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XIV. Où il est démontré que, si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien

Tout en revenant vers le château et tandis que Porthos nageait dans ses rêves de baronnie, d'Artagnan réfléchissait à la misère de cette pauvre nature humaine, toujours mécontente de ce qu'elle a, toujours désireuse de ce qu'elle n'a pas. À la place de Porthos, d'Artagnan se serait trouvé l'homme le plus heureux de la terre, et pour que Porthos fût heureux, il lui manquait, quoi? cinq lettres à mettre avant tous ses noms et une petite couronne à faire peindre sur les panneaux de sa voiture.

– Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-même d'Artagnan, à regarder à droite et à gauche sans voir jamais la figure d'un homme complètement heureux.

Il faisait cette réflexion philosophique, lorsque la Providence sembla vouloir lui donner un démenti. Au moment où Porthos venait de le quitter pour donner quelques ordres à son cuisinier, il vit s'approcher de lui Mousqueton. La figure du brave garçon, moins un léger trouble qui, comme un nuage d'été, gazait sa physionomie plutôt qu'elle ne la voilait, paraissait celle d'un homme parfaitement heureux.

– Voilà ce que je cherchais, se dit d'Artagnan; mais, hélas! le pauvre garçon ne sait pas pourquoi je suis venu.

Mousqueton se tenait à distance. D'Artagnan s'assit sur un banc et lui fit signe de s'approcher.

– Monsieur, dit Mousqueton profitant de la permission, j'ai une grâce à vous demander.

– Parle, mon ami, dit d'Artagnan.

– C'est que je n'ose, j'ai peur que vous ne pensiez que la prospérité m'a perdu.

– Tu es donc heureux, mon ami, dit d'Artagnan.

– Aussi heureux qu'il est possible de l'être, et cependant vous pouvez me rendre plus heureux encore.

– Eh bien, parle! et si la chose dépend de moi, elle est faite.

– Oh! monsieur, elle ne dépend que de vous.

– J'attends.

– Monsieur, la grâce que j'ai à vous demander, c'est de m'appeler non plus Mousqueton, mais bien Mouston. Depuis que j'ai l'honneur d'être intendant de monseigneur, j'ai pris ce dernier nom, qui est plus digne et sert à me faire respecter de mes inférieurs. Vous savez, monsieur, combien la subordination est nécessaire à la valetaille.

D'Artagnan sourit; Porthos allongeait ses noms, Mousqueton raccourcissait le sien.

– Eh bien, monsieur? dit Mousqueton tout tremblant.

– Eh bien, oui, mon cher Mouston, dit d'Artagnan; sois tranquille, je n'oublierai pas ta requête, et si cela te fait plaisir je ne te tutoierai même plus.

– Oh! s'écria Mousqueton rouge de joie, si vous me faisiez un pareil honneur, monsieur, j'en serais reconnaissant toute ma vie, mais ce serait trop demander peut-être?

– Hélas! dit en lui-même d'Artagnan, c'est bien peu en échange des tribulations inattendues que j'apporte à ce pauvre diable qui m'a si bien reçu.

– Et monsieur reste longtemps avec nous? dit Mousqueton, dont la figure, rendue à son ancienne sérénité, s'épanouissait comme une pivoine.

– Je pars demain, mon ami, dit d'Artagnan.

– Ah, monsieur! dit Mousqueton, c'était donc seulement pour nous donner des regrets que vous étiez venu?

– J'en ai peur, dit d'Artagnan, si bas que Mousqueton, qui se retirait en saluant, ne put l'entendre.

Un remords traversait l'esprit de d'Artagnan, quoique son coeur ce fût fort racorni.

Il ne regrettait pas d'engager Porthos dans une route où sa vie et sa fortune allaient être compromises, car Porthos risquait volontiers tout cela pour le titre de baron, qu'il désirait depuis quinze ans d'atteindre; mais Mousqueton, qui ne désirait rien que d'être appelé Mouston, n'était-il pas bien cruel de l'arracher à la vie délicieuse de son grenier d'abondance? Cette idée-là le préoccupait lorsque Porthos reparut.

