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La Curée

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– Qu'est-ce que M. de Saffré a bien pu te dire, pour que tu sois si furieuse? Est-ce qu'il t'a trouvée laide?

– Oh! lui, répondit-elle, c'est un vilain homme.

Jamais je n'aurais cru qu'un monsieur si distingué, si poli chez moi, parlât une telle langue. Mais je lui pardonne. Ce sont les femmes qui m'ont agacée. On aurait dit des marchandes de pommes. Il y en avait une qui se plaignait d'avoir un clou à la hanche, et, un peu plus, je crois qu'elle aurait relevé sa jupe pour faire voir son mal à tout le monde.

Maxime riait aux éclats.

– Non, vrai, continua-t-elle en s'animant, je ne vous comprends pas, elles sont sales et bêtes… Et dire que, lorsque je te voyais aller chez ta Sylvia, je m'imaginais des choses prodigieuses, des festins antiques, comme on en voit dans les tableaux, avec des créatures couronnées de roses, des coupes d'or, des voluptés extraordinaires…

Ah! bien, oui! Tu m'as montré un cabinet de toilette malpropre et des femmes qui juraient comme des charretiers. Ça ne vaut pas la peine de faire le mal.

Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence, et, tenant du bout des doigts un os de perdreau qu'elle rongeait délicatement, elle ajouta d'une voix plus basse:

– Le mal, ce devrait être quelque chose d'exquis, mon cher… Moi qui suis une honnête femme, quand je m'ennuie et que je commets le péché de rêver l'impossible, je suis sûre que je trouve des choses beaucoup plus jolies que les Blanche Muller.

Et, d'un air grave, elle conclut par ce mot profond de cynisme naïf:

– C'est une affaire d'éducation, comprends-tu?

Elle déposa doucement le petit os dans son assiette.

Le ronflement des voitures continuait, sans qu'une note plus vive s'élevât. Elle était obligée de hausser la voix pour qu'il pût l'entendre, et les rougeurs de ses joues augmentaient. Il y avait encore sur la console, des truffes, un entremets sucré, des asperges, une curiosité pour la saison. Il apporta le tout, pour ne plus avoir à se déranger, et, comme la table était un peu étroite, il plaça à terre, entre elle et lui, un seau d'argent plein de glace, dans lequel se trouvait une bouteille de champagne.

L'appétit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touchèrent à tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec des gaietés brusques, se lançant dans des théories scabreuses, s'accoudant comme deux amis qui soulagent leur cœur, après boire. Le bruit diminuait sur le boulevard; mais elle l'entendait au contraire qui grandissait, et toutes ces roues, par instants, semblaient lui tourner dans la tête.

Quand il parla de sonner pour le dessert, elle se leva, secoua sa longue blouse de satin, pour faire tomber les miettes, en disant:

– C'est cela… Tu sais, tu peux allumer un cigare.

Elle était un peu étourdie. Elle alla à la fenêtre, attirée par un bruit particulier qu'elle ne s'expliquait pas. On fermait les boutiques.

– Tiens, dit-elle, en se retournant vers Maxime, l'orchestre qui se dégarnit.

Elle se pencha de nouveau. Au milieu, sur la chaussée, les fiacres et les omnibus croisaient toujours leurs yeux de couleur, plus rares et plus rapides. Mais, sur les côtés, le long des trottoirs, de grands trous d'ombre s'étaient creusés, devant les boutiques fermées. Les cafés seuls flambaient encore, rayant l'asphalte de nappes lumineuses. De la rue Drouot à la rue du Helder, elle apercevait ainsi une longue file de carrés blancs et de carrés noirs, dans lesquels les derniers promeneurs surgissaient et s'évanouissaient d'une étrange façon. Les filles surtout, avec la traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et noyées dans l'ombre, prenaient un air d'apparition, de marionnettes blafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie. Elle s'amusa un moment à ce jeu. Il n'y avait plus de lumière épandue; les becs de gaz s'éteignaient; les kiosques bariolés tachaient les ténèbres plus durement. Par instants, un flot de foule, la sortie de quelque théâtre, passait. Mais les vides se faisaient bientôt, et il venait, sous la fenêtre, des groupes de deux ou trois hommes qu'une femme abordait. Ils restaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli, quelques-unes de leurs paroles montaient; puis, la femme, le plus souvent, s'en allait au bras d'un des hommes. D'autres filles se rendaient de café en café, faisaient le tour des tables, prenaient le sucre oublié, riaient avec les garçons, regardaient fixement, d'un air d'interrogation et d'offres silencieuses, les consommateurs attardés. Et, comme Renée venait de suivre des yeux l'impériale presque vide d'un omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coin du trottoir, la femme à la robe bleue et aux guipures blanches, droite, tournant la tête, toujours en quête.

Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s'oubliait, il eut un sourire, en regardant une des croisées entrouvertes du café Anglais; l'idée que son père y soupait de son côté lui parut comique; mais il avait, ce soir là, des pudeurs particulières qui gênaient ses plaisanteries habituelles. Renée ne quitta la rampe qu'à regret.

Une ivresse, une langueur montaient des profondeurs plus vagues du boulevard. Dans le ronflement affaibli des voitures, dans l'effacement des clartés vives, il y avait un appel caressant à la volupté et au sommeil. Les chuchotements qui couraient, les groupes arrêtés dans un coin d'ombre faisaient du trottoir le corridor de quelque grande auberge à l'heure où les voyageurs gagnent leur lit de rencontre. Les lueurs et les bruits allaient toujours en se mourant, la ville s'endormait, des souffles de tendresse passaient sur les toits.

Lorsque la jeune femme se retourna, la lumière du petit lustre lui fit cligner les paupières. Elle était un peu pâle, maintenant, avec de courts frissons aux coins des lèvres. Charles disposait le dessert; il sortait, rentrait encore, faisait battre la porte, lentement, avec son flegme d'homme comme il faut.

– Mais je n'ai plus faim! s'écria Renée, enlevez toutes ces assiettes et donnez-nous le café.

Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva le dessert et versa le café. Il emplissait le cabinet de son importance.

– Je t'en prie, mets-le à la porte, dit à Maxime la jeune femme, dont le cœur tournait.

Maxime le congédia; mais il avait à peine disparu qu'il revint une fois encore pour fermer hermétiquement les grands rideaux de la fenêtre d'un air discret. Quand il se fut enfin retiré, le jeune homme, que l'impatience prenait, lui aussi, se leva, et, allant à la porte:

– Attends, dit-il, j'ai un moyen pour qu'il nous lâche.

Et il poussa le verrou.

– C'est ça, reprit-elle, nous sommes chez nous, au moins.

Leurs confidences, leurs bavardages de bons camarades recommencèrent. Maxime avait allumé un cigare.

Renée buvait son café à petits coups et se permettait même un verre de chartreuse. La pièce s'échauffait, s'emplissait d'une fumée bleuâtre. Elle finit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son menton entre ses deux poings à demi fermés. Dans cette légère étreinte, sa bouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux, plus minces, luisaient davantage.

Ainsi chiffonnée, sa petite figure était adorable, sous la pluie de frisons dorés qui lui descendaient maintenant jusque dans les sourcils. Maxime la regardait à travers la fumée de son cigare. Il la trouvait originale. Par moments, il n'était plus bien sûr de son sexe; la grande ride qui lui traversait le front, l'avancement boudeur de ses lèvres, son air indécis de myope en faisaient un grand jeune homme; d'autant plus que sa longue blouse de satin noir allait si haut, qu'on voyait à peine, sous le menton, une ligne du cou blanche et grasse. Elle se laissait regarder avec un sourire, ne bougeant plus la tête, le regard perdu, la parole ralentie.

