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L'Argent

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Et, comme il les accompagnait jusque dans le couloir, évitant l'antichambre, où l'entassement continuait, il rencontra Dejoie, qui rôdait, l'air gêné.

«Qu'y a-t-il? Ce n'est pas quelqu'un encore, j'imagine?

– Non, non, monsieur… Si j'osais demander un avis à monsieur… C'est pour moi…»

Et il manœuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinet, tandis que lui restait sur le seuil, très déférent.

«Pour vous?.. Ah! c'est vrai, vous êtes actionnaire, vous aussi… Eh bien, mon garçon, prenez les nouveaux titres qui vont vous être réservés, vendez plutôt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne à tous nos amis.

– Oh! monsieur, le morceau est trop gros, ma fille et moi n'avons pas tant d'ambition… Au début, il ai pris huit actions, avec les quatre mille francs d'économies que ma pauvre femme nous a laissés; et je n'ai toujours que ces huit-là, parce que, n'est-ce pas? aux autres émissions, lorsqu'on a doublé deux fois le capital, nous n'avons pas eu l'argent, pour accepter les titres qui nous revenaient… Non, non, il ne s'agit pas de ça, il ne faut pas être si gourmand! – Je voulais seulement demander à monsieur, sans l'offenser, si monsieur est d'avis que je vende.

– Comment! que vous vendiez?»

Alors, Dejoie, avec toutes sortes de circonlocutions quiètes et respectueuses, exposa son cas. Au cours de treize cents francs, ses huit actions représentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner à Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Mais, devant la hausse continue des titres, un appétit d'argent lui était venu, l'idée, vague d'abord, puis tyrannique, de se faire sa part, d'avoir à lui une petite rente de six cents francs, qui lui permettrait de se retirer.

Seulement, un capital de douze mille francs ajouté aux six mille francs de sa fille, cela faisait l'énorme total de dix-huit mille francs; et il désespérait d'arriver jamais à ce chiffre, car il avait calculé que, pour cela, il lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs.

«Vous comprenez, monsieur, que si ça ne doit plus monter, j'aime mieux vendre, parce que le bonheur de Nathalie avant tout, n'est-ce pas?.. Tandis que, si ça monte encore, j'aurai un tel crève-cœur d'avoir vendu…»

Saccard éclata.

«Ah! çà, mon garçon, vous êtes stupide!.. Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrêter à treize cents? Est-ce que je vends, moi?.. Vous les aurez, vos dix-huit mille francs, j'en réponds. Et décampez! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est là, en disant que je suis sorti!»

Quand il se retrouva seul, Saccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix.

Il fut décidé qu'une assemblée générale extraordinaire aurait lieu en août, pour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelin, qui devait la présider, débarqua à Marseille, dans les derniers jours de juillet. Sa sœur, depuis deux mois, à chacune de ses lettres, lui conseillait de revenir, d'une façon de plus en plus pressante. Elle avait, au milieu du succès brutal qui se déclarait chaque jour davantage, la sensation d'un danger sourd, une crainte irraisonnée, dont elle n'osait même parler; et elle préférait que son frère fût là, à se rendre compte des choses par lui-même, car elle en arrivait à douter d'elle, craignant d'être sans force contre Saccard, de se laisser aveugler, au point de trahir ce frère qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaison, qu'il ne soupçonnait certainement pas, dans son innocence d'homme de foi et de science, traversant la vie en dormeur éveillé? Cette idée lui était extrêmement pénible; et elle se laissait aller aux capitulations lâches, elle discutait avec le devoir, qui, très net, lui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passé, de tout dire, pour qu'on se méfiât. Dans ses heures de force, elle se faisait la promesse d'avoir une explication décisive, de ne pas abandonner sans contrôle le maniement de sommes d'argent si considérables à des mains criminelles, entre lesquelles tant, de millions déjà avaient craqué, s'étaient effondrés, écrasant le monde. C'était le seul parti à prendre, viril et honnête, digne d'elle. Puis sa lucidité se troublait, elle faiblissait, temporisait, ne trouvait plus, comme griefs, que des irrégularités, communes à toutes les maisons de crédit, affirmait-il. Peut-être avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peur, c'était le succès, ce succès de Paris qui retentit et frappe en coup de foudre, et qui la laissait tremblante, ainsi que sous l'imprévu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plus, il y avait même des heures où elle l'admirait davantage, pleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardait, tout en ayant cessé de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son cœur si compliqué, elle se sentait femme, elle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra très heureuse du retour de son frère.

