Читать книгу: «La vie de Rossini, tome I», страница 10
CHAPITRE IX
L'AURELIANO IN PALMIRA
Je ne parlerai pas beaucoup de l'Aureliano in Palmira: ma grande raison, c'est que je ne l'ai pas vu. Cet opéra fut composé pour Milan en 1814; il eut le bonheur d'être chanté par Velutti et la Corréa: la Corréa, une des plus belles voix de femme qui aient paru depuis quarante ans; Velutti, le dernier des bons castrats.
Je ne pense pas que l'Aureliano ait été donné ailleurs qu'à Milan. Je puis répondre qu'il n'a pas paru à Naples de mon temps; seulement, lors du succès de l'Élisabeth de Rossini, le parti de l'envie se mit à dire que cette musique n'était autre que celle de l'Aureliano in Palmira. Cette assertion n'était fondée qu'à l'égard de l'ouverture. Rossini, sachant bien que celle de l'Aureliano n'était pas connue des Napolitains, s'en servit sans façon.
Je ne connais de cet opéra que le duetto
Se tu m'ami, o mia regina,
entre un contralto et un soprano. J'ai eu le bonheur de l'entendre chanter cet hiver, à Paris, par deux voix comparables, si ce n'est supérieures, à tout ce que l'Italie a de plus délicat et de plus parfait. Je n'avais pas besoin de cette nouvelle preuve que la France produit de belles voix comme tous les pays du monde; seulement nos professeurs de chant ne sont pas des Crescentini, et l'on croit encore en province et dans la rue Le Peletier que chanter fort c'est chanter bien.
Ravi par l'accord parfait des voix délicieuses qui nous faisaient entendre
Se tu m'ami, o mia regina,
je me suis surpris plusieurs fois à croire que ce duetto est le plus beau que Rossini ait jamais écrit. Ce que je puis assurer, c'est qu'il produit l'effet auquel on peut reconnaître la musique sublime: il jette dans une rêverie profonde.
Lorsque, songeant à quelque souvenir de notre propre vie, et agités encore en quelque sorte par le sentiment d'autrefois, nous venons à reconnaître tout à coup le portrait de ce sentiment dans quelque cantilène de notre connaissance, nous pouvons assurer qu'elle est belle. Il me semble qu'il arrive alors une sorte de vérification de la ressemblance entre ce que le chant exprime et ce que nous avons senti, qui nous fait voir et goûter plus en détail les moindres nuances de notre sentiment, et des nuances à nous-mêmes inconnues jusqu'à ce moment. C'est par ce mécanisme, si je ne me trompe, que la musique entretient et nourrit les rêveries de l'amour malheureux.
Je n'ai vu non plus qu'une fois le Demetrio e Polibio de Rossini: c'était en 1814. Nous étions, un soir du mois de juin, à Brescia, à prendre des glaces sur les vingt-trois heures (sept heures du soir), dans le jardin de la contessina L***, sous les grands arbres qui en font un lieu de délices dans ce climat brûlant. Ce jardin, un peu élevé au-dessus du niveau de l'immense plaine de la Lombardie, est situé de manière à être couvert par l'ombre de la colline verdoyante qui s'avance sur la ville. Une femme de la société chantait à mi-voix un air qui parut aimable, car il se fit un silence général. – Quel est cet air? demanda-t-on quand elle eut cessé de chanter. – Il est de Demetrio e Polibio. C'est le fameux duetto
Questo cor ti giura affetto.
– Est-ce le Demetrio que les petites Mombelli donnent demain à Como? – Précisément; Rossini l'a écrit pour elles (1812), et avec les passages que leur père, le vieux ténor Mombelli, lui a indiqués comme étant le mieux dans la voix de ses filles.
