un ancien ami? reprit Marcus qui attachait toujours sur elle un regard de lynx à travers son masque.

– Ce n'est qu'un camarade, répondit Consuelo, et entre camarades, nous autres, nous ne sommes pas toujours amis.

– Mais n'auriez-vous pas quelque plaisir à lui parler? Si nous entrions dans ce palais, et si l'on vous priait de chanter avec lui?

– Si c'est une épreuve, dit avec un peu de malice Consuelo qui commençait à remarquer l'insistance de Marcus, comme je dois vous obéir en tout, je m'y prêterai volontiers. Mais si c'est pour mon plaisir que vous me faites cette offre, j'aime autant m'en dispenser.

– Dois-je arrêter ici, mon frère? demanda Karl en faisant un signe militaire avec la rame.

– Passe, frère, et pousse au large! répondit Marcus.»

Karl obéit, et au bout de peu d'instants, la barque ayant traversé le bassin, s'enfonça sous des berceaux épais. L'obscurité devint profonde. Le petit fanal suspendu à la gondole jetait seul des lueurs bleuâtres sur le feuillage environnant. De temps en temps, à travers des échappées de sombre verdure, on voyait encore scintiller faiblement au loin les lumières du palais. Les sons de l'orchestre s'évanouissaient lentement. La barque, en rasant la rive, effeuillait les rameaux en fleurs, et le manteau noir de Consuelo était semé de leurs pétales embaumés. Elle commençait à rentrer en elle-même, et à combattre cette indéfinissable volupté de l'amour et de la nuit. Elle avait retiré sa main de celle de Liverani, et son cœur se brisait à mesure que le voile d'ivresse tombait devant des lueurs de raison et de volonté.

«Écoutez, Madame! dit Marcus. N'entendez-vous pas d'ici les applaudissements de l'auditoire? Oui, vraiment! ce sont des battements de mains et des acclamations. On est ravi de ce qu'on vient d'entendre. Cet Anzoleto a un grand succès au palais.

– Ils ne s'y connaissent pas!» dit brusquement Consuelo en saisissant une fleur de magnolier que Liverani venait de cueillir au passage, et de jeter furtivement sur ses genoux.

Elle serra convulsivement cette fleur dans ses mains, et la cacha dans son sein, comme la dernière relique d'un amour indompté que l'épreuve fatale allait sanctifier ou rompre à jamais.

XXXVIII

La barque prit terre définitivement à la sortie des jardins et des bois, dans un endroit pittoresque où le ruisseau s'enfonçait parmi des roches séculaires et cessait d'être navigable. Consuelo eut peu de temps pour contempler le paysage sévère éclairé par la lune. C'était toujours dans la vaste enceinte de la résidence; mais l'art ne s'était appliqué en ce lieu qu'à conserver à la nature sa beauté première: les vieux arbres semés au hasard dans de sombres gazons, les accidents heureux du terrain, les collines aux flancs âpres, les cascades inégales, les troupeaux de daims bondissants et craintifs.

Un personnage nouveau était venu fixer l'attention de Consuelo: c'était Gottlieb, assis négligemment sur le brancard d'une chaise à porteurs, dans l'attitude d'une attente calme et rêveuse. Il tressaillit en reconnaissant son amie de la prison; mais, sur un signe de Marcus, il s'abstint de lui parler.

«Vous défendez donc à ce pauvre enfant de me serrer la main? dit tout bas Consuelo à son guide.

– Après votre initiation, vous serez libre ici dans toutes vos actions, répondit-il de même. Contentez-vous maintenant de voir comme la santé de Gottlieb est améliorée et comme la force physique lui est revenue.

– Ne puis-je savoir, du moins, reprit la néophyte, s'il n'a souffert aucune persécution pour moi, après ma fuite de Spandaw? Pardonnez à mon impatience. Cette pensée n'a cessé de me tourmenter jusqu'au jour où je l'ai aperçu, passant auprès de l'enclos du pavillon.

