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Читать книгу: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», страница 17

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XLIII

Partout où le terrain présentait des irrégularités, partout où se trouvait un abri de rochers ou d'arbrisseaux, nous trouvions des Marratti; ils se formaient autour de nous par groupes ou disséminés en espèce de cercle. En conséquence, nous nous retirâmes tout près de la mer, et nous courûmes le long du bord.

Nous avions encore un passage très-dangereux à traverser: c'était celui qui se trouvait sous la rude proximité des rochers, dont les pointes inégales s'avançaient vers la mer, à un demi-mille de laquelle nos bateaux étaient stationnés. Les natifs s'étaient rangés en file le long des sommets, et un feu très-vif était déjà commencé. Dans le premier moment, je fus surpris que de Ruyter m'eût abandonné seul au hasard d'une lutte aussi dangereuse, et en réfléchissant sur le meilleur parti que j'avais à prendre, je vis sur l'extrême pointe d'un rocher son drapeau en queue-d'aronde. Il veillait sur nous.

Je fis courir mes hommes, et nous fûmes bientôt appelés par nos camarades, qui, ayant vu que ce poste était occupé par l'ennemi, l'avaient chassé sur les rochers et avaient ainsi préparé notre passage.

Malgré le ferme appui de cet utile secours, chaque pouce du terrain nous fut disputé, et six de mes hommes y trouvèrent la mort; car, protégés par les rochers et se couchant par terre, les natifs, armés de leurs longs mousquets, avaient sur nous le grand avantage d'être presque invisibles.

Les bateaux s'approchèrent, et les soldats français furent rangés sur le rivage. Quoique n'osant pas tout à fait s'approcher de nous, les natifs continuèrent le feu; nous nous embarquâmes au milieu des cris farouches des sauvages, et dès que nous eûmes quitté la terre, ils vinrent comme une innombrable multitude de corneilles faire autour de nous un fracas et un tapage épouvantables. Quelques-uns même nous suivirent dans l'eau, et leurs flèches, leurs pierres, leurs balles tombèrent sur le grab comme une pluie d'orage.

Une joie universelle régna à bord dès que nous fûmes tous rentrés à peu près sains et saufs sur le vaisseau, et à la nuit tombante nous dirigeâmes notre course vers l'île Bourbon.

En calculant nos pertes personnelles ainsi que celles de la corvette, nous nous aperçûmes qu'il nous manquait quatorze hommes; mais nous en avions vingt-huit assez grièvement blessés. J'inscrivis ces particularités sur le journal de mer de de Ruyter, et je lui dis:

– Il me semble qu'en considérant et les dangers que nous avons eu à courir et le nombre de nos adversaires, nos pertes n'ont pas été grandes.

– Si, elles ont été très-grandes, dit Louis, qui venait de descendre l'escalier; vous n'en reverrez jamais une si belle. J'aurais voulu que tous les hommes, oui, tous, eussent été perdus plutôt qu'elle. Vous aussi, n'est-ce pas?

– Je ne vous comprends pas, Louis. Que voulez-vous dire?

– Ce que je veux dire? s'écria Louis; je veux dire que je déplore la perte, l'irréparable perte de la tortue. Vous l'avez vue, capitaine, et vous auriez pu la sauver! Ne le pouviez-vous pas? Mais M. Aston et vous, vous ne pensez à rien, car une petite fille, ce n'est rien, ma tortue valait toutes les filles du monde, n'est-ce pas vrai? ajouta Louis en tournant sur lui-même comme il le faisait à chaque interrogation, et en avançant ses narines dilatées jusque sur le visage de ses interlocuteurs.

– Cet homme, dit de Ruyter, est un Hindou; il croit que le monde est soutenu sur le dos d'une énorme tortue.

– Et je ne serais pas étonné, ajoutai-je, s'il faisait un voyage au pôle nord, non pas dans l'intérêt de la navigation, mais pour se livrer à la recherche des crustacés. Quel luxe et à la fois quel bonheur pour vous, Louis, si vous pouviez prendre un bain dans une mer de gras-vert! (graisse de tortue.) Ne serait-il pas? ajoutai-je en imitant sa forme de dialogue interrogative et incompréhensible.