– Est-il sûr que l'opéra soit de Rossini? dit une de ces dames. On assure que Mombelli a travaillé à la musique. – Il aura peut-être fourni à Rossini quelque ancien motif à la mode, lorsque lui, Mombelli, était célèbre, vers l'an 1780 ou 90. On dit que les petites Mombelli sont parentes de Rossini. – Pourquoi n'irions-nous pas à Como, voir l'ouverture de la salle? dit la maîtresse de la maison. – Allons à Como, répondit-on de toutes parts: et moins de demi-heure après, nous étions quatre voitures au galop des chevaux de poste sur la route de Como, en passant par Bergame. Cette route côtoie les plus belles collines qui existent peut-être en Europe. Il fallait aller vite pour arriver à Como avant que le soleil du lendemain ne fût brûlant, et c'est ce qui nous faisait braver courageusement la peur des voleurs qui se rencontrent toujours dans les environs de Brescia et de Bergame, et qui même, assure-t-on, ont des intelligences dans la première de ces deux villes. Je crois que la peur qui effrayait les femmes augmentait nos plaisirs. Sous prétexte de les distraire, nous osions nous livrer à toutes les idées singulières, inconnues sous un autre ciel, et tenant peut-être un peu de la folie que donne une belle nuit, stellata. Sous ce délicieux climat, le bleu du ciel est différent du nôtre. La suite de lacs et de montagnes couvertes de grands châtaigniers, d'orangers et d'oliviers qui s'étend de Bassano à Domo d'Ossola, est peut-être la plus belle chose qui existe au monde. Comme aucun voyageur n'a célébré ce pays, il est resté à peu près inconnu, et ce n'est pas moi qui en parlerai, de peur de paraître exagéré. Je ne crains déjà que trop qu'on m'adresse ce reproche pour tous les beaux effets que j'attribue à la musique.
Nous arrivâmes à Como à neuf heures du matin. Le soleil était déjà brûlant; mais j'étais ami de l'hôte de l'Angelo, dont l'auberge donne sur le lac (en Italie, aucune amitié n'est à négliger); il nous donna des chambres très fraîches; les vagues du lac venaient se briser au pied de nos fenêtres, à huit pieds au-dessous de nos balcons. Il y eut à l'instant des barques couvertes de voiles pour ceux d'entre nous qui voulurent se baigner; et enfin, à huit heures du soir, nous nous trouvâmes frais et dispos dans la nouvelle salle de Como, ouverte ce soir-là au public pour la première fois. La foule était immense. On était accouru des monti di Brianza, de Varese, de Bellagio, de Lecco, de Chiavena, de la Tramezina, de tous les bords du lac, à trente milles de distance. Nos trois loges nous coûtèrent 40 sequins (450 fr.), et encore fut-ce par grâce que nous les obtînmes: nous dûmes cette faveur à mon ami l'hôte de l'Angelo.
Tous les gens aisés de Como et des environs s'étaient cotisés pour élever ce théâtre, dans lequel on chantait ce soir-là pour la première fois, et qui est de l'architecture la plus belle et la plus simple. Un énorme portique, soutenu par six grandes colonnes corinthiennes à chapiteaux de bronze, forme un abri commode sous lequel les gens qui viennent au théâtre peuvent descendre de voiture: ainsi est remplie la condition d'utilité nécessaire à la beauté en architecture. Ce portique est situé sur une jolie petite place, derrière la superbe cathédrale d'ordre gothique mitigé. A la gauche de cette place s'élève la colline couverte d'arbres qui, au midi, forme la barrière du lac de Como. Nous trouvâmes que l'intérieur du théâtre répondait, par la hardiesse et la simplicité de ses lignes, à la mâle beauté de la façade. Tout cela avait été construit en trois ans par des particuliers, et dans une ville de dix mille habitants, qui voit croître de l'herbe dans la plupart de ses rues. Je me rappelai involontairement que depuis vingt ans que je passe à Dijon, j'y vois toujours le théâtre avec ses murs élevés à dix pieds au-dessus du sol. Il est vrai que Dijon a donné à la France vingt hommes d'esprit célèbres par leurs écrits: Buffon, de Brosses, Bossuet, Piron, Crébillon, etc.; mais puisque nous excellons par l'esprit, ayons-en assez pour nous contenter de la supériorité dans les lettres, et laissons le sceptre des arts à la belle Italie.
Un officier fort aimable et très-bel homme, M. M***, aide de camp du général L., que nous rencontrâmes fort heureusement dans l'atrio du théâtre, et qui se trouva de la connaissance de ces dames, nous mit au fait de tous ces petits détails que l'on a grande envie de savoir quand on arrive dans un théâtre inconnu.
