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Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original

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Enfin voici Talma. A cette époque, il était un peu à l'index; le brillant Lafont lui causait des tourments. Le Premier Consul, qui aimait beaucoup Talma,—il savait aimer,—lui dit: «Je ne suis pas fâché, mon cher, des petits ennuis que vous cause le beau Lafont. C'est un stimulant dont vous aviez besoin. Vous dormiez, il va vous réveiller.» C'est Talma qui m'a raconté cette anecdote.

Talma dans Iphigénie en Tauride. Je ne sais pas s'il dormait, mais, ce jour-là, son réveil fut terrible. Voilà de la belle tragédie. Que d'émotions! quelle figure, mon Dieu! quelle fatalité sur cette tête! quel talent qui vient vous remuer dans les entrailles! que de terreurs! que de véritables larmes mélancoliques et déchirantes! Toute cette figure se décompose, toutes les fibres tremblent. Il pâlit, et c'est une pâleur livide et suante. Où va-t-il chercher ses effets terribles? C'est du génie, et c'est vrai. On voit Oreste, on s'identifie avec lui, on éprouve tout ce qu'il éprouve. Ah! ce n'est pas de la diction. Est-ce que la passion peut avoir de la diction? est-ce que les hallucinations d'Oreste peuvent avoir de la diction? Non. Talma, c'est le sublime. C'est toutes les passions poétiques et humaines incarnées dans cet homme.

Ah! Talma, si tu pouvais sortir de ton linceul, on viendrait des quatre coins du monde pour t'entendre même de l'Amérique où l'on n'aime pas, dit-on, la tragédie. Pauvre tragédie, où es-tu? qu'es-tu devenue?

Il parlait la tragédie, lui: il ne causait pas, ce qui est différent. Ce n'était pas du Marivaux: c'était bien Corneille, Racine. Je sortis malade après cette ineffable soirée. Saisie, haletante, je repris avec ardeur mes études, tout en me disant: «Impossible! Comment peut-on faire pour arriver là? Essayons, sans espoir. Courage, pauvre petite fille! Toute la famille attend. Si tu réussis, tu les rendras heureux. Courage donc. Oui, j'en aurai, je travaillerai!»

Je vois enfin Mlle Contat, cette grande dame de la cour, cette magnifique insolence, ces grandes manières, ce ton leste, cette aisance sans façon, le laisser-aller sans minauderies, cette comédie si spirituelle, le sourire enchanteur, cette gaieté franche du grand monde. Mlle Contat! Me voici à toutes mes jeunes et premières impressions! Laissez-moi vous les dire, chers acteurs, et ne m'accusez pas: il n'y a point de parti arrêté. Mes impressions, mes sensations, voilà tout. Toute jeune fille que j'étais, je ne trouvais pas tout magnifique, ne le pensez pas: seulement, je suis bien convaincue que ce qui était beau le serait aujourd'hui, devant ce public que l'on accuse; que ce qui est mauvais le serait aujourd'hui. Il y avait des acteurs bien ridicules.

Molé31, dans le Vieux Célibataire, Mlle Contat, c'était du merveilleux. Fleury, si fin et de si bonne compagnie dans les impertinences, ses goguenarderies, son rire si moqueur; puis Dugazon, Dazincourt32 et Mlle Devienne33, femme de chambre véritablement; cette chatte si maligne, si familière avec sa maîtresse, mais toujours parfumée et mesurée. La mise d'alors était très charmante et très simple et coquette pour les soubrettes: toujours de jolis bonnets, jamais en cheveux, des manches longues, à coude, la poitrine couverte, de mouchoirs garnis et qui laissaient deviner tout, mais qu'on ne voyait pas, ce qui ne manquait pas de charme; de charmants tabliers garnis, toujours des gants. Tout cet ensemble était fort élégant, je vous assure.

Je poursuivais mes études avec rage; on commençait à s'occuper de moi: quand j'arrivais à ma modeste place du balcon, il se faisait un léger mouvement dans la salle, qui déjà me troublait: «C'est l'élève de Mlle Raucourt; elle lui donne des leçons pour la remplacer.—Vraiment! mais elle est trop jeune!» Puis toutes les lorgnettes se braquaient sur moi! J'étais rouge comme une cerise, je n'osais plus bouger. Plus tard, on m'applaudissait; quand j'étais placée, tout le parterre se soulevait. A cette époque, on s'occupait beaucoup du théâtre, et surtout du Théâtre-Français, que l'empereur aimait tant et où il venait souvent. Ensuite, c'était un événement que le début d'une élève de Mlle Raucourt.