– Oui, me répondit-il, mais dans le pôle nord, au lieu de tortues, il y a des wabrusses, des ours blancs et des baleines.

Van Scolpvelt apparut tenant quelques esquilles dans une main et une scie dans l'autre.

– Voyez, nous dit-il, j'ai trépané un crâne, et tout ce que je vous ai dit est vrai; tâtez les bords de l'os, ils sont aussi unis que l'ivoire, et ils ont un lustre qui est tout à fait beau. J'ai extrait une balle, et le cerebrum n'est point blessé, car le poids d'un cheveu n'est pas même tombé dessus.

Van Scolpvelt allait dire qu'il avait opéré avec une adresse si remarquable, que le patient, n'ayant point souffert, se portait admirablement bien, lorsqu'on vint lui dire que le malade était mort.

– Voilà un affreux mensonge! s'écria le docteur en se précipitant sur l'échelle derrière le messager, qui courait devant Scolpvelt tout effrayé de la scie.

À la descente de l'escalier, l'instrument chatouilla le dos du garçon, et ce contact le fit bondir jusqu'au bas aussi lestement qu'une balle lancée par une main ferme.

Quelques heures après cet incident, et sous la surveillance de Louis, un festin, qui pouvait très-bien être nommé un festin de tortue, fut servi sur la table.

Une énorme soupière, sur la surface de laquelle une flotte de canots aurait pu se livrer bataille, fut placée en face de moi par le munitionnaire lui-même, qui nous dit en essuyant son front couvert de sueur:

– Goûtez cela, et vous vivrez un siècle. En vérité, l'odeur seule est un régal, aussi bien pour un prolétaire que pour un empereur. Je n'ai jamais respiré une odeur aussi délicieuse, avez-vous?

Après la soupe, la chair de tortue fut servie sous toutes les formes: une partie bouillie ou rôtie, une autre hachée et roulée en boules. Quand ce premier service eut été enlevé, Louis le Grand nous dit, sans s'apercevoir du dégoût que nous éprouvions pour la chair de tortue:

– Maintenant, voici deux plats que j'ai inventés moi-même, et personne n'en a le secret, quoique des bourgeois et des ambassadeurs étrangers m'aient été envoyés pour le découvrir, pour me l'acheter avec le prix de la rançon d'un roi; mais je n'ai voulu ni vendre ni donner mon secret, parce que ce secret me rend plus puissant que les rois du monde, qui, avec toute leur puissance, ne peuvent pas acheter la science d'un homme. Non, je ne l'ai pas voulu, ajouta Louis en clignant les yeux d'un air content de lui. J'aurais refusé un royaume! Voudriez-vous?.. La seule chose que je vous dirai, et je n'en ai jamais dit autant à personne, c'est que les œufs mous, la tête, le cœur et les entrailles sont tous là! Mais il y a aussi bien d'autres différents ingrédients, et je ne veux pas, je ne dois pas en parler.

Louis jeta les yeux sur mon assiette, et, y voyant le gras-vert que j'avais laissé, il me demanda d'un ton surpris: – Pourquoi ne l'avez-vous pas mangé?

– Je ne puis pas, mon cher Louis, je ne l'aime pas.

– Vous ne l'aimez pas? vous ne pouvez pas? s'écria-t-il. Comment! mais moi, moi qui vous parle, si j'étais mourant, si je n'avais que la force d'ouvrir la bouche, ce serait pour demander et avaler cette divine nourriture. Et vous ne l'aimez pas? Alors, capitaine, vous n'êtes pas un chrétien. Est-il? Mais c'est impossible, je ne le crois pas; le croyez-vous?

Je tendis mon assiette à Louis, qui avala le gras-vert, et qui sortit en faisant un geste mêlé de plaisir et d'indignation.

