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La Curée

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Cependant, comme sa femme, il avait des anxiétés nerveuses, une inquiétude qui donnait à son rire un étrange son de vitres brisées. Il devenait si tourbillonnant, si effaré, que ses connaissances disaient de lui: «Ce diable de Saccard! il gagne trop d'argent, il en deviendra fou!» En 1860, on l'avait décoré, à la suite d'un service mystérieux qu'il avait rendu au préfet, en servant de prête-nom à une dame dans une vente de terrains.

Ce fut vers l'époque de leur installation au parc Monceau qu'une apparition passa dans la vie de Renée, en lui laissant une impression ineffaçable. Jusque-là, le ministre avait résisté aux supplications de sa belle-sœur, qui mourait d'envie d'être invitée aux bals de la cour. Il céda enfin, croyant la fortune de son frère définitivement assise. Pendant un mois, Renée n'en dormit pas. La grande soirée arriva, et elle était toute tremblante dans la voiture qui la menait aux Tuileries.

Elle avait une toilette prodigieuse de grâce et d'originalité, une vraie trouvaille qu'elle avait faite dans une nuit d'insomnie, et que trois ouvriers de Worms étaient venus exécuter chez elle, sous ses yeux. C'était une simple robe de gaze blanche, mais garnie d'une multitude de petits volants découpés et bordés d'un filet de velours noir, était décolletée en carré, très bas sur la gorge, qu'encadrait une dentelle mince, haute à peine d'un doigt. Pas une fleur, pas un bout de ruban; à ces poignets, des bracelets sans une ciselure, et sur sa tête, un étroit diadème d'or, un cercle uni qui lui mettait comme une auréole. Quand elle fut dans les salons et que son mari l'eut quittée pour le baron Gouraud, elle éprouva un moment d'embarras. Mais les glaces, où elle se voyait adorable, la rassurèrent vite, et elle s'habituait à l'air chaud, au murmure des voix, à cette cohue d'habits noirs et d'épaules blanches, lorsque l'empereur parut. Il traversait lentement le salon, au bras d'un général gros et court, qui soufflait comme s'il avait eu une digestion difficile. Les épaules se rangèrent sur deux haies, tandis que les habits noirs reculèrent d'un pas, instinctivement, d'un air discret. Renée se trouva poussée au bout de la file des épaules, près de la seconde porte, celle que l'empereur gagnait d'un pas pénible et vacillant.

Elle le vit ainsi venir à elle, d'une porte à l'autre.

Il était en habit, avec l'écharpe rouge du grand cordon, Renée, reprise par l'émotion, distinguait mal, et cette tache saignante lui semblait éclabousser toute la poitrine du prince. Elle le trouva petit, les jambes trop courtes, les reins flottants; mais elle était ravie, et elle le voyait beau, avec son visage blême, sa paupière lourde et plombée qui retombait sur son œil mort. Sous ses moustaches, sa bouche s'ouvrait, mollement, tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa face dissoute.

L'empereur et le vieux général continuaient à avancer à petits pas, paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ils regardaient les dames inclinées, et leurs coups d'œil, jetés à droite et à gauche, glissaient dans les corsages. Le général se penchait, disait un mot au maître, lui serrait le bras d'un air de joyeux compagnon.

Et l'empereur, mou et voilé, plus terne encore que de coutume, approchait toujours de sa marche traînante.

Ils étaient au milieu du salon, lorsque Renée sentit leurs regards se fixer sur elle. Le général la regardait avec des yeux ronds, tandis que l'empereur, levant à demi les paupières, avait des lueurs fauves dans l'hésitation grise de ses yeux brouillés. Renée, décontenancée, baissa la tête, s'inclina, ne vit plus que les rosaces du tapis. Mais elle suivait leur ombre, elle comprit qu'ils s'arrêtaient quelques secondes devant elle. Et elle crut entendre l'empereur, ce rêveur équivoque, qui murmurait, en la regardant, enfoncée dans sa jupe de mousseline striée de velours:

– Voyez donc, général, une fleur à cueillir, un mystérieux œillet panaché blanc et noir.

