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Correspondance, 1812-1876. Tome 3

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CCLXXII
A M. DE LAMARTINE, A PARIS

Paris, avril 1848.

Monsieur,

Je vous comprends bien. Vous ne songez qu'à éviter une révolution, l'effusion du sang, les violences, un avènement trop prompt de la démocratie aveuglé et encore barbare sous bien des rapports. Je crois que vous vous exagérez, d'une part, l'état d'enfance de cette démocratie, et que, de l'autre, vous doutez des rapides et divins progrès que ses convulsions lui feraient faire. Pourquoi en doutez-vous, vous qui lisez dans le sein de Dieu et qui voyez combien cette humanité en travail lui est chère! vous qui pouvez juger des miracles que la Toute-Puissance tient en réserve pour l'intelligence des faibles et des opprimés, d'après les révélations sublimes qui sont tombées dans votre âme de poète et d'artiste? Eh quoi! en peu d'années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes régions de la pensée humaine, et, vous faisant jour au sein des ténèbres du catholicisme, vous avez été emporté par l'esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je répète du matin au soir:

«Plus il fait clair, mieux on voit Dieu!»

Vous avez emporté, avec les flammes qui jaillissaient de vous, ce milieu de vaine fumée et de pâles brouillards où la vanité du monde voulait vous retenir; et, maintenant, vous ne croiriez pas que la volonté divine, qui a accompli ce miracle dans un individu, puisse faire briller les mêmes éclairs de vérité sur tout un peuple? vous croyez qu'il attendra des siècles pour réaliser le tableau magique qu'il vous a permis d'entrevoir? Oh non! oh non! Son règne est plus proche que vous ne pensez, et, s'il est proche, c'est qu'il est légitime, c'est qu'il est saint, c'est qu'il est marqué au cadran des siècles. Vous vous trompez d'heure, grand poète, et grand homme! Vous croyez vivre dans ces temps où le devoir de l'homme de bien et de l'homme de génie sont identiques, et tendent également à retarder la ruine de sociétés encore bonnes et durables! Vous croyez que la ruine commence, tandis qu'elle est consommée, et qu'une dernière pierre la retient encore! Voulez-vous donc être cette dernière pierre, la clef de cette voûte impure, vous qui haïssez les impuretés dans le fond de votre coeur, et qui reniez le culte de Mammon à la face de la terre, dans vos élans lyriques?

Si cette société d'hommes d'affaires à laquelle vous vous abaissez s'occupait franchement de l'émancipation de la famille humaine, je vous admirerais comme un saint, et je dirais que c'est joindre la douceur de Jésus à son génie, que de manger à la table des centeniers pour les amener à la vérité. Mais vous savez bien que vous n'amènerez pas de pareils résultats. Ce miracle de convertir et de toucher les âmes corrompues ou abruties n'est que dans la main de l'Éternel, et il paraît que ce n'est point par là qu'il veut entamer la régénération, puisqu'il n'éclaire et n'attendrit aucune de ces âmes; c'est par-dessous qu'il travaille, et tout le dessus semble devoir être écarté comme une vaine écume. Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer et non avec ceux qu'il éclaire? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie et le prolétariat pour prêcher à l'un la résignation, c'est-à-dire la continuation de ses maux jusqu'à un nouvel ordre que vos hommes d'affaires retarderont le plus qu'ils pourront, à l'autre des sacrifices qui n'aboutiront qu'à de petites concessions, encore seront-elles amenées par la peur plus que par la persuasion?

Eh! mon Dieu, si la peur seule peut les ébranler et les vaincre, mettez-vous donc avec ces prolétaires pour menacer; sauf à vous placer en travers le lendemain; pour les empêcher d'exécuter leurs menaces. Puisqu'il vous faut de l'action, puisque vous êtes une nature laborieuse, aimant à mettre la main à l'oeuvre, voilà la seule action digne de vous; car les temps sont mûrs pour cette action, et elle vous surprendra au milieu du calme impartial où vous vous retranchez, fermant les yeux et les oreilles, devant le flot qui monte et qui gronde. Mon Dieu, mon Dieu, il en est temps encore, et, puisque votre coeur est plein de la vérité et de son amour, il n'y a entre ce peuple et vous qu'une erreur de calcul dans le calendrier, que vous consultez chacun d'un point de vue différent. Ne faites pas dire à la postérité: «Ce grand homme mourut les yeux ouverts sur l'avenir et fermés sur le présent. Il prédit le règne de la justice, et, par une étrange contradiction trop fréquente chez les hommes célèbres, il se cramponna au passé et ne travailla qu'à le prolonger. Il est vrai qu'un vers de lui eut plus de valeur et plus d'effet que tous les travaux politiques de sa vie; car, ce vers, c'était la voix de Dieu qui parlait en lui, et, ces travaux politiques, c'était l'erreur humaine qui l'y condamnait; mais il est cruel de ne pouvoir l'enregistrer que parmi les lumières, et non parmi les dévouements de cette époque de lutte dont il méconnut trop la marche rapide et l'issue immédiate.»