– À table! dit Porthos.

– Comment, à table? dit d'Artagnan, quelle heure est-il donc?

– Eh! mon cher, il est une heure passée.

– Votre habitation est un paradis, Porthos, on y oublie le temps.

Je vous suis, mais je n'ai pas faim.

– Venez, si l'on ne peut pas toujours manger, l'on peut toujours boire; c'est une des maximes de ce pauvre Athos dont j'ai reconnu la solidité depuis que je m'ennuie.

D'Artagnan, que son naturel gascon avait toujours fait sobre, ne paraissait pas aussi convaincu que son ami de la vérité de l'axiome d'Athos; néanmoins il fit ce qu'il put pour se tenir à la hauteur de son hôte.

Cependant, tout en regardant manger Porthos et en buvant de son mieux, cette idée de Mousqueton revenait à l'esprit de d'Artagnan, et cela avec d'autant plus de force que Mousqueton, sans servir lui-même à table, ce qui eût été au-dessous de sa nouvelle position, apparaissait de temps en temps à la porte et trahissait sa reconnaissance pour d'Artagnan par l'âge et le cru des vins qu'il faisait servir.

Aussi, quand au dessert, sur un signe de d'Artagnan, Porthos eut renvoyé ses laquais et que les deux amis se trouvèrent seuls:

– Porthos, dit d'Artagnan, qui vous accompagnera donc dans vos campagnes?

– Mais, répondit naturellement Porthos, Mouston, ce me semble.

Ce fut un coup pour d'Artagnan; il vit déjà se changer en grimace de douleur le bienveillant sourire de l'intendant.

– Cependant, répliqua d'Artagnan, Mouston n'est plus de la première jeunesse, mon cher; de plus, il est devenu très gros et peut-être a-t-il perdu l'habitude du service actif.

– Je le sais, dit Porthos. Mais je me suis accoutumé à lui; et d'ailleurs il ne voudrait pas me quitter, il m'aime trop.

– Oh! aveugle amour-propre! pensa d'Artagnan.

– D'ailleurs, vous-même, demanda Porthos, n'avez-vous pas toujours à votre service votre même laquais: ce bon, ce grave, cet intelligent… comment l'appelez-vous donc?

– Planchet. Oui, je l'ai retrouvé, mais il n'est plus laquais.

– Qu'est-il donc?

– Eh bien! avec ses seize cents livres, vous savez, les seize cents livres qu'il a gagnées au siège de La Rochelle en portant la lettre à lord de Winter, il a élevé une petite boutique rue des Lombards, et il est confiseur.

– Ah! il est confiseur rue des Lombards! Mais comment vous sert- il?

– Il a fait quelques escapades, dit d'Artagnan, et il craint d'être inquiété.

Et le mousquetaire raconta à son ami comment il avait retrouvé

Planchet.

– Eh bien! dit alors Porthos, si on vous eût dit, mon cher, qu'un jour Planchet ferait sauver Rochefort, et que vous le cacheriez pour cela?

– Je ne l'aurais pas cru. Mais, que voulez-vous? les événements changent les hommes.

– Rien de plus vrai, dit Porthos; mais ce qui ne change pas, ou ce qui change pour se bonifier, c'est le vin. Goûtez de celui-ci; c'est d'un cru d'Espagne qu'estimait fort notre ami Athos: c'est du xérès.

À ce moment, l'intendant vint consulter son maître sur le menu du lendemain et aussi sur la partie de chasse projetée.

– Dis-moi, Mouston, dit Porthos, mes armes sont-elles en bon état?

D'Artagnan commença à battre la mesure sur la table pour cacher son embarras.

– Vos armes, monseigneur, demanda Mouston, quelles armes?

– Eh pardieu, mes harnais!

– Quels harnais?

– Mes harnais de guerre.

– Mais oui, monseigneur. Je le crois, du moins.

– Tu t'en assureras demain, et tu les feras fourbir si elles en ont besoin. Quel est mon meilleur cheval de course?