Et le général répondit, d'une voix plus brutale:

– Sire, cet œillet-là irait diantrement bien à nos boutonnières.

Renée leva la tête. L'apparition avait disparu, un flot de foule encombrait la porte. Depuis cette soirée, elle revint souvent aux Tuileries, elle eut même l'honneur d'être complimentée à voix haute par Sa Majesté, et de devenir un peu son amie; mais elle se rappela toujours la marche lente et alourdie du prince au milieu du salon, entre les deux rangées d'épaules; et, quand elle goûtait quelque joie nouvelle dans la fortune grandissante de son mari, elle revoyait l'empereur dominant les gorges inclinées, venant à elle, la comparant à un œillet que le vieux général lui conseillait de mettre à sa boutonnière.

C'était, pour elle, la note aiguë de sa vie.

IV

Le désir net et cuisant qui était monté au cœur de Renée, dans les parfums troublants de la serre, tandis que Maxime et Louise riaient sur une causeuse du petit salon bouton d'or, parut s'effacer comme un cauchemar dont il ne reste plus qu'un vague frisson. La jeune femme avait, toute la nuit, gardé aux lèvres l'amertume du Tanghin; il lui semblait, à sentir cette cuisson de la feuille maudite, qu'une bouche de flamme se posait sur la sienne, lui souillait un amour dévorant. Puis cette bouche lui échappait, et son rêve se noyait dans de grands flots d'ombre qui roulaient sur elle.

Le matin, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, elle se crut malade. Elle fît fermer les rideaux, parla à son médecin de nausées et de douleurs de tête, refusa absolument de sortir pendant deux jours. Et, comme elle se prétendait assiégée, elle condamna sa porte. Maxime vint inutilement y frapper. Il ne couchait pas à l'hôtel, pour disposer plus librement de son appartement; d'ailleurs, il menait la vie la plus nomade du monde, logeant dans les maisons neuves de son père, choisissant l'étage qui lui plaisait, déménageant tous les mois, souvent par caprice; parfois pour laisser la place à des locataires sérieux. Il essuyait les plâtres en compagnie de quelque maîtresse. Habitué aux caprices de sa belle-mère, il feignit une grande compassion, et monta quatre fois par jour demander de ses nouvelles avec des mines désolées, uniquement pour la taquiner. Le troisième jour, il la trouva dans le petit salon, rose, souriante, l'air calme et reposé.

– Eh bien, t'es-tu beaucoup amusée avec Céleste!? lui demanda-t-il, faisant allusion au long tête-à-tête qu'elle venait d'avoir avec sa femme de chambre.

– Oui, répondit-elle, c'est une fille précieuse. Elle a toujours les mains glacées; elle me les posait sur le front et calmait un peu ma pauvre tête.

– Mais, c'est un remède, cette fille-là! s'écria le jeune homme. Si j'avais le malheur de tomber jamais amoureux, tu me la prêterais, n'est-ce pas, pour qu'elle mît ses deux mains sur mon cœur?

Ils plaisantèrent, ils tirent au Bois leur promenade accoutumée. Quinze jours se passèrent. Renée s'était jetée plus follement dans sa vie de visites et de bals; sa tête semblait avoir tourné une fois encore, elle ne se plaignait plus de lassitude et de dégoût. On eût dit seulement qu'elle avait fait quelque chute secrète, dont elle ne parlait pas, mais qu'elle confessait par un mépris plus marqué pour elle-même et par une dépravation plus risquée dans ses caprices de grande mondaine. Un soir, elle avoua à Maxime qu'elle mourait d'envie d'aller à un bal que Blanche Muller, une actrice en vogue, donnait aux princesses de la rampe et aux reines du demi-monde.

