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Le comte de Monte Cristo

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LXXI. Le pain et le sel

Madame de Morcerf entra sous la voûte de feuillage avec son compagnon: cette voûte était une allée de tilleuls qui conduisait à une serre.

«Il faisait trop chaud dans le salon, n’est-ce pas, monsieur le comte? dit-elle.

– Oui madame; et votre idée de faire ouvrir les portes et les persiennes est une excellente idée.»

En achevant ces mots, le comte s’aperçut que la main de Mercédès tremblait.

«Mais vous, avec cette robe légère et sans autres préservatifs autour du cou que cette écharpe de gaze, vous aurez peut-être froid? dit-il.

– Savez-vous où je vous mène? dit la comtesse, sans répondre à la question de Monte-Cristo.

– Non, madame, répondit celui-ci; amis, vous le voyez, je ne fais pas de résistance.

– À la serre, que vous voyez là, au bout de l’allée que nous suivons.»

Le comte regarda Mercédès comme pour l’interroger; mais elle continua son chemin sans rien dire, et de son côté Monte-Cristo resta muet.

On arriva dans le bâtiment, tout garni de fruits magnifiques qui, dès le commencement de juillet, atteignaient leur maturité sous cette température toujours calculée pour remplacer la chaleur du soleil, si souvent absente chez nous.

La comtesse quitta le bras de Monte-Cristo, et alla cueillir à un cep une grappe de raisin muscat.

«Tenez, monsieur le comte, dit-elle avec un sourire si triste que l’on eût pu voir poindre les larmes au bord de ses yeux, tenez, nos raisins de France ne sont point comparables, je le sais, à vos raisins de Sicile et de Chypre, mais vous serez indulgent pour notre pauvre soleil du Nord.»

Le comte s’inclina, et fit un pas en arrière.

«Vous me refusez? dit Mercédès d’une voix tremblante.

– Madame, répondit Monte-Cristo, je vous prie bien humblement de m’excuser, mais je ne mange jamais de muscat.»

Mercédès laissa tomber la grappe en soupirant. Une pêche magnifique pendait à un espalier voisin chauffé, comme le cep de vigne, par cette chaleur artificielle de la serre. Mercédès s’approcha du fruit velouté, et le cueillit.

«Prenez cette pêche, alors», dit-elle.

Mais le comte fit le même geste de refus.

«Oh! encore! dit-elle avec un accent si douloureux qu’on sentait que cet accent étouffait un sanglot; en vérité, j’ai du malheur.»

Un long silence suivit cette scène; la pêche, comme la grappe de raisin, avait roulé sur le sable.

«Monsieur le comte, reprit enfin Mercédès en regardant Monte-Cristo d’un œil suppliant, il y a une touchante coutume arabe qui fait amis éternellement ceux qui ont partagé le pain et le sel sous le même toit.

– Je la connais, madame, répondit le comte; mais nous sommes en France et non en Arabie, et en France, il n’y a pas plus d’amitiés éternelles que de partage du sel et du pain.

– Mais enfin, dit la comtesse palpitante et les yeux attachés sur les yeux de Monte-Cristo, dont elle ressaisit presque convulsivement le bras avec ses deux mains, nous sommes amis, n’est-ce pas?»

Le sang afflua au cœur du comte, qui devint pâle comme la mort, puis, remontant du cœur à la gorge, il envahit ses joues et ses yeux nagèrent dans le vague pendant quelques secondes, comme ceux d’un homme frappé d’éblouissement.

«Certainement que nous sommes amis, madame, répliqua-t-il; d’ailleurs, pourquoi ne le serions-nous pas?»

Ce ton était si loin de celui que désirait Mme de Morcerf, qu’elle se retourna pour laisser échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.

«Merci», dit-elle.

Et elle se remit à marcher. Ils firent ainsi le tour du jardin sans prononcer une seule parole.

«Monsieur, reprit tout à coup la comtesse après dix minutes de promenade silencieuse, est-il vrai que vous ayez tant vu, tant voyagé, tant souffert?

– J’ai beaucoup souffert, oui, madame, répondit Monte-Cristo.

– Mais vous êtes heureux, maintenant?

– Sans doute, répondit le comte, car personne ne m’entend me plaindre.