Puis elle eut un brusque réveil: elle alla regarder la glace, vers laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis un instant. Elle se haussa sur la pointe des pieds, appuya ses mains au bord de la cheminée, pour lire ces signatures, ces mots risqués qui l'avaient effarouchée, avant le souper. Elle épelait les syllabes avec quelque difficulté, riait, lisait toujours, comme un collégien qui tourne les pages d'un Piron dans son pupitre.

– «Ernest et Clara», disait-elle, et il y a un cœur dessous qui ressemble à un entonnoir… Ah! voici qui est mieux: «J'aime les hommes, parce que j'aime les truffes.» Signé «Laure». Dis donc, Maxime, est-ce que c'est la d'Aurigny qui a écrit cela?.. Puis voici les armes d'une de ces dames, je crois: une poule fumant une grosse pipe… Toujours des noms, le calendrier des saintes et des saints: Victor, Amélie, Alexandre, Edouard, Marguerite, Paquita, Louise, Renée… Tiens, il y en a une qui se nomme comme moi…

Maxime voyait dans la glace sa tête ardente. Elle se haussait davantage, et son domino, se tendant par-derrière, dessinait la cambrure de sa taille, le développement de ses hanches. Le jeune homme suivait la ligne du satin qui plaquait comme une chemise. Il se leva à son tour et jeta son cigare. Il était mal à l'aise, inquiet.

Quelque chose d'ordinaire et d'accoutumé lui manquait.

– Ah! voici ton nom, Maxime, s'écria Renée…

Écoute… «J'aime…» Mais il s'était assis sur le coin du divan, presque aux pieds de la jeune femme. Il réussit à lui prendre les mains, d'un mouvement prompt; il la détourna de la glace, en lui disant d'une voix singulière:

– Je t'en prie, ne lis pas cela.

Elle se débattit en riant nerveusement.

– Pourquoi donc? Est-ce que je ne suis pas ta confidente?

Mais lui, insistant, d'un ton plus étouffé:

– Non, non, pas ce soir.

Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avec ses poignets pour se dégager. Ils avaient des yeux qu'ils ne se connaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux. Elle tomba sur les genoux, au bout du divan. Ils continuaient à lutter, bien qu'elle ne fît plus un mouvement du côté de la glace et qu'elle s'abandonnât déjà. Et comme le jeune homme la prenait à bras-le-corps, elle dit de son rire embarrassé et mourant:

 

– Voyons, laisse-moi… Tu me fais mal.

Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence du cabinet, où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le sol trembler et entendit le fracas de l'omnibus des Batignolles, qui devait tourner le coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils se retrouvèrent côte à côte, assis sur le divan, il balbutia, au milieu de leur malaise mutuel:

– Bah! ça devait arriver un jour ou l'autre.

Elle ne disait rien. Elle regardait d'un air écrasé les rosaces du tapis.

– Est-ce que tu y songeais, toi?.. continua Maxime, balbutiant davantage. Moi, pas du tout… J'aurais dû me défier du cabinet…Mais elle, d'une voix profonde, comme si toute l'honnêteté bourgeoise des Béraud du Châtel s'éveillait dans cette faute suprême:

– C'est infâme, ce que nous venons de faire là, murmura-t-elle, dégrisée, la face vieillie et toute grave.

