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Consuelo

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LXVI. Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance…

Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en revenant de part et d’autre sur les détails de leur situation dans un entretien amical, ils songèrent aux précautions et aux arrangements à prendre pour retourner à Vienne. La première chose qu’ils firent fut de tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo était encore la plus riche des deux; mais leurs fonds réunis pouvaient fournir de quoi faire agréablement la route à pied, sans souffrir de la faim et sans coucher à la belle étoile. Il ne fallait pas songer à autre chose, et Consuelo en avait déjà pris son parti. Cependant, malgré la gaieté philosophique qu’elle montrait à cet égard, Joseph était soucieux et pensif.

Qu’avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-être l’embarras de ma compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.

– Vous devez tout faire mieux que moi, répondit-il; ce n’est pas là ce qui m’inquiète. Mais je m’attriste et je m’épouvante quand je songe que vous êtes jeune et belle, et que tous les regards vont s’attacher sur vous avec convoitise, tandis que je suis si petit et si chétif que, bien résolu à me faire tuer pour vous, je n’aurai peut-être pas la force de vous préserver.

– À quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j’étais assez belle pour fixer les regards des passants, je pense qu’une femme qui se respecte sait imposer toujours par sa contenance…

– Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontée ou modeste, vous n’êtes pas en sûreté sur ces routes couvertes de soldats et de vauriens de toute espèce. Depuis que la paix est faite, le pays est inondé de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces volontaires aventuriers qui, se voyant licenciés, et ne sachant plus où trouver fortune, se mettent à piller les passants, à rançonner les campagnes, et à traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvreté nous met à l’abri de leur talent de ce côté-là; mais il suffit que vous soyez femme pour éveiller leur brutalité. Je pense sérieusement à changer de route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des places de guerre offrant un continuel prétexte au passage des troupes licenciées et autres qui ne valent guère mieux, nous ferons bien de descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes à peu près désertes, où la cupidité et les brigandages de ces messieurs ne trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous côtoierons la rivière jusque vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt. Une fois sur les terres de l’Empire, nous serons protégés par une police moins impuissante que celle de la Bohême.

– Vous connaissez donc cette route-là?

– Je ne sais pas même s’il y en a une; mais j’ai une petite carte dans ma poche, et j’avais projeté, en quittant Pilsen, d’essayer de m’en revenir par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.

– Eh bien soit! votre idée me paraît bonne, dit Consuelo en regardant la carte que Joseph venait d’ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les piétons et des chaumières pour recueillir les gens sobres et courts d’argent. Je vois là, en effet, une chaîne de montagnes qui nous conduit jusqu’à la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.

– C’est le plus grand Bœhmerwald, dont les cimes les plus élevées se trouvent là et servent de frontière entre la Bavière et la Bohême. Nous le rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous indiquent qu’à droite et à gauche sont les vallées qui descendent vers les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n’ai plus affaire à cet introuvable château des Géants, je suis sûr de vous bien diriger, et de ne pas vous faire faire plus de chemin qu’il ne faut.

– En route donc! dit Consuelo; je me sens tout à fait reposée. Le sommeil et votre bon pain m’ont rendu mes forces, et je peux encore faire au moins deux milles aujourd’hui. D’ailleurs j’ai hâte de m’éloigner de ces environs, où je crains toujours de rencontrer quelque visage de connaissance.

– Attendez, dit Joseph; j’ai une idée singulière qui me trotte par la cervelle.

– Voyons-la.

– Si vous n’aviez pas de répugnance à vous habiller en homme, votre incognito serait assuré, et vous échapperiez à toutes les mauvaises suppositions qu’on pourra faire dans nos gîtes sur le compte d’une jeune fille voyageant seule avec un jeune garçon.

– L’idée n’est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez riches pour faire des emplettes. Où trouverais-je d’ailleurs des habits à ma taille?

– Écoutez, je n’aurais pas eu cette idée si je ne m’étais senti pourvu de ce qu’il fallait pour la mettre à exécution. Nous sommes absolument de la même taille, ce qui fait plus d’honneur à vous qu’à moi; et j’ai dans mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous déguisera parfaitement. Voici l’histoire de cet habillement: c’est un envoi de ma brave femme de mère, qui, croyant me faire un cadeau très utile, et voulant me savoir équipé convenablement pour me présenter à l’ambassade, et donner des leçons aux demoiselles, s’est avisée de me faire faire dans son village un costume des plus élégants, à la mode de chez nous. Certes, le costume est pittoresque, et les étoffes bien choisies; vous allez voir! Mais imaginez-vous l’effet que j’aurais produit à l’ambassade, et le fou rire qui se serait emparé de la nièce de M. de Metastasio, si je m’étais montré avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J’ai remercié ma pauvre mère de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le costume à quelque paysan au dépourvu, ou à quelque comédien en voyage. Voilà pourquoi je l’ai emporté avec moi; mais par bonheur je n’ai pu trouver l’occasion de m’en défaire. Les gens de ce pays-ci prétendent que la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou turc.

