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La comtesse de Rudolstadt

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«Je m'étais promis de ne pas le gaspiller, ce précieux papier; et voilà que je le couvre de puérilités. J'y trouve un grand soulagement, et ne puis m'en défendre. Il a plu toute la journée. Je n'ai pas revu Gottlieb; je ne me suis pas promenée. J'ai été occupée du rouge-gorge tout ce temps, et cet enfantillage a fini par m'attrister étrangement. Quand l'oiseau espiègle et inconstant a cherché à me quitter en becquetant la vitre, je lui ai cédé. J'ai ouvert la fenêtre par un sentiment de respect pour la sainte liberté que les hommes ne craignent pas de ravir à leurs semblables: mais j'ai été blessée de cet abandon momentané, comme si cette bête me devait quelque chose pour tant de soins et d'amour. Je crois bien que je deviens folle, et qu'avant peu je comprendrai parfaitement les divagations de Gottlieb.»

Le 9. – «Qu'ai-je appris? ou plutôt qu'ai-je cru apprendre? car je ne sais rien encore; mais mon imagination travaille énormément.

«D'abord j'ai découvert l'auteur des billets mystérieux. C'est le dernier que j'eusse imaginé. Mais ce n'est déjà plus de cela que je songe à m'émerveiller. N'importe, je vous raconterai toute cette journée.

«Dès le matin, j'ai ouvert ma petite fenêtre composée d'un seul carreau de vitre assez grand, assez clair, grâce à la propreté avec laquelle je l'essuie pour ne rien perdre du peu de jour qui m'arrive et que me dispute le vilain grillage. Même le lierre menace de m'envahir et de me plonger dans l'obscurité; mais je n'ose encore en arracher une seule feuille; ce lierre vit, il est libre dans sa nature d'existence. Le contrarier, le mutiler! Il faudra pourtant bien s'y résoudre. Il ressent l'influence du mois d'avril; il se hâte de grandir, il s'étend, il s'accroche de tous côtés; il a ses racines scellées dans la pierre; mais il monte, il cherche l'air et le soleil. La pauvre pensée humaine en fait autant. Je comprends maintenant qu'il y ait eu jadis des plantes sacrées… des oiseaux sacrés… Le rouge-gorge est venu aussitôt, et il s'est posé sur mon épaule sans plus de façon; puis il s'est mis selon sa coutume, à regarder tout, à toucher à tout; pauvre être! il y a si peu de chose ici pour l'amuser! Et pourtant il est libre, il peut habiter les champs, et il préfère la prison, son vieux lierre et ma triste cellule. M'aimerait-il? non. Il a chaud dans ma chambre, et il prend goût à mes miettes de pain. Je suis effrayée maintenant de l'avoir si bien apprivoisé. S'il allait entrer dans la cuisine de Schwartz et devenir la proie de son vilain chat! Ma sollicitude lui causerait cette mort affreuse… Être déchiré, dévoré par une bête féroce! Et que faisons-nous donc, nous autres faibles humains, cœurs sans détours et sans défense, sinon d'être torturés et détruits par des êtres sans pitié qui nous font sentir en nous tuant lentement, leurs griffes et leur dent cruelle!

«Le soleil s'est levé clair, et ma cellule était presque couleur de rose, comme autrefois ma chambre de la corte-Minelli quand le soleil de Venise… mais il ne faut pas penser à ce soleil-là; il ne se lèvera plus sur ma tête. Puissiez-vous, ô mes amis, saluer pour moi la riante Italie, et les cieux immenses, et il firmamento lucido… que je ne reverrai sans doute plus.

«J'ai demandé à sortir; on me l'a permis quoique ce fût de meilleure heure que de coutume: j'appelle cela sortir! Une plate-forme de trente pieds de long, bordée d'un marécage et encaissée entre de hautes murailles! Pourtant ce lieu n'est pas sans beauté, du moins je me le figure à présent que je l'ai contemplé sous tous les aspects. La nuit, il est beau à force d'être triste. Je suis sûre qu'il y a ici bien des gens innocents comme moi et beaucoup plus mal partagés; des cachots d'où l'on ne sort jamais; où jamais le jour ne pénètre; que la lune même, l'amie des cœurs désolés, ne visite point. Ah! j'aurais tort de murmurer. Mon Dieu! si j'avais une part de puissance sur la terre, je voudrais faire des heureux!..

