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L'Argent

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Une association d'idées se fit, Saccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse.

«Vous avez donc Sabatani, maintenant? demanda-t-il.

– Depuis un an, je crois, répondit l'agent d'un air d'aimable indifférence. C'est un gentil garçon, n'est-ce pas? il a commencé petitement, il est très sage et il fera quelque chose.»

Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se souvenait même plus, c'était que Sabatani avait seulement déposé chez lui une couverture de deux mille francs. De là le jeu si modéré du début. Sans doute, comme tant d'autres, le Levantin attendait que la médiocrité de cette garantie fût oubliée; et il donnait des preuves de sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres, en attendant le jour où, culbutant dans une grosse liquidation, il disparaîtrait. Comment montrer de la défiance vis-à-vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami? comment douter de sa solvabilité, lorsqu'on le voit gai, d'apparence riche, avec cette tenue élégante qui est indispensable, comme l'uniforme même du vol à la Bourse?

«Très gentil, très intelligent» répéta Saccard, qui prit soudain la résolution de songer à Sabatani, le jour où il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules. Puis, se levant et prenant congé:

«Allons, adieu!.. Lorsque nos titres seront prêts, je vous reverrai, avant de tâcher de les faire admettre à la cote.»

Et comme Mazaud, sur le seuil du cabinet, lui serrait la main, en disant:

«Vous avez tort, voyez donc Gundermann pour votre syndicat.

– Jamais!» cria-t-il de nouveau, l'air furieux.

Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault: le premier empochait d'un air navré son gain de la quinzaine, sept ou huit billets de mille francs; tandis que l'autre, qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des éclats de voix, l'air agressif et superbe, comme après une victoire. L'heure du déjeuner et de la Bourse approchait, la charge allait se vider en partie; et, la porte du bureau de la liquidation s'étant entrouverte, des rires s'en échappèrent, le récit que Gustave faisait à Flory d'une partie de canot, dans laquelle la barreuse, tombée à la Seine, avait perdu jusqu'à ses bas.

Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze heures, que de temps perdu! Non, il n'irait pas chez Daigremont; et, bien qu'il se fût emporté au seul nom de Gundermann, il se décida brusquement à monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas prévenu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa grande affaire, pour lui clouer aux lèvres son mauvais rire? Il se donna même comme excuse qu'il n'en voulait rien tirer, qu'il désirait seulement le braver, triompher de lui, qui affectait de le traiter en petit garçon. Et, une nouvelle giboulée s'étant mise à battre le pavé d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence.

Gundermann occupait là un immense hôtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons mariés, qui lui avaient déjà donné quatorze petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait réunie, ils étaient, en les comptant, sa femme et lui, trente et un à table. Et, à part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hôtel, tous les autres avaient là leurs appartements, dans les ailes de gauche et de droite, ouvertes sur le jardin; tandis que le bâtiment central était pris entièrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un siècle, la monstrueuse fortune d'un milliard était née, avait poussé, débordé dans cette famille, par l'épargne, par l'heureux concours aussi des événements. Il y avait là comme une prédestination, aidée d'une intelligence vive, d'un travail acharné, d'un effort prudent et invincible, continuellement tendu vers le même but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient à cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'était un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seul, toujours grandissante; et Gundermann était le vrai maître, le roi tout-puissant, redouté et obéi de Paris et du monde.

Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usées par le continuel va-et-vient de la foule, plus usées déjà que le seuil des vieilles églises, il se sentait contre cet homme un soulèvement d'une inextinguible haine. Ah! le juif! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France; et c'était comme une révolte de sa chair même, une répulsion de peau qui, à l'idée du moindre contact, l'emplissait de dégoût et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-même, dès qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une âpreté, avec des indignations vengeresses d'honnête homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaître les lois, mais en réalité n'obéissant qu'à son Dieu de vol, de sang et de colère; et il la montrait remplissant partout la mission de féroce conquête que ce Dieu lui a donnée, s'établissant chez chaque peuple, comme l'araignée au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant œuvre de ses dix doigts? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers? Non, le travail déshonore, leur religion le défend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah! les gueux! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultés financières, cette science innée des chiffres, cette aisance naturelle dans les opérations les plus compliquées, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrétiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire véreuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'être à travers les nationalités qui se font et se défont. Et il prophétisait avec emportement la conquête finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparé la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour étendre librement leur royauté, et qu'on pouvait déjà voir, dans Paris, un Gundermann régner sur un trône plus solide et plus respecté que celui de l'empereur.

En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre, Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient à qui arriverait le premier, dans l'espoir improbable d'emporter un ordre; car le grand banquier avait ses agents à lui; mais c'était déjà un honneur, une recommandation que d'être reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'était-elle jamais longue, les deux garçons de bureau ne servaient guère qu'à organiser le défilé, un défilé incessant, un véritable galop, par les portes battantes. Et, malgré la foule, Saccard presque tout de suite fut introduit dans le flot.