– Et votre bonheur présent vous fait l’âme plus douce?

– Mon bonheur présent égale ma misère passée, dit le comte.

– N’êtes-vous pas marié? demanda la comtesse.

– Moi, marié, répondit Monte-Cristo en tressaillant, qui a pu vous dire cela?

– On ne me l’a pas dit, mais plusieurs fois on vous a vu conduire à l’Opéra une jeune et belle personne.

– C’est une esclave que j’ai achetée à Constantinople, madame, une fille de prince dont j’ai fait ma fille, n’ayant pas d’autre affection au monde.

– Vous vivez seul ainsi?

– Je vis seul.

– Vous n’avez pas de sœur… de fils… de père?…

– Je n’ai personne.

– Comment pouvez-vous vivre ainsi, sans rien qui vous attache à la vie?

– Ce n’est pas ma faute, madame. À Malte, j’ai aimé une jeune fille et j’allais l’épouser, quand la guerre est venue et m’a enlevé loin d’elle comme un tourbillon. J’avais cru qu’elle m’aimait assez pour m’attendre, pour demeurer fidèle même à mon tombeau. Quand je suis revenu, elle était mariée. C’est l’histoire de tout homme qui a passé par l’âge de vingt ans. J’avais peut-être le cœur plus faible que les autres, et j’ai souffert plus qu’ils n’eussent fait à ma place, voilà tout.»

La comtesse s’arrêta un moment, comme si elle eût eu besoin de cette halte pour respirer.

«Oui, dit-elle, et cet amour vous est resté au cœur… On n’aime bien qu’une fois… Et avez-vous jamais revu cette femme?

– Jamais.

– Jamais!

– Je ne suis point retourné dans le pays où elle était.

– À Malte?

– Oui, à Malte.

– Elle est à Malte, alors?

– Je le pense.

– Et lui avez-vous pardonné ce qu’elle vous a fait souffrir?

– À elle, oui.

– Mais à elle seulement; vous haïssez toujours ceux qui vous ont séparé d’elle?»

La comtesse se plaça en face de Monte-Cristo, elle tenait encore à la main un fragment de la grappe parfumée.

«Prenez, dit-elle.

– Jamais je ne mange de muscat, madame» répondit Monte-Cristo, comme s’il n’eût été question de rien entre eux à ce sujet.

La comtesse lança la grappe dans le massif le plus proche avec un geste de désespoir.

«Inflexible!» murmura-t-elle.

Monte-Cristo demeura aussi impassible que si le reproche ne lui était pas adressé. Albert accourait en ce moment.

«Oh! ma mère, dit-il, un grand malheur!

– Quoi! qu’est-il arrivé? demanda la comtesse en se redressant comme si, après le rêve, elle eût été amenée à la réalité: un malheur, avez-vous dit? En effet, il doit arriver des malheurs.

– M. de Villefort est ici.

– Eh bien?

– Il vient chercher sa femme et sa fille.

– Et pourquoi cela?

– Parce que Mme la marquise de Saint-Méran est arrivée à Paris, apportant la nouvelle que M. de Saint-Méran est mort en quittant Marseille, au premier relais. Mme de Villefort, qui était fort gaie, ne voulait ni comprendre, ni croire ce malheur; mais Mlle Valentine, aux premiers mots, et quelques précautions qu’ait prises son père, a tout deviné: ce coup l’a terrassée comme la foudre, et elle est tombée évanouie.

– Et qu’est M. de Saint-Méran à Mlle de Villefort? demanda le comte.

– Son grand-père maternel. Il venait pour hâter le mariage de Franz et de sa petite-fille.

– Ah! vraiment!

– Voilà Franz retardé. Pourquoi M. de Saint-Méran n’est-il pas aussi bien un aïeul de Mlle Danglars?

– Albert! Albert! dit Mme de Morcerf du ton d’un doux reproche, que dites-vous là? Ah! monsieur le comte, vous pour qui il a une si grande considération, dites-lui qu’il a mal parlé!»

Elle fit quelques pas en avant.

Monte-Cristo la regarda si étrangement et avec une expression à la fois si rêveuse et si empreinte d’une affectueuse admiration, qu’elle revint sur ses pas.