«Gottlieb est accouru vers moi clopin-clopant, et souriant autant que sa bouche pétrifiée peut sourire. On ne l'a pas troublé, on l'a laissé seul avec moi; et tout à coup, miracle! Gottlieb s'est mis à parler presque comme un être raisonnable.

« – Je ne t'ai pas écrit cette nuit, m'a-t-il dit, et tu n'as pas trouvé de billet sur ta fenêtre. C'est que je ne t'avais pas vue hier, et que tu ne m'avais rien commandé.

« – Que dis-tu! Gottlieb, c'était toi qui m'écrivais?

« – Et quel autre eût pu le faire? Tu n'avais pas deviné que c'était moi? Mais je ne t'écrirai plus inutilement à présent que tu veux bien me parler. Je ne veux pas t'importuner, mais te servir.

« – Bon Gottlieb, tu me plains donc? tu prends donc intérêt à moi?

« – Oui, puisque j'ai reconnu que tu étais un esprit de lumière!

« – Je ne suis rien de plus que toi, Gottlieb, tu te trompes.

« – Je ne me trompe pas. Ne t'entends-je pas chanter?

« – Tu aimes donc la musique?

« – J'aime la tienne; elle est selon Dieu et selon mon cœur.

« – Ton cœur est pieux, ton âme est pure, je le vois Gottlieb.

« – Je travaille à les rendre tels. Les anges m'assisteront, et je vaincrai l'esprit des ténèbres qui s'est appesanti sur mon pauvre corps, mais qui n'a pu s'emparer de mon âme.»

«Peu à peu Gottlieb s'est mis à parler avec enthousiasme, mais sans cesser d'être noble et vrai dans ses symboles poétiques. Enfin, que vous dirai-je? cet idiot, ce fou est arrivé à une véritable éloquence en parlant de la bonté de Dieu, des misères humaines, de la justice future, d'une Providence rémunératrice, des vertus évangéliques, des devoirs du vrai croyant, des arts même, de la musique et de la poésie. Je n'ai pas pu encore comprendre dans quelle religion il avait puisé toutes ses idées, et cette fervente exaltation; car il ne m'a semblé ni catholique ni protestant, et tout en me disant, à plusieurs reprises, qu'il croyait à la seule, à la vraie religion, il ne m'a rien appris, sinon qu'il est, à l'insu de ses parents, d'une secte particulière: je suis trop ignorante pour deviner laquelle. J'étudierai peu à peu le mystère de cette âme singulièrement forte et belle, singulièrement malade et affligée; car, en somme, le pauvre Gottlieb est fou, comme Zdenko l'était dans sa poésie… comme Albert l'était aussi dans sa vertu sublime!.. La démence de Gottlieb a reparu, lorsque après avoir parlé quelque temps avec chaleur, son enthousiasme est devenu plus fort que lui; et alors il s'est mis à divaguer d'une manière enfantine qui me faisait mal, sur l'ange rouge-gorge et sur le chat démon; et aussi sur sa mère, qui a fait alliance avec le chat et avec le mauvais esprit qui est en lui; enfin de son père, qui a été changé en pierre par un regard de ce pauvre matou Belzébuth. J'ai réussi à le calmer en le distrayant de ses sombres fantaisies, et je l'ai interrogé sur les autres prisonniers. Je n'avais plus aucun intérêt personnel à apprendre ces détails, puisque les billets, au lieu d'être jetés sur ma fenêtre du haut de la tour, comme je le supposais, étaient hissés d'en bas par Gottlieb, avant le jour, au moyen de je ne sais quel engin sans doute fort simple. Mais Gottlieb, obéissant à mes intentions avec une docilité singulière, s'était déjà enquis de ce que la veille j'avais paru désirer de savoir. Il m'a appris que la prisonnière qui demeure dans le bâtiment situé derrière moi, était jeune et belle, et qu'il l'avait aperçue. Je ne faisais pas grande attention à ses paroles, lorsque tout à coup il m'a dit son nom, qui m'a fait tressaillir. Cette captive s'appelle Amélie.