Le cabinet de Gundermann était une immense pièce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond, près de la dernière fenêtre. Assis devant un simple bureau d'acajou, il se plaçait de façon à tourner, le dos à la lumière, il avait le visage complètement dans l'ombre. Levé dès cinq heures, il était au travail, lorsque Paris dormait encore; et quand, vers neuf heures, la bousculade des appétits se ruait, galopant devant lui, sa journée déjà était faite. Au milieu du cabinet, à des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de ses gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allées et venues d'un monde d'employés. Mais c'était là le fonctionnement intérieur de la maison. La rue traversait toute la pièce, n'allait qu'à lui, au maître, dans son coin modeste; tandis que, durant des heures, jusqu'au déjeuner, l'air impassible et morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait se montrer très aimable.

Dès que Gundermann aperçut Saccard, sa figure s'éclaira d'un faible sourire goguenard.

«Ah! c'est vous, mon bon ami… Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose à me dire. Je suis à vous tout à l'heure.»

Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intéressé par le défilé des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le même salut profond, tiraient de leur redingote correcte le même petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils présentaient au banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'œil, puis la rendait; et rien n'égalait sa patience, si ce n'était son indifférence complète, sous cette grêle d'offres.

Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleuré. Ce jour-là, sans doute il était à bout d'humilité, car il se permit une insistance inattendue.

«Voyez donc, monsieur, le Mobilier est très bas… Combien faut-il que je vous en achète?»

Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement:

«Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir?

– Mon Dieu! monsieur, reprit Massias devenu pâle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois.

 

– Eh bien, ne revenez pas.»

Le remisier salua et se retira, après avoir échangé, avec Saccard, le coup d'œil furieux et navré d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune.

Saccard se demandait, en effet, quel intérêt Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde. Évidemment, il avait une faculté d'isolement spéciale, il s'absorbait, il continuait de penser; sans compter qu'il devait y avoir là une discipline, une façon de procéder chaque matin à une revue du marché, dans laquelle il trouvait toujours un gain à faire, si minime fut-il. Très âprement, il rabattit quatre-vingts francs à un coulissier, qu'il avait chargé d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiosités arriva, avec une boite en or émaillé du dernier siècle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immédiatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille à nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, très belle, qui avaient à lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le défilé des remisiers se poursuivait quand même, coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction du même geste, la présentation mécanique de la cote; pendant que le flot des employés, à mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la pièce plus nombreux, apportant des dépêches, venant demander des signatures.

Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ans, à cheval sur un bâton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiégèrent le fauteuil du grand-père, lui tirèrent les bras, se pendirent à son cou; ce qu'il laissa faire placidement, les baisant lui-même avec cette passion juive de la famille, de la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend.

Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard.

«Ah! mon bon ami, vous m'excuserez, vous voyez que je n'ai pas une minute à moi… Vous allez m'expliquer votre affaire.»

Et il commençait à l'écouter, lorsqu'un employé qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom à l'oreille, il se leva aussitôt, sans hâte pourtant, alla conférer avec le monsieur devant une autre des fenêtres, tandis qu'un de ses fils continuait à recevoir les remisiers et les coulissiers à sa place.

Malgré sa sourde irritation, Saccard commençait à être envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le représentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tête légèrement inclinée, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'étaient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mêmes, qui étaient reçus ainsi debout dans cette pièce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs à lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était point un spéculateur, un capitaine d'aventures, manœuvrant les millions des autres, rêvant, à l'exemple de Saccard, des combats héroïques où il vaincrait, où il gagnerait pour lui un colossal butin, grâce à l'aide de l'or mercenaire, engagé sous ses ordres; il était, comme il le disait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zélé qui pût être. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse; et c'était ainsi, à chaque liquidation, une nouvelle bataille, où la victoire lui restait infailliblement, par la vertu décisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablé sous cette pensée que tout cet argent qu'il faisait mouvoir était à lui, qu'il avait à lui, dans ses caves, sa marchandise inépuisable, dont il trafiquait en commerçant rusé et prudent, en maître absolu, obéi sur un coup d'œil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Un milliard à soi, ainsi manœuvré, est une force inexpugnable.

«Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez! je vais déjeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être.»

C'était la petite salle à manger de l'hôtel celle du matin, où la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-là, ils n'étaient que dix-neuf à table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait.

Il resta un instant les yeux fermés, épuisé de fatigue, la face très pâle et contractée, car il souffrait du foie et des reins; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes porté le bol à ses lèvres et bu une gorgée, il soupira:

«Ah! je suis éreinté, aujourd'hui!

– Pourquoi ne vous reposez-vous pas?» demanda Saccard.

Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits; et, naïvement:

«Mais je ne peux pas!»

En effet, on ne le laissait pas même boire son lait tranquille, car la réception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle à manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habitués à cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pâtisseries, et que les enfants excités par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant.

Et Saccard, qui le regardait toujours, s'émerveillait de le voir avaler son lait à lentes gorgées, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au régime du lait, il ne pouvait même plus toucher à une viande, ni à un gâteau. Alors, à quoi bon un milliard? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tenté: durant quarante ans, il était resté d'une fidélité stricte à la sienne, et, aujourd'hui, sa sagesse était forcée, irrévocablement définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heures, faire ce métier abominable, s'écraser de cette fatigue immense, mener une vie de galérien que pas un loqueteux n'aurait acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de préoccupations? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette au bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté? Et Saccard, qui, dans ses terribles appétits, faisait cependant la part de l'amour désintéressé de l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice classique qui thésaurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions, avec l'unique rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'à ce qu'elle dominât la terre.

Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer à demi-voix la création projetée de la Banque universelle. D'ailleurs, Saccard fut sobre de détails, ne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant senti, dès les premiers mots, que le banquier cherchait à le confesser, résolu d'avance à l'éconduire ensuite.

«Encore une banque, mon bon ami, encore une banque! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent… Hein? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n'a pas ça, dans ses papiers?»

Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruauté tranquille:

«Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit… Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat… Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathématique, ça; car vous êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop d'imagination; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres… Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein? une préfecture, ou bien une recette; non, pas une recette, c'est trop dangereux… Méfiez-vous, méfiez-vous, mon bon ami.»

Saccard s'était levé, frémissant.

«C'est bien décidé, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas être avec nous?

– Avec vous, jamais de la vie!.. Vous serez mangé avant trois ans.»

Il y eut un silence, gros de batailles, un échange aigu de regards qui se défiaient.

«Alors, bonsoir… Je n'ai pas encore déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangé.»

Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseries, recevant les derniers courtiers attardés, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol à petits coups, les lèvres toutes blanches de lait.

Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'était une journée perdue, il rentrait déjeuner, hors de lui. Ah! le sale juif! en voilà un, décidément, qu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os! Certes, le manger, c'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait? les plus grands empires s'étaient bien écroulés, il y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard; ensuite, le manger, oui! pourquoi pas? les détruire, dans leur roi incontesté, ces juifs qui se croyaient les maîtres du festin! Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un besoin de négoce, de succès immédiat: il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, écraser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint; et, sans discuter, d'un mouvement irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, à cette minute, Saccard aurait traité avec Cartouche, pour la conquête, même à la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort.

Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude côte de la rue, s'arrêta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartier, qui en a compté de fort beaux. Le corps de bâtiments, au fond d'une vaste cour pavée, avait un air de royale grandeur; et le jardin qui le suivait, planté encore d'arbres centenaires, restait un véritable parc, isolé des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une femme célèbre par sa beauté, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatrice, le maître du logis menait un train princier, était aussi glorieux de son écurie de course que de sa galerie, appartenait à un des grands clubs, affichait les femmes les plus coûteuses, avait loge à l'Opéra, chaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les lieux louches à la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothéose de caprice et d'art, était uniquement payé par la spéculation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des différences de deux et trois cent mille francs, à chaque liquidation de quinzaine.

Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrés de merveilles, jusqu'à un petit fumoir, où Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. Âgé déjà de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, très élégant avec sa coiffure soignée, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilité, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre.

Tout de suite, il se précipita.

«Ah! mon cher ami, que devenez-vous? Je pensais encore à vous, l'autre jour… Mais n'êtes-vous pas mon voisin.»

Pourtant, il se calma, renonça à cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immédiatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de créer la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, il cherchait à former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait à l'avance le succès de l'émission, en s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émission, soit quarante mille actions au moins. Daigremont était devenu très sérieux, l'écoutait, le regardait, comme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile à lui-même, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualités, dans sa fièvre brouillonne. D'abord, il hésita.

 

«Non, non, je suis accablé, je ne veux rien entreprendre de nouveau.»

Puis, tenté pourtant, il posa des questions, voulut connaître les projets que patronnerait la nouvelle maison de crédit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrême réserve. Et, lorsqu'il connut la première affaire qu'on lancerait, cette idée de syndiquer toutes les compagnies de transports de la Méditerranée, sous la raison sociale de Compagnie générale des Paquebots réunis, il parut très frappé, il céda tout d'un coup.

«Eh bien, je consens à en être. Seulement, c'est à une condition… Comment êtes-vous avec votre frère le ministre?»

Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume.

«Avec mon frère… Oh! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde très fraternelle, mon frère.

– Alors, tant pis! déclara nettement Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère y est aussi… Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fâchés.»