Ce fut, dès le soir du retour d'Hamelin, que Saccard, dans la salle des épures où ils étaient certains de n'être pas dérangés, voulut lui soumettre les résolutions que le conseil d'administration aurait à approuver, avant de les faire voter par l'assemblée générale. Mais le frère et la sœur devancèrent l'heure du rendez-vous, d'un tacite accord, et ils se trouvèrent un instant seuls, ils purent causer. Hamelin revenait très gai, ravi d'avoir mené à bien l'affaire complexe des chemins de fer, dans ce pays d'Orient, si endormi de paresse, si obstrué d'obstacles politiques, administratifs et financiers. Enfin, le succès était complet, les premiers travaux allaient commencer, des chantiers s'ouvriraient, de toutes parts, aussitôt que la société aurait achevé de se constituer à Paris. Et il se montrait si enthousiaste, si confiant en l'avenir, que ce fut pour Mme Caroline une nouvelle cause de silence, tellement cela lui coûtait de gâter cette belle joie. Cependant, elle exprima des doutes, le mit en garde contre l'engouement qui emportait le public. Il l'arrêta, la regarda en face: savait-elle quelque chose de louche? pourquoi ne parlait-elle pas? Et elle ne parla pas, elle ne trouvait à articuler rien de net.

Saccard, qui n'avait pas encore revu Hamelin, lui sauta au cou, l'embrassa, avec son exubérance méridionale. Puis, lorsque ce dernier lui eut confirmé ses dernières lettres, en lui donnant des détails sur l'absolue réussite de son long voyage, il s'exalta.

«Ah! mon cher, cette fois, nous allons être les maîtres de Paris, les rois du marché… Moi aussi, j'ai bien travaillé j'ai une idée extraordinaire. Vous allez voir.»

Tout de suite, il lui expliqua sa combinaison, pour porter le capital de cent à cent cinquante millions, en émettant cent mille actions nouvelles, et pour libérer du même coup tous les titres, aussi bien les anciens que les nouveaux. Il lançait l'action à huit cent cinquante francs, se faisait ainsi, avec les trois cent cinquante francs de prime, une réserve qui, augmentée des sommes déjà mises de côté à chaque bilan, atteignait le chiffre de vingt-cinq millions; et il ne lui restait qu'à trouver une pareille somme, pour obtenir les cinquante millions nécessaires à la libération des deux cent mille actions anciennes. Or, c'est ici qu'il avait eu son idée extraordinaire, celle de faire dresser un bilan approximatif des gains de l'année courante, gains qui, selon lui, monteraient à un minimum de trente-six millions. Il y puisait tranquillement les vingt-cinq millions qui lui manquaient. Et l'Universelle allait ainsi, à partir du 31 décembre 1867, avoir un capital définitif de cent cinquante millions, divisé en trois cent mille actions entièrement libérées. On unifiait les actions, on les mettait au porteur, de façon à faciliter leur libre circulation sur le marché. C'était le triomphe définitif, l'idée de génie.

«Oui, de génie! cria-t-il, le mot n'est pas trop fort!» Un peu étourdi, Hamelin feuilletait les pages du projet, examinait les chiffres.

«Je n'aime guère ce bilan si actif, dit-il enfin. Ce sont de véritables dividendes que vous allez donner là à vos actionnaires, puisque vous libérez leurs titres; et il faut être certain que toutes les sommes sont bien acquises: autrement, on nous accuserait avec raison d'avoir distribué des dividendes fictifs.»

Saccard s'emporta.

«Comment! mais je suis au-dessous de l'estimation! Voyez donc si je n'ai pas été raisonnable: est-ce que les Paquebots, est-ce que le Carmel, est-ce que la Banque turque ne vont pas donner des gains supérieurs à ceux que j'ai inscrits? Vous m'apportez de là-bas des bulletins de victoire, tout marche, tout prospère, et c'est vous qui me chicanez sur la certitude de notre succès!»

Souriant, Hamelin le calma d'un geste. Si, si! il avait la foi. Seulement, il était pour le cours régulier des choses.

