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La comtesse de Rudolstadt

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XV

Le clavecin arriva dans la journée. C'était le même que Consuelo louait à Berlin à ses frais. Elle fut fort aise de n'avoir pas à risquer avec un autre instrument une nouvelle connaissance moins agréable et moins sûre. De son côté, le roi, qui veillait aux moindres détails d'affaires, s'était informé, en donnant l'ordre d'expédier le clavecin à la prison, si celui-là appartenait à la prima-donna; et, en apprenant que c'était un locatis, il avait fait savoir au luthier propriétaire qu'il lui en garantissait la restitution, mais que la location resterait aux frais de la prisonnière. Sur quoi le luthier s'était permis d'observer qu'il n'avait point de recours contre une personne en prison, surtout si elle venait à y mourir. M. de Poelnitz, chargé de cette importante négociation, avait répliqué en riant:

«Mon cher Monsieur, vous ne voudriez pas chicaner le roi sur une semblable vétille, et d'ailleurs cela ne servirait à rien. Votre clavecin est décrété de prise de corps, pour être écroué aujourd'hui même à Spandaw.»

Les manuscrits et les partitions de la Porporina lui furent également apportés; et, comme elle s'étonnait de tant d'aménité dans le régime de sa prison, le commandant major de place vint lui rendre visite pour lui expliquer qu'elle aurait à continuer ses fonctions de première chanteuse au théâtre royal.

«Telle est la volonté de Sa Majesté, lui dit-il. Toutes les fois que le semainier de l'Opéra vous portera sur le programme pour une représentation, une voiture escortée vous conduira au théâtre à l'heure dite, et vous ramènera coucher à la forteresse immédiatement après le spectacle. Ces déplacements se feront avec la plus grande exactitude et avec les égards qui vous sont dus. J'espère, Mademoiselle, que vous ne nous forcerez, par aucune tentative d'évasion, à redoubler la rigueur de votre captivité. Conformément aux ordres du roi, vous avez été placée dans une chambre à feu, et il vous sera permis de vous promener sur le rempart que vous voyez, aussi souvent qu'il vous sera agréable. En un mot, nous sommes responsables, non-seulement de votre personne, mais de votre santé et de votre voix. La seule contrariété que vous éprouverez de notre part sera d'être tenue au secret, et de ne pouvoir communiquer avec personne, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur. Comme nous avons ici peu de dames, et qu'un seul gardien suffit pour le corps de logis qu'elles occupent, vous n'aurez pas le désagrément d'être servie par des gens grossiers. L'honnête figure et les bonnes manières de monsieur Schwartz doivent vous tranquilliser sur ce point. Un peu d'ennui sera donc le seul mal que vous aurez à supporter, et je conçois qu'à votre âge et dans la situation brillante où vous étiez…

– Soyez tranquille, monsieur le major, répondit Consuelo avec un peu de fierté. Je ne m'ennuie jamais quand je peux m'occuper. Je ne demande qu'une grâce; c'est d'avoir de quoi écrire, et de la lumière pour pouvoir faire de la musique le soir.

– Cela est tout à fait impossible. Je suis au désespoir de refuser l'unique demande d'une personne aussi courageuse. Mais je puis, en compensation, vous donner l'autorisation de chanter à toutes les heures du jour et de la nuit, si bon vous semble. Votre chambre est la seule habitée dans cette tour isolée. Le logement du gardien est au-dessous, il est vrai; mais M. Schwartz est trop bien élevé pour se plaindre d'entendre une aussi belle voix, et quant à moi, je regrette de n'être pas à portée d'en jouir.»

Ce dialogue, auquel assistait maître Schwartz, fut terminé par de grandes révérences, et le vieil officier se retira, convaincu, d'après la tranquillité de la cantatrice, qu'elle était là pour quelque infraction à la discipline du théâtre, et pour quelques semaines tout au plus. Consuelo ne savait pas elle-même si elle y était sous la prévention de complicité dans une conspiration politique, ou pour le seul crime d'avoir rendu service à Frédéric de Trenck, ou enfin pour avoir été tout simplement la confidente discrète de la princesse Amélie.

Pendant deux ou trois jours, notre captive éprouva plus de malaise, de tristesse et d'ennui qu'elle ne voulait se l'avouer. La longueur des nuits, qui était encore de quatorze heures dans cette saison, lui fut particulièrement désagréable, tant qu'elle espéra pouvoir s'y soustraire en obtenant de M. Schwartz la lumière, l'encre et les plumes. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se convaincre que cet homme obséquieux était doué d'une ténacité inflexible. Schwartz n'était pas méchant, il n'avait pas, comme la plupart des gens de son espèce, le goût de faire souffrir. Il était même pieux et dévot à sa manière, croyant servir Dieu et faire son salut, pourvu qu'il se conformât à ceux des engagements de sa profession qu'il ne pouvait point éluder. Il est vrai que ces cas réservés étaient en petit nombre, et portaient sur les articles où il avait moins de chance de profit avec les prisonniers que de chances de danger relativement à sa place.

«Est-elle simple, disait-il en parlant de Consuelo à sa femme, de s'imaginer que pour gagner tous les jours quelques groschen sur une bougie, je vais m'exposer à être chassé!