– Eh bien, l’occasion est trouvée, s’écria Consuelo en riant; votre idée était excellente, et la comédienne en voyage s’accommode de votre habit à la turque, qui ressemble assez à un jupon. Je vous achète ceci à crédit toutefois, ou pour mieux dire à condition que vous allez être le caissier de notre chatouille, comme dit le roi de Prusse de son trésor, et que vous m’avancerez la dépense de mon voyage jusqu’à Vienne.

– Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste à savoir si l’habit vous est commode. Je vais m’enfoncer dans ce bois, tandis que vous entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d’un cabinet de toilette sûr et spacieux.

– Allez, et paraissez sur la scène, répondit Consuelo en lui montrant la forêt: moi, je rentre dans la coulisse.»

Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon s’éloignait consciencieusement, elle procéda sur-le-champ à sa transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu’elle sortit de sa retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu’elle y vit apparaître le plus joli petit paysan que la race slave eût jamais produit. Sa taille fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge; et sa jambe, déliée comme celle d’une biche, sortait modestement un peu au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs, qu’elle avait persévéré à ne pas poudrer, avaient été coupés dans sa maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses doigts pour leur donner tout à fait la négligence rustique qui convient à un jeune pâtre; et, portant son costume avec l’aisance du théâtre, sachant même, grâce à son talent mimique, donner tout à coup une expression de simplicité sauvage à sa physionomie, elle se trouva si bien déguisée que le courage et la sécurité lui vinrent en un instant. Ainsi qu’il arrive aux acteurs dès qu’ils ont revêtu leur costume, elle se sentit dans son rôle, et s’identifia même avec le personnage qu’elle allait jouer, au point d’éprouver en elle-même comme l’insouciance, le plaisir d’un vagabondage innocent, la gaieté, la vigueur et la légèreté de corps d’un garçon faisant l’école buissonnière.

Elle eut à siffler trois fois avant que Haydn, qui s’était éloigné dans le bois plus qu’il n’était nécessaire, soit pour témoigner son respect, soit pour échapper à la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher, revînt auprès d’elle. Il fit un cri de surprise et d’admiration en la voyant ainsi; et même, quoiqu’il s’attendit à la retrouver bien déguisée, il eut peine à en croire ses yeux dans le premier moment. Cette transformation embellissait prodigieusement Consuelo, et en même temps elle lui donnait un aspect tout différent pour l’imagination du jeune musicien.

L’espèce de plaisir que la beauté de la femme produit sur un adolescent est toujours mêlé de frayeur; et le vêtement qui en fait, même aux yeux du moins chaste, un être si voilé et si mystérieux, est pour beaucoup dans cette impression de trouble et d’angoisse. Joseph était une âme pure, et, quoi qu’en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et craintif. Il avait été ébloui en voyant Consuelo, animée par les rayons du soleil qui l’inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une belle statue. En lui parlant, en l’écoutant, son cœur s’était senti agité de mouvements inconnus, qu’il n’avait attribués qu’à l’enthousiasme et à la joie d’une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d’heure qu’il avait passé loin d’elle dans le bois, pendant cette mystérieuse toilette, il avait éprouvé de violentes palpitations. La première émotion était revenue; et il s’approchait, résolu à faire de grands efforts pour cacher encore sous un air d’insouciance et d’enjouement le trouble mortel qui s’élevait dans son âme.

Le changement de costume, si bien réussi qu’il semblait être un véritable changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d’esprit du jeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l’élan fraternel d’une vive amitié improvisée entre lui et son agréable compagnon de voyage. La même ardeur de courir et de voir du pays, la même sécurité quant aux dangers de la route, la même gaieté sympathique, qui animaient Consuelo dans cet instant, s’emparèrent de lui; et ils se mirent en marche à travers bois et prairies, aussi légers que deux oiseaux de passage.

