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Nouvelles lettres d'un voyageur

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Nouvelles lettres d'un voyageur
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GEORGE SAND
1877

I
LA VILLA PAMPHILI

A***

Rome, 25 mars 185…

La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les derniers événements, comme on l'a dit. Ni Garibaldi, ni les Français n'y ont laissé de traces de dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques sont, en grande partie, encore debout. Elle est bien plus menacée de périr par l'abandon que par la guerre, car elle porte l'empreinte de cette indifférence et de ce dégoût qui sont, à ce que l'on me dit, le cachet général de toutes les habitations princières de la ville et des environs.

C'est un bel endroit, une vue magnifique sur Rome, l'Agro-Romano et la mer. De petites collines un peu plantées, chose rare ici, font un premier plan agréable. Le palais est encore de ceux qui résolvent le problème d'être très-vastes à l'intérieur et très-petits d'aspect extérieur.

En général, tout me paraît trop petit ou trop grand, depuis que je suis à Rome. Quant à la végétation, cela est certain, les arbres de nos climats y sont pauvres, et les essences intermédiaires n'y atteignent pas la santé et l'ampleur qu'elles ont dans nos campagnes et dans nos jardins.

En revanche, les plantes indigènes sont d'une taille démesurée, et le même contraste pénible que l'on remarque dans les édifices se fait sentir dans la nature. On dirait que cette dernière est aristocrate comme la société et qu'elle ne veut pas souffrir de milieu entre les géants et les pygmées, sur cette terre de la papauté. Ces ruines de la ville des empereurs au milieu des petites bâtisses de la ville moderne, et ces énormes pins d'Italie au milieu des humbles bosquets et des courts buissons de la villégiature, me font l'effet de magnifiques cardinaux entourés de misérables capucins. Et puis, quels que soient les repoussoirs, il y a un manque constant de proportion entre eux et l'arène désolée qu'ils dominent. Cette campagne de Rome, vue de haut et terminée par une autre immensité, la mer, est effrayante d'étendue et de nudité. Rome elle-même, toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes, tant vantées par les artistes italianomanes, sont courtes et crues, crues surtout; et ce soleil, que l'on me disait devoir tout enchanter, un beau et chaud soleil, en effet! accuse plus durement encore ces contours déjà si secs. Je comprends maintenant les ingristes, que je trouvais un peu trop livrés à la convention, au style, comme ils disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de conscience et d'exactitude, et que la réalité prend ici cette physionomie de froide âpreté qui me gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère au lieu de le faire prédominer, car ce n'est pas là sa beauté, c'est son défaut.

Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner à cette manière de traduire la nature. L'oeil s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour cela, indépendamment de son grand savoir, que M. Ingres a eu une école homogène. Mais, si on ne se défend pas de cette impression, on risque de tomber dans les tons froids ou criards, dans les modelés insuffisants, dans les contours incrustés au mur, de la fresque primitive.

«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles de Michel-Ange, les avez-vous vues? pourquoi n'en parlez-vous pas?»

Je vous entends d'ici. Permettez-moi de ne pas vous répondre encore. Nous sommes à la villa Pamphili, dans la région des fleurs. Oh! ici, les fleurs se plaisent; ici, elles jonchent littéralement le sol, aussitôt qu'un peu de culture remue cette terre excellente abandonnée de l'homme. Dans les champs, autour des bassins, sur les revers des fossés, partout où elles peuvent trouver un peu de nourriture assainie par la pioche, les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie et prennent des ébats ravissants. A la villa Pamphili, une vaste prairie est diaprée d'anémones de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition attribue ce semis d'anémones à la Béatrix Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire. Dans nos pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur. Nos paysans ne sont pas gascons, même en Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le comprendre, et par conséquent sans le commenter, ce que leur ont conté leurs aïeux. Ici, tout prolétaire est cicérone, c'est-à-dire résolu à vous conter des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses frais d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B… jadis à la recherche de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui en a montré dix-sept.

Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des lacs et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le rococo, dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que ce qui nous en reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils ont employé pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une grande beauté. Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des pétrifications curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes les villas de la contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes grimpantes, de folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants à regarder, je vous assure.

Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence; mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous le dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art. Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je voudrais tout saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis, après ces bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de tout mon poids sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me charme et me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel prestige, me paraît aussi grand, aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion que la mer, les volcans, les empires avec leurs souverains, les ruines du Colisée, le dôme de Saint-Pierre, le pape, Raphaël et tous les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus le marché.

Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais une interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les nuages ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes, de plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les abîmes de l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais bon prince, et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je m'arrêterais pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez d'une carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.

Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi faire? J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai tant de fois désiré l'absence de prévoyance et le laisser aller complet de la pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le fond d'un antre noir, comme les lavandières de l'acqua argentina, et chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de mon espèce et de mon temps.

Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard de Chine barbotant auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul? demandai-je à un jardinier qui passait. – Tiens! il est seul aujourd'hui, répondit-il avec insouciance. L'oiseau lui aura mangé sa femme ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»

Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri de la serre cruelle. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils attendaient d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de moi. C'était une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la tête de ceux qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire en ce monde, sinon de barboter dans un coin, comme ce canard hébété qui se baigne au soleil en attendant son heure?

L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de luxe dans la demeure princière, était, du reste, très en harmonie avec celui qui se faisait sentir dans le parc. La même malpropreté que dans les rues de Rome, les mêmes souillures sur les fleurs que sur les pavés de la ville éternelle. Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un spleen profond dévore ici les grandes existences. Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est écrit sur les pierres de leurs maisons à formes coquettes et sur les riantes perspectives de leurs allées abandonnées. Est-ce la saison encore pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans des lieux si beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui, ou la tristesse qui retiennent à Rome ces hôtes ingrats envers le printemps? On dit que toutes les villas sont délaissées ou négligées et que celle-ci est encore une des mieux entretenues. J'ai peine à le croire.

En quittant le parc pour voir les jardins, je fus frappé pourtant de l'activité déployée par un vieux jardinier pour la réparation d'un singulier objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu rien de semblable. On me dit que c'est usité dans plusieurs villas et que cela date de la renaissance. J'aurai de la peine à vous expliquer ce que c'est. Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques et à couleurs voyantes, étendu sur une terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous les fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce sont des armoiries de famille, entourées de guirlandes, de noeuds entrelacés, de palmes, de chiffres, de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble en est riche et les couleurs en sont vives. Mais qu'est-ce que cette mosaïque colossale, ou ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une si vaste esplanade? Il faut en approcher pour le comprendre. C'est un parterre de plantes basses, entrecoupé de petits sentiers de marbre, de faïence, d'ardoise ou de brique, le tout cassé en menus morceaux et semé comme des dragées sur un surtout de table du temps de Louis XV; mais on ne marche pas dans ces sentiers, je pense, car ils sont trop durement cailloutés pour des pieds aristocratiques et trop étroits pour des personnes d'importance. Cela ne sert uniquement qu'à réjouir la vue et absorbe toute la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments de chaque écusson ou rosace sont en fleurs faisant touffe basse et drue. Les plantes de la campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent le ton dont on a besoin. Une petite bordure de buis nain ou de myrte, taillée bien court, serpente autour de chaque détail: c'est d'un effet bizarre et minutieux; c'est un ouvrage de patience, et toute la symétrie, toute la recherche, toute la propreté dont les Romains de nos jours sont susceptibles, paraissent s'être réfugiées et concentrées dans l'entretien de cette ornementation végétale et gymnoplastique.

 

II
LES CHANSONS DES BOIS
ET DES RUES

A VICTOR HUGO

Dans une de ses chansons, le poëte dit:

 
George Sand a la Gargilesse
Comme Horace avait l'Anio.
 

O poésie! Horace avait beaucoup de choses, et George Sand n'a rien, pas même l'eau courante et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le don de la chanter dignement; car ces choses qui appartiennent à Dieu, les flots limpides, les forêts sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau domaine de la poésie, sont concédées par la loi divine a qui sait les voir et les aimer. C'est comme cela que le poëte est riche. Mais, moi, je suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une chose inféconde, le chagrin, champ aride, domaine du silence. J'ai perdu en un an trois êtres qui remplissaient ma vie d'espérance et de force. L'espérance, c'était un petit enfant qui me représentait l'avenir; la force, c'étaient deux amitiés, soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à moi, ravivaient en moi la croyance au dévouement utile.