Si vous arrivez à la présidence de la Chambre, et que vous ne soyez pas, sur le fauteuil, un autre homme que celui de la chambre voûtée de Saint-Point, tant mieux. Je crois que, là, vous pouvez faire beaucoup de bien; car vous avez de la conscience, vous êtes pur, incorruptible, sincère, honnête dans toute l'acception du mot en politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme, d'abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le même homme que vous êtes en vers! Non, vous ne le serez pas; vous craindrez trop l'étrangeté, le ridicule; vous serez trop soumis aux convenances; vous penserez qu'il faut parler à des hommes d'affaires, comme avec des hommes d'affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte étroite et sourde, la voix d'un homme de coeur et de génie retentit dans l'espace et remue le monde.

Non, vous ne l'oserez pas! après avoir dit les choses magnifiques dont vos discours sont remplis, vous viendrez, avec votre second mouvement,—ce second mouvement qui justifie si bien l'odieux proverbe de M. de Talleyrand,—calmer l'irritation qu'excitent vos hardiesses et passer l'éponge sur vos caractères de feu. Vous viendrez encore dire comme dans vos vers: «N'ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis point un démocrate, je craindrais trop de vous paraître démagogue.» Non, vous n'oserez pas!

Et ce n'est pas la peur des âmes basses qui vous en empêchera; je sais bien que vous affronteriez la misère et les supplices; mais ce sera la peur du scandale, et vous craindrez ces petits hommes capables qui se posent en hommes d'État et qui diraient d'un air dépité: «Il est fou, il est ignorant, il est grossier et flatte le peuple; il n'est que poète, il n'est pas homme d'État, profond politique comme nous.» Comme eux! comme eux qui se rengorgent et se gonflent, un pied dans l'abîme qui s'entr'ouvre sans qu'ils s'en doutent et qui déjà les entraîne!

Mais, quand même l'univers entier méconnaîtrait un grand homme courageux, quand le peuple même, ingrat et aveuglé, viendrait vous traiter de fou, de rêveur et de niais… Mais non, vous n'êtes pas fanatique, et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur le Sinaï. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire, mais vous ne devez pas y être un homme ordinaire. Vous devez porter les feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais coeurs languissent et se paralysent.

Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste à être un homme vertueux.

Faites, ô source de lumière et d'amour, que le zèle de votre maison dévore le coeur de cette créature d'élite.

CCLXXIII
A M. CHARLES DELAVEAU, A LA CHÂTRE

Paris, 13 avril 1848.

Mon cher Delaveau,

Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez moi pour ne pas me rencontrer. C'est la faute de Duplomb, que j'avais chargé de vous demander pour moi cette entrevue, en le priant de me faire savoir si l'heure et le jour vous convenaient. Ne recevant de lui aucun avis, j'ai pensé qu'il n'avait pas encore pu vous voir.

Ma soirée de demain n'est pas libre et je pense m'absenter après-demain pour quelques jours. Je viens donc, tout en vous remerciant d'avoir répondu à mon appel, vous mettre, par écrit, au courant de l'objet de l'explication que je désirais avoir avec vous de vive voix.

J'ai appris qu'au moment de nos élections, une manifestation avait été faite à Nohant par les ouvriers de la Châtre. Cette manifestation fort peu menaçante, je le sais, était pourtant hostile et les cris de A bas madame Dudevant! A bas Maurice Dudevant! A bas les communistes! A bas les ennemis de M. Delaveau! ont salué avec assez d'acharnement une maison qui a nourri et assisté plus de pauvres qu'aucune autre dans l'arrondissement. Enfin cette démonstration était faite en votre nom. Je ne m'en suis point préoccupée; mais je me suis réservé le droit de vous en demander l'explication, aussitôt qu'il me serait possible de vous voir.

