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L'Argent

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Mme Caroline, d'un bon sens si solide, très réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller à cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vérité, cela caressait en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, où elle s'était crue heureuse; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'était elle, ses descriptions colorées, ses renseignements débordants, qui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, elle avait habité trois ans, elle ne tarissait pas: Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grèves de sable rouge et des écroulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithéâtre, au milieu de vastes jardins, un paradis délicieux planté d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'étaient toutes les villes de la côte, au nord Antioche, déchue de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les résume toutes, Tyr dont les marchands étaient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblé par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussière de palais, où ne se dressent, misérables et éparses, que quelques cabanes de pécheurs. Elle avait accompagné son frère partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'à Trébizonde; elle avait vécu un mois à Jérusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois à Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchés sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivés et les champs stériles. Et, des moindres coins, des déserts muets comme des grandes villes, elle avait rapporté la même admiration pour l'inépuisable, la luxuriante nature, la même colère contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dédaignées ou gâchées! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et l'industrie, cette loi imbécile qui empêche de consacrer les capitaux à l'agriculture, au-delà d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant Jésus-Christ, et l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils à des enfants idiots, arrêtés dans leur croissance. Autrefois, la côte se trouvait trop petite, les villes se touchaient; maintenant, la vie s'en est allée vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetière abandonné. Pas d'écoles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exécrable, des impôts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme; sans compter les continuelles secousses des guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fâchait, elle demandait s'il était permis de gâter ainsi l'œuvre de la nature, une terre bénie, d'un charme exquis, où tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempérés des montagnes, les neiges éternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espérance la faisaient se passionner, à l'idée du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la réveiller.

«Tenez! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinée là, où il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dès que la mine d'argent sera en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville… Et tous ces ports encombrés de sable, nous les nettoierons, nous les protégerons de fortes jetées. Des navires de haut bord stationneront où des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui… Et, dans ces plaines dépeuplées, ces cols déserts, que nos lignes ferrées traverseront, vous verrez toute une résurrection, oui! les champs se défricher, des routes et des canaux s'établir, des cités nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme elle revient à un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la circulation d'un sang nouveau… Oui! l'argent fera des prodiges.»

Et, devant l'évocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait réellement se lever la civilisation prédite. Ces épures sèches, ces tracés linéaires s'animaient, se peuplaient: c'était le rêve qu'elle avait fait parfois d'un Orient débarbouillé de sa crasse, tiré de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous les raffinement de la science. Déjà, elle avait assisté au miracle, ce Port-Saïd qui, en si peu d'années, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la première heure, puis la cité de deux mille âmes, la cité de dix mille âmes, des maisons, des magasins immenses, une jetée gigantesque, de la vie et du bien-être créés avec entêtement par les fourmis humaines. Et c'était bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrésistible, la poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au juste où l'on va, mais d'aller plus à l'aise, dans des conditions meilleures; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science, faisait le progrès.

Hamelin, qui écoutait en souriant, avait eu alors un mot sage.

«Tout cela, c'est la poésie des résultats, et nous n'en sommes même pas à la prose de la mise en œuvre.»

Mais Saccard ne s'échauffait que par l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis le jour où, s'étant mis à lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expédition d'Égypte. Déjà, le souvenir des Croisades le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand mouvement qui avait ramené l'extrême Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore, et où il y avait tant à apprendre. Seulement, la haute figure de Napoléon le frappa davantage, allant guerroyer là-bas, dans un but grandiose et mystérieux. S'il parlait de conquérir l'Égypte, d'y installer un établissement français, de donner ainsi à la France le commerce du Levant, il ne disait certainement pas tout; et Saccard voulait voir, dans le côté de l'expédition qui est resté vague et énigmatique, il ne savait au juste quel projet de colossale ambition, un immense empire reconstruit, Napoléon couronné à Constantinople, empereur d'Orient et des Indes, réalisant le rêve d'Alexandre, plus grand que César et Charlemagne. Ne disait-il pas, à Sainte-Hélène, en parlant de Sidney, le général anglais qui l'avait arrêté devant Saint-Jean-d'Acre: «Cet homme m'a fait manquer ma fortune?» Et ce que les Croisades avaient tenté, ce que Napoléon n'avait pu accomplir, c'était cette pensée gigantesque de la conquête de l'Orient qui enflammait Saccard, mais une conquête raisonnée, réalisée par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation était allée de l'est en l'ouest, pourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au premier jardin de l'humanité, à cet Eden de la presqu'île hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des siècles? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le paradis terrestre, le refaisait habitable par la vapeur et l'électricité, replaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux monde, comme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'étaient plus des millions à gagner, mais des milliards et des milliards.