Cet aveu surprit et embarrassa le jeune homme lui-même, qui n'avait pourtant pas de grands scrupules. Il voulut catéchiser sa belle-mère: vraiment, ce n'était pas là sa place; elle n'y verrait, d'ailleurs, rien de bien drôle; puis, si elle était reconnue, cela ferait scandale. A toutes ces bonnes raisons, elle répondait, les mains jointes, suppliant et souriant:

– Voyons, mon petit Maxime, sois gentil. Je le veux… Je mettrai un domino bleu sombre, nous ne ferons que traverser les salons.

Quand Maxime, qui finissait toujours par céder, et qui aurait mené sa belle-mère dans tous les mauvais lieux de Paris, pour peu qu'elle l'en eût prié, eut consenti à la conduire au bal de Blanche Muller, elle battit des mains comme un enfant auquel on accorde une récréation inespérée.

– Ah! tu es gentil, dit-elle. C'est pour demain, n'est-ce pas? Viens me chercher de très bonne heure. Je veux voir arriver ces dames. Tu me les nommeras, et nous nous amuserons joliment…

Elle réfléchit, puis elle ajouta:

– Non, ne viens pas. Tu m'attendras avec un fiacre, sur le boulevard Malesherbes. Je sortirai par le jardin.

Ce mystère était un piment qu'elle ajoutait à son escapade; simple raffinement de jouissance, car elle serait sortie à minuit par la grande porte, que son mari n'aurait pas seulement mis la tête à la fenêtre.

Le lendemain, après avoir recommandé à Céleste de l'attendre, elle traversa, avec les frissons d'une peur exquise, les ombres noires du parc Monceau. Saccard avait profité de sa bonne amitié avec l'Hôtel de Ville pour se faire donner la clef d'une petite porte du parc, et Renée avait voulu également en avoir une. Elle faillit se perdre, ne trouva le fiacre que grâce aux deux yeux jaunes des lanternes. A cette époque, le boulevard Malesherbes, à peine terminé, était encore, le soir, une véritable solitude. La jeune femme se glissa dans la voiture, très émue, le cœur battant délicieusement, comme si elle fût allée à quelque rendez-vous d'amour. Maxime, en toute philosophie, fumait, à moitié endormi dans un coin du fiacre. Il voulut jeter son cigare, mais elle l'en empêcha, et, comme elle cherchait à lui retenir le bras, dans l'obscurité, elle lui mit la main en plein sur la figure, ce qui les amusa beaucoup tous les deux.

– Je te dis que j'aime l'odeur du tabac, s'écria-t-elle.

Garde ton cigare… Puis, nous nous débauchons, ce soir… Je suis un homme, moi.

 

Le boulevard n'était pas encore éclairé. Pendant que le fiacre descendait vers la Madeleine, il faisait si nuit dans la voiture qu'ils ne se voyaient pas. Par instants, lorsque le jeune homme portait son cigare aux lèvres, un point rouge trouait les ténèbres épaisses. Ce point rouge intéressait Renée. Maxime, que le flot du domino de satin noir avait couvert à demi, en emplissant l'intérieur du fiacre, continuait à fumer en silence, d'un air d'ennui.

La vérité était que le caprice de sa belle-mère venait de l'empêcher de suivre au café Anglais une bande de dames, résolues à commencer et à terminer là le bal de Blanche Muller. Il était maussade, et elle devina sa bouderie dans l'ombre.

– Est-ce que tu es souffrant? lui demanda-t-elle.

– Non, j'ai froid, répondit-il.

– Tiens! moi je brûle. Je trouve qu'on étouffe…

Mets un coin de mes jupons sur tes genoux.

– Oh! tes jupons, murmura-t-il avec mauvaise humeur, j'en ai jusqu'aux yeux.

Mais ce mot le fit rire lui-même, et peu à peu il s'anima. Elle lui conta la peur qu'elle venait d'avoir dans le parc Monceau. Alors elle lui confessa une de ses autres envies: elle aurait voulu faire, la nuit, sur le petit lac du parc, une promenade dans la barque qu'elle voyait de ses fenêtres, échouée au bord d'une allée. Il trouva qu'elle devenait élégiaque. Le fiacre roulait toujours, les ténèbres restaient profondes, ils se penchaient l'un vers l'autre pour s'entendre dans le bruit des roues, se frôlant du geste, sentant leur haleine tiède, parfois, lorsqu'ils s'approchaient trop. Et, à temps égaux, le cigare de Maxime se ravivait, tachait l'ombre de rouge, en jetant un éclair pâle et rose sur le visage de Renée. Elle était adorable, vue à cette lueur rapide; si bien que le jeune homme en fut frappé.