«Amélie! quelle mer d'inquiétudes, quel monde de souvenirs ce nom réveille en moi! J'ai connu deux Amélies qui toutes deux ont précipité ma destinée dans l'abîme par leurs confidences. Celle-ci est-elle la princesse de Prusse ou la jeune baronne de Rudolstadt? Sans doute ni l'une ni l'autre. Gottlieb, qui n'a aucune curiosité pour son compte, et qui semble ne pas pouvoir s'aviser de faire un pas ni une question si je ne le pousse en avant comme un automate, n'a rien su me dire de plus que ce prénom d'Amélie. Il a vu la captive, mais il l'a vue à sa manière, c'est-à-dire à travers un nuage. Elle doit être jeune et belle, madame Schwartz le dit. Mais lui, Gottlieb, avoue qu'il ne s'y connaît pas. Il a seulement pressenti, en l'apercevant à sa fenêtre, que ce n'est pas un bon esprit, un ange. On fait mystère de son nom de famille. Elle est riche et fait de la dépense chez Schwartz. Mais elle est au secret comme moi. Elle ne sort jamais. Elle est souvent malade. Voilà tout ce que j'ai pu arracher. Gottlieb n'a qu'à écouter le caquet de ses parents pour en savoir davantage, car on ne se gêne pas devant lui. Il m'a promis d'écouter, et de me dire depuis combien de temps cette Amélie est ici. Quant à son autre nom, il paraîtrait que les Schwartz l'ignorent. Pourraient-ils l'ignorer, si c'était l'abbesse de Quedlimbourg? Le roi aurait-il mis sa sœur en prison? On y met les princesses comme les autres, et plus que les autres. La jeune baronne de Rudolstadt… Pourquoi serait-elle ici? De quel droit Frédéric l'aurait-il privée de sa liberté? Allons! c'est une curiosité de recluse qui me travaille, et mes commentaires, sur un simple prénom, sont aussi d'une imagination oisive et peu saine. N'importe: j'aurai une montagne sur le cœur tant que je ne saurai pas quelle est cette compagne d'infortune qui porte un nom si émouvant pour moi.»

Le 1er mai. – «Plusieurs jours se sont passés sans que j'aie pu écrire. Divers événements ont rempli cet intervalle; je me hâte de le combler en vous les racontant.

«D'abord j'ai été malade. De temps en temps, depuis que je suis ici, je ressens les atteintes d'une fièvre au cerveau qui ressemble en petit à ce que j'ai éprouvé en grand au château des Géants, après avoir été dans le souterrain à la recherche d'Albert. J'ai des insomnies cruelles, entrecoupées de rêves durant lesquels je ne saurais dire si je veille ou si je dors; et dans ces moments-là, il me semble toujours entendre ce terrible violon jouant ses vieux airs bohémiens, ses cantiques et ses chants de guerre. Cela me fait bien du mal, et pourtant quand cette imagination commence à s'emparer de moi, je ne puis me défendre de prêter l'oreille, et de recueillir avec avidité les faibles sons qu'une brise lointaine semble m'apporter. Tantôt je me figure que ce violon joue en glissant sur les eaux qui dorment autour de la citadelle; tantôt qu'il descend du haut des murailles, et d'autres fois qu'il s'échappe du soupirail d'un cachot. J'en ai la tête et le cœur brisés. Et pourtant quand la nuit vient, au lieu de songer à me distraire en écrivant, je me jette sur mon lit, et je m'efforce de retomber dans ce demi-sommeil qui m'apporte mon rêve ou plutôt mon demi-rêve musical; car il y a quelque chose de réel là-dessous. Un véritable violon résonne certainement dans la chambre de quelque prisonnier: mais que joue-t-il, et de quelle façon? Il est trop loin pour que j'entende autre chose que des sons entrecoupés. Mon esprit malade invente le reste, je n'en doute pas. Il est dans ma destinée désormais de ne pouvoir douter de la mort d'Albert, et de ne pouvoir pas non plus l'accepter comme un malheur accompli. C'est qu'apparemment il est dans ma nature d'espérer en dépit de tout, et de ne point me soumettre à la rigueur du sort.