«En effet, dit doucement Mme Caroline, à quoi bon se presser? Ne pourrait-on attendre avril pour cette augmentation de capital?.. Ou encore, puisque vous avez besoin de vingt-cinq millions de plus, pourquoi n'émettez-vous pas les actions à mille ou douze cents francs tout de suite, ce qui vous éviterait d'anticiper sur les gains du prochain bilan?»

Un instant interloqué, Saccard la regardait, en s'étonnant qu'elle eût trouvé cela.

«Sans doute, à onze cents francs, au lieu de huit cent cinquante, les cent mille actions produiraient juste les vingt-cinq millions.

– Eh bien, c'est tout trouvé, alors, reprit-elle. Vous ne craignez pas que les actionnaires regimbent. Ils donneront aussi bien onze cents francs que huit cent cinquante.

– Ah! oui, certes! ils donneront tout ce qu'on voudra! et ils se battront encore, à qui donnera davantage!.. Les voilà en folie, ils démoliraient l'hôtel pour nous apporter leur argent.»

Mais, brusquement, il revint à lui, il eut un sursaut de violente protestation.

 

«Qu'est-ce que vous me chantez là? Je ne veux pas leur demander onze cents francs, à aucun prix! Ce serait vraiment trop bête et trop simple… Comprenez donc que, dans ces questions de crédit, il faut toujours frapper l'imagination. L'idée de génie, c'est de prendre dans la poche des gens l'argent qui n'y est pas encore. Du coup, ils s'imaginent qu'ils ne le donnent pas, que c'est un cadeau qu'on leur fait. Et puis, vous ne voyez pas l'effet colossal de ce bilan anticipé paraissant dans tous les journaux, de ces trente-six millions de gain annoncés d'avance, à toute fanfare!.. La Bourse va prendre feu, nous dépassons le cours de deux mille, et nous montons, et nous montons, et nous ne nous arrêtons plus!»

Il gesticulait, il était debout, se grandissant sur ses petites jambes; et, en vérité, il devenait grand, le geste dans les étoiles, en poète de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir. C'était son système instinctif, l'élan même de tout son être, cette façon de fouailler les affaires, de les mener au triple galop de sa fièvre. Il avait forcé le succès, allumé les convoitises par cette foudroyante marche de l'Universelle trois émissions en trois ans, le capital sautant de vingt-cinq à cinquante, à cent, à cent cinquante millions, dans une progression qui semblait annoncer une miraculeuse prospérité. Et les dividendes, eux aussi, procédaient par bonds: rien la première année, puis dix francs, puis trente-trois francs, puis les trente-six millions, la libération de tous les titres! Et cela dans le surchauffement mensonger de toute la machine, au milieu des souscriptions fictives, des actions gardées par la société pour faire croire au versement intégral, sous la poussée que le jeu déterminait à la Bourse, où chaque augmentation du capital exagérait la hausse!

Hamelin, toujours enfoncé dans l'examen du projet, n'avait pas soutenu sa sœur. Il hocha la tête, il revint aux observations de détail.

«N'importe! c'est incorrect, votre bilan anticipé, du moment que les gains ne sont pas acquis… Je ne parle même plus de nos entreprises, bien qu'elles soient à la merci des catastrophes, comme toutes les œuvres humaines… Mais je vois là le compte Sabatani, trois mille et tant d'actions qui représentent plus de deux millions. Or, vous les mettez à notre crédit, et c'est à notre débit qu'il faudrait les mettre, puisque Sabatani n'est que notre homme de paille. N'est-ce pas? nous pouvons nous dire cela, entre nous… Et, tenez! je reconnais également ici plusieurs de nos employés, même quelques-uns de nos administrateurs, tous des prête-noms, oh! je le devine, vous n'avez pas besoin de me le dire.. Cela me fait trembler, de voir que nous gardons un si grand nombre de nos actions. Non seulement, nous n'encaissons pas, mais nous nous immobilisons, et nous finirons par nous dévorer un jour.»

Du regard, Mme Caroline l'encourageait, car il disait enfin toutes ses craintes, il trouvait la cause de ce sourd malaise, qui grandissait en elle, avec le succès.

«Ah! le jeu! murmura-t-elle.

– Mais nous ne jouons pas! cria Saccard. Seulement, il est bien permis de soutenir ses valeurs, et nous serions vraiment ineptes de ne pas veiller à ce que Gundermann et les autres ne déprécient pas nos titres en jouant contre nous à la baisse. S'ils n'ont point trop osé encore, cela peut venir. C'est pourquoi je suis assez content d'avoir en main un certain nombre de nos actions; et, je vous en préviens, si l'on m'y force, je suis même prêt à en acheter, oui! j'en achèterai, plutôt que de les laisser tomber d'un centime!»