En entendant les applaudissements, je croyais qu'on se moquait de moi; j'avais honte, et, les larmes aux yeux: «Mais, maman, j'ai donc quelque chose de ridicule?—Eh! non. Mais salue donc!» Ah! véritablement, j'étais au supplice.

Je devais naturellement assister aux représentations de Mlle Raucourt, et, après la tragédie, me rendre dans sa loge; c'était de rigueur à cette époque. On avait beaucoup de respect et de déférence pour les grands talents. Ce n'était ni le respect ni la déférence qui devaient me guider; plus que cela: la reconnaissance m'imposait un devoir que je remplissais avec joie et bonheur! Il y avait toujours nombreuse société dans cette loge; il fallait être présentée à chaque personne. J'étais très timide: «Allons, mon enfant, montrez-vous donc. Otez ce vilain chapeau, qu'on vous voie!» J'avais fait une grande maladie avant mes débuts, qui avait causé la perte de mes cheveux; on fut obligé de me raser la tête! Mlle Raucourt avait l'affreuse fantaisie de me montrer dans cet état; elle s'amusait de ma honte, elle me trouvait superbe comme cela… J'étais affreuse. Ah! que je la maudissais de son admiration pour ma tête rasée!

Cette bonne Mlle Raucourt était assez paresseuse pour les leçons, et je l'ai bien compris depuis. A Paris, me consacrer une heure tranquille était chose difficile. Dix fois, vingt fois, on venait l'interrompre: Mgr le prince d'Hénin, Mme de Talleyrand, Mme Tallien; et puis, et puis, cela n'en finissait pas! «Prince, vous allez entendre mon élève. Mon enfant, mets-toi là; répète bien.» L'enfant était de fort mauvaise humeur et tremblait comme la feuille, mais il fallait obéir.

Nous étions pauvres, très pauvres. Mon père faisait d'assez tristes affaires à Amiens. Mon frère était venu nous retrouver à Paris pour prendre des leçons de Kreutzer.

Il avait pour écoliers les enfants de l'ambassadeur de Hollande. Pauvre frère, il nous donnait à peu près ce qu'il gagnait! Mon père ne pouvait guère nous envoyer d'argent; il nous expédiait des caisses de légumes, des vêtements. Ma nourrice allait laver notre linge à la rivière. Ah! temps charmant et cruel! Les études allaient lentement. Mlle Raucourt, occupée toute par son théâtre, par des visites sans nombre, par des distractions, était peu disposée à s'ennuyer avec son élève. Elle avait à deux heures d'Orléans une habitation ravissante: La Chapelle, qu'elle venait d'acquérir. Elle en était folle; elle y faisait des voyages trop fréquents pour mes études. Mme de Ponty, qui demeurait avec elle, était une personne excellente qui me portait un intérêt sérieux, grondait, se fâchait contre la paresse de mon professeur: «Mais, Fanny, à quoi songez-vous donc? Cette pauvre petite ne débutera jamais, au train dont vous y allez. Il faut en finir. Je n'aime pas la campagne, mais, par amitié pour Mme George et pour la petite, je me décide à partir pour La Chapelle: je les emmènerai. Là, au moins, nous vous tiendrons et n'accepterons plus vos mauvais prétextes.» Cette chère petite femme se sacrifiait pour nous.

C'était une personne très distinguée que Mme de Ponty, fille d'une première dame d'atours de la reine Marie-Antoinette. La Révolution la ruina complètement. Elle fut enfermée et fit la connaissance de Mlle Raucourt en prison, où Mlle Contat, Mlle Vanhove étaient aussi. De là cette liaison intime entre Mlle Raucourt et Mme de Ponty, petite femme, petite-maîtresse, spirituelle, gracieuse, qui prit un grand ascendant sur Mlle Raucourt, qui la gâtait comme un enfant.

Elle avait un caractère très arrêté, Mme de Ponty. Cette petite femme si frêle, elle aimait bien, quand elle aimait; elle défendait ses amis quand on les attaquait. Elle avait un noble et courageux caractère; c'était une loyale femme, à laquelle on pouvait se fier. Ses goûts étaient peu d'accord avec l'existence qu'elle avait acceptée; elle avait tout perdu: la nécessité entraîne… Comment satisfaire à ses habitudes de grande dame sans la main amie que Mlle Raucourt lui avait tendue? Tout cela est triste et navrant. Passons.

 

Enfin, nous partons pour Orléans. Mlle Raucourt est toute la journée dans son parc avec les fleurs; elle greffe à ravir, mais trop longtemps. Les leçons vont venir? Point. On recommence à gronder; elle se décide avec chagrin, mais elle vient. Quelques bonnes leçons de suite: Émilie, de Cinna; Amenaïde de Tancrède; Idamé, de l'Orphelin de la Chine; Phèdre, Didon.