Alors elle lui prit la main en même temps qu’elle pressait celle de son fils, et les joignant toutes deux:

«Nous sommes amis, n’est-ce pas? dit-elle.

– Oh! votre ami, madame, je n’ai point cette prétention, dit le comte; mais, en tout cas, je suis votre bien respectueux serviteur.»

La comtesse partit avec un inexprimable serrement de cœur; et avant qu’elle eût fait dix pas, le comte lui vit mettre son mouchoir à ses yeux.

«Est-ce que vous n’êtes pas d’accord, ma mère et vous? demanda Albert avec étonnement.

– Au contraire, répondit le comte, puisqu’elle vient de me dire devant vous que nous sommes amis.»

Et ils regagnèrent le salon que venaient de quitter Valentine et M. et Mme de Villefort. Il va sans dire que Morrel était sorti derrière eux.

LXXII. Madame de Saint-Méran

Une scène lugubre venait en effet de se passer dans la maison de M. de Villefort.

Après le départ des deux dames pour le bal, où toutes les instances de Mme de Villefort n’avaient pu déterminer son mari à l’accompagner, le procureur du roi s’était, selon sa coutume, enfermé dans son cabinet avec une pile de dossiers qui eussent effrayé tout autre, mais qui, dans les temps ordinaires de sa vie, suffisaient à peine à satisfaire son robuste appétit de travailleur.

Mais, cette fois, les dossiers étaient chose de forme. Villefort ne s’enfermait point pour travailler, mais pour réfléchir; et, sa porte fermée, l’ordre donné qu’on ne le dérangeât que pour chose d’importance, il s’assit dans son fauteuil et se mit à repasser encore une fois dans sa mémoire tout ce qui, depuis sept à huit jours, faisait déborder la coupe de ses sombres chagrins et de ses amers souvenirs.

Alors, au lieu d’attaquer les dossiers entassés devant lui, il ouvrit un tiroir de son bureau, fit jouer un secret, et tira la liasse de ses notes personnelles, manuscrits précieux, parmi lesquels il avait classé et étiqueté avec des chiffres connus de lui seul les noms de tous ceux qui, dans sa carrière politique, dans ses affaires d’argent, dans ses poursuites de barreau ou dans ses mystérieuses amours, étaient devenus ses ennemis.

 

Le nombre en était si formidable aujourd’hui qu’il avait commencé à trembler; et cependant, tous ces noms, si puissants et si formidables qu’ils fussent, l’avaient fait bien des fois sourire, comme sourit le voyageur qui, du faîte culminant de la montagne, regarde à ses pieds les pics aigus, les chemins impraticables et les arêtes des précipices près desquels il a, pour arriver, si longtemps et si péniblement rampé.

Quand il eut bien repassé tous ces noms dans sa mémoire, quand il les eut bien relus, bien étudiés, bien commentés sur ses listes, il secoua la tête.

«Non, murmura-t-il, aucun de ces ennemis n’aurait attendu patiemment et laborieusement jusqu’au jour où nous sommes, pour venir m’écraser maintenant avec ce secret. Quelquefois, comme dit Hamlet, le bruit des choses les plus profondément enfoncées sort de terre, et, comme les feux du phosphore, court follement dans l’air, mais ce sont des flammes qui éclairent un moment pour égarer. L’histoire aura été racontée par le Corse à quelque prêtre, qui l’aura racontée à son tour. M. de Monte-Cristo l’aura sue, et pour s’éclaircir…»

«Mais à quoi bon s’éclaircir? reprenait Villefort après un instant de réflexion. Quel intérêt M. de Monte-Cristo, M. Zaccone, fils d’un armateur de Malte, exploiteur d’une mine d’argent en Thessalie, venant pour la première fois en France, a-t-il de s’éclaircir d’un fait sombre, mystérieux et inutile comme celui-là? Au milieu des renseignements incohérents qui m’ont été donnés par cet abbé Busoni et par ce Lord Wilmore, par cet ami et par cet ennemi, une seule chose ressort claire, précise, patente à mes yeux: c’est que dans aucun temps, dans aucun cas, dans aucune circonstance, il ne peut y avoir eu le moindre contact entre moi et lui.»