Je provoquerai ces explications en vous en donnant sur mon compte, que je défie personne de démentir, et je veux vous les donner, parce que certainement vous avez cru, en dirigeant sur Nohant une démonstration hostile, répondre à quelque hostilité de ma part. S'il en était ainsi, vous seriez peu excusable d'avoir voulu exercer des représailles avant de vous être assuré de quelque provocation de ma part. Je vous dirai donc très franchement (en vous annonçant que je vais à Nohant attendre vos bandes dévouées) que je n'ai jamais, depuis assez longtemps, eu la moindre confiance dans votre conduite politique.

Ce n'est pas d'hier que nous nous connaissons. Nous avons été intimement liés dans notre jeunesse, et, à cette époque, vous alliez beaucoup plus loin que moi dans vos idées révolutionnaires; j'avais alors très peu étudié la Révolution et je n'acceptais point la guillotine, que, du reste, je n'ai jamais acceptée et n'accepterai jamais. A cette époque pourtant, vous admiriez sans réserve Robespierre, Couthon et Saint-Just, que j'ai appris aussi à admirer depuis, sauf l'application excessive et sanglante de leur théorie. Nous nous sommes chamaillés assez souvent sur ce point pour qu'il m'en souvienne, et, comme ces discussions finissaient amicalement, mon frère et moi, nous vous appelions le docteur Guillotin; ce qui ne vous fâchait point.

 

Depuis, vous êtes entré dans un système de modération dynastique que je n'ai jamais compris. Nous avions changé tous les deux. J'avais avancé dans mon opinion, vous aviez reculé dans la vôtre. Mes amis combattaient dans les élections pour vous porter à la Chambre comme l'expression de leurs idées. Je trouvais qu'ils se trompaient, je le leur disais; mais je n'essayais point de les arrêter, parce que vous étiez excusé, à mes yeux, de votre tiédeur politique par le rôle d'homme honnête et charitable.

Votre ferveur républicaine a eu droit de m'étonner après le 24 février; vous avez changé encore une fois, je le veux bien, et j'admets que vous ayez été sincère, je veux le croire, d'autant plus que je vous vois, depuis quelques jours, voter avec l'extrême gauche; mais j'ai été parfaitement fondée jusque-là à ne vous point croire républicain, et je ne me suis point gênée pour le dire, lorsque l'occasion s'est rencontrée.

Mais, en même temps que j'ai le droit de dire ce que je pense, et de penser ce que je crois vrai, je ne crois point avoir celui de me mêler à des intrigues et à des manoeuvres électorales; c'est ce que je n'ai jamais fait, c'est ce que je ne ferai jamais. Mon rôle de femme s'y oppose, ma conscience me le défend, et, si j'étais homme, je ne me croirais pas dispensée de porter la même droiture dans ma conduite politique. Si j'ai été accusée d'un acte quelconque tendant à contrarier votre élection, à noircir votre caractère privé, à tromper l'opinion sur votre compte, je vous somme de me le faire savoir, parce que je veux y répondre et ne pas rester sous le coup d'une calomnie.

Voilà pour moi; mais, quant à vous, vous avez à m'expliquer aussi quelle part vous avez prise à la démonstration faite contre moi par des ouvriers de la Châtre, qui certainement n'ont point personnellement le plus léger reproche à me faire.—Voici ce dont toutes les apparences vous accusent:

Vous auriez excité ces ouvriers contre ma maison et contre mon nom, en exploitant la ridicule terreur que le mot de communisme inspire à ceux qui ne le comprennent pas. Vous auriez expliqué ainsi le communisme pour exaspérer ces braves gens: «Les communistes veulent prendre tous vos biens, toutes vos terres, et vous donner six ou huit sous de salaire par jour. Madame Dudevant est allée à Paris pour se joindre, par ses écrits, à ceux qui veulent réaliser tout de suite cette belle doctrine, etc., etc.»