Au bout de quinze jours, Lafont, le beau Lafont, vint à Orléans pour y donner des représentations avec Mlle Raucourt. Lafont, comme vous le pensez bien, venait tous les jours chez Mlle Raucourt dîner, passer les soirées qu'ils avaient de libres; il était fort aimable, très gai, et apporta une grande distraction dans la société. Le beau Lafont me fit la cour; il faisait le sentimental. Il y avait un bois charmant; il s'arrangeait de manière à m'éloigner un peu de la société. Je me laissais conduire, je l'avoue franchement. Nous nous arrêtâmes un jour devant une belle grosse pierre formant une espèce de rocher. Là, le bon Lafont me fit une déclaration honnête, me jurant qu'il ferait tout pour m'obtenir en mariage: «Je vous fais le serment, me dit-il, comme s'il parlait à Zaïre, devant le rocher que nous appellerons le rocher d'Ariane.—Vous me faites peur, monsieur Lafont, puisque c'est sur un rocher qu'Ariane mourut de chagrin d'avoir été abandonnée par Thésée.—Ma chère petite amie, ceci est bien différent. Thésée était un libertin, et Lafont est un honnête homme.» C'était bouffon; j'en ai bien ri avec lui. Nous restâmes un peu trop de temps, à ce qu'il paraît: la société avait regagné la maison, on sonnait le dîner, et nous nous mîmes à courir. On était à table, jugez. J'étais très sotte, très rouge. Ma mère me fit une mine affreuse. Mlle Raucourt fit froide figure à Lafont et lui reprocha de m'avoir attardée: «Mon cher camarade, cela n'arrivera plus, je l'espère.» Triste dîner. Il y avait des mets excellents, mais je ne mangeais point, tant j'avais frayeur de me retrouver seule avec maman, qui était très sévère. Cette bonne petite Mme de Ponty riait, faisait tout pour ramener un peu de chaleur dans la conversation. On joua le soir aux petits jeux, il vint des visites; on oublia cette mésaventure pour se livrer aux rires les plus joyeux du monde. On pria ma petite mère de me pardonner mon étourderie. Le bon accord fut rétabli. Lafont poursuivait son idée de mariage, mais mon charmant Gascon ne voulait point brusquer; il attendrait mes débuts. Garçon prudent, mon gendre! «Il voulait me donner le temps, disait-il, de la réflexion.» Il fit bien, mon Orosmane du Midi; je réfléchis et me convainquis que le mariage n'était point de mon goût. Je me sentais déjà d'un caractère indépendant. Pauvre Lafont, avec ses habitudes bourgeoises, qu'aurait-il fait de moi, bon Dieu! et qu'aurais-je fait de lui? Le chevalier de la Triste Figure, je crois.

On recevait des visites de Paris, on passait le temps à faire des parties d'eau, on visitait les belles propriétés si renommées des bords du Loiret, la Source, la Fontaine, séjours vraiment admirables.

Nous assistions aux représentations d'Orléans—Lafont et Raucourt.—Les jours où l'on ne jouait pas, on faisait dans la cour d'honneur du château des parties aux quatre coins. Mlle Raucourt se mettait à ces folies; elle était là sans façon, et tout aussi rieuse et enfant que moi; elle se prêtait à cela avec une bonhomie et un entrain charmants. Elle avait tant d'esprit, cette femme; elle était si amusante, quand elle contrefaisait son monde. Parfois, elle avait des fantaisies qui me m'allaient guère. Par exemple, elle aimait la chasse avec passion. Elle prenait un fusil, son chien, sa carnassière, et la voilà partie en petite jupe blanche, qui venait juste aux genoux. C'était la Diane antique, et avec des jambes aussi belles que les siennes, et des pieds longs et fins, ravissants: la voilà chassant dans son parc, en plein soleil sur le nez. Elle me dit: «Viens avec moi; tu verras comme tu t'amuseras!» Moi, qui n'ai jamais eu les goûts guerriers (j'avais mis masculins, mais je crois que c'était trop direct), je tremblais de tous mes membres! «Non, je vous prie, ne m'emmenez pas; j'aurais une peur affreuse, je le sens bien. Moi, je n'aime pas la chasse!—Poltronne!—Madame, laissez-moi avec maman et Mme de Ponty; j'étudierai; j'aime mieux cela.—Allons donc! il ne faut pas être si pusillanime. Si tu es si craintive, comment feras-tu pour débuter devant une salle comble?—Madame, cette salle ne sera pas composée de lapins, et je n'aurai pas peur des fusils.»