 

«Il y a trois nuits, je m'étais enfin endormie tout à fait, lorsque je fus réveillée par un léger bruit dans ma chambre. J'ouvris les yeux. La nuit était fort sombre, et je ne pouvais rien distinguer. Mais j'entendis distinctement marcher auprès de mon lit, quoiqu'on marchât avec précaution. Je pensai que c'était madame Schwartz qui prenait la peine de venir s'assurer de mon état, et je lui adressai la parole; mais on ne me répondit que par un profond soupir, et on sortit sur la pointe du pied; j'entendis refermer et verrouiller ma porte; et comme j'étais fort accablée, je me rendormis sans faire beaucoup d'attention à cette circonstance. Le lendemain, j'en avais un souvenir si confus et si lourd, que je n'étais pas sûre de ne pas l'avoir rêvé. J'eus le soir un dernier accès de fièvre plus complet que les autres, mais que je préférai beaucoup à mes insomnies inquiètes et à mes rêveries décousues. Je dormis complètement, je rêvai beaucoup, mais je n'entendis pas le lugubre violon, et, chaque fois que je m'éveillai, je sentis bien nettement la différence du sommeil au réveil. Dans un de ces intervalles, j'entendis la respiration égale et forte d'une personne endormie non loin de moi. Il me semblait même distinguer quelqu'un sur mon fauteuil. Je ne fus point effrayée. Madame Schwartz était venue à minuit m'apporter de la tisane; je crus que c'était elle encore. J'attendis quelque temps sans vouloir l'éveiller, et lorsque je crus m'apercevoir qu'elle s'éveillait d'elle-même, je la remerciai de sa sollicitude, et lui demandai l'heure qu'il était. Alors on s'éloigna, et j'entendis comme un sanglot étouffé, si déchirant, si effrayant, que la sueur m'en vient encore au front quand je me le rappelle. Je ne saurais dire pourquoi il me fit tant d'impression; il me sembla qu'on me regardait comme très-malade, peut-être comme mourante, et qu'on m'accordait quelque pitié: mais je ne me trouvais pas assez mal pour me croire en danger, et d'ailleurs il m'était tout à fait indifférent de mourir d'une mort si peu douloureuse, si peu sentie, et au milieu d'une vie si peu regrettable. Dès que madame Schwartz rentra chez moi à sept heures du matin, comme je ne m'étais pas rendormie et que j'avais passé les dernières heures de la nuit dans un état de lucidité parfaite, j'avais un souvenir très-net de cette étrange visite. Je priai ma geôlière de me l'expliquer; mais elle secoua la tête en me disant qu'elle ne savait ce que je voulais dire, qu'elle n'était pas revenue depuis minuit, et que, comme elle avait toutes les clés des cellules confiées à sa garde sous son oreiller pendant qu'elle dormait, il était bien certain que j'avais fait un rêve ou que j'avais eu une vision. J'étais pourtant si loin d'avoir eu le délire, que je me sentis assez bien vers midi pour désirer prendre l'air. Je descendis sur l'esplanade, toujours accompagnée de mon rouge-gorge qui semblait me féliciter sur le retour de mes forces. Le temps était fort agréable. La chaleur commence à se faire sentir ici, et les brises apportent de la campagne de tièdes bouffées d'air pur, de vagues parfums d'herbes, qui réjouissent le cœur malgré qu'on en ait. Gottlieb accourut. Je le trouvai fort changé, et beaucoup plus laid que de coutume. Pourtant il y a une expression de bonté angélique et même de vive intelligence dans le chaos de cette physionomie lorsqu'elle s'illumine. Il avait ses gros yeux si rouges et si éraillés, que je lui demandai s'il y avait mal.

« – J'y ai mal, en effet, me répondit-il, parce que j'ai beaucoup pleuré.

« – Et quel chagrin as-tu donc, mon pauvre Gottlieb?

