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Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

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– Réfléchissez, reprit le comte; je vous aimerai beaucoup, moi! Réfléchissez vite, car il faut que je m'occupe de vous trouver un gîte agréable, et de vous y installer cette nuit.

Francia restait muette. Ogokskoï crut qu'elle mourait d'envie d'accepter, et, pour hâter sa résolution, il l'entoura de ses bras athlétiques. Elle eut peur, et, en se dégageant, elle se rappela la manière étrange dont Mourzakine lui avait glissé son poignard; elle le sortit adroitement de sa ceinture, où elle l'avait passé en le couvrant de son châle.

– Ne me touchez pas! dit-elle à Ogokskoï; je ne suis pas si méprisable et si faible que vous croyez.

Elle était résolue à se défendre, et il l'attaquait sans ménagements, ne croyant point à une vraie résistance, lorsqu'elle avisa tout à coup, à la clarté des réverbères, un homme qui avait suivi la voiture et qui marchait tout près.

– Antoine! s'écria-t-elle en se penchant dehors.

A l'instant même la portière s'ouvrit, et, sans que le marchepied fût baissé, elle tomba dans les bras d'Antoine, qui l'emporta comme une plume. Le comte avait essayé de la retenir, mais on était alors devant la Porte Saint-Martin, et les boulevards étaient remplis de monde qui sortait du théâtre. Ogokskoï craignit un scandale ridicule; il retira à lui la portière, poussa vivement son cocher de fiacre à doubler le pas, et disparut dans la foule des voitures et des piétons.

Francia était presque évanouie; pourtant elle put dire à Antoine: – Allons chez Moynet.

Au bout d'un instant, reprenant courage, elle put marcher. Ils étaient à deux pas de l'estaminet de la Jambe de bois; c'est ainsi que les gens du quartier désignaient familièrement l'établissement du sergent Moynet. Il était encore ouvert. L'invalide jeta un grand cri de joie en revoyant sa fille adoptive; mais, comme elle était pâle et défaillante, il la fit entrer dans une sorte d'office où il n'y avait personne et où il se hâta de l'interroger. Elle ne pouvait pas encore parler; il questionna Antoine qui baissa la tête et refusa de répondre.

– Elle vous dira ce qu'elle voudra, dit-il; moi, je n'ai qu'à me taire!

Et comme il pensait bien qu'elle ne voudrait pas s'expliquer devant lui, l'honnête garçon eut la patience et la délicatesse de renoncer à savoir la vérité. Il se retira en disant à Francia:

– Je m'en vais aider le garçon à fermer l'établissement. Si vous avez quelque chose à me commander, je suis là.

Francia, touchée profondément, lui tendit une main qu'il serra dans les siennes avec une émotion bien vive dont sa figure épaisse et tannée ne trahit pourtant rien.

– Voyons, parleras-tu? dit en jurant Moynet à Francia, dès qu'ils furent seuls. Il y a quelque chose de louche dans tout ça! Je n'ai rien dit; mais je n'ai pas cru un mot de cette histoire du retour de ta mère, d'autant plus que j'ai su des choses qui ne m'ont pas plu. Pendant que je courais l'autre soir pour faire relâcher ton vaurien de frère, tu sortais malgré ma défense; tu n'es rentrée qu'au jour, et ce même jour-là tu disparais sans me dire adieu! Il faut avouer la vérité, entends-tu? Si tu essayes encore de me tromper, je te méprise et je t'abandonne!

Francia se jeta à ses genoux en sanglotant. La dernière crise de cette cruelle soirée avait dissipé subitement sa migraine; son coeur était plein d'une indignation énergique contre ces Russes qui avaient tenté de l'avilir. Elle raconta avec une grande netteté et une sincérité absolue l'histoire de ses relations avec Mourzakine. Ce fut avec une énergie égale, mais accentuée de nombreux jurons, que le sergent, tout en ménageant les reproches à la pauvre fille, flétrit la conduite des deux étrangers. Il ne voulut pas admettre de circonstances atténuantes en faveur du prince, et quand Francia essaya de se persuader à elle-même que sa conduite avait pu être moins coupable que le comte ne la lui avait présentée, Moynet s'emporta contre elle et se défendit de toute pitié pour le chagrin qui l'accablait.