XLIV

Madagascar est une des plus grandes, des plus belles et des plus fertiles des îles du monde; elle a presque neuf cents milles de longueur sur trois cent cinquante de largeur. Une magnifique chaîne de montagnes traverse tout le pays, et de grandes et navigables rivières y prennent leur source. L'intérieur de cette île n'est pas plus connu que ses habitants; mais les parties de la côte que j'ai longuement visitées donnent d'abondantes preuves que la nature y a prodigué d'une main généreuse ses plus précieuses richesses. Rien ne manque à cette terre productive, rien, excepté la science et la civilisation, qui sont indispensables pour arriver à placer cette île sur le premier rang que tiennent les grands et puissants empires. À l'époque de mes voyages, la sauvagerie y était si complète, qu'à peine pouvait-on distinguer une différence de manière entre les hommes et les animaux.

La soirée était singulièrement belle; la mer calme, limpide comme un miroir, et notre équipage se reposait des accablantes fatigues de la journée. De Ruyter était dans sa cabine; et en compagnie d'Aston, qui était couché sur la poupe élevée du vaisseau, contre laquelle je m'appuyais, je regardais la terre. Les formes des montagnes devenaient sombres et indistinctes, le bleu profond et transparent de la mer disparaissait dans une sombre couleur d'un vert olive subdivisée par une infinité de barres confuses et brillant faiblement, comme si elles étaient bordées par une ligne de diamants. Le soleil s'enfonçait dans la mer, et ses rayons expirants nuançaient le ciel des brillantes couleurs de la topaze, de la pourpre et de l'émeraude, rayées d'azur, de blanc et de violet.

Quand le soleil disparut dans l'eau, tout le firmament fut teint en cramoisi et laissa l'ouest plus brillant que de l'or fondu. La lumière argentée de la lune fit disparaître les joyeuses couleurs, qui s'éteignirent en laissant çà et là sur la nacre du ciel de légères taches aux nuances délicates et presque indistinctes. La poupe du grab tourna, et je vis notre compagne la corvette, dont la carène et les ailes blanches coupaient la ligne de l'horizon. Éclairée par la lune, elle ressemblait à un esprit de la mer se reposant sur l'immensité de l'eau.

Absorbés dans la contemplation des merveilleuses beautés d'une nuit de l'Orient, nous passâmes la nuit dans un poétique et suave silence. Après les écrasantes fatigues d'une journée de combat, ce calme surnaturel avait sur l'esprit une influence plus douce, plus magique et plus rafraîchissante que celle du sommeil. Quoique endormi, mais cédant à la force de l'habitude, le timonier criait de temps en temps: – Doucement! doucement!

La formule ordinaire de changer le quart avait été négligée, et les sentinelles qui avaient la garde des prisonniers, ignorant que l'heure de leur devoir était passée, dormaient à leur poste. Le baume du sommeil guérissait les blessés, rendait libre les captifs, qui rêvaient peut-être qu'une chasse bruyante les entraînait dans les montagnes de leur pays natal; peut-être encore croyaient-ils qu'assis à l'ombre des cocotiers ils jouaient avec les jeunes barbares leurs fils, et ces malheureux, dont les rêves étaient si doux, devaient s'éveiller enchaînés, liés avec des menottes, dans le pire des donjons, le fond de cale d'un vaisseau, sous la mer, et condamnés à la mort ou à l'esclavage!

Le calme enchanteur de la nuit fut troublé tout à coup par un bruit étrange, mais dont, au premier instant, il me fut impossible de comprendre les causes. Je prêtai l'oreille, et mon ardente attention me permit de saisir le murmure confus d'un piétinement assez vif, auquel se joignit bientôt le râle d'une respiration haletante.

Aston tressaillit, se leva vivement, et me dit d'un ton ému: – Que se passe-t-il donc?

– Je l'ignore, répondis-je, mais nous allons le savoir.

Aston bondit sur le tillac, et nous avançâmes de quelques pas vers l'avant.

Tout d'un coup une ombre noire se dressa devant nous.

Croyant qu'elle allait essayer de nous barrer le passage, je saisis le poignard malais qui ne quittait jamais ma ceinture, et j'attendis l'approche de l'immobile fantôme.