– Il a souffert, en effet, répondit Marcus, mais peu de temps. Dès qu'il vous sut délivrée, il se vanta avec un enthousiasme naïf d'y avoir contribué, et ses révélations involontaires durant son sommeil faillirent devenir funestes à quelques-uns d'entre nous. On voulut l'enfermer dans une maison de fous, autant pour le punir que pour l'empêcher de secourir d'antres prisonniers. Il s'enfuit alors, et comme nous avions l'œil sur lui, nous le fîmes amener ici, où nous lui avons prodigué les soins du corps et de l'âme. Nous le rendrons à sa famille et à sa patrie lorsque nous lui aurons donné la force et la prudence nécessaires pour travailler utilement à notre œuvre qui est devenue la sienne, car c'est un de nos adeptes les plus purs et les plus fervents. Mais la chaise est prête, Madame; veuillez y monter. Je ne vous quitte pas, quoique je vous confie aux bras fidèles et sûrs de Karl et de Gottlieb.»

Consuelo s'assit docilement dans une chaise à porteurs, fermée de tous côtés, et ne recevant l'air que par quelques fentes pratiquées dans la partie qui regardait le ciel. Elle ne vit donc plus rien de ce qui se passait autour d'elle. Parfois elle vit briller les étoiles, et jugea ainsi qu'elle était encore en plein air; d'autres fois elle vit cette transparence interceptée sans savoir si c'était par des bâtiments ou par l'ombrage épais des arbres. Les porteurs marchaient rapidement et dans le plus profond silence; elle s'appliqua, durant quelque temps, à distinguer dans les pas qui criaient de temps à autre sur le sable, si quatre personnes ou seulement trois l'accompagnaient. Plusieurs fois elle crut saisir le pas de Liverani à droite de la chaise; mais ce pouvait être une illusion, et, d'ailleurs, elle devait s'efforcer de n'y pas songer.

Lorsque la chaise s'arrêta et s'ouvrit, Consuelo ne put se défendre d'un sentiment d'effroi, en se voyant sous la herse, encore debout et sombre, d'un vieux manoir féodal. La lune donnait en pleine lumière sur le préau entouré de constructions en ruines, et rempli de personnages vêtus de blanc qui allaient et venaient, les uns isolés, les autres par groupes, comme des spectres capricieux. Cette arcade noire et massive de l'entrée faisait paraître le fond du tableau plus bleu, plus transparent et plus fantastique. Ces ombres errantes et silencieuses, ou se parlant à voix basse, leur mouvement sans bruit sur ces longues herbes de la cour, l'aspect de ces ruines que Consuelo reconnaissait pour celles où elle avait pénétré une fois, et où elle avait revu Albert, l'impressionnèrent tellement, qu'elle eut comme un mouvement de frayeur superstitieuse. Elle chercha instinctivement Liverani auprès d'elle. Il y était effectivement avec Marcus, mais l'obscurité de la voûte ne lui permit pas de distinguer lequel des deux lui offrait la main; et cette fois, son cœur glacé par une tristesse subite et par une crainte indéfinissable, ne l'avertit pas.

On arrangea son manteau sur ses vêtements et le capuchon sur sa tête de manière à ce qu'elle put tout voir sans être reconnue de personne. Quelqu'un lui dit à voix basse de ne pas laisser échapper un seul mot, une seule exclamation, quelque chose qu'elle pût voir; et elle fut conduite ainsi au fond de la cour, où un étrange spectacle s'offrit en effet à ses regards.