« – C'est qu'à minuit, ma mère est descendue de la cellule en disant à mon père: «Le numéro 3 est très-malade ce soir. Il a la fièvre tout de bon. Il faudra mander le médecin. Je ne me soucie pas que cela nous meure entre les mains.» Ma mère croyait que j'étais endormi; mais moi je n'avais pas voulu m'endormir avant de savoir ce qu'elle dirait. Je savais bien que tu avais la fièvre; mais quand j'ai entendu que c'était dangereux, je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer, jusqu'à ce que le sommeil m'ait vaincu. Je crois bien pourtant que j'ai pleuré toute la nuit en dormant, car je me suis éveillé ce matin avec les yeux en feu, et mon coussin était tout trempé de larmes.»

«L'attachement du pauvre Gottlieb m'a vivement attendrie, et je l'en ai remercié en serrant sa grande patte noire qui sent le cuir et la poix d'une lieue. Puis l'idée m'est venue que Gottlieb pourrait bien, dans son zèle naïf, m'avoir rendu cette visite nocturne plus qu'inconvenante. Je lui ai demandé s'il ne s'était pas relevé, et s'il n'était pas venu écouter à ma porte. Il m'a assuré n'avoir pas bougé, et j'en suis persuadée maintenant. Il faut que l'endroit où il couche soit situé de façon à ce que, de ma chambre, je l'entende respirer et gémir par quelque fissure de la muraille, par la cachette où je mets mon argent et mon journal, peut-être. Qui sait si cette ouverture ne communique pas, par une coulée invisible, à celle où Gottlieb met aussi ses trésors, son livre et ses outils de cordonnier, dans la cheminée de la cuisine? J'ai du moins en ceci un rapport bien particulier avec Gottlieb, puisque tous deux nous avons, comme les rats ou les chauves-souris, un méchant nid dans un trou de mur, où toutes nos richesses sont enfouies à l'ombre. J'allais risquer quelques interrogations là-dessus, lorsque j'ai vu sortir du logis des Schwartz et s'avancer sur l'esplanade un personnage que je n'avais pas encore vu ici, et dont l'aspect m'a causé une terreur incroyable, bien que je ne fusse pas encore sûre de ne pas me tromper sur son compte.

« – Qu'est-ce que cet homme-là? ai-je demandé à Gottlieb à demi-voix.

« – Ce n'est rien de bon, m'a-t-il répondu de même. C'est le nouvel adjudant. Voyez comme Belzébuth fait le gros dos en se frottant contre ses jambes! Ils se connaissent bien, allez!

« – Mais comment s'appelle-t-il?

«Gottlieb allait me répondre, lorsque l'adjudant lui dit d'une voix douce et avec un sourire bienveillant, en lui montrant la cuisine: «Jeune homme, on vous demande là dedans. Votre père vous appelle.»

«Ce n'était qu'un prétexte pour être seul avec moi, et Gottlieb s'étant éloigné, je me trouvai face à face… devine avec qui, ami Beppo? Avec le gracieux et féroce recruteur que nous avons si mal à propos rencontré dans les sentiers du Boehmer-Wald, il y a deux ans, avec M. Mayer en personne. Je ne pouvais plus le méconnaître; sauf qu'il a pris encore plus d'embonpoint, c'est le même homme, avec son air avenant, sans façon, son regard faux, sa perfide bonhomie, et son broum, broum éternel, comme s'il faisait une étude de trompette avec sa bouche. De la musique militaire, il avait passé dans la fourniture de chair à canon; et de là, pour récompense de ses loyaux et honorables services, le voilà officier de place, ou plutôt geôlier militaire, ce qui, après tout, lui convient aussi bien que le métier de geôlier ambulant dont il s'acquittait avec tant de grâce.

« – Mademoiselle, m'a-t-il dit en français, je suis votre humble serviteur! Vous avez là pour vous promener une petite plate-forme tout à fait gentille! de l'air, de l'espace, une belle vue! Je vous en fais mon compliment. Il me paraît que vous la passez douce en prison! avec cela qu'il fait un temps magnifique, et qu'il y a vraiment du plaisir à être à Spandaw par un si beau soleil, broum! broum!»

«Ces insolentes railleries me causaient un tel dégoût, que je ne lui répondais pas. Il n'en fut pas déconcerté, et reprenant la parole en italien:

« – Je vous demande pardon; je vous parlais une langue que vous n'entendez peut-être point. J'oubliais que vous êtes italienne, cantatrice italienne, n'est-ce pas? une voix superbe, à ce qu'on dit. Tel que vous me voyez, je suis un mélomane renforcé. Aussi je me sens disposé à rendre votre existence aussi agréable que me le permettra ma consigne. Ah ça, où diable ai-je eu le bonheur de vous voir? Je connais votre figure… mais parfaitement, d'honneur!