– Tu es une sans coeur et une lâche, lui dit-il, tu as trahi ton pays et le souvenir de ta mère! Tu t'es donnée à l'homme qui l'a tuée! Il l'a dit à son autre maîtresse, ça doit être vrai, et à l'heure où nous sommes ils en rient ensemble, car elle est aussi canaille que lui et que toi! Elle trouve ça drôle! Ah! les femmes! comme c'est vil, et comme j'ai bien fait de rester garçon! Tiens, finis de pleurer, fille entretenue par l'ennemi, ou je te mets sur le trottoir avec les autres!.. Les autres? Non, j'ai tort, j'oubliais… les filles publiques valent mieux que toi! Le jour de l'entrée des ennemis dans Paris, il n'y en a pas une qui se soit montrée sur le pavé… Ah! j'en rougis pour toi! pour moi aussi, qui t'ai ramenée de là-bas, et qui aurais mieux fait de te flanquer une balle dans la tête! Voilà un beau débris de la grande armée, voilà un bel échantillon de la déroute! Et comme ces ennemis doivent avoir une belle idée de nous!

Francia l'écoutait, le coude sur son genou, la joue dans sa main, la poitrine rentrée, les yeux fixes. Elle ne pleurait plus. Elle envisageait sa faute et commençait à y voir un crime. Ses affreuses visions de la nuit précédente lui revenaient. Elle contemplait, tout éveillée, la tête mutilée de sa mère et le cheval de Mourzakine galopant avec ce sanglant trophée.

– Papa Moynet, dit-elle à l'invalide, je vous en prie, ne dites plus rien; vous me rendrez folle!

– Si! Je veux dire, et je dirai encore, reprit Moynet, à qui elle avait oublié de faire savoir combien elle était malade depuis vingt-quatre heures: je ne t'ai jamais assez dit, je ne t'ai jamais dit ce que je devais te dire! J'ai été trop doux, trop bête avec toi. Tu m'as toujours dupé, et ce qui arrive, c'est ma faute. Nom de nom! C'est aussi la faute de la misère. Si j'avais eu de quoi te placer, et le temps de te surveiller, et un endroit, des personnes pour te garder! Mais avec une seule jambe, pas un sou d'avance, pas d'industrie, pas de famille, rien, quoi! je n'étais bon qu'à faire un état de cantinière; grâce à un ami, j'ai pu louer cette sacrée boutique, qui me tient collé comme une image à un mur, et où je n'ai pas encore pu joindre les deux bouts. Pondant ce temps-là, mam'zelle, que je croyais si sage et qui logeait là-haut dans sa mansarde, ne se contentait pas de travailler. Il lui fallait des chiffons et des amusements. On se laissait mener au spectacle et à la promenade avec les autres petites ouvrières, par les garçons du quartier, qui faisaient des dettes à leurs parents pour trimballer cette volaille. Je t'avais dit plus d'une fois: N'y va pas; il t'arrivera malheur! Tu me promettais tout ce que je voulais: tu es douce, et on te croirait raisonnable; mais tu n'as pas de ça (Moynet frappait sur sa poitrine)! Tu n'as ni coeur, ni âme! Une chiffe, quoi! Un oiseau qui ne veut pas de nid, et qui va comme le vent le pousse. Tu as écouté des pas grand'chose, tu as méprisé tes pareils, tu aurais pu épouser Antoine, tu le pourrais peut-être encore! Mais non, tu te crois d'une plus belle espèce que ça. On a eu une mère qui pirouettait sur les planches, devant les Cosaques, et on dit: Je suis artiste. On se donne à un perruquier parce qu'il est artiste, lui aussi! Tiens, tout ce qui sort du théâtre et tout ce qui y rentre, c'est des vagabonds et des ambitieux! On s'habille en princes et en princesses, et on rêve d'être des rois et des empereurs. J'ai vu ça à Moscou, moi; il y avait des comparses de théâtre qui buvaient bien la goutte avec nous, mais qui n'auraient jamais pris un fusil pour se battre. Tu as été élevée dans ce monde-là, et tu t'en ressens: tu seras toujours celle qui ne fait rien d'utile et qui compte sur les autres pour l'entretenir.