– Fais bien attention, lui répondait son épouse, qui était l'Égérie de ses inspirations cupides, de ne pas lui avancer un seul dîner quand sa bourse sera épuisée.

– Ne t'inquiète pas. Elle a des économies, elle me l'a dit, et M. Porporino, chanteur du théâtre, en est le dépositaire.

– Mauvaise créance! reprenait la femme. Relis donc le code de nos lois prussiennes; tu en verras une relative aux comédiens, qui dégage tout débiteur de toute réclamation de leur part. Prends donc garde que le dépositaire de ladite demoiselle n'invoque la loi, et ne retienne l'argent quand tu lui présenteras tes comptes.

– Mais puisque son engagement avec le théâtre n'est pas rompu par l'emprisonnement, puisqu'elle doit continuer ses fonctions, je ferai une saisie sur la caisse du théâtre.

– Et qui t'assure qu'elle touchera ses appointements? Le roi connaît la loi mieux que personne, et si c'est son bon plaisir de l'invoquer…

– Tu penses à tout, femme! disait M. Schwartz. Je serai sur mes gardes. Pas d'argent? pas de cuisine, pas de feu, le mobilier de rigueur. La consigne à la lettre.»

C'est ainsi que le couple Schwartz devisait sur le sort de Consuelo. Quant à elle, lorsqu'elle se fut bien assurée que l'honnête gardien était incorruptible à l'endroit de la bougie, elle prit son parti, et arrangea ses journées de manière à ne point trop souffrir de la longueur des nuits. Elle s'abstint de chanter durant le jour, afin de se réserver cette occupation pour le soir. Elle s'abstint même autant que possible de penser à la musique et d'entretenir son esprit, de réminiscences ou d'inspirations musicales avant les heures de l'obscurité. Au contraire, elle donna la matinée et la journée aux réflexions que lui suggérait sa position, au souvenir des événements de sa vie, et à la recherche rêveuse des éventualités de l'avenir. De cette manière, elle réussit, en peu de temps, à faire deux parts de sa vie, une toute philosophique, une toute musicale; et elle reconnut qu'avec de l'exactitude et de la persévérance on peut, jusqu'à un certain point, faire fonctionner régulièrement et soumettre à la volonté ce coursier capricieux et rétif de la fantaisie, cette muse fantasque de l'imagination. En vivant sobrement, en dépit des prescriptions et des insinuations de M. Schwartz, et en faisant beaucoup d'exercice, même sans plaisir, sur le rempart, elle parvint à se sentir très-calme le soir, et à employer agréablement ces heures de ténèbres que les prisonniers, en voulant forcer le sommeil pour échapper à l'ennui, remplissent de fantômes et d'agitations. Enfin, en ne donnant que six heures au sommeil, elle fut bientôt assurée de dormir paisiblement toutes les nuits, sans que jamais un excès de repos empiétât sur la tranquillité de la nuit suivante.

Au bout de huit jours, elle s'était déjà si bien faite à sa prison, qu'il lui semblait qu'elle n'eût jamais vécu autrement. Ses soirées, si redoutables d'abord, étaient devenues ses heures les plus agréables; et les ténèbres, loin de lui causer l'effroi qu'elle en attendait, lui révélèrent des trésors de conception musicale, qu'elle portait en elle depuis longtemps sans avoir pu en faire usage et les formuler, dans l'agitation de sa profession de virtuose. Lorsqu'elle sentit que l'improvisation, d'une part, et de l'autre l'exécution de mémoire suffiraient à remplir ses soirées, elle se permit de consacrer quelques heures de la journée à noter ses inspirations, et à étudier ses auteurs avec plus de soin encore qu'elle n'avait pu le faire au milieu de mille émotions, ou sous l'œil d'un professeur impatient et systématique. Pour écrire la musique, elle se servit d'abord d'une épingle, au moyen de laquelle elle piquait les notes dans les interlignes, puis de petits éclats de bois enlevés à ses meubles, qu'elle faisait ensuite noircir contre le poêle, au moment où il était le plus ardent. Mais comme ces procédés prenaient du temps, et qu'elle avait une très-petite provision de papier réglé, elle reconnut qu'il valait mieux exercer encore la robuste mémoire dont elle était douée, et y loger avec ordre les nombreuses compositions que chaque soir faisait éclore. Elle en vint à bout, et, en pratiquant, elle put revenir de l'une à l'autre sans les avoir écrites et sans les confondre.

Cependant, comme sa chambre était fort chaude, grâce au surcroît de combustibles que M. Schwartz ajoutait bénévolement à la ration de l'établissement, et comme le rempart où elle se promenait était sans cesse rasé par un vent glacial, elle ne put échapper à quelques jours d'enrouement, qui la privèrent de la distraction d'aller chanter au théâtre de Berlin. Le médecin de la prison, qui avait été chargé de la voir deux fois par semaine, et de rendre compte de l'état de sa santé à M. de Poelnitz, écrivit qu'elle avait une extinction de voix, précisément le jour où le baron se proposait, avec l'agrément du roi, de la faire reparaître devant le public. Sa sortie fut donc retardée, sans qu'elle en eût le moindre chagrin; elle ne désirait pas respirer l'air de la liberté, avant de s'être assez familiarisée avec sa prison pour y rentrer sans regret.