Elle étouffait. Elle alla à la fenêtre, tira les rideaux, s'accouda. L'orchestre était mort; la faute s'était commise dans le dernier frisson des basses et le chant lointain des violons, vague sourdine du boulevard endormi et rêvant d'amour. En bas, la chaussée et les trottoirs s'enfonçaient, s'allongeaient, au milieu d'une solitude grise. Toutes ces roues grondantes de fiacres semblaient s'en être allées, en emportant les clartés et la foule. Sous la fenêtre, le café Riche était fermé, pas un filet de lumière ne glissait des volets. De l'autre côté de l'avenue, des lueurs braisillantes allumaient seules encore la façade du café Anglais, une croisée entre autres, entrouverte, et d'où sortaient des rires affaiblis. Et, tout le long de ce ruban d'ombre, du coude de la rue Drouot à l'autre extrémité, aussi loin que ses regards pouvaient aller, elle ne voyait plus que les taches symétriques des kiosques rougissant et verdissant la nuit, sans l'éclairer, semblables à des veilleuses espacées dans un dortoir géant. Elle leva la tête. Les arbres découpaient leurs branches hautes sur un ciel clair, tandis que la ligne irrégulière des maisons se perdait avec les amoncellements d'une côte rocheuse, au bord d'une mer bleuâtre. Mais cette bande de ciel l'attristait davantage, et c'était dans les ténèbres du boulevard qu'elle trouvait quelque consolation. Ce qui restait au ras de l'avenue déserte du bruit et du vice de la soirée, l'excusait. Elle croyait sentir la chaleur de tous ces pas d'hommes et de femmes monter du trottoir qui se refroidissait. Les hontes qui avaient trôné là, désirs d'une minute, offres faites à voix basse, noces d'une nuit payées à l'avance, s'évaporaient, flottaient en une buée lourde que roulaient les souffles matinaux.

Penchée sur l'ombre, elle respira ce silence frissonnant, cette senteur d'alcôve, comme un encouragement qui lui venait d'en bas, comme une assurance de honte partagée et acceptée par une ville complice. Et, lorsque ses yeux se furent accoutumés à l'obscurité, elle aperçut la femme au costume bleu garni de guipure, seule dans la solitude grise, debout à la même place, attendant et s'offrant aux ténèbres vides.

La jeune femme, en se retournant, aperçut Charles, qui regardait autour de lui, flairant. Il finit par apercevoir le ruban bleu de Renée, froissé, oublié sur un coin du divan. Et il s'empressa de le lui apporter, de son air poli.

Alors elle sentit toute sa honte. Debout devant la glace, les mains maladroites, elle essaya de renouer le ruban.

Mais son chignon était tombé, les petits frisons se trouvaient tout aplatis sur les tempes, elle ne pouvait refaire le nœud. Charles vint à son secours, en disant, comme s'il eût offert une chose accoutumée, un rince-bouche ou des cure-dents:

– Si madame voulait le peigne?..

– Eh! non, c'est inutile, interrompit Maxime, qui lança au garçon un regard d'impatience. Allez nous chercher une voiture.

Renée se décida à rabattre simplement le capuchon de son domino. Et, comme elle allait quitter la glace, elle se haussa légèrement, pour retrouver les mots que l'étreinte de Maxime lui avait empêché de lire. Il y avait, montant vers le plafond, et d'une grosse écriture abominable, cette déclaration signée Sylvia: «J'aime Maxime.» Elle pinça les lèvres et rabattit son capuchon un peu plus bas.

Dans la voiture, ils éprouvèrent une gêne horrible. Ils s'étaient placés, comme en descendant du parc Monceau, l'un en face de l'autre. Ils ne trouvaient pas une parole à se dire. Le fiacre était plein d'une ombre opaque, et le cigare de Maxime n'y mettait plus même un point rouge, un éclair de braise rose. Le jeune homme perdu de nouveau dans les jupons, «dont il avait jusqu'aux yeux», souffrait de ces ténèbres, de ce silence, de cette femme muette, qu'il sentait à son côté, et dont il s'imaginait les yeux tout grands ouverts sur la nuit.

Pour paraître moins bête, il finit par chercher sa main, et, quand il la tint dans la sienne, il fut soulagé, il trouva la situation tolérable. Cette main s'abandonnait molle et rêveuse.

Le fiacre traversait la place de la Madeleine. Renée songeait qu'elle n'était pas coupable. Elle n'avait pas voulu l'inceste. Et plus elle descendait en elle, plus elle se trouvait innocente, aux premières heures de son escapade, à sa sortie furtive du parc Monceau, chez Blanche Muller, sur le boulevard, même dans le cabinet du restaurant. Pourquoi donc était-elle tombée à genoux sur le bord de ce divan? Elle ne savait plus. Elle n'avait certainement pas pensé une seconde à cela. Elle se serait refusée avec colère. C'était pour rire, elle s'amusait, rien de plus. Et elle retrouvait, dans le roulement du fiacre, cet orchestre assourdissant du boulevard, ce va-et-vient d'hommes et de femmes, tandis que des barres de feu brûlaient ses yeux fatigués.