– Mon papa Moynet, dit Francia, humiliée et brisée, je n'ai jamais été si bas que ça. Je n'ai jamais rien voulu recevoir de vous et de ceux qui travaillent avec peine et sans profit. Voilà toute ma faute, je n'ai pas voulu me mettre dans la misère avec Antoine qui ne gagne pas assez pour être en famille et qui aurait été malheureux. Ceux dont j'ai accepté quelque chose n'auraient jamais trouvé de maîtresses qui se seraient contentées d'aussi peu que moi, et je ne suis jamais restée sans gagner quelques sous pour habiller mon frère; enfin je ne me suis jamais égarée que par inclination: vous ne m'avez jamais vue avec des riches, et vous savez bien qu'il n'en manque pas pour nous offrir tout ce que nous pourrions souhaiter.

– Je sais tout ça; jusqu'à présent tu avais été plus folle que fautive, c'est pourquoi je te pardonnais; je t'aimais encore, je ne souffrais pas qu'on dît du mal de toi. Je me figurais que tu rencontrerais quelque amant convenable dont tu saurais faire un mari par ta gentillesse et ton bon coeur; mais à présent! à présent, petite, quel honnête homme, même amoureux de toi, voudrait prendre à tout jamais le reste d'un Russe! Ça sera bon pour un jour ou deux, la fantaisie de te promener, et puis il faudra passer de l'un à l'autre, jusqu'à l'hôpital et au trottoir!

– Si c'est comme ça que vous me consolez, dit Francia, je vois bien que je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau!

– Non, ça ne répare rien du tout, ces bêtises-la! on n'en a pas le droit; un homme se doit à son pays, une femme se doit à son devoir.

– Quel devoir ai-je donc à présent, puisque vous me trouvez déshonorée, perdue?

Moynet fut embarrassé, il avait été trop loin. Il n'était pas assez fort en raisonnement pour sortir de son dilemme. Il ne trouva qu'une issue. Ce fut de lui offrir le pardon et l'amour d'Antoine.

– Il n'y a, lui dit-il, qu'un homme assez bon et assez patient pour ne pas te repousser. Tu n'as qu'un mot à lui dire; il n'est pas sans point d'honneur pourtant, mais il me consulte, et quand je lui aurai dit: «L'honneur peut aller avec le pardon,» il me croira. Voyons, finissons-en, je vais l'appeler, et pendant que vous causerez tous deux, j'irai mettre une paillasse pour moi dans le billard. Tu dormiras dans ma chambre sur un matelas; demain nous verrons à te trouver une mansarde.

 

Il sortit. Francia resta seule, effrayée, hésitante quelques instants. Il fallait à Moynet le temps d'avertir et de persuader son neveu. Si l'explication eût été immédiate et prompte, Francia eût été sauvée. Attendrie par l'aveugle dévouement d'Antoine, elle eût vaincu sa répugnance, sauf à mourir à la longue dans ce milieu de gêne et de réalisme qui froissait la délicatesse de ses goûts et de son organisation; mais Antoine, qui s'était fait un devoir d'attendre, ne savait pas veiller: c'était un rude travailleur, chaque soir il tombait de fatigue. Pour ne pas s'endormir, il avait allumé sa pipe et, comme l'atmosphère chaude et visqueuse de la tabagie le narcotisait, il était sorti pour marcher en fumant; il était assez loin dans la rue. Moynet envoya le garçon à sa recherche. Quand il fut revenu, on s'expliqua; mais, si vite que Moynet pût résumer une situation tellement anormale, il fallut quelques minutes pour s'entendre, et Francia avait eu le temps de la réflexion.

– Il hésite, pensa-t-elle. Il ne se décide pas comme cela tout d'un coup. Le temps se passe, Moynet est obligé de lui dire beaucoup de paroles pour lui donner en moi une confiance qu'il ne peut plus avoir. Ah! voilà qui est plus humiliant que toutes mes abjections! Prendre pour maître un homme qui rougit de vous aimer! Non! ce n'est pas possible, mieux vaut mourir!