Il avait prononcé ces derniers mots avec une force extraordinaire, comme s'il eût prêté le serment de mourir plutôt que d'être battu. Puis, il s'apaisa d'un effort, il se mit à rire, de son air de bonhomie un peu grimaçante.

«Voyons, voilà que ça va recommencer, la méfiance! Je croyais que nous nous étions expliqués une fois pour toutes sur ces choses. Vous aviez consenti à vous remettre entre mes mains, laissez-moi donc agir! Je ne veux que votre fortune, une grande, grande fortune!»

Il s'interrompit, baissa la voix, comme effrayé lui-même de l'énormité de son désir.

«Vous ne savez pas ce que je veux? Je veux le cours de trois mille francs.»

D'un geste, il l'indiquait dans le vide, il le voyait monter comme un astre, incendier l'horizon de la Bourse, ce cours triomphal de trois mille francs.

«C'est fou! dit Mme Caroline.

– Dès que le cours aura dépassé deux mille francs, déclara Hamelin; toute hausse nouvelle deviendra un danger; et, quant à moi, je vous avertis que je vendrai, pour ne pas tremper dans une pareille démence.»

Mais Saccard se mit à chantonner. On dit toujours qu'on vendra, et puis on ne vend pas. Il les enrichirait malgré eux. De nouveau, il souriait, très caressant, légèrement moqueur.

«Confiez-vous à moi, il me semble que je n'ai pas trop mal conduit vos affaires… Sadowa vous a rapporté un million.»

C'était vrai, les Hamelin n'y songeaient plus: ils avaient accepté ce million, pêché dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restèrent un moment silencieux, pâlissants, avec ce trouble au cœur des gens honnêtes encore, qui ne sont plus certains d'avoir fait leur devoir. Est-ce qu'eux-mêmes étaient pris de la lèpre du jeu? est-ce qu'ils se pourrissaient, dans ce milieu enragé de l'argent, où leurs affaires les forçaient à vivre?

«Sans doute, finit par murmurer l'ingénieur, mais si j'avais été là…»

Saccard ne voulut pas le laisser achever.

«Laissez donc, n'ayez aucun remords: c'est de l'argent reconquis sur ces sales juifs!»

Tous les trois s'égayèrent. Et Mme Caroline, qui s'était assise, eut un geste de tolérance et d'abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres? C'était la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d'un cloître.

«Voyons, voyons! continuait-il gaiement, n'ayez pas l'air de cracher sur l'argent c'est idiot d'abord, et ensuite il n'y a que les impuissants qui dédaignent une force.. Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autres, sans vous tailler votre légitime part. Autrement, couchez-vous et dormez!»

Il les dominait, ne leur permettait plus de placer un mot.

«Savez-vous que vous allez bientôt avoir en poche une jolie somme!.. Attendez!»

Et, avec une pétulance d'écolier, il s'était précipité à la table de Mme Caroline, avait pris un crayon et une feuille de papier, sur laquelle il alignait des chiffres.

«Attendez! Je vais vous faire votre compte. Oh! je le connais… Vous avez eu, à la fondation, cinq cents actions, doublées une première fois, puis doublées encore, ce qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois mille, après notre émission prochaine.»

Hamelin tenta de l'interrompre.

«Non! non! je sais que vous avez de quoi les payer, avec les trois cent mille francs de votre héritage d'une part, et avec votre million de Sadowa de l'autre… Regardez! vos deux mille premières actions vous ont coûté quatre cent trente-cinq mille francs, les mille autres vous coûteront huit cent cinquante mille francs, en tout douze cent quatre-vingt-cinq mille francs… Donc, il vous restera encore quinze mille francs pour faire le jeune homme, sans compter vos appointements de trente mille francs, que nous allons porter à soixante mille.»

Étourdis, tous deux l'écoutaient, finissaient par s'intéresser violemment à ces chiffres.

«Vous voyez bien que vous êtes honnêtes, que vous payez ce que vous prenez… Mais tout ça, c'est des bagatelles. J'en voulais venir à ceci…»

Il se releva, brandit la feuille de papier, d'un air de victoire.

«Au cours de trois mille, vos trois mille actions vous donneront neuf millions.