D'un geste colère d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon? est-ce que ce n'était pas aller chercher des chaînes, pour se lier pieds et mains? Mais, en même temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralité du grand homme. Cependant, il refusait brutalement.

«Non, non, il a toujours été trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas.

– Écoutez, reprit Daigremont j'attends Huret à cinq heures, pour une commission dont il s'est chargé… Vous allez courir au Corps législatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite à Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la réponse ici, à cinq heures… Hein! rendez-vous à cinq heures?»

La tête basse, Saccard réfléchissait.

«Mon Dieu! si vous y tenez!

– Oh! absolument! sans Rougon, rien; avec Rougon, tout ce que vous voudrez.

– C'est bon, j'y vais.»

Il partait, après une vigoureuse poignée de main, lorsque que l'autre le rappela.

«Ah! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez Sédille, faites-leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en être… Je veux qu'ils en soient!»

A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il avait gardé, bien qu'il n'eût qu'à descendre le bout de la rue, pour être chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire atteler, l'après-midi; et il rentra vivement déjeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisinière qui lui servit elle-même un morceau de viande froide, qu'il dévora, tout en se querellant avec le cocher; car, celui-ci, qu'il avait fait monter, lui ayant rendu compte de la visite du vétérinaire, il en résultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins, il le menaçait de Mme Caroline, qui mettrait ordre à tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondée diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure la voiture, dans laquelle il monta, sous des torrents d'eau, en jetant l'adresse:

«Au Corps législatif!»

Son plan était d'arriver avant la séance, de façon à prendre Huret au passage et à l'entretenir tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-là un débat passionné, car un membre de la gauche devait soulever l'éternelle question du Mexique; et Rougon, sans doute, serait forcé de répondre.

Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdus, il eut la chance de tomber sur le député. Il l'entraîna au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvèrent seuls, grâce à la grosse émotion qui régnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent de catastrophe commençait à souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret, préoccupé, ne comprit-il pas d'abord, et se fit-il expliquer à deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta.

«Oh! mon cher ami, y pensez-vous! parler à Rougon en ce moment! il m'enverra coucher, c'est sûr.»

Puis, l'inquiétude de son intérêt personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, à qui il devait sa candidature officielle, son élection, sa situation de domestique bon à tout faire, vivant des miettes de la faveur du maître. A ce métier, depuis deux ans, grâce aux pots-de-vin, aux gains prudents ramassés sous la table, il arrondissait ses vastes terres du Calvados, avec la pensée de s'y retirer et d'y trôner après la débâcle. Sa grosse face de paysan malin s'était assombrie, exprimait l'embarras où le jetait cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnât le temps de se rendre compte s'il y aurait là, pour lui, bénéfice ou dommage.

«Non, non! je ne peux pas… Je vous ai transmis la volonté de votre frère, je ne peux pas aller le relancer encore. Que diable! songez un peu à moi. Il n'est guère tendre, quand on l'embête; et, dame! je n'ai pas envie de payer pour vous, en y laissant mon crédit.»

Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus qu'à le convaincre des millions qu'il y aurait à gagner, dans le lancement de la Banque universelle. A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes, le succès certain et colossal. Daigremont, enthousiasmé, se mettait à la tête du syndicat. Bohain et Sédille avaient déjà demandé d'en être. Il était impossible que lui, Huret, n'en fût pas: ces messieurs le voulaient absolument avec eux, à cause de sa haute situation politique. Même on espérait bien qu'il consentirait à faire partie du conseil d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probité.

A cette promesse d'être nommé membre du conseil, le député le regarda bien en face.

«Enfin, qu'est-ce que vous désirez de moi, quelle réponse voulez-vous que je tire de Rougon?

– Mon Dieu! reprit Saccard, moi, je me serais passé volontiers de mon frère. Mais c'est Daigremont qui exige que je me réconcilie. Peut-être a-t-il raison… Alors, je crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide, du moins qu'il ne soit pas contre nous.»

Huret, les yeux à demi fermés, ne se décidait toujours pas.

«Voilà! si vous apportez un mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous! Daigremont s'en contentera, et nous bâclons ce soir la chose à nous trois.

– Eh bien, je vas essayer, déclara brusquement le député, en affectant une rondeur paysanne; mais il faut que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh! non, surtout quand la gauche le taquine… A cinq heures.

– A cinq heures!»

Saccard resta près d'une heure encore, très inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole. A cette nouvelle, il eut un instant l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puis, fataliste, croyant à la chance, il trembla de tout compromettre, s'il changeait ce qui était arrêté. Peut-être, dans la bousculade, son frère lâcherait-il plus facilement le mot attendu. Et, pour laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui reprenait déjà le pont de la Concorde, lorsqu'il se souvint du désir exprimé par Daigremont.

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