Mais Villefort se disait ces paroles sans croire lui-même à ce qu’il disait. Le plus terrible pour lui n’était pas encore la révélation, car il pouvait nier, ou même répondre; il s’inquiétait peu de ce Mane, Thecel, Pharès, qui apparaissait tout à coup en lettres de sang sur la muraille, mais ce qui l’inquiétait, c’était de connaître le corps auquel appartenait la main qui les avait tracées.

Au moment où il essayait de se rassurer lui-même, et où, au lieu de cet avenir politique que, dans ses rêves d’ambition, il avait entrevu quelquefois, il se composait, dans la crainte d’éveiller cet ennemi endormi depuis si longtemps, un avenir restreint aux joies du foyer, un bruit de voiture retentit dans la cour; puis il entendit dans son escalier la marche d’une personne âgée, puis des sanglots et des hélas! comme les domestiques en trouvent lorsqu’ils veulent devenir intéressants par la douleur de leurs maîtres.

Il se hâta de tirer le verrou de son cabinet, et bientôt, sans être annoncée, une vieille dame entra, son châle sur le bras et son chapeau à la main. Ses cheveux blanchis découvraient un front mat comme l’ivoire jauni, et ses yeux, à l’angle desquels l’âge avait creusé des rides profondes, disparaissaient presque sous le gonflement des pleurs.

«Oh! monsieur, dit-elle; ah! monsieur, quel malheur! moi aussi, j’en mourrai! oh! oui, bien certainement j’en mourrai!»

Et, tombant sur le fauteuil le plus proche de la porte, elle éclata en sanglots.

Les domestiques, debout sur le seuil, et n’osant aller plus loin, regardaient le vieux serviteur de Noirtier, qui, ayant entendu ce bruit de la chambre de son maître, était accouru aussi et se tenait derrière les autres. Villefort se leva et courut à sa belle-mère, car c’était elle-même.

«Eh! mon Dieu! madame, demanda-t-il, que s’est-il passé? qui vous bouleverse ainsi? et M. de Saint-Méran ne vous accompagne-t-il pas?

– M. de Saint-Méran est mort», dit la vieille marquise, sans préambule, sans expression, et avec une sorte de stupeur.

Villefort recula d’un pas et frappa ses mains l’une contre l’autre.

«Mort!… balbutia-t-il; mort ainsi… subitement?

– Il y a huit jours, continua Mme de Saint-Méran, nous montâmes ensemble en voiture après dîner M. de Saint-Méran était souffrant depuis quelques jours: cependant l’idée de revoir notre chère Valentine le rendait courageux, et malgré ses douleurs il avait voulu partir, lorsque, à six lieues de Marseille, il fut pris, après avoir mangé ses pastilles habituelles, d’un sommeil si profond qu’il ne me semblait pas naturel; cependant j’hésitais à le réveiller, quand il me sembla que son visage rougissait et que les veines de ses tempes battaient plus violemment que d’habitude. Mais cependant, comme la nuit était venue et que je ne voyais plus rien, je le laissai dormir; bientôt il poussa un cri sourd et déchirant comme celui d’un homme qui souffre en rêve, et renversa d’un brusque mouvement sa tête en arrière. J’appelai le valet de chambre, je fis arrêter le postillon, j’appelai M. de Saint-Méran, je lui fis respirer mon flacon de sels, tout était fini, il était mort, et ce fut côte à côte avec son cadavre que j’arrivai à Aix.»

Villefort demeurait stupéfait et la bouche béante.

«Et vous appelâtes un médecin, sans doute?

– À l’instant même; mais, comme je vous l’ai dit, il était trop tard.

– Sans doute; mais au moins pouvait-il reconnaître de quelle maladie le pauvre marquis était mort.

– Mon Dieu! oui, monsieur, il me l’a dit; il paraît que c’est d’une apoplexie foudroyante.

– Et que fîtes-vous alors?

– M. de Saint-Méran avait toujours dit que, s’il mourait loin de Paris, il désirait que son corps fût ramené dans le caveau de la famille. Je l’ai fait mettre dans un cercueil de plomb, et je le précède de quelques jours.

– Oh! mon Dieu, pauvre mère! dit Villefort; de pareils soins après un pareil coup, et à votre âge!