– Oh! oh! dit-il, nous paraissons bien jolie, ce soir, belle-maman… Voyons un peu.

Il approcha son cigare, tira précipitamment quelques bouffées. Renée, dans son coin, se trouva éclairée d'une lumière chaude et comme haletante. Elle avait relevé un peu son capuchon. Sa tête nue, couverte d'une pluie de petits frisons, coiffée d'un simple ruban bleu, ressemblait à celle d'un vrai gamin, au-dessus de la grande blouse de satin noir qui lui montait jusqu'au cou. Elle trouva très drôle d'être ainsi regardée et admirée à la clarté d'un cigare. Elle se renversait avec de petits rires, tandis qu'il ajoutait d'un air de gravité comique:

– Diable! il va falloir que je veille sur toi, si je veux te ramener saine et sauve à mon père.

Cependant le fiacre tournait la Madeleine et s'engageait sur les boulevards. Là, il s'emplit de clartés dansantes, du reflet des magasins dont les vitrines flambaient. Blanche Muller habitait, à deux pas, une des maisons neuves qu'on a bâties sur les terrains exhaussés de la rue Basse-du-Rempart. Il n'y avait encore que quelques voitures à la porte. Il n'était guère plus de dix heures. Maxime voulut faire un tour sur les boulevards, attendre une heure; mais Renée, dont la curiosité s'éveillait, plus vive, lui déclara carrément qu'elle allait monter toute seule s'il ne l'accompagnait pas. Il la suivit, et fut heureux de trouver en haut plus de monde qu'il ne l'aurait cru. La jeune femme avait mis son masque. Au bras de Maxime, auquel elle donnait à voix basse des ordres sans réplique, et qui lui obéissait docilement, elle fureta dans toutes les pièces, souleva le coin des portières, examina l'ameublement, serait allée jusqu'à fouiller les tiroirs, si elle n'avait pas eu peur d'être vue.

L'appartement, très riche, avait des coins de bohème, où l'on retrouvait la cabotine. C'était surtout là que les narines roses de Renée frémissaient, et qu'elle forçait son compagnon à marcher doucement, pour ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elle s'oublia particulièrement dans un cabinet de toilette, laissé grand ouvert par Blanche Muller, qui, lorsqu'elle recevait, livrait à ses convives jusqu'à son alcôve, où l'on poussait le lit pour établir des tables de jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas; il lui parut commun et même un peu sale, avec son tapis que des bouts de cigarette avaient criblé de petites brûlures rondes, et ses tentures de soie bleue tachées de pommade, piquées par les éclaboussures du savon. Puis, quand elle eut bien inspecté les lieux, mis les moindres détails du logis dans sa mémoire, pour les décrire plus tard à ses intimes, elle passa aux personnages. Les hommes, elle les connaissait; c'étaient, pour la plupart, les mêmes financiers, les mêmes hommes politiques, les mêmes jeunes viveurs qui venaient à ses jeudis. Elle se croyait dans son salon, par moments lorsqu'elle se trouvait en face d'un groupe d'habits noirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le même sourire, en parlant à la marquise d'Espanet ou à la blonde Mme Haffner. Et lorsqu'elle regardait les femmes, l'illusion ne cessait pas complètement. Laure d'Aurigny était en jaune comme Suzanne Haffner, et Blanche Muller avait, comme Adeline d'Espanet, une robe blanche qui la décolletait jusqu'au milieu du dos. Enfin, Maxime demanda grâce, et elle voulut bien s'asseoir avec lui sur une causeuse. Ils restèrent là un instant, le jeune homme bâillant, la jeune femme lui demandant les noms de ces dames, les déshabillant du regard, comptant les mètres de dentelles qu'elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit plongée dans cette étude grave, il finit par s'échapper, obéissant à un appel que Laure d'Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisanta sur la dame qu'il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venir les rejoindre, vers une heure, au café Anglais.