Toutes ces accusations sont trop bêtes pour avoir été inventées par vous. Leurs auteurs ne sont probablement pas dignes d'être recherchés; mais vous exerciez sur les gens de la Châtre une influence qui, jusque-là, vous avait fait honneur, et vous ne vous en êtes pas servi pour faire cesser ces bruits ridicules. Vous paraissez les avoir encouragés, au contraire, et vous avez laissé faire la démonstration sur Nohant. Vous êtes donc responsable devant l'opinion publique de l'égarement de vos partisans, non seulement en ce qui me concerne, mais aussi en ce qui concerne les paysans de ma commune, menacés et violentés dans leur vote. Il serait facile de prouver que, tandis que mon fils, contraire par opinion à votre élection, écrivait fidèlement votre nom sur tous les bulletins où les gens de la commune désiraient le voir inscrit, vos partisans arrachaient, à d'autres mains, d'autres bulletins et y substituaient le leur avec menace et brutalité. Une enquête va être ouverte à ce sujet, je l'apprends ce soir. Avant d'y porter mon témoignage, si je suis appelée à le faire, je veux savoir de vous la vérité et me mettre en demeure de vous accuser ou de vous justifier. J'accepterai une franche explication, si hostile qu'elle puisse être, et je la préférerai de beaucoup à une petite guerre d'intrigues, pour se disputer une popularité dont je ne voudrais pas à ce prix, et dont je suis peu jalouse dans les vilaines conditions où elle est placée.

Je sais que nous nous occupons là d'un très petit fait, et que, sur tout le sol de la France, il s'en est produit simultanément de semblables, même de beaucoup plus graves en plusieurs endroits. Mais ceci est une affaire de vous à moi que je tiens à éclaircir et dont il vous est impossible de me refuser la solution. J'attends donc votre réponse pour savoir si je puis encore vous conserver mon estime et mon ancienne amitié.

GEORGE SAND.

CCLXXIV
A MAURICE SAND, A NOHANT

Paris, 17 avril 1848.

Mon pauvre Bouli,

J'ai bien dans l'idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd'hui, elle a été souillée par des cris de mort. La liberté et l'égalité ont été foulées aux pieds avec la fraternité, pendant toute cette journée. C'est la contre-partie de la manifestation contre les bonnets à poil.

Aujourd'hui, ce n'étaient plus seulement les bonnets à poil, c'était toute la bourgeoisie armée et habillée; c'était toute la banlieue, cette même féroce banlieue qui criait en 1832: Mort aux républicains! Aujourd'hui, elle crie: Vive la république! mais: Mort aux communistes! Mort à Cabet! Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c'est que le communisme; aujourd'hui, Paris s'est conduit comme la Châtre.

Il faut te dire comment tout cela est arrivé; car tu n'y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le secret de la chose.

Il y avait trois conspirations, ou plutôt quatre, sur pied depuis huit jours.

D'abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Carnot, Bethmont, enfin tous les juste-milieu de la République à se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient gardé Lamartine et Arago, qui sont mixtes et qui, préférant le pouvoir aux opinions (qu'ils n'ont pas), se seraient joints à eux et au peuple. Cette conspiration était bien fondée. Les autres nous ramènent à toutes les institutions de la monarchie, au règne des banquiers, à la misère extrême et à l'abandon du pauvre, au luxe effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l'ouvrier, comme un esclave, du travail que le maître lui mesure, lui chicane et lui retire à son gré. Cette conspiration eût donc pu sauver la République, proclamer à l'instant la diminution des impôts du pauvre, prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnêtes, eussent tiré la France de la crise financière; changer la forme de la loi électorale, qui est mauvaise et donnera des élections de clocher; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République, dont le bourgeois a réussi déjà à le dégoûter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblée nationale qu'on n'aurait pas été forcé de violenter.

La deuxième conspiration était celle de Marrast, Garnier-Pagès et compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre le peuple, en conservant le système de Louis-Philippe, sous le nom de république.

La troisième était, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Raspail, qui voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire.

La quatrième était une complication de la première: Louis Blanc, avec Vidal, Albert et l'école ouvrière du Luxembourg, voulant se faire proclamer dictateur et chasser tout, excepté lui. Je n'en ai pas la preuve; mais cela me paraît certain maintenant.

Voici comment ont agi les quatre conspirations:

Ledru-Rollin, ne pouvant s'entendre avec Louis Blanc, ou se sentant trahi par lui, n'a rien fait à propos et n'a eu qu'un rôle effacé.