– Vulcain.

– Et de fatigue?

– Bayard.

– Quel cheval aimes-tu, toi?

– J'aime Rustaud, monseigneur; c'est une bonne bête, avec laquelle je m'entends à merveille.

– C'est vigoureux, n'est-ce pas?

– Normand croisé Mecklembourg, ça irait jour et nuit.

– Voilà notre affaire. Tu feras restaurer les trois bêtes, tu fourbiras ou tu feras fourbir mes armes; plus, des pistolets pour toi et un couteau de chasse.

– Nous voyagerons donc, monseigneur? dit Mousqueton d'un air inquiet.

D'Artagnan, qui n'avait jusque-là fait que des accords vagues, battit une marche.

– Mieux que cela, Mouston! répondit Porthos.

– Nous faisons une expédition, monsieur? dit l'intendant, dont les roses commençaient à se changer en lis.

– Nous rentrons au service, Mouston! répondit Porthos en essayant toujours de faire reprendre à sa moustache ce pli martial qu'elle avait perdu.

Ces paroles étaient à peine prononcées que Mousqueton fut agité d'un tremblement qui secouait ses grosses joues marbrées, il regarda d'Artagnan d'un air indicible de tendre reproche, que l'officier ne put supporter sans se sentir attendri; puis il chancela, et d'une voix étranglée:

– Du service! du service dans les armées du roi? dit-il.

– Oui et non. Nous allons refaire campagne, chercher toutes sortes d'aventures, reprendre la vie d'autrefois, enfin.

Ce dernier mot tomba sur Mousqueton comme la foudre. C'était cet autrefois si terrible qui faisait le maintenant si doux.

– Oh! mon Dieu! qu'est-ce que j'entends? dit Mousqueton avec un regard plus suppliant encore que le premier, à l'adresse de d'Artagnan.

– Que voulez-vous, mon pauvre Mouston? dit d'Artagnan, la fatalité…

Malgré la précaution qu'avait prise d'Artagnan de ne pas le tutoyer et de donner à son nom la mesure qu'il ambitionnait, Mousqueton n'en reçut pas moins le coup, et le coup fut si terrible, qu'il sortit tout bouleversé en oubliant de fermer la porte.

– Ce bon Mousqueton, il ne se connaît plus de joie, dit Porthos du ton que Don Quichotte dut mettre à encourager Sancho à seller son grison pour une dernière campagne.

Les deux amis restés seuls se mirent à parler de l'avenir et à faire mille châteaux en Espagne. Le bon vin de Mousqueton leur faisait voir, à d'Artagnan une perspective toute reluisante de quadruples et de pistoles, à Porthos le cordon bleu! et le manteau ducal. Le fait est qu'ils dormaient sur la table lorsqu'on vint les inviter à passer dans leur lit.

 

Cependant, dès le lendemain, Mousqueton fut un peu réconforté par d'Artagnan, qui lui annonça que probablement la guerre se ferait toujours au coeur de Paris et à la portée du château du Vallon, qui était près de Corbeil; de Bracieux, qui était près de Melun, et de Pierrefonds, qui était entre Compiègne et Villers-Cotterêts.

– Mais il me semble qu'autrefois… dit timidement Mousqueton.

– Oh! dit d'Artagnan, on ne fait pas la guerre à la manière d'autrefois. Ce sont aujourd'hui affaires diplomatiques, demandez à Planchet.

Mousqueton alla demander ces renseignements à son ancien ami, lequel confirma en tout point ce qu'avait dit d'Artagnan; seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les prisonniers courent le risque d'être pendus.

– Peste, dit Mousqueton, je crois que j'aime encore mieux le siège de La Rochelle.

Quant à Porthos, après avoir fait tuer un chevreuil à son hôte, après l'avoir conduit de ses bois à sa montagne, de sa montagne à ses étangs, après lui avoir fait voir ses lévriers, sa meute, Gredinet, tout ce qu'il possédait enfin, et fait refaire trois autres repas des plus somptueux, il demanda ses instructions définitives à d'Artagnan, forcé de le quitter pour continuer son chemin.