Une cloche au son faible et lugubre rassemblait les ombres en cet instant vers la chapelle ruinée où Consuelo avait naguère cherché, à la lueur des éclairs, un refuge contre l'orage. Cette chapelle était maintenant illuminée de cierges disposés dans un ordre systématique. L'autel semblait avoir été relevé récemment; il était couvert d'un drap mortuaire et paré d'insignes bizarres, où les emblèmes du christianisme se trouvaient mêlés à ceux du judaïsme, à des hiéroglyphes égyptiens, et à divers signes cabalistiques. Au milieu du chœur, dont on avait rétabli l'enceinte avec des balustrades et des colonnes symboliques, on voyait un cercueil entouré de cierges, couvert d'ossements en croix, et surmonté d'une tête de mort dans laquelle brillait une flamme couleur de sang. On amena auprès de ce cénotaphe un jeune homme dont Consuelo ne put voir les traits; un large bandeau couvrait la moitié de son visage; c'était un récipiendaire qui paraissait brisé de fatigue ou d'émotion. Il avait un bras et une jambe nus, ses mains étaient attachées derrière son dos, et sa rose blanche était tachée de sang. Une ligature au bras semblait indiquer qu'il venait d'être saigné en effet. Deux ombres agitaient autour de lui des torches de résine enflammée et répandaient sur son visage et sur sa poitrine des nuages de fumée et de tourbillons d'étincelles. Alors commença entre lui et ceux qui présidaient la cérémonie, et qui portaient des signes distinctifs de leurs dignités diverses, un dialogue bizarre qui rappela à Consuelo celui que Cagliostro lui avait fait entendre à Berlin, entre Albert et des personnages inconnus. Puis, des spectres armés de glaives, et qu'elle entendit appeler les Frères terribles, couchèrent le récipiendaire sur les dalles, et appuyèrent sur son cœur la pointe de leurs armes, tandis que plusieurs autres commencèrent, à grand cliquetis d'épées, un combat acharné, les uns prétendant empêcher l'admission du nouveau frère, le traitant de pervers, d'indigne et de traître, tandis que les autres disaient combattre pour lui au nom de la vérité et d'un droit acquis. Cette scène étrange émut Consuelo comme un rêve pénible. Cette lutte, ces menaces, ce culte magique, ces sanglots que de jeunes adolescents faisaient entendre autour du cercueil, étaient si bien simulés, qu'un spectateur non initié d'avance en eût été réellement épouvanté. Lorsque les parrains du récipiendaire l'eurent emporté dans la dispute et dans le combat contre les opposants, on le releva, on lui mit un poignard dans la main, et on lui ordonna de marcher devant lui, et de frapper quiconque s'opposerait à son entrée dans le temple.

Consuelo n'en vit pas davantage. Au moment où le nouvel initié se dirigeait, le bras levé, et dans une sorte de délire, vers une porte basse où on le poussait, les deux guides, qui n'avaient pas abandonné les bras de Consuelo, l'emmenèrent rapidement comme pour lui dérober la vue d'un spectacle affreux; et, lui rabattant le capuchon sur le visage, ils la conduisirent par de nombreux détours, et parmi des décombres où elle trébucha plus d'une fois, dans un lieu où régnait le plus profond silence. Là, on lui rendit la lumière, et elle se vit dans la grande salle octogone où elle avait surpris précédemment l'entretien d'Albert et de Trenck. Toutes les ouvertures étaient, cette fois, fermées et voilées avec soin; les murs et le plafond étaient tendus de noir; des cierges brûlaient aussi en ce lieu, dans un ordre particulier, différent de celui de la chapelle. Un autel en forme de calvaire, et surmonté de trois croix, masquait la grande cheminée. Un tombeau sur lequel étaient déposés un marteau, des clous, une lance et une couronne d'épines se dressait au milieu de la salle. Des personnages vêtus de noir et masqués étaient agenouillés ou assis à l'entour sur des tapis semés de larmes d'argent; ils ne pleuraient ni ne gémissaient; leur attitude était celle d'une méditation austère, ou d'une douleur muette et profonde.

Les guides de Consuelo la firent approcher jusqu'auprès du cercueil, et les hommes qui le gardaient s'étant levés et rangés à l'autre extrémité, l'un d'eux lui parla ainsi:

«Consuelo, tu viens de voir la cérémonie d'une réception maçonnique. Tu as vu, là comme ici, un culte inconnu, des signes mystérieux, des images funèbres, des pontifes initiateurs, un cercueil. Qu'as-tu compris à cette scène simulée, à ces épreuves effrayantes pour le récipiendaire, aux paroles qui lui ont été adressées, et à ces manifestations de respect, d'amour et de douleur autour d'une tombe illustre?