Marrast et compagnie ont appelé, sous main, à leur aide toute la banlieue et toute la bourgeoisie armée, sous prétexte que Cabet voulait mettre Paris à feu et à sang, et on l'a si bien persuadé à tout le monde, que le parti honnête et brave de Ledru-Rollin, qui était soutenu par Barbès, Caussidière et tous mes amis, est resté coi, ne voulant pas donner à son insu, dans la confusion d'un mouvement populaire, aide et protection à Cabet, qui est un imbécile, à Raspail et à Blanqui, les Marat de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet n'existait peut-être pas, à moins qu'elle ne fût mêlée à celle de Louis Blanc. Par eux-mêmes, ces trois hommes ne réunissent pas à Paris mille personnes sûres. Ils sont donc peu dignes du fracas qu'on a fait à leur propos.

La conspiration Louis Blanc, composée de trente mille ouvriers des corporations, ralliés par la formule de l'organisation du travail, était la seule qui pût inquiéter véritablement le parti Marrast; mais elle eût été écrasée par la garde nationale armée, si elle eût bougé.

Toutes ces combinaisons avaient chacune un prétexte différent pour se mettre sur pied aujourd'hui.

Pour les ouvriers de Louis Blanc, c'était de se réunir au Champ de Mars, afin d'élire les officiers de leur état-major.

Pour la banlieue de Marrast, c'était de venir reconnaître ses officiers.

Pour la mobile et la police de Caussidière et Ledru, c'était d'empêcher

Blanqui, Raspail et Cabet de tenter un coup de main.

Pour ces derniers, c'était de porter des offrandes patriotiques à l'hôtel de ville.

Au milieu de tout cela, deux hommes pensaient à eux-mêmes sans agir. Leroux se tenait prêt à escamoter la papauté de Cabet sur les communistes. Mais il n'avait pas assez de suite dans les idées ou pas assez d'audace pour en venir à bout. Il n'a pas paru.

L'autre homme, c'est Lamartine, espèce de Lafayette naïf, qui veut être président de la République et qui en viendra peut-être à bout, parce qu'il ménage toutes les idées et tous les hommes; sans croire à aucune idée et sans aimer aucun homme. Il a eu les honneurs et le triomphe de la journée sans avoir rien fait.

Voici maintenant comment les choses se sont passées:

A deux heures, les trente mille ouvriers de Louis Blanc ont été au Champ de Mars, où l'on dit que Louis Blanc n'est point venu; ce qui les a mécontentés et refroidis. A la même heure, de tous les coins de Paris, ont apparu la garde nationale bourgeoise et la banlieue, cent mille hommes au moins, qui ont été aux Invalides et n'ont fait que traverser pour se rendre à l'hôtel de ville en même temps que les ouvriers.

Ce mouvement s'est fait avec beaucoup d'art. Les ouvriers portaient des bannières sur lesquelles étaient écrites leurs formules: Organisation du travail, Cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme.

Ils allaient demander au gouvernement provisoire de leur promettre définitivement la garantie de ce principe. On pense que, sur le refus de certains membres du gouvernement, ils auraient exigé leur démission. Ils l'auraient fait pacifiquement; car ils n'avaient point d'armes, quoiqu'ils eussent pu en avoir, étant tous gardes nationaux.

Mais ils n'ont pu que présenter très civilement leurs offrandes et leurs voeux; car à peine avaient-ils enfilé le quai du Louvre, que trois colonnes de gardes nationaux armés jusqu'aux dents, fusils chargés et cartouches en poche, se placèrent sur les deux flancs de la colonne des ouvriers. Arrivé au pont des Arts, on fit encore une meilleure division. On plaça une troisième colonne de gardes nationaux et de mobiles au centre. De sorte que cinq colonnes marchaient de front: trois colonnes bourgeoises armées au centre et sur les côtés, deux colonnes d'ouvriers désarmés, à droite et à gauche de la colonne du centre; puis, dans les intervalles, promenades de gardes nationaux à cheval, laids et bêtes comme de coutume.

C'était un beau et triste spectacle que ce peuple marchant, fier et mécontent, au milieu de toutes ces baïonnettes. Les baïonnettes criaient et beuglaient: Vive la République! Vive le gouvernement provisoire! Vive Lamartine! Les ouvriers répondaient: Vive la bonne République! Vive l'égalité! Vive la vraie République du Christ!