– Dieu m’a donné la force jusqu’au bout; d’ailleurs, ce cher marquis, il eût certes fait pour moi ce que j’ai fait pour lui. Il est vrai que depuis que je l’ai quitté là-bas, je crois que je suis folle. Je ne peux plus pleurer; il est vrai qu’on dit qu’à mon âge on n’a plus de larmes; cependant il me semble que tant qu’on souffre on devrait pouvoir pleurer. Où est Valentine, monsieur? c’est pour elle que nous revenions, je veux voir Valentine.»

Villefort pensa qu’il serait affreux de répondre que Valentine était au bal; il dit seulement à la marquise que sa petite-fille était sortie avec sa belle-mère et qu’on allait la prévenir.

«À l’instant même, monsieur, à l’instant même, je vous en supplie», dit la vieille dame.

Villefort mit sous son bras le bras de Mme de Saint-Méran et la conduisit à son appartement.

«Prenez du repos, dit-il, ma mère.»

La marquise leva la tête à ce mot, et voyant cet homme qui lui rappelait cette fille tant regrettée qui revivait pour elle dans Valentine, elle se sentit frappée par ce nom de mère, se mit à fondre en larmes, et tomba à genoux dans un fauteuil où elle ensevelit sa tête vénérable.

Villefort la recommanda aux soins des femmes, tandis que le vieux Barrois remontait tout effaré chez son maître; car rien n’effraie tant les vieillards que lorsque la mort quitte un instant leur côté pour aller frapper un autre vieillard. Puis, tandis que Mme de Saint-Méran, toujours agenouillée, priait du fond du cœur, il envoya chercher une voiture de place et vint lui-même prendre chez Mme de Morcerf sa femme et sa fille pour les ramener à la maison. Il était si pâle lorsqu’il parut à la porte du salon que Valentine courut à lui en s’écriant:

«Oh! mon père! il est arrivé quelque malheur!

– Votre bonne maman vient d’arriver, Valentine, dit M. de Villefort.

– Et mon grand-père?» demanda la jeune fille toute tremblante.

M. de Villefort ne répondit qu’en offrant son bras à sa fille.

Il était temps: Valentine, saisie d’un vertige, chancela; Mme de Villefort se hâta de la soutenir, et aida son mari à l’entraîner vers la voiture en disant:

«Voilà qui est étrange! qui aurait pu se douter de cela? Oh! oui, voilà qui est étrange!»

Et toute cette famille désolée s’enfuit ainsi, jetant sa tristesse, comme un crêpe noir, sur le reste de la soirée.

Au bas de l’escalier, Valentine trouva Barrois qui l’attendait:

«M. Noirtier désire vous voir ce soir, dit-il tout bas.

– Dites-lui que j’irai en sortant de chez ma bonne grand-mère», dit Valentine.

Dans la délicatesse de son âme, la jeune fille avait compris que celle qui avait surtout besoin d’elle à cette heure, c’était Mme de Saint-Méran.

Valentine trouva son aïeule au lit; muettes caresses, gonflement si douloureux du cœur, soupirs entrecoupés, larmes brûlantes, voilà quels furent les seuls détails racontables de cette entrevue, à laquelle assistait, au bras de son mari, Mme de Villefort, pleine de respect, apparent du moins, pour la pauvre veuve.

Au bout d’un instant, elle se pencha à l’oreille de son mari:

«Avec votre permission, dit-elle, mieux vaut que je me retire, car ma vue paraît affliger encore votre belle-mère.»

Mme de Saint-Méran l’entendit.

«Oui, oui, dit-elle à l’oreille de Valentine, qu’elle s’en aille; mais reste, toi, reste.»

Mme de Villefort sortit, et Valentine demeura seule près du lit de son aïeule, car le procureur du roi, consterné de cette mort imprévue, suivit sa femme.

Cependant Barrois était remonté la première fois près du vieux Noirtier; celui-ci avait entendu tout le bruit qui se faisait dans la maison, et il avait envoyé, comme nous l’avons dit, le vieux serviteur s’informer.

À son retour, cet œil si vivant et surtout si intelligent interrogea le messager:

«Hélas! monsieur, dit Barrois, un grand malheur est arrivé: Mme de Saint-Méran est ici, et son mari est mort.»

M. de Saint-Méran et Noirtier n’avaient jamais été liés d’une bien profonde amitié; cependant, on sait l’effet que fait toujours sur un vieillard l’annonce de la mort d’un autre vieillard.