Il me reste beaucoup pourtant: des enfants adorés, des amis parfaits. Mais, quand la mort vient de frapper autour de nous ce qui devait si naturellement et si légitimement nous survivre, on se sent pris d'effroi et comme dénué de tout bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est resté debout, parce que le néant de la vie vous apparaît terrible, parce qu'on en vient à se dire: «Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s'ils ne peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi lutter contre cette implacable loi qui brise toute association et ruine toute félicité? A quoi bon vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que la propriété des choses matérielles?»

O maître poëte! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche, quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée d'une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui l'avais découvert, à quelques peintres et à quelques naturalistes qui s'y étaient aventurés sur ma parole et ne m'en savaient pas mauvais gré. Eux et moi, nous le possédions par les yeux et par le coeur, ce qui est la seule possession des choses belles et pures. Moi, j'avais un trésor de vie, l'espoir! l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer les yeux, l'illusion de compter qu'en les aimant beaucoup, je leur assurerais une longue carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés comme, au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers découragés se demander si c'est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur une terre qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir et dévorer.

A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au fond de l'âme. Non, George Sand n'a plus la Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté tout mugissant et tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de plus dans un écrin de prédilection. Il n'a plus rien, le voyageur! il ne veut pas qu'on l'appelle poëte, il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus de prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus de chants d'oiseaux dans les oreilles, le soleil ne lui parle plus, la nature qu'il aimait tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne l'appelez pas artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais été. Dites-lui ami, comme on dit aux malheureux qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à marcher encore, tout en plaignant leur peine.

Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et que la vie traîne celui qui ne s'aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et bienfaisants, la peine de vous porter? n'ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je vis dans mon milieu sombre et muet comme si rien n'était changé. Et, au fait, il n'y a rien de changé que moi; la vie a suivi autour de moi son cours inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n'y a d'étrange en ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire? pour chanter, cigale humaine, l'hiver comme l'été!

Chanter! quoi donc chanter? La bise et la brume, les feuilles qui tombent, le vent qui pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle s'est tue; reviendra-t-elle? et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce bientôt, est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une heure qu'elle reviendra?

Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur ou de force pour fléchir les mauvais jours. Au fort de la bataille, tous sont braves: c'est si beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en ont, il faut en avoir.» Et on répond: «J'en ai!» Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et qu'il faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est pas trop profonde. Mais après? quand le devoir est accompli, quand on a pressé les mains amies, quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand on reprend sa route sur le sol ébranlé, quand on s'est remis au travail, au métier, au devoir; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu'il n'est plus délicat d'accepter la pitié des bons coeurs, est-ce donc fini? Non, c'est le vrai chagrin qui commence, en même temps que la lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit vivre, on essaie de vivre aussi; mais quelle nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue qui persiste, ou s'est-il fait une diminution de vie en nous, une déperdition de forces? J'ai peine à croire qu'en perdant ceux qu'on aime, on conserve son âme entière. A moins que…

Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace. Elle s'élance et se transporte au delà de cet horizon que nous croyons être le cercle de notre existence. Nous avons les cercles de l'infini devant nous. C'est une gamme que nous croyons descendre après l'avoir montée, mais les gammes s'enchaînent et montent toujours, La voix humaine ne peut dépasser une certaine tonalité; mais, par la pensée, elle entre facilement dans les tonalités impossibles, et, d'octave en octave, l'audition imaginaire, mais mathématique, escalade le ciel. Ceux qui sont partis vivent, chantent et pensent maintenant une octave plus haut que nous; c'est pourquoi nous ne les entendons plus; mais nous savons bien que le choeur sacré des âmes n'est pas muet et que notre partie y est écrite et nous attend.

Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de ce peu de notes que nous avons à dire encore? Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant qui ferme la porte et descend l'escalier, savons-nous si ce mot n'est pas le dernier que nous aurons dit dans la langue des hommes?