La foule couvrait les trottoirs et les parapets. J'étais avec Rochery, et il n'y avait pas moyen de marcher ailleurs qu'avec la colonne des ouvriers, toujours bonne, polie et fraternelle. Toutes les cinq minutes, on faisait faire un temps d'arrêt aux ouvriers, et la garde nationale avançait de plusieurs pelotons, afin de mettre un intervalle sur la place de l'Hôtel-de-Ville entre chaque colonne d'ouvriers et même entre chaque corporation. On les prenait dans un filet maille par maille. Ils le sentaient, et ils contenaient leur indignation.

 

Arrivé sur la place de l'Hôtel-de-Ville, on les fit attendre une heure pour que toute la mobile et toute la garde bourgeoise fût placée et échelonnée; Le gouvernement provisoire, aux fenêtres de l'hôtel de ville, se posait en Apollon. Louis Blanc avait une belle, tenue de Saint-Just. Ledru-Rollin se montrait peu et faisait contre fortune bon coeur. Lamartine triomphait sur toute la ligne. Garnier-Pages faisait une mine de jésuite, Crémieux et Pagnerre étaient prodigues de leurs hideuses boules et saluaient royalement la populace.

Les pauvres ouvriers étaient refoulés derrière la garde bourgeoise, le long des murs au fond de la place. Enfin, on leur ouvrit, au milieu des rangs, un petit passage si étroit, que, de quatre par quatre qu'ils étaient, ils furent forcés de se mettre deux par deux, et on leur permit d'arriver le long de la grille, c'est-à-dire devant cent mille baïonnettes et fusils chargés. Dans l'intérieur de la grille, la mobile armée, fanatisée ou trompée, aurait fait feu sur eux au moindre mot. Le grand Lamartine daigna descendre sur le perron et leur donner de l'eau bénite de cour. Je n'ai pu entendre les discours; mais, qu'ils en fussent contents ou non, cela dura dix minutes, et les ouvriers défilèrent par le fond des autres rues, tandis que la garde bourgeoise et la mobile se firent passer pompeusement en revue par Lamartine et les autres triomphateurs.

Comme je m'étais fourrée au milieu des gamins de la mobile, au centre de la place pour mieux voir, je me suis esquivée à ce moment-là, pour n'avoir pas l'honneur insigne d'être passée en revue aussi, et je suis revenue dîner chez Pinson, bien triste et voyant la République républicaine à bas pour longtemps peut-être.

Ce soir, je suis sortie à neuf heures avec Borie pour voir ce qui se passait. Tous les ouvriers étaient partis; la rue était aux bourgeois, étudiants, boutiquiers, flâneurs de toute espèce qui criaient: A bas les communistes! A la lanterne les cabètistes! Mort à Cabet! Et les enfants des rues répétaient machinalement ces cris de mort: Voilà comment la bourgeoisie fait l'éducation du peuple. Le premier cri de mort et le doux nom de lanterne ont été jetés aujourd'hui à la Révolution par les bourgeois. Nous en verrons de belles si on les laisse faire.

Sur le pont des Arts, nous entendons battre la charge et nous voyons reluire aux torches, sur les quais, une file de baïonnettes immense qui reprend au pas de course le chemin de l'hôtel de ville. Nous y courons: c'était la deuxième légion, la plus bourgeoise de Paris et d'autres de même acabit, vingt mille hommes environ qui vociféraient à rendre sourd cet éternel cri de Mort à Cabet! Mort aux communistes! A coup sûr, je ne fais pas de Cabet le moindre cas; mais, sur trois hommes, dont il est le moins mauvais, pourquoi toujours Cabet? A coup sûr, Blanqui et Raspail mériteraient plus de haine, et leur nom n'a pas été prononcé une seule fois. C'est qu'ils ne représentent pas d'idées, et que la bourgeoisie veut tuer les idées. Demain, on criera: A bas tous les socialistes! A bas Louis Blanc! et, quand on aura bien crié: A bas quand on se sera bien habitué au mot de lanterne, quand on aura bien accoutumé les oreilles du peuple au cri de mort, on s'étonnera que le peuple se fâche et se venge. C'est infâme! Si ce malheureux Cabet se fût montré, on l'eût mis en pièces; car le peuple, en grande partie, croyait voir dans Cabet un ennemi redoutable.