 

Cependant, après quelques pas, il oublia qu’elle était garçon, en lui voyant porter sur l’épaule, au bout d’un bâton, son petit paquet de hardes, grossi des habillements de femme dont elle venait de se dépouiller. Une contestation s’éleva entre eux à ce sujet. Consuelo prétendait qu’avec son sac, son violon, et son cahier du Gradus ad Parnassum, Joseph était bien assez chargé. Joseph, de son côté, jurait qu’il mettrait tout le paquet de Consuelo dans son sac, et qu’elle ne porterait rien. Il fallut qu’elle cédât; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu’il y eût apparence d’égalité entre eux, il consentit à lui laisser porter le violon en bandoulière.

Savez-vous, lui disait Consuelo pour le décider à cette concession, qu’il faut que j’aie l’air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide? car je suis un paysan, il n’y a pas à dire; et vous, vous êtes un citadin.

– Quel citadin! répondait Haydn en riant. Je n’ai pas mal la tournure du garçon perruquier de Keller!»

Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifié de ne pouvoir se montrer à Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses habits fanés par le soleil et un peu délabrés par le voyage.

Non! vous avez l’air, dit Consuelo pour lui ôter ce petit chagrin, d’un fils de famille ruiné reprenant le chemin de la maison paternelle avec son garçon jardinier, compagnon de ses escapades.

– Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des rôles appropriés à notre situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et, comme c’est la coutume du métier de s’habiller comme on peut, avec ce que l’on trouve, et selon l’argent qu’on a; comme on voit souvent les troubadours de notre espèce traîner par les champs la défroque d’un marquis ou celle d’un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l’habit noir râpé d’un petit professeur, et vous la toilette, inusitée dans ce pays-ci, d’un villageois de la Hongrie. Nous ferons même bien de dire si l’on nous interroge, que nous avons été dernièrement faire une tournée de ce côté-là. Je pourrai parler ex professo du célèbre village de Rohrau que personne ne connaît, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie. Quant à vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous ferez bien de ne pas nier que vous êtes italien et chanteur de profession.

– À propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c’est l’usage: le vôtre est tout trouvé pour moi. Je dois, conformément à mes manières italiennes, vous appeler Beppo, c’est l’abréviation de Joseph.

– Appelez-moi comme vous voudrez. J’ai l’avantage d’être aussi inconnu sous un nom que sous un autre. Vous, c’est différent. Il vous faut un nom absolument: lequel choisissez-vous?

– La première abréviation vénitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto… Oh! non pas celui-là, s’écria-t-elle après avoir laissé échapper par habitude la contraction enfantine du nom d’Anzoleto.

– Pourquoi pas celui-là? reprit Joseph qui remarqua l’énergie de son exclamation.

– Il me porterait malheur. On dit qu’il y a des noms comme cela.

– Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?

– Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espèce de diminutif du nom d’Albert.

– Il signor Bertoni! cela fait bien!» dit Joseph en s’efforçant de sourire.

Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiancé lui enfonça un poignard dans le cœur. Il la regarda marcher devant lui, leste et dégagée:

À propos, se dit-il pour se consoler, j’oubliais que c’est un garçon!»

LXVII. Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois…

Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois, et se dirigèrent vers le sud-est. Consuelo marchait la tête nue, et Joseph, voyant le soleil enflammer son teint blanc et uni, n’osait en exprimer son chagrin. Le chapeau qu’il portait lui-même n’était pas neuf, il ne pouvait pas le lui offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l’exprimer; mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut remarqué de sa compagne.

Voilà une singulière idée, lui dit-elle. Il paraît que vous trouvez le temps couvert et la plaine ombragée? Cela me fait penser que je n’ai rien sur la tête; mais comme je n’ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais bien des manières de me les procurer à peu de frais.»

En parlant ainsi, elle arracha à un buisson un rameau de pampre sauvage, et, le roulant sur lui-même, elle s’en fit un chapeau de verdure.

Voilà qu’elle a l’air d’une Muse, pensa Joseph, et le garçon disparaît encore!»

Ils traversèrent un village, où, apercevant une de ces boutiques où l’on vend de tout, il y entra précipitamment sans qu’elle pût prévoir son dessein, et en sortit bientôt avec un petit chapeau de paille à larges bords retroussés sur les oreilles comme les portent les paysans des vallées danubiennes.

Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin du voyage.

– Le pain vous manquer! s’écria Joseph vivement; j’aimerais mieux tendre la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien avec moi.» Et voyant que son enthousiasme étonnait un peu Consuelo, il ajouta en tâchant de rabaisser ses bons sentiments: «Songez, signor Bertoni, que mon avenir dépend de vous, que ma fortune est dans vos mains, et qu’il est de mes intérêts de vous ramener saine et sauve à maître Porpora.»