– Ton père en sera, lui cria-t-elle, au moment où il rejoignait Renée.

Celle-ci se trouvait entourée d'un groupe de femmes qui riaient très fort, tandis que M. de Saffré avait profité de la place laissée libre par Maxime pour se glisser à côté d'elle et lui dire des galanteries de cocher. Puis M. de Saffré et les femmes, tout ce monde s'était mis à crier, à se taper sur les cuisses, si bien que Renée, les oreilles brisées, bâillant à son tour, se leva en disant à son compagnon:

– Allons-nous-en, ils sont trop bêtes!

Comme ils sortaient, M. de Mussy entra. Il parut enchanté de rencontrer Maxime, et, sans faire attention à la femme masquée qui était avec lui:

– Ah! mon ami, murmura-t-il d'un air langoureux, elle me fera mourir. Je sais qu'elle va mieux, et elle me ferme toujours sa porte. Dites-lui bien que vous m'avez vu les larmes aux yeux.

– Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit le jeune homme avec un rire singulier.

Et, dans l'escalier:

– Eh bien, belle-maman, ce pauvre garçon ne t'a pas touchée?

Elle haussa les épaules, sans répondre. En bas, sur le trottoir, elle s'arrêta avant de monter dans le fiacre qui les avait attendus, regardant d'un air hésitant du côté de la Madeleine et du côté du boulevard des Italiens. Il était à peine onze heures et demie, le boulevard avait encore une grande animation.

– Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avec regret.

– A moins que tu ne veuilles suivre un instant les boulevards en voiture, répondit Maxime.

Elle accepta. Son régal de femme curieuse tournait mal, et elle se désespérait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et un commencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu'un bal d'actrices était drôle à mourir. Le printemps, comme il arrive parfois dans les derniers jours d'octobre, semblait être revenu; la nuit avait des tiédeurs de mai; et les quelques frissons froids qui passaient mettaient dans l'air une gaieté de plus.

Renée, la tête à la portière, resta silencieuse, regardant la foule, les cafés, les restaurants, dont la file interminable courait devant elle. Elle était devenue toute sérieuse, perdue au fond de ces vagues souhaits dont s'emplissent les rêveries de femmes. Ce large trottoir que balayaient les robes des filles, et où les bottes des hommes sonnaient avec des familiarités particulières, cet asphalte gris où lui semblait passer le galop des plaisirs et des amours faciles, réveillaient ses désirs endormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait, pour lui laisser entrevoir d'autres joies de plus haut goût. Aux fenêtres des cabinets de Brébant, elle aperçut des ombres de femmes sur la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire très risquée, d'un mari trompé qui avait ainsi surpris, sur un rideau, l'ombre de sa femme en flagrant délit avec l'ombre d'un amant. Elle l'écoutait à peine. Lui, s'égaya, finit par lui prendre les mains, par la taquiner, en lui parlant de ce pauvre M. de Mussy.

Comme ils revenaient et qu'ils repassaient devant Brébant:

– Sais-tu, dit-elle tout à coup, que M. de Saffré m'a invitée à souper, ce soir?

– Oh! tu aurais mal mangé, répliqua-t-il en riant.

Saffré n'a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore à la salade de homard.

– Non, non, il parlait d'huîtres et de perdreau froid… Mais il me tutoyait, et cela m'a gênée…

Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta après un silence, d'un air désolé:

– Le pis est que j'ai une faim atroce.

– Comment, tu as faim! s'écria le jeune homme.

C'est bien simple, nous allons souper ensemble. Veux-tu?

Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d'abord, assura que Céleste lui avait préparé une collation! à l'hôtel. Cependant, ne voulant pas aller au café Anglais, il avait fait arrêter la voiture au coin de la rue Le Peletier, devant le restaurant du café Riche; il était même descendu, et comme sa belle-mère hésitait encore:

– Après ça, dit-il, si tu as peur que je te compromette, dis-le… Je vais monter à côté du cocher et te reconduire à ton mari.

Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d'oiseau qui craint de se mouiller les pattes. Elle était radieuse. Ce trottoir qu'elle sentait sous ses pieds lui chauffait les talons, lui donnait, à fleur de peau, un délicieux frisson de peur et de caprice contenté. Depuis que le fiacre roulait, elle avait une envie folle d'y sauter. Elle le traversa à petits pas, furtivement, comme si elle eût goûté un plaisir plus vif à redouter d'y être vue. Son escapade tournait décidément à l'aventure. Certes, elle ne regrettait pas d'avoir refusé l'invitation brutale de M. de Saffré. Mais elle serait rentrée horriblement maussade si Maxime n'avait eu l'idée de lui faire goûter au fruit défendu. Celui-ci monta l'escalier vivement, comme s'il était chez lui. Elle le suivit en soufflant un peu. De légers fumets de marée et de gibier traînaient, et le tapis, que des baguettes de cuivre tendaient sur les marches, avait une odeur de poussière qui redoublait son émotion.

Comme ils arrivaient à l'entresol, ils rencontrèrent un garçon, à l'air digne, qui se rangea contre le mur pour les laisser passer.

– Charles, lui dit Maxime, vous nous servirez, n'est-ce pas?.. Donnez-nous le salon blanc.

Charles s'inclina, remonta quelques marches, ouvrit la porte d'un cabinet. Le gaz était baissé, il sembla à Renée qu'elle pénétrait dans le demi-jour d'un lieu suspect et charmant.

Un roulement continu entrait par la fenêtre grande ouverte, et sur le plafond, dans les reflets du café d'en bas, passaient les ombres rapides des promeneurs. Mais, d'un coup de pouce, le garçon haussa le gaz. Les ombres du plafond disparurent, le cabinet s'emplit d'une lumière crue qui tomba en plein sur la tête de la jeune femme.

Elle avait déjà rejeté son capuchon en arrière. Les petits frisons s'étaient un peu ébouriffés dans le fiacre, mais le ruban bleu n'avait pas bougé. Elle se mit à marcher, gênée par la façon dont Charles la regardait; il avait un clignement d'yeux, un pincement de paupières, pour mieux la voir, qui signifiait clairement: «En voilà une que je ne connais pas encore.»

– Que servirai-je à monsieur? demanda-t-il à voix haute.

Maxime se tourna vers Renée.

– Le souper de M. de Saffré, n'est-ce pas? dit-il, des huîtres, un perdreau…

Et, voyant le jeune homme sourire, Charles l'imita, discrètement, en murmurant:

– Alors, le souper de mercredi, si vous voulez?

– Le souper de mercredi… répétait Maxime.

Puis, se rappelant:

– Oui, ça m'est égal, donnez-nous le souper de mercredi.

Quand le garçon fut sorti, Renée prit son binocle et fit curieusement le tour du petit salon. C'était une pièce carrée, blanc et or, meublée avec des coquetteries de boudoir. Outre la table et les chaises, il y avait un meuble bas, une sorte de console, où l'on desservait, et un large divan, un véritable lit, qui se trouvait placé entre la cheminée et la fenêtre. Une pendule et deux flambeaux Louis XVI garnissaient la cheminée de marbre blanc.

Mais la curiosité du cabinet était la glace, une belle glace trapue que les diamants de ces dames avaient criblée de noms, de dates, de vers estropiés, de pensées prodigieuses et d'aveux étonnants. Renée crut apercevoir une saleté et n'eut pas le courage de satisfaire sa curiosité.