Noirtier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme un homme accablé ou comme un homme qui pense, puis il ferma un seul œil.

«Mlle Valentine?» dit Barrois.

Noirtier fit signe que oui.

«Elle est au bal, monsieur le sait bien, puisqu’elle est venue lui dire adieu en grande toilette.»

Noirtier ferma de nouveau l’œil gauche.

«Oui, vous voulez la voir?»

Le vieillard fit signe que c’était cela qu’il désirait.

«Eh bien, on va l’aller chercher sans doute chez Mme de Morcerf; je l’attendrai à son retour, et je lui dirai de monter chez vous. Est-ce cela?

– Oui», répondit le paralytique.

Barrois guetta donc le retour de Valentine, et comme nous l’avons vu, à son retour, il lui exposa le désir de son grand-père.

En vertu de ce désir, Valentine monta chez Noirtier au sortir de chez Mme de Saint-Méran, qui, tout agitée qu’elle était, avait fini par succomber à la fatigue et dormait d’un sommeil fiévreux.

On avait approché à la portée de sa main une petite table sur laquelle étaient une carafe d’orangeade, sa boisson habituelle, et un verre.

Puis, comme nous l’avons dit, la jeune fille avait quitté le lit de la marquise pour monter chez Noirtier.

Valentine vint embrasser le vieillard, qui la regarda si tendrement que la jeune fille sentit de nouveau jaillir de ses yeux des larmes dont elle croyait la source tarie.

Le vieillard insistait avec son regard.

«Oui, oui, dit Valentine, tu veux dire que j’ai toujours un bon grand-père, n’est-ce pas?»

Le vieillard fit signe qu’effectivement c’était cela que son regard voulait dire.

«Hélas! heureusement, reprit Valentine, sans cela, que deviendrais-je, mon Dieu?»

Il était une heure du matin. Barrois, qui avait envie de se coucher lui-même, fit observer qu’après une soirée aussi douloureuse, tout le monde avait besoin de repos. Le vieillard ne voulut pas dire que son repos à lui, c’était de voir son enfant. Il congédia Valentine à qui effectivement la douleur et la fatigue donnaient un air souffrant.

Le lendemain, en entrant chez sa grand-mère, Valentine trouva celle-ci au lit; la fièvre ne s’était point calmée; au contraire, un feu sombre brillait dans les yeux de la vieille marquise, et elle paraissait en proie à une violente irritation nerveuse.

«Oh! mon Dieu! bonne maman, souffrez-vous davantage? s’écria Valentine en apercevant tous ces symptômes d’agitation.

– Non, ma fille, non, dit Mme de Saint-Méran; mais j’attendais avec impatience que tu fusses arrivée pour envoyer chercher ton père.

– Mon père? demanda Valentine inquiète.

– Oui, je veux lui parler.»

Valentine n’osa point s’opposer au désir de son aïeule, dont d’ailleurs elle ignorait la cause, et un instant après Villefort entra.

«Monsieur, dit Mme de Saint-Méran, sans employer aucune circonlocution, et comme si elle eût paru craindre que le temps ne lui manquât, il est question, m’avez-vous écrit, d’un mariage pour cette enfant?

 

– Oui, madame, répondit Villefort; c’est même plus qu’un projet, c’est une convention.

– Votre gendre s’appelle M. Franz d’Épinay?

– Oui, madame.

– C’est le fils du général d’Épinay, qui était des nôtres, et qui fut assassiné quelques jours avant que l’usurpateur revînt de l’île d’Elbe?

– C’est cela même.

– Cette alliance avec la petite-fille d’un jacobin ne lui répugne pas?

– Nos dissensions civiles se sont heureusement éteintes, ma mère, dit Villefort; M. d’Épinay était presque un enfant à la mort de son père; il connaît fort peu M. Noirtier, et le verra, sinon avec plaisir, avec indifférence du moins.

– C’est un parti sortable?

– Sous tous les rapports.

– Le jeune homme…?

– Jouit de la considération générale.

– Il est convenable?

– C’est un des hommes les plus distingués que je connaisse.»

Pendant toute cette conversation, Valentine était restée muette.