«La troupe que vous allez voir, nous dit-il, se compose d'une seule famille. Des deux sœurs Mombelli; l'une, toujours habillée en homme au théâtre, fait les rôles de musico, c'est Marianne; l'autre, Esther, à une voix plus étendue, quoique peut-être moins parfaitement suave, et remplit les rôles de prima donna. Dans Demetrio e Polibio, que la députation des amateurs de Como a choisi pour l'ouverture de leur théâtre, le vieux Mombelli, ténor autrefois célèbre, fait le rôle du roi. Celui du chef des conjurés sera rempli par un bonhomme nommé Olivieri, attaché depuis longtemps à madame Mombelli la mère, et qui, pour être utile à la famille, remplit au théâtre les rôles d'utilités, et, à la maison, est le cuisinier et le maestro di casa de la famille. Sans être jolies, les deux Mombelli ont des figures qui plaisent généralement; mais elles sont d'une vertu sauvage. On suppose que leur père, qui est un ambitieux (un dirittone), veut les marier.»
Mis ainsi au fait de la petite chronique du théâtre, nous vîmes enfin commencer Demetrio e Polibio. Je n'ai, je crois, jamais senti plus vivement que Rossini est un grand artiste. Nous étions transportés, c'est le mot propre. Chaque nouveau morceau nous présentait les chants les plus purs, les mélodies les plus suaves. Nous nous trouvâmes bientôt comme perdus dans les détours d'un jardin délicieux, tel que celui de Windsor, par exemple, et où chaque nouveau site vous semble le plus beau de tous, jusqu'à ce que, réfléchissant un peu sur votre admiration, vous vous apercevez que vous avez accordé à vingt choses différentes le titre de la plus belle.
Quoi de plus suave et de plus tendre, mais de cette tendresse fille du beau ciel d'Italie, qui ne renferme ni mélancolie ni malheur64, et qui est évidemment l'attendrissement d'une âme forte, quoi de plus touchant que la cavatine du musico:
Pien di contento il seno?
La manière dont elle fut chantée par Marianne Mombelli, aujourd'hui madame Lambertini, nous parut le chef-d'œuvre du canto liscio e spianato (simple et pur, sans ornements ambitieux, le style de Virgile comparé à la manière de madame de Staël, où chaque phrase est chargée, à en couler à fond, de sensibilité et de philosophie). A cette distance de temps, je ne puis me rappeler l'intrigue du libretto; ce dont je me souviens comme d'une chose d'hier, c'est que, quand nous fûmes arrivés au duetto entre le soprano et le basso:
Mio figlio non sei,
Pur figlio ti chiamo,
nous cessâmes de louer la cavatine, et pensâmes que rien au monde ne pouvait mieux peindre la tendresse passionnée et aimable d'un père pour son fils. Nous nous disions: Voilà le style de Tancrède, mais cela est supérieur pour l'expression.
Notre admiration, comme celle du public, ne trouva plus de manière raisonnable de s'exprimer quand nous fûmes arrivés au quartetto:
Donami omai, Siveno.
Je ne crains pas de le dire, après un intervalle de neuf années, pendant lesquelles, faute de mieux, j'ai entendu bien de la musique, ce quartetto est un des chefs-d'œuvre de Rossini. Rien au monde n'est supérieur à ce morceau: quand Rossini n'aurait fait que ce seul quartetto, Mozart et Cimarosa reconnaîtraient un égal. Il y a, par exemple, une légèreté de touche (ce qu'en peinture on appelle fait avec rien) que je n'ai jamais vue chez Mozart.
Je me souviens que l'impression fut telle, que non-seulement on fit répéter ce morceau, mais que, suivant un antique usage, on allait le faire recommencer une troisième fois, lorsqu'un ami de la famille Mombelli vint au parterre dire aux dilettanti que les jeunes Mombelli n'avaient pas une santé très forte, et que si on voulait avoir encore une fois le quartetto, on s'exposait à leur faire manquer les autres morceaux de l'opéra. «Mais est-ce qu'il y a d'autres morceaux de cette force?» – «Certainement, répondit l'ami; il y a le duetto de l'amant et de sa maîtresse,
Questo cor ti giura amore,
et deux ou trois autres encore.» Cette raison fit son effet sur le parterre de Como, la curiosité calma les transports de l'enthousiasme le plus fou. On avait bien raison de nous annoncer le duetto
Questo cor ti giura amore;
il est impossible de peindre l'amour avec plus de grâce et moins de tristesse.