– Voici, cher ami! lui dit le messager; il me faut quatre jours pour aller d'ici à Blois, un jour pour y rester, trois ou quatre jours pour retourner à Paris. Partez donc dans une semaine avec vos équipages; vous descendrez rue Tiquetonne, à l'hôtel de la Chevrette, et vous attendrez mon retour.

– C'est convenu, dit Porthos.

– Moi je vais faire un tour sans espoir chez Athos, dit d'Artagnan; mais, quoique je le croie devenu fort incapable, il faut observer les procédés avec ses amis.

– Si j'allais avec vous, dit Porthos, cela me distrairait peut- être.

– C'est possible, dit d'Artagnan, et moi aussi; mais vous n'auriez plus le temps de faire vos préparatifs.

– C'est vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon courage; quant à moi, je suis plein d'ardeur.

– À merveille! dit d'Artagnan.

Et ils se séparèrent sur les limites de la terre de Pierrefonds, jusqu'aux extrémités de laquelle Porthos voulut conduire son ami.

– Au moins, disait d'Artagnan tout en prenant la route de Villers-Cotterêts, au moins je ne serai pas seul. Ce diable de Porthos est encore d'une vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien! nous serons trois à nous moquer d'Aramis, de ce petit frocard à bonnes fortunes.

À Villers-Cotterêts il écrivit au cardinal.

«Monseigneur, j'en ai déjà un à offrir à Votre Éminence, et celui- là vaut vingt hommes. Je pars pour Blois, le comte de La Fère habitant le château de Bragelonne aux environs de cette ville.»

Et sur ce il prit la route de Blois tout en devisant avec Planchet, qui lui était une grande distraction pendant ce long voyage.

XV. Deux têtes d'ange

Il s'agissait d'une longue route; mais d'Artagnan ne s'en inquiétait point: il savait que ses chevaux s'étaient rafraîchis aux plantureux râteliers du seigneur de Bracieux. Il se lança donc avec confiance dans les quatre ou cinq journées de marche qu'il avait à faire suivi du fidèle Planchet.

Comme nous l'avons déjà dit, ces deux hommes, pour combattre les ennuis de la route, cheminaient côte à côte et causaient toujours ensemble. D'Artagnan avait peu à peu dépouillé le maître, et Planchet avait quitté tout à fait la peau du laquais. C'était un profond matois, qui, depuis sa bourgeoisie improvisée, avait regretté souvent les franches lippées du grand chemin ainsi que la conversation et la compagnie brillante des gentilshommes, et qui, se sentant une certaine valeur personnelle, souffrait de se voir démonétiser par le contact perpétuel des gens à idées plates.

Il s'éleva donc bientôt avec celui qu'il appelait encore son maître au rang de confident. D'Artagnan depuis de longues années n'avait pas ouvert son coeur. Il arriva que ces deux hommes en se retrouvant s'agencèrent admirablement.

D'ailleurs, Planchet n'était pas un compagnon d'aventures tout à fait vulgaire; il était homme de bon conseil; sans chercher le danger il ne reculait pas aux coups, comme d'Artagnan avait eu plusieurs fois occasion de s'en apercevoir; enfin, il avait été soldat, et les armes anoblissaient; et puis, plus que tout cela, si Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui était pas non plus inutile. Ce fut donc presque sur le pied de deux bons amis que d'Artagnan et Planchet arrivèrent dans le Blaisois.

Chemin faisant, d'Artagnan disait en secouant la tête et en revenant à cette idée qui l'obsédait sans cesse:

– Je sais bien que ma démarche près d'Athos est inutile et absurde, mais je dois ce procédé à mon ancien ami, homme qui avait l'étoffe en lui du plus noble et du plus généreux de tous les hommes.

– Oh! M. Athos était un fier gentilhomme! dit Planchet.

– N'est-ce pas? reprit d'Artagnan.