«Eh bien, monsieur, dit après quelques secondes de réflexion Mme de Saint-Méran, il faut vous hâter, car j’ai peu de temps à vivre.

– Vous, madame! vous, bonne maman! s’écrièrent M. de Villefort et Valentine.

– Je sais ce que je dis, reprit la marquise, il faut donc vous hâter, afin que, n’ayant plus de mère, elle ait au moins sa grand-mère pour bénir son mariage. Je suis la seule qui lui reste du côté de ma pauvre Renée, que vous avez si vite oubliée, monsieur.

– Ah! madame, dit Villefort, vous oubliez qu’il fallait donner une mère à cette pauvre enfant qui n’en avait plus.

– Une belle-mère n’est jamais une mère monsieur! Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, il s’agit de Valentine; laissons les morts tranquilles.»

Tout cela était dit avec une telle volubilité et un tel accent, qu’il y avait quelque chose dans cette conversation qui ressemblait à un commencement de délire.

«Il sera fait selon votre désir, madame, dit Villefort et cela d’autant mieux que votre désir est d’accord avec le mien; et, aussitôt l’arrivée de M. d’Épinay à Paris…

– Ma bonne mère, dit Valentine, les convenances, le deuil tout récent… voudriez-vous donc faire un mariage sous d’aussi tristes auspices?

– Ma fille, interrompit vivement l’aïeule, pas de ces raisons banales qui empêchent les esprits faibles de bâtir solidement leur avenir. Moi aussi, j’ai été mariée au lit de mort de ma mère, et n’ai certes point été malheureuse pour cela.

– Encore cette idée de mort! madame, reprit Villefort.

– Encore! toujours!… Je vous dis que je vais mourir, entendez-vous! Eh bien, avant de mourir, je veux avoir vu mon gendre; je veux lui ordonner de rendre ma petite-fille heureuse; je veux lire dans ses yeux s’il compte m’obéir; je veux le connaître enfin, moi! continua l’aïeule avec une expression effrayante, pour le venir trouver du fond de mon tombeau s’il n’était pas ce qu’il doit être, s’il n’était pas ce qu’il faut qu’il soit.

– Madame, dit Villefort, il faut éloigner de vous ces idées exaltées, qui touchent presque à la folie. Les morts, une fois couchés dans leur tombeau, y dorment sans se relever jamais.

– Oh! oui, oui, bonne mère, calme-toi! dit Valentine.

– Et moi, monsieur, je vous dis qu’il n’en est point ainsi que vous croyez. Cette nuit j’ai dormi d’un sommeil terrible; car je me voyais en quelque sorte dormir comme si mon âme eût déjà plané au-dessus de mon corps: mes yeux, que je m’efforçais d’ouvrir, se refermaient malgré moi; et cependant je sais bien que cela va vous paraître impossible, à vous, monsieur, surtout; eh bien, mes yeux fermés, j’ai vu, à l’endroit même où vous êtes, venant de cet angle où il y a une porte qui donne dans le cabinet de toilette de Mme de Villefort, j’ai vu entrer sans bruit une forme blanche.

Valentine jeta un cri.

«C’était la fièvre qui vous agitait, madame, dit Villefort.

– Doutez si vous voulez, mais je suis sûre de ce que je dis: j’ai vu une forme blanche; et comme si Dieu eût craint que je ne récusasse le témoignage d’un seul de mes sens, j’ai entendu remuer mon verre, tenez, tenez, celui-là même qui est ici, là, sur la table.

– Oh! bonne mère, c’était un rêve.

– C’était si peu un rêve, que j’ai étendu la main vers la sonnette, et qu’à ce geste l’ombre a disparu. La femme de chambre est entrée alors avec une lumière. Les fantômes ne se montrent qu’à ceux qui doivent les voir: c’était l’âme de mon mari. Eh bien, si l’âme de mon mari revient pour m’appeler, pourquoi mon âme, à moi, ne reviendrait-elle pas pour défendre ma fille? Le lien est encore plus direct, ce me semble.

– Oh! madame, dit Villefort, remué malgré lui jusqu’au fond des entrailles, ne donnez pas l’essor à ces lugubres idées; vous vivrez avec nous, vous vivrez longtemps heureuse, aimée, honorée, et nous vous ferons oublier…

– Jamais! jamais! jamais! dit la marquise. Quand revient M. d’Épinay?