Ce qui augmentait encore le charme de ces cantilènes sublimes, c'était la grâce et la modestie des accompagnements, si j'ose ainsi parler. Ces chants étaient les premières fleurs de l'imagination de Rossini; ils ont toute la fraîcheur du matin de la vie.
Plus tard, Rossini s'est avancé dans les sombres régions du Nord, où, à côté d'un beau point de vue, se trouve l'horreur d'un précipice profond, et triste à contempler; et cette horreur fait partie intégrante de ce nouveau genre de beau65.
Ce grand maître, en ayant recours aux contrastes pour faire effet, a conquis l'admiration des cœurs peu sensibles, et des musiciens qui sont savants à l'allemande. A l'exception de Mozart, tous les musiciens nés hors de l'Italie, réunis en un congrès, ne parviendraient jamais à faire un quartetto comme
Donami omai, Siveno.
CHAPITRE X
IL TURCO IN ITALIA
L'automne de la même année 1814, Rossini fit pour la Scala, le Turco in Italia: on demandait un pendant à l'Italiana in Algeri. Galli, qui pendant plusieurs années avait rempli d'une manière admirable le rôle du bey dans l'Italiana, fut chargé de représenter le jeune Turc qui, poussé par la tempête, débarque en Italie et devient amoureux de la première jolie femme que le hasard lui fait rencontrer. Malheureusement cette jolie femme a, non-seulement un mari (don Geronio), mais encore un amant (don Narciso), qui n'est nullement disposé à céder la place à un Turc. Donna Fiorilla, la jeune femme, coquette et légère, est ravie de plaire au bel étranger, et saisit avec empressement l'occasion de tourmenter un peu son amant et de se moquer de son mari.
La cavatine de don Geronio est d'une gaieté parfaite:
Vado in traccia d'una zingara
Che mi sappia astrologar,
Che mi dica, in confidenza,
Se col tempo e la pazienza,
Il cervello di mia moglie
Potro giungere a sanar66.
Cette charmante cavatine est tout à fait dans le goût de Cimarosa, surtout la réponse que le pauvre don Geronio se fait à soi-même:
Ma la zingara ch'io bramo
È impossibile trovar.
Toutefois si les idées de cette cavatine sont de la famille de celles de Cimarosa, le style dans lequel elles sont présentées est fort différent. Le rôle de don Geronio est un de ceux qui ont fait la réputation du célèbre bouffe Paccini. Je me rappelle que presque chaque soir il jouait cette cavatine d'une manière différente: tantôt nous avions le mari amoureux de sa femme et désespéré de ses folies; tantôt le mari philosophe, qui se moque le premier des bizarreries de la moitié que le ciel lui a donnée. A la quatrième ou cinquième représentation, Paccini se permit une folie tellement éloignée de nos manières, que je crains que le seul récit n'en déplaise. Il faut savoir que ce soir-là, la société était fort occupée d'un pauvre époux qui était loin de prendre avec philosophie les accidents de son état. On ne parlait, dans la plupart des loges de la Scala, que des circonstances de son malheur, qu'il venait d'apercevoir le jour même. Paccini, contrarié de voir que personne ne faisait attention à l'opéra, se mit, au milieu de sa cavatine, à imiter les gestes fort connus et le désespoir du mari malheureux. Cette impertinence répréhensible eut un succès incroyable; il y eut de la progression dans les plaisirs du public. D'abord, quelques personnes seulement s'aperçurent qu'il y avait un grand rapport entre le désespoir de Paccini et celui du duc de ***. Bientôt le public tout entier reconnut les gestes et le mouchoir du pauvre duc, qu'il tenait sans cesse à la main lorsqu'il parlait de sa femme, pour essuyer les larmes du désespoir. Mais comment donner une idée de la joie universelle, lorsque le duc malheureux lui-même arriva au spectacle, et vint se placer en évidence dans la loge d'un de ses amis, fort peu élevée au-dessus du parterre? Le public en masse se retourna pour mieux jouir de sa présence. Non-seulement ce mari infortuné ne s'aperçut point du grand effet qu'il produisait, mais encore le public reconnut bientôt à ses gestes, et surtout aux mouvements piteux de son mouchoir, qu'il contait son malheur aux personnes de la loge où il venait d'arriver, et qu'il n'oubliait aucune des circonstances cruelles de la découverte qu'il avait faite la nuit précédente.