Dès lors, chaque matin, Hamelin et lui eurent de longues conférences. Si l'espoir était vaste, les difficultés se présentaient, nombreuses, énormes. L'ingénieur, qui justement était à Beyrouth, en 1862, pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrétiens maronites, et qui nécessita l'intervention de la France, ne cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi ces populations en continuelle bataille, livrées au bon plaisir des autorités locales. Seulement, il avait, à Constantinople, de puissantes relations, il s'était assuré l'appui du grand vizir, Fuad-Pacha, homme de réel mérite, partisan déclaré des réformes; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions nécessaires. D'autre part, bien qu'il prophétisât la banqueroute fatale de l'empire Ottoman, il voyait plutôt une circonstance favorable dans ce besoin effréné d'argent, ces emprunts qui se suivaient d'année en année: un gouvernement besogneux, s'il n'offre pas de garantie personnelle, est tout prêt à s'entendre avec les entreprises particulières, dès qu'il y trouve le moindre bénéfice. Et n'était-ce pas une manière pratique de trancher l'éternelle et encombrante question d'Orient, en intéressant l'empire à de grands travaux civilisateurs, en l'amenant au progrès, pour qu'il ne fût plus cette monstrueuse borne, plantée entre l'Europe et l'Asie? Quel beau rôle patriotique joueraient là des compagnies françaises!

Puis, un matin, tranquillement, Hamelin aborda le programme secret auquel il faisait parfois allusion, ce qu'il appelait, en souriant, le couronnement de l'édifice.

«Alors, quand nous serons les maîtres, nous referons le royaume de Palestine, et nous y mettrons le pape… D'abord, on pourra se contenter de Jérusalem, avec Jaffa comme port de mer. Puis, la Syrie sera déclarée indépendante, et on la joindra… Vous savez que les temps sont proches où la papauté ne pourra rester dans Rome, sous les révoltantes humiliations qu'on lui prépare. C'est pour ce jour-là qu'il nous faudra être prêts.»

Saccard, béant, l'écoutait dire ces choses d'une voix simple, avec sa foi profonde de catholique. Lui-même ne reculait pas devant les imaginations extravagantes, mai jamais il ne serait allé jusqu'à celle-ci. Cet homme de science, d'apparence si froide, le stupéfiait. Il cria:

 

«C'est fou! La Porte ne donnera pas Jérusalem.

– Oh! pourquoi? reprit paisiblement Hamelin. Elle a tant besoin d'argent! Jérusalem l'ennuie, ce sera un bon débarras. Souvent, elle ne sait quel parti prendre, entre les diverses communions qui se disputent la possession des sanctuaires… D'ailleurs, le pape aurait en Syrie un véritable appui parmi les Maronites, car vous n'ignorez pas qu'il a installé, à Rome, un collège pour leurs prêtres… Enfin, j'ai bien réfléchi, j'ai tout prévu, et ce sera l'ère nouvelle, l'ère triomphale du catholicisme. Peut-être dira-t-on que c'est aller trop loin, que le pape se trouvera comme séparé, désintéressé des affaires de l'Europe. Mais de quel éclat, de quelle autorité ne rayonnera-t-il pas, lorsqu'il trônera aux lieux saints, parlant au nom du Christ, de la terre sacrée où le Christ a parlé! C'est là qu'est son patrimoine, c'est là que doit être son royaume. Et, soyez tranquille, nous le ferons puissant et solide, ce royaume, nous le mettrons à l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur une vaste banque dont les catholiques du monde entier se disputeront les actions.»

Saccard, qui s'était mis a sourire, déjà séduit par l'énormité du projet, sans être convaincu, ne put s'empêcher de baptiser cette banque, dans un cri joyeux de trouvaille.

«Le trésor du Saint-Sépulcre, hein? superbe! l'affaire est là!»

Mais il rencontra le regard raisonnable de Mme Caroline, qui souriait elle aussi, sceptique, un peu fâchée même; et il eut honte de son enthousiasme.

«N'importe, mon cher Hamelin, nous ferons bien de tenir secret ce couronnement de l'édifice, comme vous dites. On se moquerait de nous. Et puis, notre programme est déjà terriblement chargé, il est bon d'en réserver les conséquences extrêmes, la fin glorieuse, aux seuls initiés.

– Sans doute, telle a toujours été mon intention, déclara l'ingénieur. Ceci sera le mystère.»