« – C'est sans doute au théâtre de Berlin, où j'ai chanté cet hiver.

« – Non! j'étais en Silésie; j'étais sous-adjudant à Glatz. Heureusement ce démon de Trenck a fait son équipée pendant que j'étais en tournée… je veux dire en mission, sur les frontières de la Saxe: autrement je n'aurais pas eu d'avancement, et je ne serais pas ici, où je me trouve très-bien à cause de la proximité de Berlin; car c'est une bien triste vie, Mademoiselle, que celle d'un officier de place. Vous ne pouvez pas vous figurer comme on s'ennuie, quand on est loin d'une grande ville, dans un pays perdu; pour moi qui aime la musique de passion… Mais où diantre ai-je donc eu le plaisir de vous rencontrer?

« – Je ne me rappelle pas, Monsieur, avoir jamais eu cet honneur.

« – Je vous aurai vue sur quelque théâtre, en Italie ou à Vienne… Vous avez beaucoup voyagé? combien avez-vous fait de théâtres?»

«Et comme je ne lui répondais pas, il reprit avec son insouciance effrontée: – N'importe! cela me reviendra. Que vous disais-je? ah! vous ennuyez-vous aussi, vous?

« – Non, Monsieur.

« – Mais est-ce que vous n'êtes pas au secret? c'est bien vous qu'on appelle la Porporina?

«Oui, Monsieur.

« – C'est cela! prisonnière n° 3. Eh bien, vous ne désirez pas un peu de distraction? de la société?

« – Nullement, Monsieur, répondis-je avec empressement, pensant qu'il allait me proposer la sienne.

« – Comme il vous plaira. C'est dommage. Il y a ici une autre prisonnière fort bien élevée… une femme charmante, ma foi, qui, j'en suis sûr, eût été enchantée de faire connaissance avec vous.

« – Puis-je vous demander son nom, Monsieur?

« – Elle s'appelle Amélie.

« – Amélie qui?

« – Amélie… broum! broum! ma foi, je n'en sais rien. Vous êtes curieuse, à ce que je vois; c'est la maladie des prisons.»

«J'en étais à me repentir d'avoir repoussé les avances de M. Mayer; car après avoir désespéré de connaître cette mystérieuse Amélie, et y avoir renoncé, je me sentais de nouveau entraînée vers elle par un sentiment de commisération, et aussi par le désir d'éclaircir mes soupçons. Je tâchai donc d'être un peu plus aimable avec ce repoussant Mayer, et bientôt il me fit l'offre de me mettre en rapport avec la prisonnière n° 2; c'est ainsi qu'il désigne cette Amélie.

« – Si cette infraction à mon arrêt ne vous compromet pas, Monsieur, répondis-je, et que je puisse être utile à cette dame qu'on dit malade de tristesse et d'ennui…

« —Broum! broum! Vous prenez donc les choses au pied de la lettre, vous? vous êtes encore bonne enfant! C'est ce vieux cuistre de Schwartz qui vous aura fait peur de la consigne. La consigne! est-ce que ce n'est pas là une chimère? c'est bon pour les portiers, pour les guichetiers; mais nous autres officiers (et en disant ce mot, le Mayer se rengorgea comme un homme qui n'est pas encore habitué à porter un titre aussi honorable), nous fermons les yeux sur les infractions innocentes. Le roi lui-même les fermerait, s'il était à notre place. Tenez, quand vous voudrez obtenir quelque chose, Mademoiselle, ne vous adressez qu'à moi, et je vous promets que vous ne serez pas contrariée et opprimée inutilement. Je suis naturellement indulgent et humain, moi, Dieu m'a fait comme cela; et puis j'aime la musique… Si vous voulez me chanter quelque chose de temps en temps, le soir, par exemple, je viendrai vous écouter d'ici, et avec cela vous ferez de moi tout ce que vous voudrez.

 

« – J'abuserai le moins possible de votre obligeance, monsieur Mayer.