– Semant l'argent comme le ciel fait de la grêle, continua Planchet, mettant l'épée à la main avec un air royal. Vous souvient-il, monsieur, du duel avec les Anglais dans l'enclos des Carmes? Ah! que M. Athos était beau et magnifique ce jour-là, lorsqu'il dit à son adversaire: «Vous avez exigé que je vous dise mon nom, monsieur; tant pis pour vous, car je vais être forcé de vous tuer!» J'étais près de lui et je l'ai entendu. Ce sont mot à mot ses propres paroles. Et ce coup d'oeil, monsieur, lorsqu'il toucha son adversaire comme il avait dit, et que son adversaire tomba, sans seulement dire ouf. Ah! monsieur, je le répète, c'était un fier gentilhomme.

– Oui, dit d'Artagnan, tout cela est vrai comme l'Évangile, mais il aura perdu toutes ces qualités avec un seul défaut.

– Je m'en souviens, dit Planchet, il aimait à boire, ou plutôt il buvait. Mais il ne buvait pas comme les autres. Ses yeux ne disaient rien quand il portait le verre à ses lèvres. En vérité, jamais silence n'a été si parlant. Quant à moi, il me semblait que je l'entendais murmurer: «Entre, liqueur! et chasse mes chagrins.» Et comme il vous brisait le pied d'un verre ou le cou d'une bouteille! il n'y avait que lui pour cela.

– Eh bien! aujourd'hui, continua d'Artagnan, voici le triste spectacle qui nous attend. Ce noble gentilhomme à l'oeil fier, ce beau cavalier si brillant sous les armes, que l'on s'étonnait toujours qu'il tînt une simple épée à la main au lieu d'un bâton de commandement, eh bien! il se sera transformé en un vieillard courbé, au nez rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver couché sur quelque gazon, d'où il nous regardera d'un oeil terne, et qui peut-être ne nous reconnaîtra pas. Dieu m'est témoin, Planchet, continua d'Artagnan, que je fuirais ce triste spectacle si je ne tenais à prouver mon respect à cette ombre illustre du glorieux comte de La Fère, que nous avons tant aimé.

Planchet hocha la tête et ne dit mot: on voyait facilement qu'il partageait les craintes de son maître.

– Et puis, reprit d'Artagnan, cette décrépitude, car Athos est vieux maintenant; la misère, peut-être, car il aura négligé le peu de bien qu'il avait; et le sale Grimaud, plus muet que jamais et plus ivrogne que son maître… tiens, Planchet, tout cela me fend le coeur.

– Il me semble que j'y suis, et que je le vois là bégayant et chancelant, dit Planchet d'un ton piteux.

– Ma seule crainte, je l'avoue, reprit d'Artagnan, c'est qu'Athos n'accepte mes propositions dans un moment d'ivresse guerrière. Ce serait pour Porthos et moi un grand malheur et surtout un véritable embarras; mais, pendant sa première orgie, nous le quitterons, voilà tout. En revenant à lui, il comprendra.

– En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne tarderons pas à être éclairés, car je crois que ces murs si hauts, qui rougissent au soleil couchant, sont les murs de Blois.

– C'est probable, répondit d'Artagnan, et ces clochetons aigus et sculptés que nous entrevoyons là-bas à gauche dans les bois ressemblent à ce que j'ai entendu dire de Chambord.

– Entrerons-nous en ville? demanda Planchet.

– Sans doute, pour nous renseigner.

– Monsieur, je vous conseille, si nous y entrons, de goûter à certains petits pots de crème dont j'ai fort entendu parler, mais qu'on ne peut malheureusement faire venir à Paris et qu'il faut manger sur place.

– Eh bien, nous en mangerons! sois tranquille, dit d'Artagnan.

En ce moment un de ces lourds chariots, attelés de boeufs, qui portent le bois coupé dans les belles forêts du pays jusqu'aux ports de la Loire, déboucha par un sentier plein d'ornières sur la route que suivaient les deux cavaliers. Un homme l'accompagnait, portant une longue gaule armée d'un clou avec laquelle il aiguillonnait son lent attelage.