Vivre est un bonheur quand même, parce que la vie est un don; mais il y a bien des jours, dans notre éphémère existence humaine, où nous ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute de l'univers! Les personnalités puissantes souffrent moins que les autres. Elles traversent les crises avec une vaillance extraordinaire, et, quand elles sont forcées de descendre dans les abîmes du doute et de la douleur, elles remontent, les mains pleines de poésies sublimes.

Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons! dans la tempête, vous chantez plus haut que la foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre, vous avez l'exubérante gaieté du printemps. Si tout est gris et morne autour de vous, votre âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres; mais vous chantez toujours et vous voyez, vous sentez, même sous l'impression accablante du néant, la profondeur des choses cachées sous le silence et l'ombre. Ce mutisme intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite de l'esprit fermé à tous les renouvellements du dehors, vous ne les connaissez pas. Cela est heureux pour nous, car votre voix est un événement dans nos destinées, et, quand nous n'entendons plus celle de la nature, vous parlez pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut donc s'éveiller, et demander à votre immense vitalité un souffle qui nous ranime. Nul n'a le droit d'être indifférent quand votre fanfare retentit. C'est un appel à la vie, à la force, à la croyance, à la reconnaissance que nous devons à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas vous écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne ne le connaît et ne le célèbre comme vous.

La poésie, la grande poésie! quelle arme dans les mains de l'homme pour combattre l'horreur du doute! La philosophie est belle et grande, soit qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance. Elle aussi fouille les profondeurs, éclaire les abîmes et relève énergiquement la puissance intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au néant, se dévoue à tripler les forces de son être pour marquer son passage en ce monde. Par elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité, se rend digne d'un monde meilleur. Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail généreux de la pensée qui cherche Dieu toujours, quand même elle le nie!

Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne ni ne discute, elle s'impose. Elle vous saisit, elle vous enlève au-dessus même de la région où vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore discuter ses audaces et rejeter ses promesses, mais vous n'en êtes pas moins la proie de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique qui de son vol puissant sépare les nuées et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais qu'on l'aime classique, comme la Grèce, ou qu'il ait «l'échevèlement des prophètes,» il a cela d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait pouvoir le monter, et qu'au bruit formidable de sa course, tout frémit du désir de s'envoler avec lui.

C'est la magie de cet art qui s'adresse à la partie la plus impressionnable de l'âme humaine, à l'imagination, au sens de l'infini, et, si le poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est beau!» il a vaincu! Il a prouvé Dieu, même sans parler de lui, car, à propos d'un brin d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité, il a fait jaillir de vous cette flamme qui veut monter au-dessus du réel. Il ne vous a pas dit comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous êtes libre.» Il vous a dit: «Voyez et entendez, vous voilà délivré.»

Au delà d'une certaine région où l'esprit humain ne peut plus affirmer rien, et où il craint de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus toutes nos montagnes. Qui osera lui dire qu'il se trompe, s'il a fait passer en vous l'enthousiasme de l'inconnu, et si sa vision palpitante a fait vibrer en vous une corde que la raison et la volonté laissaient muette?

Art et poésie, voilà les deux ailes de notre âme. Que la note soit terrible ou délicieuse, elle éveille l'instinct sublime engourdi qui s'ignore, ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par la fatigue et la tristesse. Chantez, chantez, poëte de ce siècle! Jamais vous ne fûtes si nécessaire à notre génération. Promenez votre caprice dans la tendre et moqueuse antithèse du rire antique et du rire moderne:

 
 
O fraîcheur du rire! ombre pure!
Mystérieux apaisement!
 

Il vous est permis, à vous, de placer dans votre universelle symphonie le «mirliton de Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes». Vous avez le droit de mettre Pégase au vert. Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les vrais tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne veulent pas que le poëte joue avec le feu sacré. Les tristes, famille d'amis en deuil, veulent bien qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand même. Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion brillante comme dans l'austère rêverie, le poëte prouve du moment qu'il rayonne.