 

– J'ignore si j'ai bien compris, répondit Consuelo. Cette scène me troublait; cette cérémonie me semblait barbare. Je plaignais ce récipiendaire, dont le courage et la vertu étaient soumis à des épreuves toutes matérielles, comme s'il suffisait du courage physique pour être initié à l'œuvre du courage moral. Je blâme ce que j'ai vu, et déplore ces jeux cruels d'un sombre fanatisme, ou ces expériences puériles d'une foi tout extérieure et idolâtrique. J'ai entendu proposer des énigmes obscures, et l'explication qu'en a donnée le récipiendaire m'a paru dictée par un catéchisme méfiant ou grossier. Cependant cette tombe sanglante, cette victime immolée, cet antique mythe d'Hiram, architecte divin assassiné par les travailleurs jaloux et cupides, ce mot sacré perdu pendant des siècles, et promis à l'initié comme la clef magique qui doit lui ouvrir le temple, tout cela ne me paraît pas un symbole sans grandeur et sans intérêt; mais pourquoi la fable est-elle si mal tissée ou d'une interprétation si captieuse?

– Qu'entends-tu par là? As-tu bien écouté ce récit que tu traites de fable?

– Voici ce que j'ai entendu et ce qu'auparavant j'avais appris dans les livres qu'on m'a ordonné de méditer durant ma retraite: Hiram, conducteur des travaux du temple de Salomon, avait divisé les ouvriers par catégories. Ils avaient un salaire différent, des droits inégaux. Trois ambitieux de la plus basse catégorie résolurent de participer au salaire réservé à la classe rivale, et d'arracher à Hiram le mot d'ordre, la formule secrète qui lui servait à distinguer les compagnons des maîtres, à l'heure solennelle de la répartition. Ils le guettèrent dans le temple où il était resté seul après cette cérémonie, et se postant à chacune des trois issues du saint lieu, ils l'empêchèrent de sortir, le menacèrent, le frappèrent cruellement et l'assassinèrent sans avoir pu lui arracher son secret, le mot fatal qui devait les rendre égaux à lui et à ses privilégiés. Puis ils emportèrent son cadavre et l'ensevelirent sous des décombres; et depuis ce jour, les fidèles adeptes du temple, les amis d'Hiram pleurent son destin funeste, cherchant sa parole sacrée, et rendant des honneurs presque divins à sa mémoire.

– Et maintenant, comment expliques-tu ce mythe?

– Je l'ai médité avant de venir ici, et voici comment je le comprends. Hiram, c'est l'intelligence froide et l'habileté gouvernementale des antiques sociétés; elles reposent sur l'inégalité des conditions, sur le régime des castes. Cette fable égyptienne convenait au despotisme mystérieux des hiérophantes. Les trois ambitieux, c'est l'indignation, la révolte et la vengeance; ce sont peut-être les trois castes inférieures à la caste sacerdotale qui essaient de prendre leurs droits par la violence. Hiram assassiné, c'est le despotisme qui a perdu son prestige et sa force, et qui est descendu au tombeau emportant avec lui le secret de dominer les hommes par l'aveuglement et la superstition.

– Est-ce ainsi, véritablement, que tu interpréterais ce mythe?

– J'ai lu dans vos livres qu'il avait été apporté d'Orient par les templiers, et qu'ils l'avaient fait servir à leurs initiations. Ils devaient donc l'interpréter à peu près ainsi; mais en baptisant Hiram, la théocratie, et les assassins, l'impiété, l'anarchie et la férocité, les templiers, qui voulaient asservir la société à une sorte de despotisme monacal, pleuraient sur leur impuissance personnifiée par l'anéantissement d'Hiram. Le mot perdu et retrouvé de leur empire, c'était celui d'association ou de ruse, quelque chose comme la cité antique, ou le temple d'Osiris. Voilà pourquoi je m'étonne de voir cette fable servir encore pour vos initiations à l'œuvre de la délivrance universelle. Je voudrais croire qu'elle n'est proposée à vos adeptes que comme une épreuve de leur intelligence et de leur courage.