– Comment! au cours de trois mille! s'écrièrent-ils, protestant du geste contre cette obstination dans la folie.

– Eh! sans doute! Je vous défends bien de vendre plus tôt, je saurai vous en empêcher, oui! par la force, par le droit qu'on a d'empêcher ses amis de faire des bêtises… Le cours de trois mille, il me le faut, je l'aurai!»

Que répondre à ce terrible homme, dont la voix perçante, pareille à une voix de coq, sonnait le triomphe? Ils rirent de nouveau en affectant de hausser les épaules. Et ils déclarèrent qu'ils étaient bien tranquilles, que le fameux cours ne serait jamais atteint. Lui, venait de se remettre à la table, où il faisait d'autres calculs, son compte à lui. Avait-il payé, paierait-il ses trois mille actions? cela restait vague. Il devait même posséder un chiffre d'actions beaucoup plus fort; mais il était difficile de le savoir; car, lui aussi, servait de prête-nom à la société, et comment distinguer, dans le tas, les titres qui lui appartenaient? Le crayon allongeait les lignes de chiffres, à l'infini. Puis, il biffa tout d'un trait fulgurant, froissa le papier. Ça et les deux millions ramassés dans la boue et le sang de Sadowa, c'était sa part.

«J'ai un rendez-vous, je vous laisse, dit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenu, n'est-ce pas? Dans huit jours, le conseil d'administration, et, immédiatement après, l'assemblée générale extraordinaire, pour voter.»

Lorsque Mme Caroline et Hamelin se retrouvèrent seuls, effarés et las, ils demeurèrent un moment muets, en face l'un de l'autre.

«Que veux-tu? déclara-t-il enfin, répondant aux secrètes réflexions de sa sœur, nous y sommes, il faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais à nous de refuser cette fortune… Moi, je ne me suis jamais considéré que comme un homme de science qui amène de l'eau au moulin; et je l'y ai amenée, je crois, claire, abondante, des affaires excellentes, auxquelles la maison doit sa prospérité si rapide. Alors, puisque aucun reproche ne peut m'atteindre, ne nous décourageons pas, travaillons!»

Elle avait quitté sa chaise, chancelante, balbutiante.

«Oh! tout cet argent… tout cet argent…»

Et, étranglée d'une émotion invincible, à l'idée de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit à son cou, elle pleura. C'était de la joie sans doute, le bonheur de le voir enfin dignement récompensé de son intelligence et de ses travaux; mais c'était de la peine aussi, une peine dont elle n'aurait pu dire au juste la cause, où il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisanta, ils affectèrent de s'égayer encore, et pourtant un malaise leur restait, un sourd mécontentement d'eux-mêmes, le remords inavoué d'une complicité salissante.

«Oui, il a raison, répéta Mme Caroline, tout le monde en est là. C'est la vie.»

Le conseil d'administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hôtel de la rue de Londres. Ce n'était plus le salon humide que verdissait le pâle reflet d'un jardin voisin, mais une vaste pièce, éclairée sur la rue par quatre fenêtres, et dont le haut plafond, les murs majestueux, décorés de grandes peintures, ruisselaient d'or. Le fauteuil du président était un véritable trône, dominant les autres fauteuils, qui s'alignaient, superbes et graves, ainsi que pour une réunion de ministres royaux, autour de l'immense table, recouverte d'un tapis de velours rouge. Et, sur la monumentale cheminée de marbre blanc, où, l'hiver, brûlaient des arbres, était un buste du pape, une figure aimable et fine, qui semblait sourire malicieusement de se trouver là.