 

Elle regarda le divan, éprouva un nouvel embarras, se mit, afin d'avoir une contenance, à regarder le plafond et le lustre de cuivre doré, à cinq becs. Mais la gêne qu'elle ressentait était délicieuse. Pendant qu'elle levait le front, comme pour étudier la corniche, grave et le binocle à la main, elle jouissait profondément de ce mobilier équivoque, qu'elle sentait autour d'elle; de cette glace claire et cynique, dont la pureté, à peine ridée par ces pattes de mouche ordurières, avait servi à rajuster tant de faux chignons; de ce divan qui la choquait par sa largeur; de la table, du tapis lui-même, où elle retrouvait l'odeur de l'escalier, une vague odeur de poussière pénétrante et comme religieuse.

Puis, lorsqu'il lui fallut baisser enfin les yeux:

– Qu'est-ce donc que ce souper de mercredi? demanda-t-elle à Maxime.

– Rien, répondit-il, un pari qu'un de mes amis a perdu.

Dans tout autre lieu, il lui aurait dit sans hésiter qu'il avait soupé le mercredi avec une dame, rencontrée sur le boulevard. Mais, depuis qu'il était entré dans le cabinet, il la traitait instinctivement en femme à laquelle il faut plaire et dont on doit ménager la jalousie. Elle n'insista pas, d'ailleurs; elle alla s'accouder à la rampe de la fenêtre, où il vint la rejoindre. Derrière eux, Charles entrait et sortait, avec un bruit de vaisselle et d'argenterie.

Il n'était pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Paris grondait, prolongeait la journée ardente, avant de se décider à gagner son lit. Les files d'arbres marquaient, d'une ligne confuse, les blancheurs des trottoirs et le noir vague de la chaussée, où passaient le roulement et les lanternes rapides des voitures. Aux deux bords de cette bande obscure, les kiosques des marchands de journaux, de place en place, s'allumaient, pareils à de grandes lanternes vénitiennes, hautes et bizarrement bariolées, posées régulièrement à terre, pour quelque illumination colossale. Mais, à cette heure, leur éclat assourdi se perdait dans le flamboiement des devantures voisines. Pas un volet n'était mis, les trottoirs s'allongeaient sans une raie d'ombre, sous une pluie de rayons qui les éclairait d'une poussière d'or, de la clarté chaude et éclatante du plein jour, Maxime montra à Renée, en face d'eux, le café Anglais, dont les fenêtres luisaient.

Les branches hautes des arbres les gênaient un peu, d'ailleurs, pour voir les maisons et le trottoir opposés.

Ils se penchèrent, ils regardèrent au-dessous d'eux.

C'était un va-et-vient continu; des promeneurs passaient par groupes, des filles, deux à deux, traînaient leurs jupes, qu'elles relevaient de temps à autre, d'un mouvement alangui, en jetant autour d'elles des regards las et souriants. Sous la fenêtre même, le café Riche avançait ses tables dans le coup de soleil de ses lustres, dont l'éclat s'étendait jusqu'au milieu de la chaussée; et c'était surtout au centre de cet ardent foyer qu'ils voyaient les faces blêmes et les rires pâles des passants.