Maxime, dans son coin, rêvait aussi avec quelque ennui. Il était fâché de l'aventure. Il s'en prenait au domino de satin noir. Avait-on jamais vu une femme se fagoter de la sorte! On ne lui voyait même pas le cou.

Il l'avait prise pour un garçon, il jouait avec elle, et ce n'était pas sa faute si le jeu était devenu sérieux. Pour sûr, il ne l'aurait pas touchée du bout des doigts, si elle avait seulement montré un coin d'épaule. Il se serait souvenu qu'elle était la femme de son père. Puis, comme il n'aimait pas les réflexions désagréables, il se pardonna.

Tant pis, après tout! il tâcherait de ne plus recommencer.

C'était une bêtise.

Le fiacre s'arrêta, et Maxime descendit le premier pour aider Renée. Mais, à la petite porte du parc, il n'osa pas l'embrasser. Ils se touchèrent la main, comme de coutume. Elle se trouvait déjà de l'autre côté de la grille lorsque, pour dire quelque chose, avouant sans le vouloir une préoccupation qui tournait vaguement dans sa rêverie depuis le restaurant:

– Qu'est-ce donc, demanda-t-elle, que ce peigne dont a parlé le garçon?

– Ce peigne, répéta Maxime embarrassé, mais je ne sais pas…

Renée comprit brusquement. Le cabinet avait sans doute un peigne qui entrait dans le matériel, au même titre que les rideaux, le verrou et le divan. Et, sans attendre une explication qui ne venait pas, elle s'enfonça au milieu des ténèbres du parc Monceau, hâtant le pas, croyant voir derrière elle ces dents d'écaille où Laure d'Aurigny et Sylvia avaient dû laisser des cheveux blonds et des cheveux noirs. Elle avait une grosse fièvre.

Il fallut que Céleste la mît au lit et la veillât jusqu'au matin. Maxime, sur le trottoir du boulevard Malesherbes, se consulta un moment pour savoir s'il rejoindrait la bande joyeuse du café Anglais; puis, avec l'idée qu'il se punissait, il décida qu'il devait aller se coucher.

Le lendemain, Renée s'éveilla tard d'un sommeil lourd et sans rêves. Elle se fit faire un grand feu, elle dit qu'elle passerait la journée dans sa chambre. C'était là son refuge, aux heures graves. Vers midi, son mari ne la voyant pas descendre pour le déjeuner, lui demanda la permission de l'entretenir un instant. Elle refusait déjà avec une pointe d'inquiétude lorsqu'elle se ravisa. La veille, elle avait remis à Saccard une note de Worms, montant à cent trente-six mille francs, un chiffre un peu gros, et sans doute il voulait se donner la galanterie de lui remettre lui-même la quittance.

La pensée des petits frisons de la veille lui vint. Elle regarda machinalement dans la glace ses cheveux que Céleste avait noués en grosses nattes. Puis elle se pelotonna au coin du feu, s'enfouissant dans les dentelles de son peignoir. Saccard, dont l'appartement se trouvait également au premier étage, faisant pendant à celui de sa femme, vint en pantoufles, en mari. Il mettait à peine une fois par mois les pieds dans la chambre de Renée, et toujours pour quelque délicate question d'argent. Ce matin-là, il avait les yeux rougis, le teint blême d'un homme qui n'a pas dormi. Il baisa la main de la jeune femme, galamment.

– Vous êtes malade, ma chère amie? dit-il en s'asseyant à l'autre coin de la cheminée. Un peu de migraine, n'est-ce pas?.. Pardonnez-moi de vous casser la tête avec mon galimatias d'homme d'affaires; mais la chose est assez grave…

Il tira d'une poche de sa robe de chambre le mémoire de Worms, dont Renée reconnut le papier glacé.