La porte de l'arrière-boutique était ouverte. Elle s'élança dehors, elle courut comme une flèche. Quand Antoine vint pour lui parler, elle était déjà loin; il la chercha au hasard toute la nuit. Il ne savait pas ou elle demeurait; il lui fut impossible de la rejoindre.

D'abord Francia, en proie au vertige du suicide, ne songea qu'à gagner la Seine; mais un instinct plus fort que le désespoir, un vague sentiment de l'amour que Mourzakine lui portait encore l'arrêta au bord du parapet. Qui sait si le prince n'était pas innocent? Le comte avait peut-être tout inventé pour la perdre. C'était sans doute un homme indigne, infâme, puisqu'il avait voulu lui faire violence. Sans doute aussi Mourzakine le savait capable de tout, puisqu'il avait donné à Francia une arme pour se défendre. Ce poignard en disait beaucoup. Le prince n'avait pas voulu livrer sa maîtresse, puisqu'il avait fait cette action qui signifiait: tue-le, plutôt que de céder.

Avant de mourir, il fallait savoir la vérité, ne fût-ce que pour mourir avec moins de haine dans le coeur et de honte sur la tête.

Elle pouvait toujours en venir là; elle avait le poignard, elle le tira et regarda à la lueur du réverbère sa lame effilée sa fine pointe; elle le regarda longtemps, elle perça le bout de sa ceinture de soie repliée en plusieurs doubles. Rien n'est plus impénétrable à l'acier, la plus forte aiguille s'y fût brisée; le stylet s'y enfonça sans que Francia fit le moindre effort.

– Eh bien! se dit-elle, rien n'est plus facile que de se mettre cela dans le coeur. Me voila sûre d'en finir quand je voudrai. J'ai été blessée à la guerre; je sais que dans le moment cela ne fait pas de mal. Si on meurt tout de suite, on ne souffre pas! Elle roula trois fois autour de sa taille la belle écharpe de crêpe de Chine que Mourzakine lui avait fait choisir. Elle y cacha le poignard persan et reprit sa course jusqu'à l'hôtel de Thièvre, où elle voulait passer avant de se rendre au pavillon.

Il était trois heures du matin lorsqu'elle y arriva. Une voiture en sortait et se dirigeait vers la grille du jardin où le pavillon était situé. Elle suivit cette voiture qui allait vite; elle la suivit avec la puissance exceptionnelle que donne la surexcitation: elle arriva en même temps que Mourzakine en descendait. Elle se plaça de manière à n'être pas vue, et, profitant du moment où, après avoir ouvert la grille, Mozdar se présentait à la portière pour recevoir son maître, elle se glissa dans le jardin si rapidement et si adroitement, que ni le Cosaque, qui lui tournait le dos, ni le prince, qui avait le grand et gros corps du Cosaque devant les yeux, ne se doutèrent qu'elle fût entrée.

Elle s'élança dans le jardin, au hasard d'y rencontrer Valentin, qu'elle ne rencontra pas, alla droit à la chambre de Mourzakine et se cacha derrière les rideaux de son lit. Elle voulait le surprendre, voir sur lui le premier effet de son apparition, l'accabler de son mépris avant qu'il eût préparé une fable pour la tromper encore, et se tuer devant lui en le maudissant.

Mourzakine, en gagnant son appartement, avait déjà demandé à Mozdar si Francia était rentrée, et, sur sa réponse négative, il s'était dit:

– Voilà! je m'en doutais! mon oncle me l'a enlevée. Du moment où il a deviné que j'aimais mieux celle-ci que l'autre, il m'a laissé l'autre et s'est vengé en me prenant mon vrai bien!

Il rentra chez lui en proie à un accès de rage et de chagrin qui ne dura pourtant pas très-longtemps, car il était dans cette situation de l'esprit et du corps où le besoin de repos est plus impérieux que les secousses de la passion. Pourtant il voulut avant de se coucher connaître les circonstances de l'enlèvement, et, en homme qui paye cher toutes choses, il ne se gêna pas pour faire éveiller et appeler Valentin.