Il faut savoir combien les grandes villes d'Italie sont petites villes, sous le rapport de la chronique scandaleuse et des aventures d'amour, pour pouvoir se figurer les accès de rire convulsif qui saisirent un public vif et malin, à la vue de l'époux malheureux dans la loge, et de Paccini sur la scène, qui, les yeux fixés sur lui en chantant sa cavatine, copiait à l'instant ses moindres gestes et les exagérait d'une manière grotesque. L'orchestre oubliait d'accompagner, la police oubliait de faire cesser le scandale. Heureusement quelque personne sage entra dans la loge et parvint non sans peine, à en extraire le duc éploré.
La superbe voix de Galli se déploya avec beaucoup d'avantage dans le salut que le Turc, à peine débarqué, adresse à la belle Italie:
Bell'Italia, al fin ti miro,
Vi saluto amiche sponde!
L'auteur du libretto avait ménagé une application pour Galli, chanteur adoré à Milan, et qui paraissait pour la première fois, de retour de Barcelone, où il était allé chanter pendant un an.
Les roulements de la voix de Galli, semblables à ceux du tonnerre, firent retentir l'immense salle de la Scala; mais l'on trouva que Rossini, qui était au piano, ne s'était nullement distingué dans ce duetto. Le public le lui fit sentir en criant sans cesse bravo Galli! et pas une seule fois bravo maestro! car, aux premières représentations d'un opéra, les applaudissements accordés au chanteur et au maestro sont toujours parfaitement distincts. On sent bien qu'il n'est pas question du poëte. Il faut être littérateur français pour s'aviser de juger un opéra par le mérite des paroles.
Il me serait impossible de peindre d'une manière qui approche de la réalité, l'enthousiasme du public, lorsqu'on arriva au charmant quartetto67:
Siete Turco, non vi credo
Cento donne intorno avete,
Le comprate, le vendete
Quando spento è in voi l'ardor68
Je n'ai pu résister à la tentation de copier ces quatre vers, parce que chaque phrase, chaque mot a une grâce nouvelle dans la délicieuse musique de Rossini. Quand on l'a entendue, on ne se lasse pas de répéter ces paroles, si jolies dans la bouche d'une jeune femme, à qui elles servent de prétexte pour ne pas se laisser aimer, et qui brûle de voir réfuter son prétexte.
La réponse du Turc est jolie comme un madrigal de Voltaire.
Rossini seul au monde pouvait faire cette musique, qui peint la galanterie expirante et se changeant en amour. Lorsque les paroles de Fiorilla ne sont encore que de la galanterie, l'accompagnement qui les suit exprime déjà les premières craintes de l'amour. L'extrême fraîcheur de cette cantilène sublime n'est altérée que pour esquisser les premiers traits de la passion naissante.
Comment peindre la nuance délicieuse du reproche le comprate, le vendete, répété plusieurs fois, et toujours avec un sentiment nouveau, par la voix si fine et si juste de la charmante Luigina C***! Heureuse Italie! ce n'est que là qu'on connaît l'amour.
Don Geronio, qui ne s'aperçoit que trop de la passion naissante de Fiorilla, emploie les grands moyens:
Ces paroles sembleront choquantes à Paris, elles sont en Italie un modèle du style de libretto. Il y a un sens clair, passionné, comique, dans l'expression, et surtout sans aucune finesse à la Marivaux. Le temps que l'esprit mettrait à saisir cette finesse, à l'admirer, à l'applaudir, serait perdu pour le plaisir musical, et, ce qui est bien pis encore, en détournerait pour longtemps. Il faut juger pour sentir l'esprit; il faut oublier de juger pour avoir les illusions de la musique: ce sont deux plaisirs que l'on doit se désabuser de jamais goûter ensemble. Il faut être homme de lettres français70 pour ne pas revenir de cette erreur, sur la simple remarque que voici: la musique répète sans cesse les mêmes mots, à chaque répétition elle donne à la même parole un sens différent. Comment nos littérateurs estimables ne comprennent-ils pas qu'une seule de ces répétitions tue le vers, la mesure, le rythme, et qu'un mot spirituel, répété ou seulement prononcé lentement, est souvent une sottise71?