L’idée que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d’elle ne vint pas à Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces prévisions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre, peut-être à cause de la préoccupation où elles sont d’en faire naître la cause. En outre, il est rare qu’une femme très jeune ne regarde pas comme un enfant un homme de son âge. Consuelo avait deux ans de plus qu’Haydn, et ce dernier était si petit et si malingre qu’on lui en eût donné à peine quinze. Elle savait bien qu’il en avait davantage; mais elle ne pouvait s’aviser de penser que son imagination et ses sens fussent déjà éveillés par l’amour. Elle s’aperçut cependant d’une émotion extraordinaire lorsque, s’étant arrêtée pour reprendre haleine dans un autre endroit, d’où elle admirait un des beaux sites qui s’offrent à chaque pas dans ces régions élevées, elle surprit les regards de Joseph attachés sur les siens avec une sorte d’extase.

Qu’avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naïvement. Il me semble que vous êtes soucieux, et je ne puis m’ôter de l’idée que ma compagnie vous embarrasse.

– Ne dites pas cela! s’écria-t-il avec douleur; c’est manquer d’estime pour moi, c’est me refuser votre confiance et votre amitié que je voudrais payer de ma vie.

– En ce cas, ne soyez pas triste, à moins que vous n’ayez quelque autre sujet de chagrin que vous ne m’avez pas confié.»

Joseph tomba dans un morne silence, et ils marchèrent longtemps sans qu’il pût trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le jeune homme en ressentait d’embarras; il craignait de se laisser deviner. Mais il ne trouvait rien de convenable à dire pour renouer la conversation. Enfin, faisant un grand effort sur lui-même:

Savez-vous, lui dit-il, à quoi je songe très sérieusement?

– Non, je ne le devine pas, répondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps, s’était perdue dans ses propres préoccupations, et qui n’avait rien trouvé d’étrange à son silence.

– Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous devriez m’enseigner l’italien. Je l’ai commencé avec des livres cet hiver; mais, n’ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n’ose pas articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et si, pendant notre voyage, vous étiez assez bonne pour me forcer à secouer ma mauvaise honte, et pour me reprendre à chaque syllabe, il me semble que j’aurais l’oreille assez musicale pour que votre peine ne fût pas perdue.

– Oh! de tout mon cœur, répondit Consuelo. J’aime qu’on ne perde pas un seul des précieux instants de la vie pour s’instruire; et comme on s’instruit soi-même en enseignant, il ne peut être que très bon pour nous deux de nous exercer à bien prononcer la langue musicale par excellence. Vous me croyez italienne, et je ne le suis pas, quoique j’aie très peu d’accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu’en chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l’harmonie des sons italiens, je chanterai les mots qui vous présenteront des difficultés. Je suis persuadée qu’on ne prononce mal que parce qu’on entend mal. Si votre oreille perçoit complètement les nuances, ce ne sera plus pour vous qu’une affaire de mémoire de les bien répéter.

– Ce sera donc à la fois une leçon d’italien et une leçon de chant! s’écria Joseph. – Et une leçon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son ravissement. Ah! ma foi, vive l’art! le moins dangereux, le moins ingrat de tous les amours!»

La leçon commença sur l’heure, et Consuelo, qui eut d’abord de la peine à ne pas éclater de rire à chaque mot que Joseph disait en italien, s’émerveilla bientôt de la facilité et de la justesse avec lesquelles il se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur d’entendre la voix de la cantatrice, et qui n’en voyait pas venir l’occasion assez vite, la fit naître par une petite ruse. Il feignit d’être embarrassé de donner à l’à italien la franchise et la netteté convenables, et il chanta une phrase de Leo où le mot felicità se trouvait répété plusieurs fois. Aussitôt Consuelo, sans s’arrêter, et sans être plus essoufflée que si elle eût été assise à son piano, lui chanta la phrase à plusieurs reprises. À cet accent si généreux et si pénétrant qu’aucun autre ne pouvait, à cette époque, lui être comparé dans le monde, Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains l’une contre l’autre avec un mouvement convulsif et une exclamation passionnée.

À votre tour, essayez donc», dit Consuelo sans s’apercevoir de ses transports.

Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit des mains.

C’est à merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonté. Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.

– Vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu’il vous plaira, répondit Joseph; mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-même.

– Et pourquoi donc?» dit Consuelo.

Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu’il avait les yeux gros de larmes, et qu’il serrait encore ses mains, en faisant craquer les phalanges, comme un enfant folâtre et comme un homme enthousiaste.

Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent à notre rencontre.

– Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s’écria Joseph tout hors de lui. Qu’ils ne vous entendent pas! car ils mettraient pied à terre, et vous salueraient à genoux.

– Je ne crains pas ces mélomanes; ce sont des garçons bouchers qui portent des veaux en croupe.

– Ah! baissez votre chapeau, détournez la tête! dit Joseph en se rapprochant d’elle avec un sentiment de jalousie exaltée. Qu’ils ne vous voient pas! qu’ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne vous voie et ne vous entende!»

Le reste de la journée s’écoula dans une alternative d’études sérieuses et de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph éprouvait une joie enivrante, et ne savait s’il était le plus tremblant des adorateurs de la beauté, ou le plus rayonnant des amis de l’art. Tour à tour idole resplendissante et camarade délicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et transportait tout son être. Vers le soir il s’aperçut qu’elle se traînait avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que, depuis plusieurs heures, malgré les fréquentes haltes qu’ils faisaient sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisée de lassitude; mais elle voulait qu’il en fût ainsi; et n’eût-il pas été démontré qu’elle devait s’éloigner de ce pays au plus vite, elle eût encore cherché, dans le mouvement et dans l’étourdissement d’une gaieté un peu forcée, une distraction contre le déchirement de son cœur. Les premières ombres du soir, en répandant de la mélancolie sur la campagne, ramenèrent les sentiments douloureux qu’elle combattait avec un si grand courage. Elle se représenta la morne soirée qui commençait au château des Géants, et la nuit, peut-être terrible, qu’Albert allait passer. Vaincue par cette idée, elle s’arrêta involontairement au pied d’une grande croix de bois, qui marquait, au sommet d’une colline nue, le théâtre de quelque miracle ou de quelque crime traditionnels.

 

Hélas! vous êtes plus fatiguée que vous ne voulez en convenir, lui dit Joseph; mais notre étape touche à sa fin, car je vois briller au fond de cette gorge les lumières d’un hameau. Vous croyez peut-être que je n’aurais pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez…

– Mon enfant, lui répondit-elle en souriant, vous êtes bien fier de votre sexe. Je vous prie de ne pas tant mépriser le mien, et de croire que j’ai plus de force qu’il ne vous en reste pour vous porter vous-même. Je suis essoufflée d’avoir grimpé ce sentier, voilà tout; et si je me repose, c’est que j’ai envie de chanter.

– Dieu soit loué! s’écria Joseph: chantez donc là, au pied de la croix. Je vais me mettre à genoux… Et cependant, si cela allait vous fatiguer davantage!

– Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c’est une fantaisie que j’ai de dire ici un verset de cantique que ma mère me faisait chanter avec elle, soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou une croix plantée comme celle-ci à la jonction de quatre sentiers.»

L’idée de Consuelo était encore plus romanesque qu’elle ne voulait le dire. En songeant à Albert, elle s’était représenté cette faculté quasi surnaturelle qu’il avait souvent de voir et d’entendre à distance. Elle s’imagina fortement qu’à cette heure même il pensait à elle, et la voyait peut-être; et, croyant trouver un allégement à sa peine en lui parlant par un chant sympathique à travers la nuit et l’espace, elle monta sur les pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du côté de l’horizon derrière lequel devait être Riesenburg, elle donna sa voix dans toute son étendue pour chanter le verset du cantique espagnol:

O Consuelo de mi alma, etc.

Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant à lui-même lorsqu’elle eut fini, je n’avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c’est que le chant! Y a-t-il donc d’autres voix humaines semblables à celle-ci? Pourrai-je jamais entendre quelque chose de comparable à ce qui m’est révélé aujourd’hui? Ô musique! sainte musique! ô génie de l’art! que tu m’embrases, et que tu m’épouvantes!»

Consuelo redescendit de la pierre, où comme une madone elle avait dessiné sa silhouette élégante dans le bleu transparent de la nuit. À son tour, inspirée à la manière d’Albert, elle s’imagina qu’elle le voyait, à travers les bois, les montagnes et les vallées, assis sur la pierre du Schreckenstein, calme, résigné, et rempli d’une sainte espérance. «Il m’a entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu’il aime. Il m’a comprise, et maintenant il va rentrer au château, embrasser son père, et peut-être s’endormir paisiblement.»

Tout va bien», dit-elle à Joseph sans prendre garde à son délire d’admiration.