Mais il ne bougea pas, et fit seulement entendre une sorte de sanglot.

– Est-ce vous, Torra? demandai-je, en croyant reconnaître la voix d'un nègre de Madagascar que de Ruyter avait émancipé.

– Oui, maître.

– Que voulez-vous, et quelle est la cause du bruit que nous venons d'entendre à l'avant?

– Ce bruit est celui qu'a fait Torra en tuant mauvais frère avec ce grand couteau.

– Tué! m'écriai-je avec surprise; qui avez-vous tué?

– Mon frère, mauvais frère Brondoo.

– Quel frère? vous êtes ivre ou fou, je ne vous connais pas de frère.

– Torra pas fou, Torra pas ivre, maître.

Les hommes du bord avaient entendu le bruit de la lutte criminelle que révélait l'aveu de Torra; ils se levaient tous les uns après les autres et s'approchaient lentement de nous.

En voyant les hommes du bord se grouper en silence à quelques pas de lui, Torra les examina d'un air triste et froid, puis il me dit avec douceur:

– Torra parlera à maître quand jour sera venu.

La vue du couteau rougi par le sang, et que le nègre tenait encore dans ses mains, irritait ou effrayait les hommes. Torra comprit le sentiment d'horrible effroi qui était peint sur la physionomie de ses compagnons. Il secoua la tête, sourit et murmura doucement:

– Ne craignez pas Torra, Torra ne fait pas de mal; il a seulement tué mauvais frère. Arme fait peur à vous? eh bien, voilà l'arme! – Et il lança son couteau dans la mer. – Maître, continua l'esclave en se tournant vers moi, vous bon, vous aimer pauvre nègre! vous ne pas laisser marins tuer Torra pendant que le ciel tout noir ne montre point les faces; mais demain vous devoir écouter Torra, parce que Torra dira vrai; il ne désire pas vivre; vous tuerez lui, et il ira rejoindre son frère dans le bon pays. Au bon pays, il n'y a point d'esclaves, point de mauvais hommes blancs pour acheter pauvre noir! pour enchaîner pauvre noir!

Je crus le malheureux fou, et je donnai l'ordre à mes gens de le charger de fers sans lui faire de mal. Ne comprenant pas le mouvement que les hommes firent vers lui, Torra répéta d'une voix troublée:

– Il ne faut pas tuer Torra la nuit, il faut attendre le matin, le jour, le soleil; Torra dira tout.

Je n'écoutai plus les supplications inutiles du nègre, dont je ne connaissais pas encore le crime réel, et je me rendis à l'avant, suivi d'Aston. Un de nos hommes nous avait devancés, car à mon approche, il souleva un vêtement de coton blanc tout taché de sang, et me dit:

– Le voici!

Quelques Arabes qui s'étaient joints à nous reculèrent épouvantés en criant: – Allah! Allah!

Les rayons de la lune, dégagée d'un voile de nuages, tombèrent sur le cadavre d'un homme noir et nu: la couverture blanche qui le couvrait à demi nous laissa voir sa tête horriblement défigurée par une affreuse balafre et presque entièrement séparée du corps.

J'interrogeai tous mes hommes, afin de pouvoir donner un nom à ce cadavre; mais l'ignorance de l'équipage était aussi complète que la mienne: personne ne connaissait la victime. Après un long examen des traits, je finis par découvrir que cet homme était un des prisonniers marratti. La mort bien constatée et tout secours se trouvant inutile, je donnai l'ordre que, placé sur un treillis, le cadavre fût porté à l'arrière du vaisseau, sous la garde d'une sentinelle qui veillerait également sur l'assassin.

Cet horrible spectacle semblait avoir banni le sommeil; les hommes se réunissaient, parlaient à voix basse, tout émus et tressaillant presque au murmure de leur propre parole. Une réelle épouvante se communiqua à tout l'équipage, et ces mêmes hommes, dont les mains et les vêtements étaient encore humides et souillés du sang d'un terrible combat, ces mêmes hommes, qui avaient assailli quelques heures auparavant une ville entourée de murailles et défendue par des pirates intrépides, frémissaient d'horreur devant la preuve d'un crime commis dans l'ombre. Quelques-uns se groupèrent silencieusement autour de Torra, qui était assis sur ses talons, la tête dans ses mains.