Francia observait tous ses mouvements, elle attendait qu'il fût seul. Elle voulait se montrer, quand Valentin entra. Mourzakine allait parler en français; allait-il parler d'elle? Elle écouta et ne perdit rien.

– Il paraît, mon cher, dit le prince à l'homme d'intrigues, que vous m'avez laissé voler ma petite amie! Je ne vous aurais pas cru si facile à tromper. Comment se fait-il que vous soyez rentré sur les minuit sans la ramener?

Valentin montra une très-grande surprise, et il était sincère. Il raconta comment le comte lui avait donné congé de la part du prince. Il était impossible de soupçonner un projet d'enlèvement.

– N'importe! vous avez manqué de pénétration. Un homme comme vous doit tout pressentir, tout deviner, et vous avez été joué comme un écolier.

– J'en suis au désespoir, Excellence; mais je peux réparer ma faute. Que dois-je faire? me voilà prêt.

– Vous devez retrouver la petite.

– Où, Excellence? A l'hôtel Talleyrand? Certes ce n'est pas là que le comte l'aura menée.

– Non; mais je ne sais rien de Paris, et vous devez savoir où en pareil cas on conduit une capture de ce genre.

– Dans le premier hôtel garni venu. Votre oncle est un grand seigneur, il aura été dans un des trois premiers hôtels de la ville: je vais aller dans tous, et je saurai adroitement si les personnes en question s'y trouvent. Votre Excellence peut se reposer; à son réveil, elle aura la réponse.

– Il faudrait faire mieux, il faudrait me ramener la petite. Mon oncle n'attendra pas le jour pour retourner à son poste auprès de notre maître; il doit y être déjà, et je suis sûr que Francia aura la volonté de vous suivre.

– Votre Excellence est bien décidée à la reprendre après cette aventure?

– Elle a résisté, je suis sûr d'elle!

– Et, après avoir échoué, le comte Ogokskoï n'aura pas de dépit contre Votre Excellence? Elle n'a pas daigné me confier sa situation; mais cela est bien connu à l'hôtel de Thièvre, où je vais souvent en voisin. Les gens de la maison m'ont dit que le comte Ogokskoï était un puissant personnage, que Votre Excellence était dans sa dépendance absolue… Je demande humblement pardon à Votre Excellence d'émettre un avis devant elle; mais la chose est sérieuse, et je ne voudrais pas que mon dévouement trop aveugle pût m'être reproché par elle-même. Je la supplie de réfléchir une ou deux minutes avant de me réitérer l'ordre d'aller chercher mademoiselle Francia. Si mademoiselle Francia était bien contrariée de l'aventure, elle se serait déjà échappée, elle serait déjà ici.

Mourzakine fit un mouvement

– Admettons, reprit vite Valentin, qu'elle se soit préservée; elle peut réfléchir demain, et juger sa nouvelle position très-avantageuse. Admettons encore qu'elle soit tout à fait éprise de Votre Excellence et très-désintéressée, elle va être un sujet de litige bien grave! En la revoyant ici, et il l'y reverra, si vous ne la cachez ailleurs…

– Il faudra la cacher ailleurs, Valentin, il le faudra absolument!

– Sans doute, voila ce que je voulais dire à Votre Excellence. Il ne faut donc pas que je ramène la petite ici?

– Non, ne la ramenez pas. Trouvez-lui une cachette sûre, et venez me dire où elle est.

– A la place de Votre Excellence, je ferais encore mieux. J'écrirais au comte un petit mot bien aimable pour lui demander s'il consent à renoncer à ce caprice, et comme il y renoncera certainement de bonne grâce, Votre Excellence n'aurait rien à craindre.

– Il n'y renoncera pas, Valentin!

– Et bien! alors, si j'étais le prince Mourzakine, j'y renoncerais. Je ne m'exposerais pas pour la possession d'une petite fille comme cela, l'amusement de quelques jours, au ressentiment d'un homme qui peut tout et qui tiendrait mon avenir dans le creux de sa main. Je tournerais mes voeux vers un objet plus désirable et plus haut placé. Certaine marquise qui n'est pas loin d'ici a envoyé trois fois le jour de la grande alerte…

– Valentin, taisez-vous, je ne vous ai pas parlé et je ne vous permets pas de me parler de celle-là.