Saccard avait achevé de mettre la main sur tous les membres du conseil, en les achetant simplement, pour la plupart. Grâce à lui, le marquis de Bohain, compromis dans une histoire de pot-de-vin frisant l'escroquerie, pris la main au fond du sac, avait pu étouffer le scandale, en désintéressant la compagnie volée; et il était devenu ainsi son humble créature, sans cesser de porter haut la tête, fleur de noblesse, le plus bel ornement du conseil. Huret, de même, depuis que Rougon l'avait chassé, après le vol de la dépêche annonçant la cession de la Vénétie, s'était donné tout entier à la fortune de l'Universelle, la représentant au Corps législatif, pêchant pour elle dans les eaux fangeuses de la politique, gardant la plus grosse part de ses effrontés maquignonnages, qui pouvaient, un beau matin, le jeter à Mazas. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, touchait cent mille francs de prime secrète pour donner sans examen les signatures, pendant les longues absences d'Hamelin; et le banquier Kolb se faisait également payer sa complaisance passive, en utilisant à l'étranger la puissance de la maison, qu'il allait jusqu'à compromettre, dans ses arbitrages; et Sédille lui-même, le marchand de soie, ébranlé à la suite d'une liquidation terrible, s'était fait prêter une grosse somme, qu'il n'avait pu rendre. Seul, Daigremont gardait son indépendance absolue vis-à-vis de Saccard; ce qui inquiétait ce dernier, parfois, bien que l'aimable homme restât charmant, l'invitant à ses fêtes, signant tout lui aussi sans observation, avec sa bonne grâce de Parisien sceptique qui trouve que tout va bien, tant qu'il gagne.

 

Ce jour-là, malgré l'importance exceptionnelle de la séance, le conseil fut d'ailleurs mené aussi rondement que les autres jours. C'était devenu une affaire d'habitude: on ne travaillait réellement qu'aux petites réunions du 15, et les grandes réunions de la fin du mois sanctionnaient simplement les résolutions, en grand apparat. L'indifférence était telle chez les administrateurs, que, les procès-verbaux menaçant d'être toujours les mêmes, d'une constante banalité dans l'approbation générale, il avait fallu prêter à des membres des scrupules, des observations, toute une discussion imaginaire, qu'aucun ne s'étonnait d'entendre lire, à la séance suivante, et qu'on signait, sans rire.

Daigremont s'était précipité, avait serré les mains d'Hamelin, sachant les bonnes, les grandes nouvelles qu'il apportait.

«Ah! mon cher président, que je suis heureux de vous féliciter!»

Tous l'entouraient, le fêtaient, Saccard lui-même, comme s'il ne l'eût encore vu; et, lorsque la séance fut ouverte, lorsqu'il eut commencé la lecture du rapport qu'il devait présenter à l'assemblée générale, on écouta, ce qu'on ne faisait jamais. Les beaux résultats acquis, les magnifiques promesses d'avenir, l'ingénieuse augmentation du capital qui libérait en même temps les anciens titres, tout fut accueilli avec des hochements de tête admiratifs. Et pas un n'eut l'idée de provoquer des explications. C'était parfait. Sédille ayant relevé une erreur dans un chiffre, on convint même de ne pas insérer sa remarque au procès-verbal, pour ne pas déranger la belle unanimité des membres, qui signèrent tous rapidement, à la file, sous le coup de l'enthousiasme, sans observation aucune.

Déjà la séance était levée, on était debout, riant, plaisantant, au milieu des dorures éclatantes de la salle. Le marquis de Bohain racontait une chasse à Fontainebleau; tandis que le député Huret, qui était allé à Rome, disait comment il en avait rapporté la bénédiction du pape. Kolb venait de disparaître, courant à un rendez-vous. Et les autres administrateurs, les comparses, recevaient de Saccard des ordres à voix basse, sur l'attitude qu'ils devaient prendre à la prochaine assemblée.

Mais Daigremont, que le vicomte de Robin-Chagot ennuyait par ses éloges outrés du rapport d'Hamelin Saisit au passage le bras du directeur, pour lui souffler à l'oreille:

«Pas trop d'emballement, hein!»

Saccard s'arrêta net, le regarda. Il se rappelait combien il avait hésité, au début, à le mettre dans l'affaire, le sachant d'un commerce peu sûr.

«Ah! qui m'aime me suive! répondit-il très haut, de façon à être entendu de tout le monde.