Aston et de Ruyter conféraient ensemble. J'étais seul à veiller sur le pont. En sentant une légère brise s'élever de la terre, j'appelai toutes les mains aux voiles; l'équipage, qui était plongé dans une sorte de torpeur, tressaillit au son de ma voix. J'allais donner l'ordre de raccourcir les voiles, de carguer le perroquet, lorsque de Ruyter vint à moi et me dit:

– Pourquoi toutes les mains? Je ne vois aucune apparence de tempête.

– Ni moi non plus, répliquai-je; mais une panique dangereuse règne à bord, attriste les hommes, il faut que je tâche de les distraire par une grave occupation; ils sont sous la puissance d'un mauvais charme, et si une rafale survenait, nous perdrions nos mâts avant qu'ils eussent la conscience du danger.

– Vous avez eu une très-bonne pensée, mon garçon.

Les marins obéirent à mes ordres, et leur préoccupation intérieure était si grande, qu'ils ne s'apercevaient pas de l'inaltérable tranquillité de la mer. Dans un tout autre moment, je me serais certainement attiré une averse de malédictions et de blasphèmes.

Mes ordres remplis, je laissai la garde du pont à de Ruyter, et en dépit de ce qui venait d'arriver, l'excès de la fatigue me fit tomber mourant de sommeil sur l'oreiller de mon lit.

XLV

Dans un corps jeune, bien constitué, plein de santé et de vigueur, un cœur généreux cherche naturellement asile; car pour s'épanouir, se développer, il faut qu'il ait une large place, il faut que ses impulsions ardentes puissent se répandre sans obstacle. Dans ce corps privilégié par la nature, l'âme ou l'esprit qui nous gouverne est fortement engendré: sa naissance et sa vitalité sont puissantes.

En revanche, quand l'âme est emprisonnée dans une poitrine étroite, sous le fardeau des humeurs sombres et tristes, quand elle manque d'air et d'espace, sa flamme vacille obscurément dans la lampe de la vie, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement éteinte.

Le philanthrope Owen de Lanark et la sage et pieuse Hannah More disent que la différence des constitutions fait la différence du caractère des hommes, et que la nature nous a envoyés dans le monde également disposés pour faire le bien et pour faire le mal.

Shakspeare et Bacon pensaient autrement, et ils sont aussi profonds et aussi savants que les autres sont ignorants et superficiels.

Bacon dit: «Les gens difformes sont généralement méchants de caractère; la nature leur ayant fait du mal, ils en font autant par instinct que par vengeance: ils naissent donc exclusivement méchants, et n'apportent point avec eux cette part de bonté qu'on croit commune à tous les hommes.»

Le double souvenir d'Aston et de de Ruyter m'éloigne de mon sujet; pour eux, la nature avait été prodigue de ses dons en leur accordant non-seulement la beauté du visage, la grâce des formes, mais encore la vigueur d'une âme fortement trempée à la puissance magnétique, car eux seuls m'ont révélé, en me l'inspirant, cette vive amitié qui unit les hommes les uns aux autres plus saintement, plus tendrement surtout qu'ils ne le sont par les liens du sang. Avant d'avoir connu ces deux nobles cœurs, j'avais pensé que le monde était peuplé de démons et que j'étais emprisonné dans un enfer.

Avec quel plaisir je puise dans les souvenirs des jours passés auprès de mes amis! Avec quelle joie je leur paye ici le tribut de mon affection et de ma reconnaissance, faible prix pour tout le bonheur que m'a fait connaître leur vive et sérieuse tendresse! Ma vie auprès d'eux a été un enchantement; sous leur regard brillant d'amitié, le monde me paraissait un jardin plein de fruits et de fleurs. À cette époque, je n'eusse pas échangé mon existence contre les délices du paradis, tels qu'ils sont dépeints par les enthousiastes. Cependant je menais une vie de fatigues et de dangers presque sans exemple; une vie partagée entre les combats, la douleur des blessures, les tourments de la faim et ceux plus ardents encore de la soif. J'ai si douloureusement connu ce dernier supplice, que plus d'une fois il m'est arrivé de vouloir donner mon sang et mes deux mains pleines d'or pour quelques gouttes d'eau.