– Hé! l'ami, cria Planchet au bouvier.

– Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs? dit le paysan avec cette pureté de langage particulière aux gens de ce pays et qui ferait honte aux citadins puristes de la place de la Sorbonne et de la rue de l'Université.

– Nous cherchons la maison de M. le comte de La Fère, dit d'Artagnan; connaissez-vous ce nom-là parmi ceux des seigneurs des environs?

Le paysan ôta son chapeau en entendant ce nom et répondit:

– Messieurs, ce bois que je charrie est à lui; je l'ai coupé dans sa futaie et je le conduis au château.

D'Artagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui répugnait d'entendre dire par un autre peut-être ce qu'il avait dit lui-même à Planchet.

– Le château! se dit-il à lui-même, le château! Ah! je comprends! Athos n'est pas endurant; il aura forcé, comme Porthos, ses paysans à l'appeler monseigneur et à nommer château sa bicoque: il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il avait bu.

Les boeufs avançaient lentement. D'Artagnan et Planchet marchaient derrière la voiture. Cette allure les impatienta.

– Le chemin est donc celui-ci, demanda d'Artagnan au bouvier, et; nous pouvons le suivre sans crainte de nous égarer?

– Oh! mon Dieu! oui, monsieur, dit l'homme, et vous pouvez le prendre au lieu de vous ennuyer à escorter des bêtes si lentes. Vous n'avez qu'une demi-lieue à faire et vous apercevrez un château sur la droite; on ne le voit pas encore d'ici, à cause d'un rideau de peupliers qui le cache. Ce château n'est point Bragelonne, c'est La Vallière: vous passerez outre; mais à trois portées de mousquet plus loin, une grande maison blanche, à toits en ardoises, bâtie sur un tertre ombragé de sycomores énormes, c'est le château de M. le comte de La Fère.

– Et cette demi-lieue est-elle longue? demanda d'Artagnan, car il y a lieue et lieue dans notre beau pays de France.

– Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre cheval.

D'Artagnan remercia le bouvier et piqua aussitôt; puis, troublé malgré lui à l'idée de revoir cet homme singulier qui l'avait tant aimé, qui avait tant contribué par ses conseils et par son exemple à son éducation de gentilhomme, il ralentit peu à peu le pas de son cheval et continua d'avancer la tête basse comme un rêveur.

Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et l'attitude de ce paysan matière à de graves réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni en Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays qu'il avait particulièrement habités, il n'avait rencontré chez les villageois cette allure facile, cet air poli, ce langage épuré. Il était tenté de croire qu'il avait rencontré quelque gentilhomme, frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait été forcé comme lui de se déguiser.

Bientôt, au détour du chemin, le château de La Vallière, comme l'avait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs; puis à un quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadrée dans ses sycomores, se dessina sur le fond d'un massif d'arbres épais que le printemps poudrait d'une neige de fleurs.

À cette vue d'Artagnan, qui d'ordinaire s'émotionnait peu, sentit un trouble étrange pénétrer jusqu'au fond de son coeur, tant sont puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de jeunesse. Planchet, qui n'avait pas les mêmes motifs d'impression, interdit de voir son maître si agité, regardait alternativement d'Artagnan et la maison.

Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en face d'une grille travaillée avec le goût qui distingue les fontes de cette époque.

On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour assez spacieuse dans laquelle piétinaient plusieurs chevaux de main tenus par des valets en livrées différentes, et un carrosse attelé de deux chevaux du pays.

– Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompés, dit d'Artagnan, ce ne peut être là que demeure Athos. Mon Dieu! serait-il mort, et cette propriété appartiendrait-elle à quelqu'un de son nom? Mets pied à terre, Planchet, et va t'informer; j'avoue que pour moi je n'en ai pas le courage.

 

Planchet mit pied à terre.

– Tu ajouteras, dit d'Artagnan, qu'un gentilhomme qui passe désire avoir l'honneur de saluer M. le comte de La Fère, et si tu es content des renseignements, eh bien! alors nomme-moi.