« – Mayer! s'écria l'adjudant en interrompant avec brusquerie le broum… broum… qui voltigeait encore sur ses lèvres noires et gercées. Pourquoi m'appelez-vous Mayer! Je ne m'appelle pas Mayer. Où diable avez-vous péché ce nom de Mayer?

« – C'est une distraction, monsieur l'adjudant, répondis-je, je vous en demande pardon… J'ai eu un maître de chant qui s'appelait ainsi, et j'ai pensé à lui toute la matinée.

« – Un maître de chant? ce n'est pas moi. Il y a beaucoup de Mayer en Allemagne. Mon nom est Nanteuil. Je suis d'origine française!

« – Eh bien, monsieur l'officier, comment m'annoncerai-je à cette dame? Elle ne me connaît pas, et refusera peut-être ma visite, comme tout à l'heure j'ai failli refuser de la connaître. On devient si sauvage quand on vit seul!

« – Oh! quelle qu'elle soit, cette belle dame sera charmée de trouver à qui parler, je vous en réponds. Voulez-vous lui écrire un mot?

« – Mais je n'ai pas de quoi écrire.

« – C'est impossible; vous n'avez donc pas le sou?

« – Quand j'aurais de l'argent, M. Schwartz est incorruptible; et, d'ailleurs, je ne sais pas corrompre.

« – Eh bien, tenez, je vous conduirai ce soir au n° 2 moi-même… après, toutefois, que vous m'aurez chanté quelque chose.»

«Je fus effrayée de l'idée que M. Mayer, ou M. Nanteuil, comme il lui plaît de s'appeler maintenant, voulait peut-être s'introduire dans ma chambre, et j'allais refuser, lorsqu'il me fit mieux comprendre ses intentions, soit qu'il n'eût pas songé à m'honorer de sa visite, soit qu'il lût mon épouvante et ma répugnance sur ma figure.

« – Je vous écouterai de la plate-forme qui domine la tourelle que vous habitez, dit-il. La voix monte, et j'entendrai fort bien. Puis, je vous ferai ouvrir les portes et conduire par une femme. Je ne vous verrai pas. Il ne serait pas convenable, au fait, que j'eusse l'air de vous pousser moi-même à la désobéissance, quoique après tout, broum… broum… en pareille occasion, il y ait un moyen bien simple de se tirer d'affaire… On fait sauter la tête de la prisonnière n° 3, d'un coup de pistolet, et on dit qu'on l'a surprise en flagrant délit de tentative d'évasion. Eh! eh! l'idée est drôle, n'est-ce pas? En prison, il faut toujours avoir des idées riantes. Votre serviteur très-humble, mademoiselle Porporina, à ce soir.»

«Je me perdais en commentaires sur l'obligeance prévenante de ce misérable, et, malgré moi, j'avais une peur affreuse de lui. Je ne pouvais croire qu'une âme si étroite et si basse aimât la musique au point de n'agir ainsi que pour le plaisir de m'entendre. Je supposais que la prisonnière en question n'était autre que la princesse de Prusse, et que, par l'ordre du roi, on me ménageait une entrevue avec elle, afin de nous épier et de surprendre les secrets d'État dont on croit qu'elle m'a fait la confidence. Dans cette pensée, je redoutais l'entrevue autant que je la désirais; car j'ignore absolument ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette prétendue conspiration dont on m'accuse d'être complice.