L'abondance est venue, mes souffrances sont oubliées, et, si je m'en souviens, c'est seulement pour en faire la narration ou donner plus de saveur aux mets exquis que l'habitude rend communs et inappréciés. J'ai souvent dormi ma tête sur une boîte à balles, et le fer me paraissait alors plus doux que le duvet, couvert d'un canevas goudronné pour me protéger contre la violence de la pluie, contre la glaciale étreinte de l'écume dans laquelle j'étais presque submergé, profondément endormi dans ce qu'on pourrait bien appeler un cercueil de mer, près d'un rivage dangereux, parmi les éclairs et le tonnerre, dans une tempête dont la violence aurait déraciné un cèdre aussi facilement qu'un homme déracine une tige de blé.

Eh bien! ce sommeil de repos, si près de l'éternel sommeil, était aussi calme, aussi doux, aussi profond que celui d'un enfant fatigué. Si, soutenu par l'affection, il m'a été possible de supporter ces fatigues sans en souffrir, sans m'en plaindre, quelle conduite odieuse et dénaturée faut-il que mes parents aient tenue vis-à-vis de moi, pour arriver à me dégoûter de la vie dans l'âge le plus tendre, pour me faire concevoir et méditer sérieusement ma propre destruction! Non-seulement je l'ai méditée, mais à l'âge de quatorze ans je me suis vu sur le point de mettre à exécution cet effroyable projet.

Je ne m'éveillai qu'à midi, et la première personne sur laquelle tomba mon regard fut l'aide du docteur, qui tenait d'une main une bouteille d'huile camphrée, avec laquelle je devais frotter mes blessures, et de l'autre une potion calmante, dont, suivant l'ordonnance de Van Scolpvelt, il était nécessaire que j'abreuvasse mon estomac.

Je me levai et, suivi du garçon, dont je repoussais les offres, j'entrai dans la cabine où se trouvait Louis aux heures de repas.

Le munitionnaire, qui donnait au cuisinier l'ordre de préparer un second festin de tortue, s'interrompit brusquement, et se tournant vers le garçon, il lui dit, avec un inimitable accent de mépris dans le geste et dans la voix:

– À quoi le camphre est-il bon, je vous prie, si ce n'est à bourrer les narines et la bouche d'un Arabe mort? J'en déteste l'odeur; la détestez-vous? Le docteur vous croit-il de la race des scorpions et des centipèdes, qu'il veut vous nourrir de poison? Le croyez-vous? Le capitaine a besoin de remplir son estomac, et nullement d'avaler des potions et de masser ses jambes. La soupe est prête, et je garantis que son bienfaisant bouillon, après avoir visité l'estomac, descendra jusqu'aux ongles des pieds, et même qu'il circulera autour des cors, dont il amortira les élancements douloureux, si toutefois le capitaine a des cors. Avez-vous? Ma soupe est un remède, un remède universel pour toutes les maladies, n'est-ce pas?

J'approuvai le raisonnement de Louis, car, aussi affamé que l'est un oiseau par une forte gelée, je trouvais une immense différence entre une bonne assiettée de soupe et la nauséabonde potion du docteur.

Le garçon disparut, et Louis posa sur la table une immense soupière remplie de potage.

Quand de Ruyter et Aston vinrent me rejoindre, je leur demandai ce qu'on avait fait de Torra.

– Il est toujours assis sur ses talons, la tête dans ses mains, répondit de Ruyter.

– Pauvre garçon! Avez-vous découvert le mystère que cache son étrange conduite? car je suis convaincu qu'il doit avoir été excité au crime par un puissant motif; il m'a toujours paru bon, naïf, doux et tranquille.