Et ce fut sur ce mot, ce jour-là, que l'exploitation du portefeuille, la mise en œuvre de toute l'énorme série des projets fut définitivement résolue. On commencerait par créer une modeste maison de crédit pour lancer les premières affaires; puis, le succès aidant, peu à peu on se rendrait maître du marché, on conquerrait le monde.

Le lendemain, comme Saccard était monté chez la princesse d'Orviedo, pour prendre un ordre au sujet de l'Œuvre du Travail, le souvenir lui revint du rêve qu'il avait caressé un moment, d'être le prince époux de cette reine de l'aumône, simple dispensateur et administrateur de la fortune des pauvres. Et il sourit, car il trouvait cela un peu niais, à cette heure. Il était bâti pour faire de la vie et non pour panser les blessures que la vie a faites. Enfin, il allait se retrouver sur son chantier, en plein dans la bataille des intérêts, dans cette course au bonheur qui a été la marche même de l'humanité, de siècle en siècle, vers plus de joie et plus de lumière.

Ce même jour, il trouva Mme Caroline seule, dans le cabinet aux épures. Elle était debout devant une des fenêtres, retenue là par une apparition de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, dans le jardin voisin, à une heure inaccoutumée. Les deux femmes lisaient une lettre, d'un air de grande tristesse sans doute une lettre du fils, de Ferdinand, dont la situation ne devait pas être brillante, à Rome.

«Regardez, dit Mme Caroline, en reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine.

– Bah! s'écria-t-il gaiement, vous les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque nous allons faire la fortune de tout le monde.»

Et, dans sa fièvre heureuse, il chercha ses lèvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle avait retiré la tête, devenue grave et pâlie d'un involontaire malaise.

«Non, je vous en prie.»

C'était la première fois qu'il tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'était abandonnée à lui, dans une minute de complète inconscience. Les affaires sérieuses arrangées, il pensait à sa bonne fortune, voulant aussi, de ce côté, régler la situation. Ce vif mouvement de recul l'étonna.

«Bien vrai, cela vous ferait de la peine?

– Oui, beaucoup de peine.»

Elle se calmait, elle souriait à son tour.

«D'ailleurs, avouez que vous-même n'y tenez guère.

– Oh! moi, je vous adore.

– Non, ne dites pas ça, vous allez être si occupé! Et puis, je vous assure que je suis prête à avoir de la vraie amitié pour vous, si vous êtes l'homme actif que je crois, et si vous faites toutes les grandes choses que vous dites… Voyons, c'est bien meilleur, l'amitié!»

Il l'écoutait, souriant toujours, gêné et combattu pourtant. Elle le refusait, c'était ridicule de ne l'avoir eue qu'une fois, par surprise. Mais sa vanité seule en souffrait.

«Alors? amis seulement?

– Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai… Amis, grands amis!»

Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers.

III

La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, était une réponse favorable, attendue pour mettre à Paris l'affaire en branle; et, dès le sur-lendemain, Saccard, à son réveil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là même, qu'il devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formé le syndicat dont il voulait être sûr, pour placer à l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa société anonyme, lancée au capital de vingt-cinq millions.

En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette société, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots: la Banque universelle, avaient brusquement flambé devant lui, comme en caractères de feu, dans la chambre encore noire.

«La Banque universelle, ne cessa-t-il de répéter, tout en s'habillant, la Banque universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde… Oui, oui, excellent! la Banque universelle!»

Jusqu'à neuf heures et demie, il marcha à travers les vastes pièces, absorbé, ne sachant par où il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue; même, c'était l'embarras du choix qui le faisait réfléchir, car il y voulait mettre quelque méthode. Il but une tasse de lait, il ne se fâcha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'était pas bien, à la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vétérinaire.

«C'est bon, faites… Je prendrai un fiacre.»

Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages montaient à l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se réchauffer en marchant; il se dit qu'il descendrait d'abord à pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque; car l'idée lui était venue de le sonder sur Daigremont, le spéculateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuées livides, une telle giboulée creva, mêlée de grêle, qu'il se réfugia sous une porte cochère.

Depuis une minute, Saccard était là, à regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, léger et musical, comme dans un conte des Mille et une Nuits. Il tourna la tête, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numéraire dans les États où il était à bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays où l'or était en hausse; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des pièces d'or, remuées à la pelle, prises dans des caisses, jetées dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'année à l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment à cette musique, qui était comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse, il y vit un heureux présage.

La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier étage, dans la maison même où les bureaux de sa charge étaient installés, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, à la mort de celui-ci, il s'était entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge.

Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, à la porte desquels il se rencontra avec Gustave Sédille.

«Est-ce que M. Mazaud est là?

– Je ne sais pas, monsieur, j'arrive.»

Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant à l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, résigné à passer là un an ou deux pour faire plaisir à son père, le fabricant de soie de la rue des Jeûneurs. Saccard traversa la caisse, salué par le caissier d'argent et par le caissier des titres; puis, il entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirs, où il ne trouva que Berthier, celui des deux qui était chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le patron à la Bourse.

«Est-ce que M. Mazaud est là?

– Mais je le pense, je sors de son cabinet… Tiens non, il n'y est plus… C'est qu'il est dans le bureau du comptant.»

Il avait poussé une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste pièce, où cinq employés travaillaient, sous les ordres du premier commis.

«Non, c'est particulier!.. Voyez donc vous-même à la liquidation, là, à côté.»

Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'était là que le liquidateur, le pivot de la charge, aidé de sept employés, dépouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jour, après la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant de fiches, conservées pour savoir les noms; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brève de l'achat ou de la vente telle valeur, telle quantité, tel cours, de tel agent.

«Est-ce que vous avez vu M. Mazaud?» demanda Saccard.

Mais on ne lui répondit même pas. Le liquidateur étant sorti, trois employés lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air; tandis que l'entrée de Gustave Sédille venait d'intéresser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des écritures, échangeait des engagements, et qui, l'après-midi, à la Bourse, était chargé des télégrammes. Né à Saintes, d'un père employé à l'enregistrement, d'abord commis à Bordeaux chez un banquier, tombé ensuite à Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointements, en dix années. Jusque-là, il s'y était bien conduit, régulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave était entré à la charge, il se dérangeait, entraîné par son nouveau camarade, très élégant, très lancé, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaître des femmes. Flory, le visage mangé de barbe, avait là-dessous un nez à passions, une bouche aimable, des yeux tendres; et il en était aux petites parties fines, pas chères, avec Mlle Chuchu, une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé parisien, la fille ensauvée d'une concierge de Montmartre, amusante avec sa figure de papier mâché, où luisaient de grands yeux bruns admirables.

Gustave, avant même d'ôter son chapeau, lui contait sa soirée.

«Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvé le moyen de mettre à la porte, ah! je ne sais comment, par exemple! Et je suis resté.»

Tous deux s'étouffèrent de rire. Il s'agissait de Germaine Cœur, une superbe fille de vingt-cinq ans, un peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collègue de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait au mois. Elle avait toujours été avec des boursiers, et toujours au mois, ce qui est commode pour des hommes très occupés, la tête embarrassée de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le temps d'une vraie passion. Elle était agitée d'un souci unique, dans son petit appartement de la rue de la Michodière, celui d'éviter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaître.

«Dites donc, questionna Flory, je croyais que vous vous réserviez pour la jolie papetière?»

Mais cette allusion à Mme Conin rendit Gustave sérieux. Celle-ci, on la respectait c'était une femme honnête; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fût montré bavard, tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas répondre, Gustave posa-t-il à son tour une question.

 

«Et Chuchu, vous l'avez menée à Mabille?

– Ma foi, non! c'est trop cher. Nous sommes rentrés, nous avons fait du thé.»

Derrière les jeunes gens, Saccard avait entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix rapide.

Il eut un sourire. Il s'adressa à Flory.

«Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud?

– Si, monsieur, il est venu me donner un ordre, et il est redescendu à son appartement… Je crois que son petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur était là… Vous devriez sonner chez lui, car il peut très bien sortir, sans remonter.»

Saccard remercia, se hâta de descendre un étage. Mazaud était un des plus jeunes agents de change, comblé par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle, qui l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Paris, à un âge où l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite taille, il était de figure agréable, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants; et il montrait une grande activité, l'intelligence très alerte, elle aussi. On le citait déjà, à la corbeille, pour cette vivacité d'esprit et de corps, si nécessaire dans le métier, et qui, jointe à beaucoup de flair, à une intuition remarquable, allait le mettre au premier rang; sans compter qu'il avait une voix aiguë, des renseignements de Bourses étrangères de première main, des relations chez tous les grands banquiers, enfin un arrière-cousin, disait-on, à l'agence Havas. Sa femme, épousée par amour, lui avait apporté douze cent mille francs de dot, une jeune femme charmante dont il avait déjà deux enfants, une fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois.

Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier le docteur, qui le rassurait, en riant.

«Entrez donc, dit-il à Saccard. C'est vrai, avec ces petits êtres, on s'inquiète tout de suite, on les croit perdus pour le moindre bobo.»