– Votre Excellence a raison, et c'est parce qu'elle fait plus grand cas de l'une que de l'autre qu'elle ferait bien d'écrire à son oncle. Je porterais la lettre de bonne heure, j'apporterais la réponse. C'est le moyen de tout concilier, et je gage qu'en voyant la soumission de Votre Excellence, M. le comte ne se souciera plus autant de la petite. Peut-être même ne s'en souciera-t-il plus du tout.

– C'est possible, il faut réfléchir à tout. Retirez-vous, Valentin; à mon réveil, je vous dirai ce qu'il faut faire.

Et Mourzakine, incapable de résister davantage au sommeil, se déshabilla vite et tomba sur son lit où il s'endormit comme frappé de la foudre, car il ne prit pas même la peine de ramener ses couvertures sur sa poitrine. Il dormait comme on dort à vingt-quatre ans, après une nuit d'agitation et de plaisir. Il faisait peut-être des rêves d'amour où tantôt la marquise, tantôt la grisette lui apparaissaient. Plus probablement il ne rêvait pas. Il était plongé dans l'anéantissement du premier sommeil. Francia sortit de sa cachette et marcha dans la chambre avec précaution, puis sans précaution; il n'entendait rien. Elle tira les verrous de la porte, après avoir écouté les pas de Valentin qui s'éloignaient. Mozdar ne bougeait plus; il couchait sous le péristyle, non dans un lit, les Cosaques ne connaissaient pas ce raffinement, mais sur un divan, sans se déshabiller, afin d'être toujours prêt à recevoir un ordre de son maître.

Francia s'assit sur une chaise et regarda Mourzakine. Comme il était calme! Comme il l'avait oubliée! Combien peu de chose elle était pour lui! Il sortait des bras de la marquise, et déjà il ne se souciait presque plus de son petit oiseau bleu. Il le laissait au puissant Ogokskoï, il n'osait pas le lui disputer; il essaierait, quand il aurait bien dormi, de se le faire rendre par une lâche supplication; peut-être même ne l'essaierait-il pas du tout!

Francia mesura l'abîme où elle était tombée. La fièvre faisait claquer ses dents. Elle sentait son coeur aussi glacé que ses membres. Elle repassa dans son esprit encore lucide tous les événements de la soirée: la soumission avec laquelle Mourzakine l'avait abandonnée au ravisseur était pour elle le plus poignant affront. Guzman lui était infidèle aussi, lui; mais il lui faisait encore l'honneur d'être brutalement jaloux. Il l'eût tuée plutôt que de la céder à un autre. Mourzakine s'était contenté de lui fournir un moyen de tuer son rival.

– Pourquoi a-t-il eu cette pensée, se dit-elle, puisqu'à présent le voilà qui dort et ne se souvient plus que j'existe? Sans doute qu'il hérite de son oncle et qu'il m'aurait su gré de le faire hériter tout de suite!

Elle eut un rire convulsif et crut entendre résonner à ses oreilles les paroles de l'invalide: «Il a tué ta mère, cela doit être vrai, il rit de t'avoir pour maîtresse malgré cela! il en rit avec son autre maîtresse, qui ne vaut pas mieux que lui.»

Francia se leva dans un transport d'indignation. Elle eut chaud tout à coup; cette chaleur dévorante se portait surtout à la tête, et il lui sembla qu'une lueur rouge remplissait la chambre. Elle tira le poignard, elle essuya la lame sans savoir ce qu'elle faisait.