– Nous l’attendons d’un moment à l’autre.

– C’est bien; aussitôt qu’il sera arrivé, prévenez-moi. Hâtons-nous, hâtons-nous. Puis, je voudrais aussi voir un notaire pour m’assurer que tout notre bien revient à Valentine.

– Oh! ma mère, murmura Valentine en appuyant ses lèvres sur le front brillant de l’aïeule, vous voulez donc me faire mourir? Mon Dieu! vous avez la fièvre. Ce n’est pas un notaire qu’il faut appeler, c’est un médecin!

– Un médecin? dit-elle en haussant les épaules, je ne souffre pas; j’ai soif, voilà tout.

– Que buvez-vous, bonne maman?

– Comme toujours, tu le sais bien, mon orangeade. Mon verre est là sur cette table, passe-le-moi, Valentine.»

Valentine versa l’orangeade de la carafe dans le verre et le prit avec un certain effroi pour le donner à sa grand-mère, car c’était ce même verre qui, prétendait-elle, avait été touché par l’ombre.

La marquise vida le verre d’un seul trait.

Puis elle se retourna sur son oreiller en répétant:

«Le notaire! le notaire!»

M. de Villefort sortit. Valentine s’assit près du lit de sa grand-mère. La pauvre enfant semblait avoir grand besoin elle-même de ce médecin qu’elle avait recommandé à son aïeule. Une rougeur pareille à une flamme brûlait la pommette de ses joues, sa respiration était courte et haletante, et son pouls battait comme si elle avait eu la fièvre.

C’est qu’elle songeait, la pauvre enfant, au désespoir de Maximilien quand il apprendrait que Mme de Saint-Méran, au lieu de lui être une alliée, agissait sans le connaître, comme si elle lui était ennemie.

Plus d’une fois Valentine avait songé à tout dire à sa grand-mère, et elle n’eût pas hésité un seul instant si Maximilien Morrel s’était appelé Albert de Morcerf ou Raoul de Château-Renaud; mais Morrel était d’extraction plébéienne, et Valentine savait le mépris que l’orgueilleuse marquise de Saint-Méran avait pour tout ce qui n’était point de race. Son secret avait donc toujours, au moment où il allait se faire jour, été repoussé dans son cœur par cette triste certitude qu’elle le livrerait inutilement, et qu’une fois ce secret connu de son père et de sa belle-mère, tout serait perdu.

Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi. Mme de Saint-Méran dormait d’un sommeil ardent et agité. On annonça le notaire.

Quoique cette annonce eût été faite très bas, Mme de Saint-Méran se souleva sur son oreiller.

«Le notaire? dit-elle; qu’il vienne, qu’il vienne!»

Le notaire était à la porte, il entra.

«Va-t’en, Valentine, dit Mme de Saint-Méran, et laisse-moi avec monsieur.

– Mais, ma mère…

– Va, va.»

La jeune fille baisa son aïeule au front et sortit, le mouchoir sur les yeux. À la porte elle trouva le valet de chambre, qui lui dit que le médecin attendait au salon. Valentine descendit rapidement. Le médecin était un ami de la famille, et en même temps un des hommes les plus habiles de l’époque: il aimait beaucoup Valentine, qu’il avait vue venir au monde. Il avait une fille de l’âge de Mlle de Villefort à peu près, mais née d’une mère poitrinaire; sa vie était une crainte continuelle à l’égard de son enfant.

«Oh! dit Valentine, cher monsieur d’Avrigny, nous vous attendions avec bien de l’impatience. Mais avant toute chose, comment se portent Madeleine et Antoinette?»

Madeleine était la fille de M. d’Avrigny, et Antoinette sa nièce.

M. d’Avrigny sourit tristement.

«Très bien Antoinette, dit-il; assez bien Madeleine. Mais vous m’avez envoyé chercher, chère enfant? dit-il. Ce n’est ni votre père, ni Mme de Villefort qui est malade? Quant à nous, quoiqu’il soit visible que nous ne pouvons pas nous débarrasser de nos nerfs, je ne présume pas que vous ayez besoin de moi autrement que pour que je vous recommande de ne pas trop laisser notre imagination battre la campagne?»

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