Tout ceci est vrai, mais bien enfantin; mais vous m'avez dit de mettre toutes mes bêtises, et je n'en chômerai pas, hélas!

Je la suis donc, cette implacable Diane. A chaque coup de feu, je tombais par terre, avec les pauvres petits lapins. Ne me disait-elle pas, cette belle chasseresse, quand elle croyait avoir bien ajusté, de courir après, et de lui rapporter cette pauvre petite bête? «Ah! pour ceci, madame, non! Je me révolte, je ne puis vous obéir; je ne reviendrai pas, d'abord. Vous attendrez longtemps votre lapin; on me trouverait morte!» Elle riait aux éclats. Elle était vraiment bonne, Mlle Raucourt. Tous ces souvenirs ne peuvent intéresser personne, je le sais bien, mais j'ai de la joie au cœur en les retraçant. Qu'on est heureuse, mon Dieu, à quatorze ans! Tout vous paraît vrai, vous voyez tout en beau; vous croyez à l'amitié, au dévouement, à l'amour! Je croyais à l'amour de mon beau Lafont, qui me paraissait le beau idéal! Quand il me parlait, quand dans nos jeux du soir ma main rencontrait la sienne, mon sang se refoulait vers mon cœur, je ne respirais plus! Plus tard, on voit que tout est faux, tout est calcul: l'amitié, c'est bien rare; le dévouement, plus rare encore; oh! oui, bien plus rare. L'amour, oui, il vous fait illusion, il vous fait vivre; il vous torture, vous brise le cœur bien souvent, mais il vous anime! C'est quelque chose! on ne vit pas dans le calme plat; mais je pense que ce qu'il y a de vraiment vrai, c'est l'amour maternel. Cher Lafont, plus de promenades, plus de causeries; des regards, de gros soupirs, puis l'espoir qui fait vivre.

Pour utiliser les soirées, Mlle Raucourt avait imaginé de me faire répéter en costume. Elle avait quelques méchants manteaux au fond d'une vieille caisse, un diadème en paillon. Me voilà déguisée en Hermione, Cornélie, tout ce qu'il vous plaira. Je me trouvais superbe, avec toutes ces pampilles. On invita toutes les notabilités d'Orléans, les gens d'esprit du canton, les poètes des environs. Je n'ai pas besoin de vous dire toute la bienveillance dont je fus entourée. Par courtoisie pour le professeur, par indulgence pour moi, on me prodiguait des éloges. «Comment! elle n'a pas quatorze ans! et elle va jouer Clytemnestre! Mais c'est prodigieux!»

On flattait mon maître, en prédisant de grands succès à son élève. Cette prédiction réveillait enfin Mlle Raucourt. Elle sentit qu'il fallait sérieusement s'occuper de moi; son amour-propre était en jeu, aussi les auditions ne manquaient pas. J'avais, quand je devais répéter, des peurs horribles: je ne dormais ni ne mangeais, la bouche sèche, tous les agréments qui résultent de la peur. «Bah! me disait-on, tu mens, quand tu nous parles de tes frayeurs: les commençants ne craignent rien; à peine ils comprennent ce qu'on leur démontre; ce sont de petits perroquets.»—Merci! Il faut donc être stupide pour oser! Eh bien, moi, madame, maman vous le dira, à cinq ans, je tremblais comme une feuille, au point que maman était obligée de rester près de moi dans la coulisse, en m'humectant les lèvres d'eau sucrée. Ah! par exemple, quand une fois j'étais devant le public, c'était une tout autre petite fille; les applaudissements m'enivraient, et alors je ne pensais plus qu'à mon personnage. Du reste, j'ai toujours été très poltronne: que de fois, avant d'entrer en scène, me sentant paralysée de la peur, ai-je demandé à Dieu de m'envoyer un accident qui m'empêchât d'entrer. Un accident? en vérité, je souhaitais la mort! Que le public serait indulgent s'il pouvait se douter de ce qui se passe dans le cœur et dans la tête d'un artiste au moment du combat! Oui, c'est un assaut: il faut du courage et généralement on croit que c'est un métier très amusant. Quelle profonde erreur! Métier émotionnant, qui vous brise et vous attaque les nerfs, qui se porte sur vos entrailles. Comment en serait-il autrement? L'existence du comédien est tout autre que celle du monde; notre hygiène, toute particulière. Des habitudes, nous ne pouvons pas en avoir. Vous jouez, il faut dîner à trois heures, choisir vos aliments! Souper, alors; ce que vous ne faites pas quand vous êtes au repos. Voulez-vous déjeuner à onze heures? vous avez une répétition. Déjeunez alors à dix heures. Comme l'estomac s'accommode de tous ces changements! Voulez-vous profiter d'un beau soleil, vous promener comme tout le monde? Non, il faut dîner, être à sa loge à cinq heures; au lieu du soleil, être abîmé par la chaleur des lampes. Êtes-vous de belle humeur? Avez-vous de la gaîté au cœur? Voulez-vous rire? Les trois coups se font entendre. Prenez vite votre visage de Lucrèce Borgia ou Cléopâtre, ce qui n'est pas plus divertissant l'un que l'autre. Et les artistes du genre gai! Ils ont des chagrins aussi, eux. Je crois qu'il est encore plus pénible de faire rire quand on a le cœur brisé, que de faire pleurer quand on a envie de rire. Cher public, n'enviez donc pas quelquefois notre sort: c'est l'esclavage.