– A présent, pensait-elle, je vais mourir; mais je ne veux pas mourir déshonorée. Je ne veux pas qu'on dise: Elle a été la maîtresse du Russe qui a tué sa mère, et elle l'aimait tant, cette misérable, qu'elle s'est tuée pour lui. J'ai si peu vécu! Je ne veux pas avoir vécu pour ne faire que le mal et pour amasser de la honte sur ma mémoire. Je veux qu'on me pardonne, qu'on m'estime encore quand je ne serai plus là. Je veux qu'on dise à mon frère:

 

« – Elle avait fait une lâcheté, elle l'a bien lavée, et tu peux être fier d'elle, tu peux la pleurer. Toi, qui voulais tuer des Russes, tu n'as pas trouvé l'occasion, elle l'a bien trouvée, elle! Elle a vengé votre mère!»

Que se passa-t-il alors? Nul ne le sait. Francia se rassit, reprise par le froid et l'abattement. Elle contempla ce beau visage si tranquille qui semblait lui sourire; la bouche était entr'ouverte, et, du milieu des touffes de la barbe noire, les dents éblouissantes de blancheur se détachaient comme une rangée de perles mates. Il avait les yeux grands ouverts fixés sur elle.

Il essaya de porter la main à sa poitrine, comme pour se débarrasser d'un corps étranger qui le gênait. Il n'en eut pas la force; la main retomba ouverte sur le bord du lit. Il était frappé A mort. Francia n'en savait rien. Elle lui avait planté le poignard persan dans le coeur; elle avait agi dans un accès de délire dont elle n'avait déjà plus conscience: elle était folle.

Mourzakine avait-il poussé un cri, exhalé une plainte? lui avait-il parlé, lui avait-il souri, l'avait-il maudite? Elle ne le savait pas. Elle n'avait rien entendu, rien compris; elle croyait rêver, se débattre contre un cauchemar. Elle ne se souvenait plus d'avoir voulu se tuer. Elle se crut éveillée enfin, et n'eut qu'une volonté instinctive, celle de respirer dehors. Elle sortit de la chambre, traversa brusquement le vestibule sans que Mozdar l'entendit, arriva à la grille, trouva la clé dans la serrure, sortit dans la rue en refermant la porte avec un sang-froid hébété, et s'en alla devant elle sans savoir où elle était, sans savoir qui elle était.

Mourzakine respirait encore; mais de seconde en seconde, ce souffle s'affaiblissait. Il n'avait sans doute éprouvé aucune souffrance; la commotion seule l'avait éveillé, mais pas assez pour qu'il comprit, et maintenant il ne pouvait plus comprendre. S'il avait vu Francia, s'il l'avait reconnue, il ne s'en souvenait déjà plus. Ce qui lui restait d'âme s'envolait au loin vers une petite maison au bord d'un large fleuve. Il voyait des prairies, des troupeaux; il reconnut le premier cheval qu'il avait monté, et se vit dessus. Il entendit une voix qui lui criait:

– Prends garde, enfant!

C'était celle de sa mère. Le cheval s'abattit, la vision s'évanouit, le fils de Diomède ne vit et n'entendit plus rien: il était mort.

A l'heure où il avait l'habitude de s'éveiller, Mozdar entra chez lui, le crut endormi encore profondément et l'appela à plusieurs reprises son petit père! N'obtenant pas de réponse, il alla ouvrir les persiennes, et vit des taches rouges sur le lit. Il y en avait très-peu, la blessure n'avait presque pas saigné, le poignard était resté dans la poitrine, enfoncé peu profondément, mais il avait atteint la région où la vie s'élabore et se renouvelle. Il y avait eu étouffement rapide sans convulsion d'agonie. Le visage, calme, était admirable.

Aux cris et aux sanglots du Cosaque, Valentin accourut. Il envoya chercher la police et le docteur Faure. En attendant, il examina toutes choses. Par un hasard presque miraculeux, car à coup sûr elle n'avait songé à rien, Francia n'avait laissé aucune trace de sa courte présence dans la maison ni dans le jardin. La terre était sèche, il n'y avait pas la moindre empreinte. La clé de la grille était dans la serrure où Valentin se souvenait de l'avoir laissée. Mozdar jurait que personne n'avait pu passer dans le vestibule sans qu'il l'eût entendu. Le docteur Faure examina avec un autre chirurgien la blessure et en dressa procès-verbal. Son confrère conclut au suicide. Quant à lui, il n'y crut pas et ne voulut pas conclure. Il songea à Francia et ne la nomma point. Il n'était pas chargé de rechercher les faits: il se retira en pensant que cette petite avait plus d'énergie qu'il ne lui en avait supposé.