Autour des petites tables rondes, des femmes, mêlées aux hommes, buvaient. Elles étaient en robes voyantes, les cheveux dans le cou; elles se dandinaient sur les chaises, avec des paroles hautes que le bruit empêchait d'entendre. Renée en remarqua particulièrement une, seule à une table, vêtue d'un costume d'un bleu dur, garni d'une guipure blanche; elle achevait, à petits coups, un verre de bière, renversée à demi, les mains sur le ventre, d'un air d'attente lourde et résignée. Celles qui marchaient se perdaient lentement au milieu de la foule, et la jeune femme, qu'elles intéressaient, les suivait du regard, allait d'un bout du boulevard à l'autre, dans les lointains tumultueux et confus de l'avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs, et où les clartés n'étaient plus que des étincelles. Et le défilé repassait sans fin, avec une régularité fatigante, monde étrangement mêlé et toujours le même, au milieu des couleurs vives, des trous de ténèbres, dans le tohu-bohu féerique de ces mille flammes dansantes, sortant comme un flot des boutiques, colorant les transparents des croisées et des kiosques, courant sur les façades en baguettes, en lettres, en dessins de feu, piquant l'ombre d'étoiles, filant sur la chaussée, continuellement. Le bruit assourdissant qui montait avait une clameur, un ronflement prolongé, monotone, comme une note d'orgue accompagnant l'éternelle procession de petites poupées mécaniques. Renée crut, un moment, qu'un accident venait d'avoir lieu. Un flot de personnes se mouvait à gauche, un peu au-delà du passage de l'opéra. Mais, ayant pris son binocle, elle reconnut le bureau des omnibus; il y avait beaucoup de monde sur le trottoir, debout, attendant, se précipitant, dès qu'une voiture arrivait. Elle entendait la voix rude du contrôleur appeler les numéros, puis les tintements du compteur lui arrivaient en sonneries cristallines. Elle s'arrêta aux annonces d'un kiosque, crûment coloriées comme les images d'Épinal; il y avait, sur un carreau, dans un cadre jaune et vert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, réclame d'un chapelier qu'elle ne comprit pas. De cinq minutes en cinq minutes, l'omnibus des Batignolles passait, avec ses lanternes rouges et sa caisse jaune, tournant le coin de la rue Le Peletier, ébranlant la maison de son fracas; et elle voyait les hommes de l'impériale, des visages fatigués qui se levaient et les regardaient, elle et Maxime, du regard curieux des affamés mettant l'œil à une serrure.

– Ah! dit-elle, le parc Monceau, à cette heure, dort bien tranquillement.

Ce fut la seule parole qu'elle prononça. Ils restèrent là près de vingt minutes, silencieux, s'abandonnant à la griserie des bruits et des clartés. Puis, la table mise, ils vinrent s'asseoir, et, comme elle paraissait gênée par la présence du garçon, il le congédia.

– Laissez-nous… Je sonnerai pour le dessert.

Elle avait aux joues de petites rougeurs et ses yeux brillaient; on eût dit qu'elle venait de courir. Elle rapportait de la fenêtre un peu du vacarme et de l'animation du boulevard. Elle ne voulut pas que son compagnon fermât la croisée.

– Eh! c'est l'orchestre, dit-elle, comme il se plaignait du bruit. Tu ne trouves pas que c'est une drôle de musique? Cela va très bien accompagner nos huîtres et notre perdreau.

Ses trente ans se rajeunissaient dans son escapade.

Elle avait des mouvements vifs, une pointe de fièvre, et ce cabinet, ce tête-à-tête avec un jeune homme dans le brouhaha de la rue la fouettaient, lui donnaient un air fille. Ce fut avec décision qu'elle attaqua les huîtres.

Maxime n'avait pas faim, il la regarda dévorer en souriant.

– Diable! murmura-t-il, tu aurais fait une bonne soupeuse.

Elle s'arrêta, fâchée de manger si vite.

– Tu trouves que j'ai faim. Que veux-tu? C'est cette heure de bal idiot qui m'a creusée… Ah! mon pauvre ami, je te plains de vivre dans ce monde-là!

– Tu sais bien, dit-il, que je t'ai promis de lâcher Sylvia et Laure d'Aurigny le jour où tes amies voudront venir souper avec moi.

Elle eut un geste superbe.

– Pardieu! je crois bien. Nous sommes autrement amusantes que ces dames, avoue-le… Si une de nous assommait un amant comme ta Sylvia et ta Laure d'Aurigny doivent vous assommer, mais la pauvre petite femme ne garderait pas cet amant une semaine!.. Tu ne veux jamais m'écouter. Essaie, un de ces jours.

Maxime, pour ne pas appeler le garçon, se leva, enleva les coquilles d'huîtres et apporta le perdreau qui était sur la console. La table avait le luxe des grands restaurants. Sur la nappe damassée, un souffle d'adorable débauche passait, et c'était avec de petits frémissements d'aise que Renée promenait ses fines mains de sa fourchette à son couteau, de son assiette à son verre. Elle but du vin blanc sans eau, elle qui buvait ordinairement de l'eau à peine rougie. Comme Maxime, debout, sa serviette sur le bras, la servait avec des complaisances comiques, il reprit:

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