Revenons à Orléans, pour en partir. Lafont, partit après les représentations; et Mlle Raucourt, à son grand regret, fut obligée de quitter sa Chapelle adorée. Nous voici tous à Paris: nous, rue des Colonnes; Mlle Raucourt, rue Taitbout, dans la même maison où demeurait Mme Dugazon, nom qui est resté pour cet emploi. Les débuts arrivaient. Mlle Duchesnois34, élève de Legouvé, protégée par Mme de Montesson, par le général de Valence qui travaillait à faire passer Mlle Duchesnois la première; mais Mlle Raucourt avait promesse du ministre de l'intérieur de me faire passer avant les autres aspirantes. Je travaillais tous les jours; nous touchions au terme de nos petites misères! On s'intéressait beaucoup à nous: on fit entrer ma petite sœur à l'école de danse de l'Opéra, dirigée par M. Lebel, sous la surveillance de M. Gardel. Mon frère Charles était admis à l'orchestre du théâtre Feydeau, comme second violon, par la protection du bon Kreutzer, son maître! Tout s'agitait, tout se remuait. Mlle Raucourt sentait elle-même qu'il ne fallait pas s'endormir. Elle était reçue très souvent chez Mme Bonaparte (épouse du Premier Consul.) Nous prîmes la route de Saint-Cloud, et Mlle Raucourt fut admise à l'instant. Je vis donc cette belle et gracieuse Joséphine, qui vint à nous avec le sourire qui de suite vous attachait à elle. Ses yeux si doux et si attirants! Elle était si bonne! Elle vous mettait à l'aise, mais avec sa distinction, avec cette élégante simplicité qui n'appartenaient qu'à elle. Il y avait dans toute sa personne une suavité qui vous magnétisait. Impossible de ne pas se courber devant cette influence mystérieuse, ce charme si doux. On l'aimait avant de l'entendre; l'on sentait qu'elle portait bonheur.

Elle pria Mlle Raucourt de me faire dire quelques vers. Je répétai une scène d'Idamé, qui fit pleurer Mme Bonaparte; une scène de maternité ne pouvait pas manquer son effet sur le cœur de Joséphine, elle, si bonne mère. Elle veut m'embrasser, ayant encore ses belles et grosses larmes dans les yeux. «Mon enfant, votre talent sera la maternité. Vous m'avez remué le cœur.» Nous sortîmes enchantées. Mme Bonaparte dit à Mlle Raucourt: «Au revoir, chère Raucourt. A bientôt, j'espère. Ramenez-moi cette petite vilaine, qui m'a fait pleurer.»

(Tout cela est historique. Vous pouvez vous étendre sur les bouts de l'aile; moi, je suis une grosse bête qui ne sais pas tirer parti de cela.)

Mlle Raucourt profita de son enchantement pour faire un petit voyage à la Chapelle. Visiter ses arbres, ses greffes était plus important que de veiller à tout ce qu'on pouvait faire en son absence. Décidément, je ne débuterai jamais!

 