Et il l'introduisit ainsi dans le salon, où sa femme se trouvait encore, tenant le bébé sur ses genoux, tandis que la petite fille, heureuse de voir sa mère gaie, se haussait pour l'embrasser. Tous les trois étaient blonds, d'une fraîcheur de lait, la jeune mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux.

«Tu vois bien que nous étions fous.

– Ah! ça ne fait rien, mon ami, je suis si contente qu'il nous ait rassurés!»

Devant ce grand bonheur, Saccard s'était arrêté, en saluant. La pièce, luxueusement meublée, sentait bon la vie heureuse de ce ménage, que rien encore n'avait désuni; à peine, depuis quatre ans qu'il était marié, donnait-on à Mazaud une courte curiosité pour une chanteuse de l'opéra-Comique. Il restait un mari fidèle, de même qu'il avait la réputation de ne pas encore trop jouer pour son compte, malgré la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de félicité sans nuage, se respirait réellement dans la paix discrète des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros bouquet de roses, débordant d'un vase de Chine, avait imprégné toute la pièce.

Mme Mazaud, qui connaissait un peu Saccard, lui dit gaiement:

«N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit de le vouloir pour être toujours heureux?

– J'en suis convaincu, madame, répondit-il. Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le malheur n'ose jamais les toucher.»

Elle s'était levée, rayonnante. Elle embrassa à son tour son mari, elle s'en alla, emportant le petit garçon, suivie de la fillette, qui s'était pendue au cou de son père. Celui-ci, voulant cacher son émotion, se retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne.

«Vous voyez, on ne s'embête pas, ici.»

Puis, vivement:

«Vous avez quelque chose à me dire?.. Montons, voulez-vous? nous serons mieux.»

En haut, devant la caisse, Saccard reconnut Sabatani, qui venait toucher des différences; et il fut surpris de la poignée de main cordiale que l'agent échangea avec son client. D'ailleurs, dès qu'il fut assis dans le cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur, les formalités, pour faire admettre une valeur à la cote officielle. Négligemment, il dit l'affaire qu'il allait lancer, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions. Oui, une maison de crédit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'écoutait, ne bronchait pas; et, avec une obligeance parfaite, il expliqua les formalités à remplir. Mais il n'était pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas dérangé pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça enfin le nom de. Daigremont, eut-il un sourire involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale; on disait bien qu'il n'était pas d'une fidélité très sûre; seulement, qui était fidèle, en affaires et en amour? personne! Du reste, lui, Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vérité sur Daigremont, après leur rupture, qui avait occupé toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres à Jacoby, un juif de Bordeaux, un grand gaillard de soixante ans, à large figure gaie, dont la voix mugissante était célèbre, mais qui devenait lourd, le ventre empâté; et c'était comme une rivalité qui se posait entre les deux agents, le jeune favorisé par la chance, le vieux arrivé à l'ancienneté, ancien fondé de pouvoirs à qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron, d'une pratique et d'une ruse extraordinaires, perdu malheureusement par une passion du jeu, toujours à la veille d'une catastrophe, malgré des gains considérables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Cœur ne lui coûtait que quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme.

«Enfin, dans cette affaire de Caracas, conclut Mazaud, cédant à la rancune malgré sa grande correction, il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflé les bénéfices… Il est très dangereux.»

Puis, après un silence:

«Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Gundermann?

– Jamais!» cria Saccard, que la passion emportait. A ce moment, Berthier, le fondé de pouvoirs, entra et chuchota quelques mots à l'oreille de l'agent. C'était la baronne Sandorff qui venait payer des différences et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour réduire son compte. D'habitude, Mazaud s'empressait, recevait lui-même la baronne; mais, quand elle avait perdu, il l'évitait comme la peste, certain d'un trop rude assaut à sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dès qu'il s'agit de payer.

«Non, non, dites que je n'y suis pas, répondit-il avec humeur. Et ne faites pas grâce d'un centime, entendez-vous!»

Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu.

«C'est vrai, mon cher, elle est très gentille, celle-là, mais vous n'avez pas idée de cette rapacité… Ah! les clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours! Et plus ils sont riches, plus ils sont du beau monde, Dieu me pardonne! plus je me méfie, plus je tremble de n'être pas payé… Oui, il y a des jours où, en dehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientèle de province.»

La porte s'était rouverte, un employé lui remit un dossier qu'il avait demandé le matin, et sortit.

«Tenez! ça tombe bien. Voici un receveur de rentes, installé à Vendôme, un sieur Fayeux… Eh bien, vous n'avez pas idée de la quantité d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants, de fermiers. Mais il y a le nombre… En vérité, le meilleur de nos maisons, le fond même est fait des joueurs modestes, de la grande foule anonyme qui joue.»

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