Valentin, qui craignait beaucoup d'être accusé, vit avec plaisir les soupçons se porter sur le pauvre Mozdar, qui était une excellente bête féroce apprivoisée, et qui pleurait à fendre l'âme. Le comte Ogokskoï, appelé en toute hâte, vint pleurer aussi sur son neveu, et son chagrin fut aussi sincère que possible chez un courtisan. Il fit arrêter Mozdar pour la forme; mais quand il eut délibéré militairement sur son sort, il le disculpa et déclara que son pauvre neveu avait eu un chagrin d'amour qui l'avait porté à se donner la mort. Il ne s'accusa pas tout haut de lui avoir causé ce chagrin; mais il se le reprocha intérieurement et ne s'en consola qu'en se disant que le pauvre enfant avait la tête faible, l'esprit romanesque, le coeur trop tendre, enfin qu'il était dans sa destinée d'interrompre par quelque sottise la brillante carrière qui lui était ouverte.

Le tsar daigna plaindre le jeune officier. Autour de lui, quelques personnes se dirent tout bas que le comte Ogokskoï, jaloux de la jeunesse et de la beauté de son neveu, s'était trouvé en rivalité auprès de certaine marquise et s'était fait débarrasser de lui. L'affaire n'eut pas d'autre suite. Il n'y eut pas un des Russes logés ou campés à l'hôtel Talleyrand qui ne fit à Diomède Mourzakine cette oraison funèbre qui manque de nouveauté, mais qui a le mérite d'être courte:

– Pauvre garçon! si jeune!

L'enterrement ne se fit pas avec une grande solennité militaire. Le suicide est toujours et partout une sorte de dégradation.

Le marquis de Thièvre suivit toutefois le cortège funéraire de son cher cousin, disant à qui voulait l'entendre:

– Il était le parent de ma femme, nous l'aimions beaucoup, nous avons été si saisis par ce triste événement, que madame de Thièvre en a eu une attaque de nerfs.

La marquise était réellement dans un état violent. En revenant du cimetière, son mari lui dit tout bas:

– Je comprends votre émotion, ma chère; mais il faut surmonter cela et rouvrir votre porte dès ce soir. Le monde est méchant, et ne manquerait pas de dire que vous pleurez trop pour qu'il n'y eût pas quelque chose entre vous et ce jeune homme. Calmez-vous! je ne crois point cela; mais il faut vous habiller et vous montrer: mon honneur l'exige!

La marquise obéit et se montra. Huit jours après, elle était plus que jamais lancée dans le monde, et peut-être un mois plus tard se disait-elle que le ciel l'avait préservée d'une passion trop vive, qui eût pu la compromettre.

Personne ne soupçonnait Francia, et, chose étrange, mais certaine, Francia ne se soupçonnait pas elle-même; elle avait agi dans un accès de fièvre cérébrale. Elle s'en était retournée instinctivement chez Moynet, elle s'était jetée sur un lit où elle était encore, gravement malade, en proie au délire depuis trois jours et trois nuits, et condamnée par le médecin qu'on avait mandé auprès d'elle. Certes, la police française l'eût facilement retrouvée, si Valentin l'eût accusée; mais il n'y songeait pas, il ne soupçonnait que le comte Ogokskoï, qu'il détestait pour s'être joué de lui si facilement et pour avoir réglé son mémoire après le décès du jeune prince. Quand sa femme lui disait que la petite avait pu s'introduire à leur insu dans le pavillon la nuit de l'événement, il haussait les épaules en lui répondant:

– Tout ça, c'est des affaires entre Russes, n'en cherchons pas plus long qu'eux. Je sais que l'empereur de Russie n'aime pas qu'on voie les preuves de la haine des Français contre sa nation. Silence sur la petite Francia: nous ne la reverrons pas, elle n'est rien venue réclamer, elle nous a même laissé un billet de banque que le prince lui avait donné. Qu'il n'en soit plus question.

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