– J'ai trouvé hier ce mémoire sur mon bureau, continua-t-il, et je suis désolé, je ne puis absolument pas le solder en ce moment.

Il étudia du coin de l'œil l'effet produit sur elle par ses paroles. Elle parut profondément étonnée. Il reprit avec un sourire:

– Vous savez, ma chère amie, que je n'ai pas l'habitude d'éplucher vos dépenses. Je ne dis pas que certains détails de ce mémoire ne m'aient point un peu surpris.

Ainsi, par exemple, je vois ici, à la seconde page:

«Robe de bal: étoffe 70 F; façon, 600 F; argent prêté, 5 000 F; eau du docteur Pierre, 6 F». Voilà une robe de soixante-dix francs qui monte bien haut… Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses. Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez été presque sage, relativement, je veux dire… Seulement, je le répète, je ne puis payer, je suis gêné.

Elle tendit la main, d'un geste de dépit contenu.

– C'est bien, dit-elle sèchement, rendez-moi le mémoire. J'aviserai.

– Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard, goûtant comme un triomphe l'incrédulité de sa femme au sujet de ses embarras d'argent. Je ne dis pas que ma situation soit menacée, mais les affaires sont bien nerveuses en ce moment… Laissez-moi, quoique je vous importune, vous expliquer notre cas; vous m'avez confié votre dot, et je vous dois une entière franchise.

Il posa le mémoire sur la cheminée, prit les pincettes, se mit à tisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu'il causait d'affaires, était chez lui un calcul qui avait fini par devenir une habitude. Quand il arrivait à un chiffre, à une phrase difficile à prononcer, il produisait quelque éboulement qu'il réparait ensuite laborieusement, rapprochant les bûches, ramassant et entassant les petits éclats de bois. D'autres fois, il disparaissait presque dans la cheminée, pour aller chercher un morceau de braise égaré. Sa voix s'assourdissait, on s'impatientait, on s'intéressait à ses savantes constructions de charbons ardents, on ne l'écoutait plus, et généralement on sortait de chez lui battu et content. Même chez les autres, il s'emparait despotiquement des pincettes. L'été, il jouait avec une plume, un couteau à papier, un canif.

– Ma chère amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit le feu en déroute, je vous demande encore une fois pardon d'entrer dans ces détails… Je vous ai servi exactement la rente des fonds que vous m'avez remis entre les mains. Je puis même dire, sans vous blesser, que j'ai regardé seulement cette rente ô comme votre argent de poche, payant vos dépenses, ne vous demandant jamais votre apport de moitié dans les frais communs du ménage.

Il se tut. Renée souffrait, le regardait faire un grand trou dans la cendre pour enterrer le bout d'une bûche. Il arrivait à un aveu délicat.

– J'ai dû, vous le comprenez, faire produire à votre argent des intérêts considérables. Les capitaux sont entre bonnes mains, soyez tranquille… Quant aux sommes provenant de vos biens de Sologne, elles ont servi en partie au paiement de l'hôtel que nous habitons; le reste est placé dans une affaire excellente, la Société générale des ports du Maroc… Nous n'en sommes pas à compter ensemble, n'est-ce pas? mais je veux vous prouver que les pauvres maris sont parfois bien méconnus.

Un motif puissant devait le pousser à mentir moins que de coutume. La vérité était que la dot de Renée n'existait plus depuis longtemps; elle avait passé, dans la caisse de Saccard, à l'état de valeur fictive. S'il en servait les intérêts à plus de deux ou trois cents pour cent, il n'aurait pu représenter le moindre titre ni retrouver la plus petite espèce solide du capital primitif.

 

Comme il l'avouait à moitié, d'ailleurs, les cinq cent mille francs des biens de la Sologne avaient servi à donner un premier acompte sur l'hôtel et le mobilier, qui coûtaient ensemble près de deux millions. Il devait encore un million au tapissier et à l'entrepreneur.

– Je ne vous réclame rien, dit enfin Renée, je sais que je suis très endettée vis-à-vis de vous.