Nous suivîmes cette bande de furieux jusqu'à l'hôtel de ville, et, là, elle défila devant l'hôtel, où il n'y avait personne du gouvernement provisoire, en beuglant toujours le même refrain et en tirant quelques coups de fusil en l'air. Ces bourgeois, qui ne veulent pas que le peuple lance des pétards, ils avaient leurs fusils chargés à balle et pouvaient tuer quelques curieux aux fenêtres. Ça leur était fort égal, c'était une bande de bêtes altérées de sang. Que quelqu'un eût prononcé un mot de blâme, ils l'eussent tué. La pauvre petite mobile fraternisait avec eux sans savoir ce qu'elle faisait. Le général Courtais et son état-major, sur le perron, répondaient: Mort à Cabet!

Voilà une belle journée!

Nous sommes revenus tard. Tout le quai était couvert de groupes. Dans tous, un seul homme du peuple défendait, non pas Cabet, personne ne s'en soucie, mais le principe de la liberté violée par cette brutale démonstration, et tout le groupe maudissait Cabet et interprétait le communisme absolument comme le font les vignerons de Delaveau. J'ai entendu ces orateurs isolés que tous contredisaient; dire des choses très bonnes et très sages. Ils disaient aux beaux esprits qui se moquaient du communisme que, plus cela leur semblait bête, moins ils devaient le persécuter comme une chose dangereuse: que les communistes étaient en petit nombre et très pacifiques; que, si l'Icarie faisait leur bonheur, ils avaient bien le droit de rêver l'Icarie, etc.

Puis arrivaient des patrouilles de mobiles—il y en avait autant que d'attroupements—qui passaient au milieu, se mêlaient un instant à la discussion, disaient quelques lazzis de gamin, priaient les citoyens de se disperser, et s'en allaient, répétant comme un mot d'ordre distribué avec le cigare et le petit verre: A bas Cabet! Mort aux communistes! Cette mobile, si intelligente et si brave, est déjà trompée et corrompue. La partie du peuple incorporée dans les belles légions de bourgeois a pris les idées bourgeoises en prenant un bel habit flambant neuf. Souvent on perd son coeur en quittant sa blouse. Tout ce qu'on a fait a été aristocratique, on en recueille le fruit.

Dans tout cela, le mal, le grand mal, ne vient pas tant, comme on le dit, de ce que le peuple n'est pas encore capable de comprendre les idées. Cela ne vient pas non plus de ce que les idées ne sont pas assez mûres.

Tout ce qu'on a d'idées à répandre et à faire comprendre suffirait à la situation, si les hommes qui représentent ces idées étaient bons; ce qui pèche, ce sont les caractères. La vérité n'a de vie que dans une âme droite et d'influence que dans une bouche pure. Les hommes sont faux, ambitieux, vaniteux, égoïstes, et le meilleur ne vaut pas le diable; c'est bien triste à voir de près!

Les deux plus honnêtes caractères que j'aie encore rencontrés, c'est Barbès et Etienne Arago. C'est qu'ils sont braves comme des lions et dévoués de tout leur coeur. J'ai fait connaissance aussi avec Carteret, secrétaire général de la police: c'est une belle âme. Barbès est un héros. Je crois aussi Caussidière très bon; mais ce sont des hommes du second rang, tout le premier rang vit avec cet idéal: Moi, moi, moi.

Nous verrons demain ce que le peuple pensera de tout cela à son réveil. Il se pourrait bien qu'il fût peu content; mais j'ai peur qu'il ne soit déjà trop tard pour qu'il secoue le joug. La bourgeoisie a pris sa revanche.

Ce malheureux Cabet, Blanqui, Raspail et quelques autres perdent la vérité, parce qu'ils prêchent une certaine face de la vérité. On ne peut faire cause commune avec eux, et cependant la persécution qui s'attachera à eux prépare celle dont nous serons bientôt l'objet. Le principe est violé, et c'est la bourgeoisie qui relèvera l'échafaud.

Je suis bien triste, mon garçon. Si cela continue et qu'il n'y ait plus rien à faire dans un certain sens, je retournerai à Nohant écrire et me consoler près de toi. Je veux voir arriver l'Assemblée nationale; après, je crois bien que je n'aurai plus rien à faire ici.

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