– Vous devinez juste, répondit de Ruyter; mais j'observe depuis longtemps que les hommes aux extérieurs calmes sont les plus dangereux, les plus vindicatifs et les plus cruels. S'ils ont une raison de haine, ils projettent la vengeance et l'accomplissent pendant que les brailleurs se contentent de paroles. N'avez-vous pas remarqué l'effroyable rage qu'apportait Torra dans la destruction des Marratti? Il était couvert de sang comme un peau-rouge.

– Je me suis aperçu en effet de cette ivresse furieuse, mais je l'ai attribuée à l'entraînement du combat. J'avoue même que, tout en comprenant l'exaltation de cette conduite, elle m'a effrayé, car Torra se jetait avec une sorte de désespoir au centre même de l'ennemi et n'avait pour arme qu'un immense couteau, le même qui lui a servi pour tuer son frère. Malgré cette apparente cruauté, je suis certain que le cœur de Torra est bon, qu'il est d'une nature honnête et brave. Rappelez-vous, de Ruyter, la preuve de sensibilité et de dévouement qu'il a donnée l'autre jour en se précipitant dans la mer pendant une rafale pour sauver la vie à mon oiseau, à mon charmant loriot; oui, je le répète, Torra est brave, Torra est honnête, car il était presque continuellement dans cette cabine, où les dollars sont aussi abondants que les biscuits et les liqueurs; eh bien, il n'a jamais pris ni un dollar, ni un biscuit, ni même un verre de vin; n'est-ce pas, Louis? demandai-je au munitionnaire, qui écoutait bouche béante, n'est-ce pas que Torra est un brave garçon?

– Oui, capitaine, oui, je suis sûr de la loyauté de ce pauvre nègre; j'en suis si sûr, que je n'hésiterais pas à lui confier ma fortune si j'avais une fortune. Écoutez-en une preuve, une preuve évidente, non de ma confiance, mais de son honnêteté, quoique ce soit ma confiance qui l'ait fait ressortir: Auprès de Ceylan, je ramassai un jour une petite tortue, que vous preniez tous pour un morceau de bois, mais je savais bien que c'était une tortue; je verrais une tortue à vingt milles de nous, quand bien même elle ne montrerait au-dessus de l'eau que la rondeur de sa carapace. Quand les tortues dorment, elles aiment à sentir la chaleur du soleil: vous aussi, n'est-ce pas?

Eh bien! rappelez-vous que je pris la tortue tout doucement, sans l'éveiller, comme on prend dans un berceau un petit enfant endormi. Au moment où je glissais mon couteau dessous sa carapace, elle sortit sa jolie petite tête et me regarda d'un air de reproche; mais elle n'eut pas le temps de m'attendrir, car je la mis aussitôt dans le pot, qui était sur le feu. Ah! oui, l'homme noir est honnête et brave, car il assomma un des hommes, qui voulait mettre sa cuiller dans ma soupe. Eh bien! messieurs, je laissai Torra seul auprès de ma tortue; il en respecta la cuisson et ne mit même pas son doigt dans le pot pour le lécher avec gourmandise.

Ah! je le dis et je le dirai toujours, ce nègre est le plus honnête homme du monde; tout autre que lui aurait goûté ma soupe; n'auriez-vous pas? Un homme noir, un homme si différent d'un chrétien et qui ne vole pas une cuillerée de soupe, c'est un homme remarquable. J'aime Torra rien que pour sa discrétion; et vous?

– Allons, bavard, dit de Ruyter, faites passer les longs bouchons et débarrassez le pont.

Le vin mis sur la table, Louis se retira dans l'office, et nous l'entendîmes manger comme un glouton un cormoran, son mets favori.

– Le vaisseau serait en feu, dit Aston, que Louis ne bougerait pas de son amarrage; il s'y tient ferme.

– Maintenant, de Ruyter, dis-je en me tournant vers mon ami, racontez-nous ce que vous savez sur les causes qui ont conduit Torra au crime.

– Volontiers, mais il faut d'abord que je vous raconte l'histoire de sa vie.

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27 сентября 2017
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