Effectivement, ce que l'on devait craindre arriva. On obtint l'ordre de début de Mlle Duchesnois. «Tant mieux, dis-je à Mme de Ponty. C'est bien fait. On croit que Mlle Raucourt n'y tient pas, puisqu'elle s'en va au moment où sa présence nous est utile!» Mais quel vacarme au retour de Mlle Raucourt! «Vous voyez, Fanny, ce qui arrive, grâce à votre négligence et à votre amour pour vos arbres. Voici un passe-droit qu'on vous fait. C'est une infamie, une trahison, une insulte personnelle qu'on vous jette au visage. Vous n'avez que ce que vous méritez.» Mlle Raucourt était piquée dans son amour-propre, elle, si impérieuse! Ses amis et ses amies accouraient: «Ne souffrez pas cette injustice, Fanny; c'est une impertinence, en vérité.» On eût dit que Paris était bouleversé. Au bout du compte, cela m'était égal de débuter la seconde. Je riais sous cape de tous ces bavardages, et, au fond (c'était méchant, si vous voulez), mais je n'étais pas trop fâchée de voir que Mlle Raucourt était un tant soit peu vexée. Pourquoi aussi va-t-elle à la Chapelle? A la fin, toutes ces allées et venues, tout ce tapage, ce charivari continuel me fatiguaient au dernier point; et, au bout de ces journées si orageuses, je me trouvais heureuse de retourner avec ma petite mère, rue des Colonnes, et de rentrer dans ma pauvre chambre, où je jouais avec ma petite sœur.

Mlle Raucourt me fit dire, le lendemain, de faire ma toilette; qu'elle viendrait me prendre à midi, pour aller à Saint-Cloud. Ma toilette! Une robe de mousseline blanche, faite à la Vierge; mes cheveux frisés à la Titus; bras nus; des gants longs, couleur grise; une petite ceinture bleue: voilà ma plus belle parure! Cette excellente et ravissante Mme Bonaparte écouta avec une indulgente patience tout ce que lui raconta Mlle Raucourt sur sa déception: «Eh bien, ma chère Fanny (elle l'appelait aussi de ce petit nom), ne vous émotionnez pas si fort, mon Dieu! Vous vous faites mal, vous vous rendez malade, ma chère. Voyons, discutons un peu et soyez calme. En quoi les débuts de Mlle Duchesnois peuvent-ils nuire à cette charmante enfant? Cette demoiselle a vingt-huit ans, dit-on elle est faite, doit être ce qu'elle sera; quelle comparaison peut-on établir entre une femme de vingt-huit ans et une enfant de quatorze ans? Aucune. Soyez donc raisonnable! Et vous, chère petite, qu'en pensez-vous? N'est-ce pas que vous n'êtes pas aussi affligée que votre professeur?» Elle m'embrassa avec tant de bonté que je me mis à pleurer comme une bête! Aussi, qu'elle était bonne! «Ah! voilà qu'elle pleure. Allons, puisque c'est un si gros chagrin, puisque vous tenez absolument qu'elle débute la première, je vais faire prier le Premier Consul de se rendre chez moi; il décidera.»

Voilà la peur qui me galope au point que j'ose dire: «Oh! non, madame; par grâce, ne le faites pas venir. J'aime bien rester avec vous toute seule; vous êtes si bonne, vous, que je n'ai pas peur. D'ailleurs, voyez-vous, madame, je gâterais mes affaires; je serais comme une idiote devant lui. Puis, au fait, ça m'est égal de débuter après cette demoiselle. Cela me fera travailler avec plus d'ardeur. Consentez-vous, madame? dis-je à Mlle Raucourt. N'est-ce pas, il ne faut plus se tourmenter? ni madame non plus, qui est si bonne.» Joséphine se mit à rire, mais de tout cœur, me prit dans ses bras, et dit: «Vous voyez bien, Fanny; elle est plus raisonnable que nous. Il faut faire ce qu'elle dit, cela lui portera bonheur (c'est vous, madame, qui me porterez bonheur); puis nous serons tous là pour applaudir notre petite protégée.»

(Historique. Pas un mot de plus, pas un mot de moins.)

Me voilà en voiture, en face de Mlle Raucourt qui faisait grise mine. «Petite sotte, tu m'as fait là une belle équipée; le consul aurait donné l'ordre. La bonne Joséphine n'a pas insisté, quand elle t'a vue si bête; j'ai cédé. Allons, maintenant, plus de reproches; prends ton courage à deux mains.» Voici les courses, les visites qui se succèdent. «Viens, nous allons chez Mlle Clairon. Elle m'a mise au théâtre et, quoiqu'elle ait été depuis fort mal pour moi, je ne puis me dispenser de te mener chez elle. Je lui dois cette déférence.» (On était très polie, dans ce temps-là!)

Mlle Clairon nous reçut, mais très froidement. Petite femme, aux allures glaciales et bien près de l'impertinence. Dédaigneuse, Mlle Raucourt lui baisa la main qu'elle tendit à peine, le regard assez important, mais pas la moindre bonté. C'était tout orgueil, cette femme! Posée dans un grand fauteuil à la Voltaire, n'essayant pas même de se soulever, nous saluant de la tête, elle faisait froid, cette femme! J'aurais voulu être loin.

–Ma chère madame Clairon, permettez-moi de vous présenter mon élève.