Puis, retournant sur ses pas, elle déposa un baiser sur le bois grossier de la croix. Peut-être en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert éprouva-t-il comme une commotion électrique qui détendit les ressorts de sa volonté sombre, et fit passer jusqu’aux profondeurs les plus mystérieuses de son âme les délices d’un calme divin. Peut-être fut-ce le moment précis du profond et bienfaisant sommeil où il tomba, et où son père, inquiet et matinal, eut la satisfaction de le retrouver plongé le lendemain au retour de l’aurore.

Le hameau dont ils avaient aperçu les feux dans l’ombre n’était qu’une vaste ferme où ils furent reçus avec hospitalité. Une famille de bons laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de bois brut, à laquelle on leur fit place, sans difficulté comme sans empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda à peine. Ces braves gens, fatigués d’une longue et chaude journée de travail, prenaient leur repas en silence, livrés à la béate jouissance d’une alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper délicieux. Joseph oublia de manger, occupé qu’il était à regarder cette pâle et noble figure de Consuelo au milieu de ces larges faces hâlées de paysans, douces et stupides comme celles de leurs bœufs qui paissaient l’herbe autour d’eux, et ne faisaient guère un plus grand bruit de mâchoires en ruminant avec lenteur.

Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix, aussitôt qu’il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu’ils le jugeraient à propos. Les femmes qui les servaient s’assirent à leurs places, dès qu’ils se furent tous levés, et se mirent à souper avec les enfants. Plus animées et plus curieuses, elles retinrent et questionnèrent les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu’il tenait tout prêts pour les satisfaire, et ne s’écarta guère de la vérité, quant au fond, en leur disant que lui et son camarade étaient de pauvres musiciens ambulants.

Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, répondit une des plus jeunes, vous nous auriez fait danser!»

Elles examinèrent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garçon, et qui affectait, pour bien remplir son rôle, de les regarder avec des yeux hardis et bien éveillés. Elle avait soupiré un instant en se représentant la douceur de ces mœurs patriarcales dont sa profession active et vagabonde l’éloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect, et manger ensuite leurs restes avec gaieté, les unes allaitant un petit, les autres esclaves déjà, par instinct, de leurs jeunes garçons, s’occupant d’eux avant de songer à leurs filles et à elles-mêmes, elle ne vit plus dans tous ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité; les mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles enchaînées au maître, c’est-à-dire à l’homme, cloîtrées à la maison, servantes à perpétuité, et condamnées à un travail sans relâche au milieu des souffrances et des embarras de la maternité. D’un côté le possesseur de la terre, pressant ou rançonnant le travailleur jusqu’à lui ôter le nécessaire dans les profits de son aride labeur; de l’autre l’avarice et la peur qui se communiquent du maître au tenancier, et condamnent celui-ci à gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa propre vie. Alors cette sérénité apparente ne sembla plus à Consuelo que l’abrutissement du malheur ou l’engourdissement de la fatigue; et elle se dit qu’il valait mieux être artiste ou bohémien, que seigneur ou paysan, puisqu’à la possession d’une terre comme à celle d’une gerbe de blé s’attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la cupidité. Viva la libertà! dit-elle à Joseph, à qui elle exprimait ses pensées en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la vaisselle à grand bruit, et qu’une vieille impotente tournait son rouet avec la régularité d’une machine.

Joseph était surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand tant bien que mal. Il apprit d’elles que le chef de la famille, qu’il avait vu habillé en paysan, était d’origine noble, et avait eu un peu de fortune et d’éducation dans sa jeunesse; mais que, ruiné entièrement dans la guerre de la Succession, il n’avait plus eu d’autres ressources pour élever sa nombreuse famille que de s’attacher comme fermier à une abbaye voisine. Cette abbaye le rançonnait horriblement, et il venait de payer le droit de mitre, c’est-à-dire l’impôt levé par le fisc impérial sur les communautés religieuses à chaque mutation d’abbé. Cet impôt n’était jamais payé en réalité que par les vassaux et tenanciers des biens ecclésiastiques, en surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme étaient serfs, et ne s’estimaient pas plus malheureux que le chef qui les employait. Le fermier du fisc était juif; et, renvoyé, de l’abbaye qu’il tourmentait, aux cultivateurs qu’il tourmentait plus encore, il était venu dans la matinée réclamer et toucher une somme qui était l’épargne de plusieurs années. Entre les prêtres catholiques et les exacteurs israélites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels haïr et redouter le plus.

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