Les vers d'un opéra n'existent que dans le libretto, et grâce à la manière dont l'imprimeur dispose les mots dans la page. Les paroles que l'oreille entend sont toujours de la prose dans les moments passionnés où le chant succède au récitatif; et jamais un aveugle ne s'aviserait d'y reconnaître des vers.
La fin du quartetto dont j'ai cité quelques mots sans esprit français mais excellents pour la musique, offre une cantilène parfaite de comique et de vérité dramatique:
Nel volto estatico
Di questo e quello,
paroles que les quatre personnages intéressés, donna Fiorilla, son amant, son mari et le Turc, chantent ensemble.
A Milan, Paccini faisait le mari, Galli le Turc, Davide l'amant qui prétend défendre ses droits contre un nouveau venu, et madame Festa donna Fiorilla: l'ensemble était parfait.
Au second acte, le duetto si piquant, dans lequel le jeune Turc propose tout simplement au mari de lui vendre sa femme, est digne du charmant duetto du premier acte. Ces paroles convenaient trop au tour d'esprit de Rossini pour qu'il ne leur donnât pas un chant parfaitement dramatique. Il est impossible de réunir plus de légèreté, plus de gaieté et plus de cette grâce brillante que personne n'a su rendre comme le cygne de Pesaro. Ce duetto peut défier hardiment tous les airs de Cimarosa et de Mozart: ces grands hommes ont des choses d'un mérite égal, mais non pas supérieur. Ils n'ont rien fait qui approche du ton de légèreté de cette cantilène. C'est comme les arabesques de Raphaël aux loges du Vatican. Pour trouver un rival à Rossini, il faudrait feuilleter les partitions de Paisiello.
D'un bel uso di Turchia
Forse avrai novella intesa,
Probablement le lecteur qui a entendu ce duetto à Paris se moque de mon enthousiasme; je me hâte de lui faire observer qu'il faut que ce morceau soit parfaitement chanté: il y faut absolument un Galli72. La grâce disparaît tout à fait, pour peu que les chanteurs manquent de facilité ou de hardiesse.
La scène du bal est un autre chef-d'œuvre. Je ne sais si les gens graves qui président à l'opéra bouffon ont osé en gratifier le public de Paris, lorsqu'ils lui ont donné une édition corrigée du Turco in Italia.
Le quintetto
est peut-être ce que j'ai entendu de plus délicieux dans les opéras bouffons de Rossini; c'est que la simplicité y lutte avec la force d'expression. Mais il faut n'être pas tout à fait de sang-froid pour goûter ce genre de musique, et l'on sait que rien n'est plus offensant qu'une gaieté que l'on ne se sent pas disposé à partager; le personnage triste se venge d'ordinaire par l'exclamation: plate bouffonnerie! ou bien: farce digne des tréteaux!
On pense bien, sans que je le dise, que ce n'est pas parce qu'il était trop gai que les Milanais firent un accueil froid au nouveau chef-d'œuvre de Rossini. L'orgueil national était blessé. Ils prétendirent que Rossini s'était copié lui-même. On pouvait prendre cette liberté pour les théâtres des petites villes; mais pour la Scala, le premier théâtre du monde, répétaient avec emphase les bons Milanais, il fallait se donner la peine de faire du neuf. Quatre ans plus tard, le Turco in Italia fut redonné à Milan et reçu avec enthousiasme.
Mais, hélas! la bohémienne que je cherche est impossible à rencontrer.
Faites chanter cette réponse, elle devient aussi amusante que le galimatias de la Pandore sur la musique.
Покупайте книги и получайте бонусы в Литрес, Читай-городе и Буквоеде.
Участвовать в бонусной программе