–Ah! ah! vous faites une élève! Pour quel emploi?

–Mais d'abord les grandes princesses, puis les reines…

–Ah! vous n'y allez pas de main morte. Ah! vous faites une élève, je souhaite que vous ayez plus à vous louer d'elle que je n'ai eu à me louer de vous.

Cette apostrophe déplut à Mlle Raucourt.

–Mais, madame, veuillez rappeler vos souvenirs: si j'ai cessé de vous rendre mes devoirs, vous l'avez bien voulu.

–Ah! bah! les élèves sont toujours ingrats; excepté le bon Larrive pourtant, qui n'a pas cessé de me rendre ses hommages.

Mlle Raucourt lui dit malicieusement:

–Vous le traitiez si bien, qu'il eût été doublement ingrat d'en perdre la mémoire.

La Clairon devint presque rouge; je dis presque, car elle était d'une pâleur effrayante.

–Allons, c'est bien! Petite, dites-moi quelque chose.

Il me prit un étranglement à la gorge. Jamais je ne dirai rien devant cette figure qui me regarde sans la moindre expression bienveillante. Mlle Raucourt vit bien le peu de désir que j'avais de contenter cette froide figure et elle-même avait hâte de se retirer:

–Elle est très enrhumée, chère mademoiselle Clairon, et, aujourd'hui, vous ne pourriez la juger que défavorablement.

–Comme vous voudrez.

–Si vous le permettez, une autre fois, je vous la ferai entendre.

La grande Mlle Clairon ne répondit pas. Nous sortîmes.

–Elle est gentille, celle-là! qu'en dis-tu?

–Je dis que, chez elle, il vous tombe des glaçons sur les épaules. Je ne l'aime pas du tout, celle-là.

–Allons chez la bonne Dumesnil35.

Celle-ci, à la bonne heure! Nous entrons dans une petite chambre au rez-de-chaussée, dans la cour d'un ancien couvent, rue des Filles-Saint-Thomas. Il y avait là des habitations appartenant au gouvernement, où des artistes obtenaient de loger pour rien. Cette grande artiste avait cette misérable faveur. Une vieille bonne nous annonça. La Dumesnil était couchée (depuis quelques années, elle ne se levait plus), entourée de poules. Je la vois encore—tant elle m'a frappée—assise dans son lit, un manteau de nuit en soie bleue, un petit bonnet monté, surmonté d'un nœud en ruban bleu.

–Ah! chère Fanny, que je suis bien heureuse de te voir. Viens donc embrasser ta vieille Dumesnil. Qu'est-ce que c'est que cette belle petite que tu m'amènes? Approche, ma fille, et embrasse aussi la vieille Dumesnil!

Je la dévore des yeux, avec une curiosité incroyable. Elle avait une physionomie si expressive, l'œil et le regard de l'aigle.

J'étais stupéfaite:

–Eh! Fanny, dis-moi, c'est une élève à toi que tu m'amènes?

–Oui, bonne Dumesnil.

–Et quand débute-t-elle?

–Bientôt, ma chère.

–Ah! c'est très bien. Et dans quel rôle?

–Clytemnestre.

Elle se retourna vers moi comme si elle regardait Éryphyle. Elle était magnifique.

–Oh! oh! à son âge, c'est hardi. Sais-tu, Fanny?

–Non, ma chère amie; cette petite diablesse a des entrailles maternelles!

–Tant mieux; c'est le sentiment qui prend les hommes comme les femmes. Je vais te dire la première scène. Tu veux bien, Fanny?

–Si je le veux! Te moques-tu de moi? Ce que je désire, bonne Dumesnil, c'est qu'elle puisse se rappeler ce qu'elle va entendre.

J'entends sortir de ce petit corps amaigri une voix tonnante, un parler serré, une vérité presque familière, mais digne cependant. Au vers

Et de ne voir en lui que le dernier des hommes,

on voyait Achille tout petit. Son regard sur Éryphyle faisait disparaître cette femme. On la voyait s'abaisser jusqu'à terre sous le regard pénétrant. Et le vers

Et ce n'est pas Chalchas que vous cherchez,

chaque monosyllabe avait une valeur. J'étais saisie, clouée à ma place; je disais tout bas: «Ah! l'immense femme! quelle vérité! Mais ce ne sont pas des vers qu'elle dit, cette femme! Non! C'est une mère outragée, humiliée dans son enfant. C'est une femme qui se vengera un jour bien certainement.

–Fanny, comment la Clairon vous a-t-elle reçues?

–Tu me le demandes? Mais fort mal!