– Oh! chère amie, s'écria-t-il, en prenant la main de sa femme, sans abandonner les pincettes, quelle vilaine idée vous avez là!.. En deux mots, tenez, j'ai été malheureux à la Bourse, Toutin-Laroche a fait des bêtises, les Mignon et Charrier sont des butors qui me mettent dedans. Et voilà pourquoi je ne puis payer votre mémoire. Vous me pardonnez, n'est-ce pas?

Il semblait véritablement ému. Il enfonça les pincettes entre les bûches, alluma des fusées d'étincelles. Renée se rappela l'allure inquiète qu'il avait depuis quelque temps. Mais elle ne put descendre dans l'étonnante vérité. Saccard en était arrivé à un tour de force quotidien. Il habitait un hôtel de deux millions, il vivait sur le pied d'une dotation de prince, et certains matins il n'avait pas mille francs dans sa caisse. Ses dépenses ne paraissaient pas diminuer. Il vivait sur la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéfices scandaleux qu'il réalisait dans certaines affaires. Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s'écroulaient sous lui, de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné, dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa caisse vide, d'où le fleuve d'or aux sources légendaires continuait à sortir.

La spéculation traversait alors une heure mauvaise.

Saccard était un digne enfant de l'Hôtel de Ville. Il avait eu la rapidité de transformation, la fièvre de jouissance, l'aveuglement de dépenses qui secouaient Paris. A ce moment, comme la Ville, il se trouvait en face d'un formidable déficit qu'il s'agissait de combler secrètement; car il ne voulait pas entendre parler de sagesse, d'économie, d'existence calme et bourgeoise. Il préférait garder le luxe inutile et la misère de ces voies nouvelles, d'où il avait tiré sa colossale fortune de chaque matin mangée chaque soir. D'aventure en aventure, il, n'avait plus que la façade dorée d'un capital absent. A cette heure de folie chaude, Paris lui-même n'engageait pas son avenir avec plus d'emportement et n'allait pas plus droit à toutes les sottises et à toutes les duperies financières. La liquidation menaçait d'être terrible.

Les plus belles spéculations se gâtaient entre les mains de Saccard. Il venait d'essuyer, comme il le disait, des pertes considérables à la Bourse. M. Toutin-Laroche avait failli faire sombrer le Crédit viticole dans un jeu à la hausse qui s'était brusquement tourné contre lui; heureusement que le gouvernement, intervenant sous le manteau, avait remis debout la fameuse machine du prêt hypothécaire aux cultivateurs. Saccard, ébranlé par cette double secousse, très maltraité par son frère le ministre, pour le risque que venait de courir la solidité des bons de délégation de la Ville, compromise avec celle du Crédit viticole, se trouvait moins heureux encore dans sa spéculation sur les immeubles. Les Mignon et Charrier avaient complètement rompu avec lui. S'il les accusait, c'était par une rage sourde de s'être trompé, en faisant bâtir sur sa part de terrains, tandis qu'eux vendaient prudemment la leur. Pendant qu'ils réalisaient une fortune, lui restait avec des maisons sur les bras, dont il ne se débarrassait souvent qu'à perte. Entre autres, il vendit trois cent mille francs, rue de Marignan, un hôtel sur lequel il en devait encore trois cent quatre-vingt mille.