«Néanmoins, regardant comme de mon devoir de tout braver pour porter quelque secours moral à une compagne d'infortune, quelle qu'elle fût, je me mis à chanter à l'heure dite, pour les oreilles de fer-blanc de monsieur l'adjudant. Je chantai bien pauvrement: l'auditoire ne m'inspirait guère; j'avais encore un peu de fièvre, et d'ailleurs je sentais bien qu'il ne m'écoutait que pour la forme; peut-être même ne m'écoutait-il pas du tout. Quand onze heures sonnèrent, je fus prise d'une terreur assez puérile. Je m'imaginai que M. Mayer avait reçu l'ordre secret de se débarrasser de moi, et qu'il allait me tuer tout de bon, comme il me l'avait prédit sous forme d'agréable plaisanterie, aussitôt que je ferais un pas hors de ma cellule. Lorsque ma porte s'ouvrit, je tremblais de tous mes membres. Une vieille femme, fort malpropre et fort laide (beaucoup plus laide et plus malpropre encore que madame Schwartz), me fit signe de la suivre, et monta devant moi un escalier étroit et raide pratiqué dans l'intérieur du mur. Quand nous fûmes en haut, je me trouvai sur la plate-forme de la tour, à trente pieds environ au-dessus de l'esplanade où je me promène dans la journée, et à quatre-vingts ou cent pieds au-dessus du fossé qui baigne toute cette portion des bâtiments sur une assez longue étendue. L'affreuse vieille qui me guidait me dit de l'attendre là un instant, et disparut je ne sais par où. Mes inquiétudes s'étaient dissipées, et j'éprouvais un tel bien-être à me trouver dans un air pur, par un clair de lune magnifique, et à une élévation considérable qui me permettait de contempler enfin un vaste horizon, que je ne m'inquiétai pas de la solitude où on me laissait. Les grandes eaux mortes où la citadelle enfonce ses ombres noires et immobiles, les arbres et les terres que je voyais vaguement au loin sur le rivage, l'immensité du ciel, et jusqu'au libre vol des chauves-souris errantes dans la nuit, mon Dieu! que tout cela me semblait grand et majestueux, après deux mois passés à contempler des pans de mur et à compter les rares étoiles qui passent dans l'étroite zone de firmament qu'on aperçoit de ma cellule! Mais je n'eus pas le loisir d'en jouir longtemps. Un bruit de pas m'obligea de me retourner, et toutes mes terreurs se réveillèrent lorsque je me vis face à face avec M. Mayer.

« – Signora, me dit-il, je suis désespéré d'avoir à vous apprendre que vous ne pouvez pas voir la prisonnière numéro 2, du moins quant à présent. C'est une personne fort capricieuse, à ce qu'il me paraît. Hier, elle montrait le plus grand désir d'avoir de la société; mais tout à l'heure, je viens de lui proposer la vôtre, et voici ce qu'elle m'a répondu: «La prisonnière numéro 3, celle qui chante dans la tour, et que j'entends tous les soirs? Oh! je connais bien sa voix, et vous n'avez pas besoin de me dire son nom. Je vous suis infiniment obligée de la compagne que vous voulez me donner. J'aimerais mieux ne revoir jamais âme vivante que de subir la vue de cette malheureuse créature. Elle est la cause de tous mes maux, et fasse le ciel qu'elle les expie aussi durement que j'expie moi-même l'amitié imprudente que j'ai eue pour elle!» Voilà, Signora, l'opinion de ladite dame sur votre compte. Reste à savoir si elle est méritée ou non; cela regarde, comme on dit, le tribunal de votre conscience. Quant à moi, je ne m'en mêle pas, et je suis prêt à vous reconduire chez vous quand bon semblera.

« – Tout de suite, Monsieur, répondis-je, extrêmement mortifiée d'avoir été accusée de trahison devant un misérable de l'espèce de celui-là, et ressentant au fond du cœur beaucoup d'amertume contre celle des deux Amélie qui me témoigne tant d'injustice ou d'ingratitude.

« – Je ne vous presse pas à ce point, reprit le nouvel adjudant. Vous me paraissez prendre plaisir à regarder la lune. Regardez-la donc tout à votre aise. Cela ne coûte rien, et ne fait de tort à personne.»

«J'eus l'imprudence de profiter encore un instant de la condescendance de ce drôle. Je ne pouvais pas me décider à m'arracher si vite au beau spectacle dont j'allais être privée peut-être pour toujours; et malgré moi, le Mayer me faisait l'effet d'un méchant laquais trop honoré d'attendre mes ordres. Il profita de mon mépris pour s'enhardir à vouloir faire la conversation.

« – Savez-vous, Signora, me dit-il, que vous chantez diablement bien? Je n'ai rien entendu de plus fort en Italie, où j'ai pourtant suivi les meilleurs théâtres et passé en revue les premiers artistes. Où avez-vous débuté? Depuis combien de temps courez-vous le pays? Vous avez beaucoup voyagé?»

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