Trois jours plus tard, l'assemblée générale extraordinaire fut tenue dans la grande salle des fêtes de l'hôtel du Louvre. Pour une telle solennité, on avait dédaigné la pauvre salle nue de la rue Blanche, on voulait une galerie de gala, encore toute chaude, entre un repas de corps et un bal de mariage. Il fallait être, d'après les statuts, possesseur d'au moins vingt actions, pour être admis, et il vint plus de douze cents actionnaires, représentant quatre mille et quelques voix. Les formalités de l'entrée, la présentation des cartes et la signature sur le registre demandèrent près de deux heures. Un tumulte de conversations heureuses emplissait la salle, où l'on reconnaissait tous les administrateurs et beaucoup des hauts employés de l'Universelle. Sabatani était là, au milieu d'un groupe, parlant de l'Orient, son pays, avec des caresses de voix languissantes, racontant de merveilleuses histoires, comme si l'on n'avait eu qu'à s'y baisser pour ramasser l'argent, l'or et les pierres précieuses; et Maugendre, qui s'était, en juin, décidé à acheter cinquante actions de l'Universelle à douze cents francs, convaincu de la hausse, l'écoutait bouche béante, ravi de son flair; tandis que Jantrou, tombé décidément dans une noce crapuleuse, depuis qu'il était riche, ricanait en dessous, la bouche tordue d'ironie, dans l'accablement d'une débauche de la veille. Après la nomination du bureau, lorsque Hamelin, président de droit, eut ouvert la séance, Lavignière, réélu commissaire-censeur, et qu'on devait hausser après l'exercice au titre d'administrateur, son rêve, fut invité à lire un rapport sur la situation financière de la société, telle qu'elle serait au 31 décembre prochain c'était, pour obéir aux statuts, une façon de contrôler d'avance le bilan anticipé dont il allait être question. Il rappela le bilan du dernier exercice, présenté à l'assemblée ordinaire du mois d'avril, ce bilan magnifique qui accusait un bénéfice net de onze millions et demi, et qui avait permis, après les prélèvements du cinq pour cent des actionnaires, du dix pour cent des administrateurs et du dix pour cent de la réserve, de distribuer encore un dividende de trente-trois pour cent. Puis, il établissait sous un déluge de chiffres, que la somme de trente-six millions, donnée comme total approximatif des bénéfices de l'exercice courant, loin de lui paraître exagérée, se trouvait au-dessous des plus modestes espérances. Sans doute, il était de bonne foi, et il devait avoir examiné consciencieusement les pièces soumises à son contrôle; mais rien n'est plus illusoire, car, pour étudier à fond une comptabilité, il faut en refaire une autre, entièrement. D'ailleurs, les actionnaires n'écoutaient pas. Quelques dévots, Maugendre et d'autres, les petits qui représentaient une voix ou deux, buvaient seuls chaque chiffre, au milieu du murmure persistant des conversations. Le contrôle des commissaires-censeurs, cela n'avait pas la moindre importance. Et un silence religieux ne s'établit que lorsque Hamelin, enfin, se leva. Des applaudissements éclatèrent même avant qu'il eût ouvert la bouche, en hommage à son zèle, au génie obstiné et brave de cet homme qui était allé si loin chercher des tonneaux d'or pour les éventrer sur Paris. Ce ne fut plus, dès lors, qu'un succès croissant, tournant à l'apothéose. On acclama un nouveau rappel du bilan de l'année précédente, que Lavignière n'avait pu faire entendre. Mais les estimations sur le prochain bilan excitèrent surtout la joie: des millions pour les Paquebots réunis, des millions pour la Mine d'argent du Carmel, des millions pour la Banque nationale turque; et l'addition n'en finissait plus, les trente-six millions se groupaient d'une façon aisée, toute naturelle, tombaient en cascade, avec un bruit retentissant. Puis, l'horizon s'élargit encore, sur les opérations futures. La Compagnie générale des chemins de fer d'Orient apparut, d'abord la grande ligne centrale dont les travaux étaient prochains, ensuite les embranchements, tout le filet de l'industrie moderne jeté sur l'Asie, le retour triomphal de l'humanité à son berceau, la résurrection d'un monde; tandis que, dans le lointain perdu, entre deux phrases, se levait la chose qu'on ne disait pas, le mystère, le couronnement de l'édifice qui étonnerait les peuples. Et l'unanimité fut absolue, lorsque, pour conclure, Hamelin en arriva à expliquer les résolutions qu'il allait soumettre au vote de l'assemblée: le capital porté à cent cinquante millions, l'émission de cent mille actions nouvelles à huit cent cinquante francs, les anciens titres libérés, grâce à la prime de ces actions et aux bénéfices du prochain bilan, dont on disposait d'avance. Un tonnerre de bravos accueillit cette idée géniale. On voyait, par-dessus les têtes, les grosses mains de Maugendre tapant de toute leur force. Sur les premiers bancs, les administrateurs, les employés de la maison faisaient rage, dominés par Sabatani qui, s'étant mis debout, lançait des brava! brava! comme au théâtre. Toutes les résolutions furent votées d'enthousiasme.

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