Planchet, traînant son cheval par la bride, s'approcha de la porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitôt un homme de service, aux cheveux blanchis, à la taille droite malgré son âge, vint se présenter et reçut Planchet.

– C'est ici que demeure M. le comte de La Fère? demanda Planchet.

– Oui, monsieur, c'est ici, répondit le serviteur à Planchet, qui ne portait pas de livrée.

– Un seigneur retiré du service, n'est-ce pas?

– C'est cela même.

– Et qui avait un laquais nommé Grimaud, reprit Planchet, qui, avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir s'entourer de trop de renseignements.

– M. Grimaud est absent du château pour le moment, dit le serviteur commençant à regarder Planchet des pieds à la tête, peu accoutumé qu'il était à de pareilles interrogations.

– Alors, s'écria Planchet radieux, je vois bien que c'est le même comte de La Fère que nous cherchons. Veuillez m'ouvrir alors, car je désirais annoncer à M. le comte que mon maître, un gentilhomme de ses amis, est là qui voudrait le saluer.

– Que ne disiez-vous cela plus tôt! dit le serviteur en ouvrant la grille. Mais votre maître, où est-il?

– Derrière moi, il me suit.

Le serviteur ouvrit la grille et précéda Planchet, lequel fit signe à d'Artagnan, qui, le coeur plus palpitant que jamais, entra à cheval dans la cour.

Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit une voix sortant d'une salle basse et qui disait:

– Eh bien! où est-il, ce gentilhomme, et pourquoi ne pas le conduire ici?

Cette voix, qui parvint jusqu'à d'Artagnan, réveilla dans son coeur mille sentiments, mille souvenirs qu'il avait oubliés. Il sauta précipitamment à bas de son cheval, tandis que Planchet, le sourire sur les lèvres, s'avançait vers le maître du logis.

– Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en apparaissant sur le seuil.

– Oh! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet, vous savez bien…

Mais l'honnête serviteur ne put en dire davantage, tant l'aspect inattendu du gentilhomme l'avait saisi.

– Quoi! Planchet! s'écria Athos. M. d'Artagnan serait-il donc ici?

– Me voici, ami! me voici, cher Athos, dit d'Artagnan en balbutiant et presque chancelant.

À ces mots une émotion visible se peignit à son tour sur le beau visage et les traits calmes d'Athos. Il fit deux pas rapides vers d'Artagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans ses bras. D'Artagnan, remis de son trouble, l'étreignit à son tour avec une cordialité qui brillait en larmes dans ses yeux…

Athos le prit alors par la main, qu'il serrait dans les siennes, et le mena au salon, où plusieurs personnes étaient réunies. Tout le monde se leva.

– Je vous présente, dit Athos, monsieur le chevalier d'Artagnan, lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien dévoué, et l'un des plus braves et des plus aimables gentilshommes que j'aie jamais connus.

D'Artagnan, selon l'usage, reçut les compliments des assistants, les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la conversation interrompue un moment redevenait générale, il se mit à examiner Athos.

Chose étrange! Athos avait vieilli à peine. Ses beaux yeux, dégagés de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et l'orgie, semblaient plus grands et d'un fluide plus pur que jamais; son visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce qu'il avait perdu d'agitation fébrile; sa main, toujours admirablement belle et nerveuse, malgré la souplesse des chairs, resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines mains de Titien et de Van Dick; il était plus svelte qu'autrefois; ses épaules, bien effacées et larges, annonçaient une vigueur peu commune; ses longs cheveux noirs, parsemés à peine de quelques cheveux gris, tombaient élégants sur ses épaules, et ondulés comme par un pli naturel; sa voix était toujours fraîche comme s'il n'eût eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, qu'il avait conservées blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable à son sourire.