Il avait bien inventé un tour de sa façon, qui consistait à exiger dix mille francs d'un appartement valant huit mille francs au plus; le locataire effrayé ne signait un bail que lorsque le propriétaire consentait à lui faire cadeau des deux premières années de loyer; l'appartement se trouvait de cette façon réduit à son prix réel, mais le bail portait le chiffre de dix mille francs par an, et, quand Saccard trouvait un acquéreur et capitalisait les revenus de l'immeuble, il arrivait à une véritable fantasmagorie de calcul. Il ne put appliquer cette duperie en grand; ses maisons ne se louaient pas; il les avait bâties trop tôt; les déblais, au milieu desquels elles se trouvaient perdues, en pleine boue, l'hiver, les isolaient, leur faisaient un tort considérable. L'affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des sieurs Mignon et Charrier, qui lui rachetèrent l'hôtel dont il avait dû abandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Les entrepreneurs étaient enfin mordus par l'envie d'habiter «leur boulevard». Comme ils avaient vendu leur part de terrains de plus-value, et qu'ils flairaient la gêne de leur ancien associé, ils lui offrirent de le débarrasser de l'enclos au milieu duquel l'hôtel s'élevait jusqu'au plancher du premier étage, dont l'armature de fer était en partie posée. Seulement ils traitèrent de plâtras inutiles ces solides fondations en pierre de taille, disant qu'ils auraient préféré le sol nu, pour y faire construire à leur guise. Saccard dut vendre sans tenir compte des cent et quelque mille francs qu'il avait déjà dépensés, et ce qui l'exaspéra davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs ne voulurent reprendre le terrain à deux cent cinquante francs le mètre, chiffre fixé lors du partage.

Ils lui rabattirent vingt-cinq francs par mètre, comme ces marchandes à la toilette qui ne donnent plus que quatre francs d'un objet qu'elles ont vendu cinq francs la veille.

Deux jours après, Saccard eut la douleur de voir une armée de maçons envahir l'enclos de planches et continuer à bâtir sur les «plâtras inutiles».

Il jouait donc d'autant mieux la gêne devant sa femme que ses affaires s'embrouillaient davantage. Il n'était pas homme à se confesser par amour de la vérité.

– Mais, monsieur, dit Renée d'un air de doute, si vous vous trouvez embarrassé, pourquoi m'avoir acheté cette aigrette et cette rivière qui vous ont coûté, je crois, soixante-cinq mille francs?.. Je n'ai que faire de ces bijoux; je vais être obligée de vous demander la permission de m'en défaire pour donner un acompte à Worms.

– Gardez-vous-en bien! s'écria-t-il avec inquiétude.

Si l'on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du ministère, on ferait des cancans sur ma situation…

Il était bonhomme, ce matin-là. Il finit par sourire et par murmurer en clignant les yeux:

– Ma chère amie, nous autres spéculateurs, nous sommes comme les jolies femmes, nous avons nos roueries… Conservez, je vous prie, votre aigrette et votre rivière pour l'amour de moi.

Il ne pouvait conter l'histoire qui était tout à fait jolie, mais un peu risquée. Ce fut à la fin d'un souper que Saccard et Laure d'Aurigny conclurent un traité d'alliance. Laure était criblée de dettes et ne songeait plus qu'à trouver un bon jeune homme qui voulût bien l'enlever et la conduire à Londres. Saccard, de son côté, sentait le sol s'écrouler sous lui; son imagination aux abois cherchait un expédient qui le montrât au public vautré sur un lit d'or et de billets de banque. La fille et le spéculateur, dans la demi-ivresse du dessert, s'entendirent. Il trouva l'idée de cette vente de diamants qui fit courir tout Paris, et dans laquelle il acheta, à grand tapage, des bijoux pour sa femme. Puis, avec le produit de la vente, quatre cent mille francs environ, il parvint à satisfaire les créanciers de Laure, auxquels elle devait à peu près le double. Il est même à croire qu'il retira du jeu une partie de ses soixante-cinq mille francs. Quand on le vit liquider la situation de la d'Aurigny, il passa pour son amant, on crut qu'il payait la totalité de ses dettes, qu'il faisait des folies pour elle. Toutes les mains se tendirent vers lui, le crédit revint, formidable. Et on le plaisantait, à la Bourse, sur sa passion, avec des sourires, des allusions, qui le ravissaient. Pendant ce temps, Laure d'Aurigny, mise en vue par ce vacarme, et chez laquelle il ne passa seulement pas une nuit, feignait de le tromper avec huit ou dix imbéciles alléchés par l'idée de la voler à un homme si colossalement riche. En un mois, elle eut deux mobiliers et plus de diamants qu'elle n'en avait vendus.

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