Elle se mit à rire:

–Ah çà! mais elle trône donc toujours, la chère Clairon? Toujours sèche et savante, n'est-ce pas? C'est bien quelquefois; mais tu sais bien, toi, qu'avec ce ton pédant et ampoulé, on ne remue pas les masses, qu'on ne s'enfonce pas dans le cœur de son public. Elle a du cœur, dis-tu, cette petite?

–Je te l'ai dit, surtout dans la maternité.

–Bravo! bravo! C'est le sentiment le plus sympathique. Répète-moi, mon enfant, la scène d'Idamé, quand on a voulu lui enlever son enfant.

J'ai répété tout de suite, sans peur, mais avec l'émotion qu'elle m'avait donnée.

–Bien, bien, petite! Tiens! voilà mes yeux qui se mouillent. Tu as raison, Fanny, cette petite a les cordes maternelles.

–Mais, madame Dumesnil, j'aimerais bien aussi l'amour.

–Par Dieu, je crois bien, elle a raison! A ton âge, eh! moi aussi, j'aimais l'amour.

–D'ailleurs, madame, pour l'amour maternel, il faut bien connaître l'autre un peu.

–Quel rôle amoureux aimes-tu?

–Mais Aménaïde.

–Oui, oui, c'est de l'amour, mais tout simplement de l'amour. C'est Hermione qu'il faut étudier. C'est de l'amour mêlé de jalousie. Voilà le bel amour! Eh bien! c'est un rôle presque impossible; n'est-ce pas, Raucourt? Hermione amoureuse, du cœur d'abord, et qui devient féroce par l'amour-propre blessé. Cette femme emploie tous les moyens, l'ironie étouffée par les larmes, qu'elle ne veut pas laisser couler. Ce n'est pas de l'ironie froide et emportée comme celle de Roxane. Non, ce sont des larmes qu'elle retient, qui lui tombent dans la gorge. On se trompe bien quand on veut y mettre de l'amertume sèche! Cette bonne Clairon le savait, mais elle n'avait pas d'entrailles. Puis de la déclamation pour produire de grands effets. Vois-tu, petite, il faut savoir faire des sacrifices, déblayer, et vous arrivez à des effets inattendus. N'écoute pas les auteurs, surtout; ils ne veulent rien perdre, ceux-là.

31Molé (François-René).—Né à Paris, dans la Cité, rue Saint-Louis, le 24 novembre 1734.—Débute le 7 octobre 1754.—Lyon, Toulouse, Marseille.—Nouveau début le 28 janvier 1760.—Sociétaire le 30 mars 1761.—Parti le 1er septembre 1791.—Membre de l'Institut (1795).—Réunion générale de 1799.—Mort à Paris, rue Corneille, 1, le 20 frimaire an XI (11 décembre 1802).—Inhumé dans sa propriété d'Antony (Seine).
32Dazincourt (Joseph-J.-B. Albony dit).—Né à Marseille le 11 décembre 1747.—A Bruxelles (1772).—Débute le 21 novembre 1776.—Sociétaire le 23 mars 1778.—Mort à Paris, 24, rue de Richelieu, le 28 mars 1809.—Inhumé au cimetière Montmartre.
33De Vienne (Jeanne-Françoise-Sophie Thévenin, dite Mlle), femme Gévaudan (1809).—Née à Lyon le 21 juin 1763.—Débute le 7 avril 1785.—Reçue le 12 novembre suivant.—Théâtres Montansier et Feydeau.—Réunion générale de 1799.—Retirée le 1er avril 1813.—Morte à Paris le 20 novembre 1841. (Georges Monval, etc.)
34Duchesnois (Catherine-Joséphine Rafuin, dite Mlle).—Née à Saint-Saulves, près Valenciennes (Nord), le 5 juin 1777.—Débute à Versailles le 12 juillet; à Paris le 3 août 1802.—Sociétaire le 17 mars 1804.—Retraitée le 1er novembre 1829.—Morte à Paris, rue de La Rochefoucauld, 7, le 8 janvier 1835.—Inhumée au Père-Lachaise, avenue des Acacias (monument Lemaire). (Georges Monval, etc.)
35Dumesnil (Marie-Françoise Marchand, dit Mlle).—Née à Paris, rue des Marais, le 2 janvier 1713.—Strasbourg (1733).—Débute le 6 avril 1737.—Reçue le 8 octobre suivant.—Sociétaire le 2 février 1738.—Retirée le 31 mars 1776.—Décédée à Paris, 24, rue et barrière Blanche, le 1er ventôse an X (20 février 1803). (Georges Monval, Liste alphabétique des sociétaires, etc.)
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