Cependant les hôtes du comte, qui s'aperçurent, à la froideur imperceptible de l'entretien, que les deux amis brûlaient du désir de se trouver seuls, commencèrent à préparer, avec tout cet art et cette politesse d'autrefois, leur départ, cette grave affaire des gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde; mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la cour, et plusieurs personnes dirent en même temps:

– Ah! c'est Raoul qui revient.

Athos, à ce nom de Raoul, regarda d'Artagnan, et sembla épier la curiosité que ce nom devait faire naître sur son visage. Mais d'Artagnan ne comprenait encore rien, il était mal revenu de son éblouissement. Ce fut donc presque machinalement qu'il se retourna, lorsqu'un beau jeune homme de quinze ans, vêtu simplement, mais avec un goût parfait, entra dans le salon en levant gracieusement son feutre orné de longues plumes rouges.

Cependant ce nouveau personnage, tout à fait inattendu, le frappa. Tout un monde d'idées nouvelles se présenta à son esprit, lui expliquant par toutes les sources de son intelligence le changement d'Athos, qui jusque-là lui avait paru inexplicable. Une ressemblance singulière entre le gentilhomme et l'enfant lui expliquait le mystère de cette vie régénérée. Il attendit, regardant et écoutant.

– Vous voici de retour, Raoul? dit le comte.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec respect, et je me suis acquitté de la commission que vous m'aviez donnée.

– Mais qu'avez-vous, Raoul? dit Athos avec sollicitude, vous êtes pâle et vous paraissez agité.

– C'est qu'il vient, monsieur, répondit le jeune homme, d'arriver un malheur à notre petite voisine.

– À mademoiselle de La Vallière? dit vivement Athos.

– Quoi donc? demandèrent quelques voix.

– Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans l'enclos où les bûcherons équarrissent leurs arbres, lorsqu'en passant à cheval je l'ai aperçue et me suis arrêté. Elle m'a aperçu à son tour, et, en voulant sauter du haut d'une pile de bois où elle était montée, le pied de la pauvre enfant est tombé à faux et elle n'a pu se relever. Elle s'est, je crois, foulé la cheville.

– Oh! mon Dieu! dit Athos; et madame de Saint-Remy, sa mère, est- elle prévenue?

– Non, monsieur, madame de Saint-Remy est à Blois, près de madame la duchesse d'Orléans. J'ai eu peur que les premiers secours fussent inhabilement appliqués, et j'accourais, monsieur, vous demander des conseils.

– Envoyez vite à Blois, Raoul! ou plutôt prenez votre cheval et courez-y vous-même.

Raoul s'inclina.

– Mais où est Louise? continua le comte.

– Je l'ai apportée jusqu'ici, monsieur, et l'ai déposée chez la femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied dans de l'eau glacée.

Après cette explication, qui avait fourni un prétexte pour se lever, les hôtes d'Athos prirent congé de lui; le vieux duc de Barbé seul, qui agissait familièrement en vertu d'une amitié de vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir la petite Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux yeux et sourit aussitôt.

Alors il proposa d'emmener la petite Louise à Blois dans son carrosse.

– Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tôt près de sa mère; quant à vous, Raoul, je suis sûr que vous avez agi étourdiment et qu'il y a de votre faute.

– Oh! non, non, monsieur, je vous le jure! s'écria la jeune fille; tandis que le jeune homme pâlissait à l'idée qu'il était peut-être la cause de cet accident…

– Oh! monsieur, je vous assure… murmura Raoul.

– Vous n'en irez pas moins à Blois, continua le comte avec bonté, et vous ferez vos excuses et les miennes à madame de Saint-Remy, puis vous reviendrez.

Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme; il reprit, après avoir consulté des yeux le comte, dans ses bras déjà vigoureux la petite fille, dont la jolie tête endolorie et souriante à la fois posait sur son épaule, et il l'installa doucement dans le carrosse; puis, sautant sur son cheval avec l'élégance et l'agilité d'un écuyer consommé, après avoir salué Athos et d'Artagnan, il s'éloigna rapidement, accompagnant la portière du carrosse, vers l'intérieur duquel ses yeux restèrent constamment fixés.

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