Quel rayonnement dans ces vers à la courte et vive allure, qui nous versent les senteurs du printemps et les puissantes folies de la nature en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre les vestiges de ces jardins des Feuillantines où vous avez été élevé et où l'on a bâti des maisons neuves. On a respecté de vieux murs couverts de lierre. Des arbres qui vous ont prêté leur ombre, quelques-uns sont encore debout, me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure, et je ne sais où se sont réfugiés les oiseaux. Rien ne chante plus dans ce coin qui abrita et charma votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux qu'on trouve encore non loin de Paris, la gelée a mordu les ramées. Il n'y a plus d'autres chansons des bois que le grésillement des feuilles tombées que le vent balaie. Dans les rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce beau quartier latin que je traverse chaque soir est devenu vaste, aéré, monumental. Ses groupes d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue dans un éclat de rire, sont comme perdus et inaperçus sur ces larges chaussées plantées d'arbres. Ils sont toujours jeunes, pourtant; le printemps ne se fait jamais vieux, et le renouveau de chaque génération est toujours un objet d'attendrissement et de sympathie pour les coeurs qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans cette influence de la saison où nous sommes?

Je me le demandais l'autre jour en traversant le jardin du Luxembourg, au coucher du soleil. C'était une belle et douce soirée. Le ciel était tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages noirs. Le grand bassin aussi était rouge et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne de la fontaine Médicis était ému et disait de temps en temps je ne sais quel mot triste et doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature. La jeunesse se promenait sagement, presque gravement, et je m'inquiétais de cette gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer sur cette austérité du grand jardin, du grand palais, du grand ciel qui peu à peu se remplissait de brume violette, le vol du coursier que vous déliez et faites repartir si vigoureusement après l'avoir forcé de brouter la prairie de l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever des flots d'harmonie…

Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de Saint-Sulpice, déjà effacées dans le brouillard du soir. Une furieuse clameur étouffa le rire des petits et glaça peut-être le rêve des jeunes. Cette voix rauque de l'airain me jeta moi-même dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la voix du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à nous; comment serions-nous musiciens, comment serions-nous artistes et poëtes, quand les coryphées de nos villes sont des prêtres ou des soldats, quand la bénédiction des cathédrales ressemble à un tocsin d'alarme, et quand les joies publiques s'expriment par les brutales explosions de la poudre? Du bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu ou des hommes, ressemble à la menace d'un Dies irae. Pourquoi le brutal courroux des beffrois? Ce jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement dernier? Avons-nous tous péché si horriblement qu'il nous faille entendre éclater la fanfare discordante des démons prêts à s'emparer de nous? – Mais non, ce n'est rien, ce sont les vêpres qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de le bénir. O sauvages que nous sommes!

Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez toujours, par-dessus ces voix du bronze qui veulent nous rendre sourds, nous et nos enfants, et il faut que nous écoutions en nous-mêmes l'harmonie de vos vers qui nous rappelle celle des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui célèbre et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce sera là notre chanson des rues, celle qu'en dépit du morne hiver qui arrive et des mornes idées qui menacent, nous chanterons en nous-mêmes pour nous délivrer des paroles de mort qui planent sur nos toits éplorés.

Et je revenais seul au clair de la lune par le Panthéon silencieux. La brume avait tout envahi, mais la lune, perçant ce voile argenté, enlevait de pâles lumières sur le fronton et sur le dôme qui paraissait énorme et comme bâti dans les nuages. La place était déserte, et le monument, qui n'aura jamais l'aspect d'une église, quoi qu'on fasse, était beau de sérénité avec ses grands murs froids et sa coupole perdue dans les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir et s'élever. Ce colosse d'architecture n'est rien, en somme, qu'un tombeau voté aux grands hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour pour recevoir leur cendre ou leur effigie. Mais je ne pensais pas aux morts en contemplant cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur la vie, et la vie m'apparaissait impassiblement éternelle en dépit de nos simulacres d'éternelle séparation.

Pourquoi des sépultures et des hypogées? me disais-je. Il n'y a pas de morts. Il y a des amis séparés pour un temps, mais le temps est court, le temps est relatif, le temps n'existe pas; et, pensant à la flamme immortelle que Dieu a mise en nous, dans ceux qui chevauchent les monstres comme dans les plus humbles pasteurs de brebis, je lui disais ce que vous dites à la poésie:

 
Tu ne connais ni le sommeil
Ni le sépulcre, nos péages.
 

Novembre 1865.

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