– Eh bien, nous qui n'avons point inventé ces formes de la maçonnerie, et qui ne nous en servons effectivement que comme d'épreuves morales, nous qui sommes plus que compagnons et maîtres dans cette science symbolique, puisque, après avoir traversé tous les grades maçonniques, nous sommes arrivés à n'être plus maçons comme on l'entend dans les rangs vulgaires de cet ordre; nous t'adjurons de nous expliquer le mythe d'Hiram comme tu l'entends, afin que nous portions sur ton zèle, ton intelligence et ta foi le jugement qui t'arrêtera ici à la porte du véritable temple, ou qui te livrera l'entrée du sanctuaire.

– Vous me demandez le mot d'Hiram, la parole perdue. Ce n'est point celle qui m'ouvrira les portes du temple; car ce mot, c'est tyrannie ou mensonge. Mais je sais les mots véritables, les noms des trois portes de l'édifice divin par lesquels les destructeurs d'Hiram entrèrent pour forcer ce chef à s'ensevelir sous les débris de son œuvre; c'est liberté, fraternité, égalité.

– Consuelo, ton interprétation, exacte ou non, nous révèle le fond de ton cœur. Sois donc dispensée de t'agenouiller jamais sur la tombe d'Hiram. Tu ne passeras pas non plus par le grade où le néophyte se prosterne sur le simulacre des cendres de Jacques Molay, le grand maître et la grande victime du temple, des moines-soldats et des prélats-chevaliers du moyen âge. Tu sortirais victorieuse de cette seconde épreuve comme de la première. Tu discernerais les traces mensongères d'une barbarie fanatique, nécessaires encore aujourd'hui comme formules de garantie à des esprits imbus du principe d'inégalité. Rappelle-toi donc bien que les francs-maçons des premiers grades n'aspirent, pour la plupart, qu'à construire un temple profane, un abri mystérieux pour une association élevée à l'état de caste. Tu comprends autrement, et tu vas marcher droit au temple universel qui doit recevoir tous les hommes confondus dans un même culte, dans un même amour. Cependant tu dois faire ici une dernière station, et te prosterner devant ce tombeau. Tu dois adorer le Christ et reconnaître en lui le seul vrai Dieu.

– Vous dites cela pour m'éprouver encore, répondit Consuelo avec fermeté: mais vous avez daigné m'ouvrir les yeux à de hautes vérités, en m'apprenant à lire dans vos livres secrets. Le Christ est un homme divin que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs. Nous pouvons bien l'appeler le sauveur des hommes, en ce sens qu'il a enseigné à ceux de son temps des vérités qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir, et qui devaient faire entrer l'humanité dans une phase nouvelle de lumière et de sainteté. Nous pouvons bien nous agenouiller auprès de sa cendre, pour remercier Dieu de nous avoir suscité un tel prophète, un tel exemple, un tel ami; mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur. Je consens donc à rendre à ces emblèmes d'un supplice à jamais illustre et sublime, l'hommage d'une pieuse reconnaissance et d'un enthousiasme filial; mais je ne crois pas que le dernier mot de la révélation ait été compris et proclamé par les hommes au temps de Jésus, car il ne l'a pas encore été officiellement sur la terre. J'attends de la sagesse et de la foi de ses disciples, de la continuation de son œuvre durant dix-sept siècles, une vérité plus pratique, une application plus complète de la parole sainte et de la doctrine fraternelle. J'attends le développement de l'Évangile, j'attends quelque chose de plus que l'égalité devant Dieu, je l'attends et je l'invoque parmi les hommes.

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