 

En conséquence, elle ne soigna pas son rhume avec tout l'amour et toute la sollicitude qu'une cantatrice nourrit ordinairement pour le précieux organe de son gosier. Elle ne s'abstint pas de la promenade, et il en résulta un peu de fièvre durant plusieurs nuits. Elle éprouva alors un petit phénomène que tout le monde connaît. La fièvre amène dans le cerveau de chaque individu une illusion plus ou moins pénible. Les uns s'imaginent que l'angle formé par les murailles de l'appartement se rapproche d'eux, en se rétrécissant, jusqu'à leur presser et leur écraser la tête. Ils sentent peu à peu l'angle se desserrer, s'élargir, les laisser libres, retourner à sa place, pour revenir encore, se resserrer de nouveau et recommencer continuellement la même alternative de gêne et de soulagement. D'autres prennent leur lit pour une vague qui les soulève, les porte jusqu'au baldaquin, et les laisse retomber, pour se soulever encore et les ballotter obstinément. Le narrateur de cette véridique histoire subit la fièvre sous la forme bizarre d'une grosse ombre noire, qu'il voit se dessiner horizontalement sur une surface brillante au milieu de laquelle il se trouve placé. Cette tache d'ombre, nageant sur le sol imaginaire, est dans un continuel mouvement de contraction et de dilatation. Elle s'élargit jusqu'à couvrir entièrement la surface brillante, et tout aussitôt elle diminue, se resserre, et arrive à n'être plus qu'une ligne déliée comme un fil, après quoi elle s'étend de nouveau pour se développer et s'atténuer sans cesse. Cette vision n'aurait rien de désagréable pour le rêveur, si, par une sensation maladive assez difficile à faire comprendre, il ne s'imaginait être lui-même ce reflet obscur d'un objet inconnu flottant sans repos sur une arène embrasée par les feux d'un soleil invisible: à tel point que lorsque l'ombre imaginaire se contracte, il lui semble que son être s'amoindrit et s'allonge jusqu'à devenir l'ombre d'un cheveu; tandis que lorsqu'elle se dilate, il sent sa substance se dilater également jusqu'à figurer l'ombre d'une montagne enveloppant une vallée. Mais il n'y a dans le rêve ni montagne ni vallée. Il n'y a rien que le reflet d'un corps opaque faisant sur un reflet de soleil le même exercice que la prunelle noire du chat dans son iris transparente, et cette hallucination, qui n'est point accompagnée de sommeil, devient une angoisse des plus étranges.

Nous pourrions citer une personne qui, dans la fièvre, voit tomber le plafond à chaque instant; une autre qui se croit devenue un globe flottant dans l'espace; une troisième qui prend la ruelle de son lit pour un précipice, et qui croit toujours tomber à gauche, tandis qu'une quatrième se sent toujours entraînée à droite. Mais chaque lecteur pourrait fournir ses observations et les phénomènes de sa propre expérience; ce qui n'avancerait point la question, et n'expliquerait pas plus que nous ne pouvons le faire, pourquoi chaque individu, durant toute sa vie, ou tout au moins durant une longue série d'années, retombe, la nuit, dans un certain rêve qui est le sien et non celui d'un autre, et subit, à chaque accès de fièvre, une certaine hallucination qui lui présente toujours les mêmes caractères et le même genre d'angoisses. Cette question est du ressort de la physiologie; et nous pensons que le médecin y trouverait peut-être quelques indications, je ne dis pas sur le siège du mal patent, lequel se révèle par d'autres symptômes non moins évidents, mais sur celui d'un mal latent, provenant, chez le malade, du côté faible de son organisation, et qu'il est dangereux de provoquer par certains réactifs.

Mais cette question n'est pas de mon ressort, et je demande pardon au lecteur d'avoir osé l'effleurer.

Quant à notre héroïne, l'hallucination que lui causait la fièvre devait naturellement présenter un caractère musical, et porter sur ses organes auditifs. Elle retomba donc dans le rêve qu'elle avait eu tout éveillée, ou du moins à demi éveillée, la première nuit qu'elle avait passée dans la prison. Elle s'imagina entendre le son plaintif et les phrases éloquentes du violon d'Albert, tantôt forts et distincts, comme si l'instrument eût résonné dans sa chambre, tantôt faibles, comme s'il fut parti de l'horizon. Il y avait, dans cette fluctuation de l'intensité des sons imaginaires, quelque chose d'étrangement pénible. Lorsque la vibration lui semblait se rapprocher, Consuelo éprouvait un sentiment de terreur; lorsqu'elle paraissait éclater, c'était avec une vigueur qui foudroyait la malade. Puis le son faiblissait, et elle en ressentait peu de soulagement; car la fatigue d'écouter avec une attention toujours croissante ce chant qui se perdait dans l'espace lui causait bientôt une sorte de défaillance, durant laquelle il lui semblait ne plus saisir aucun bruit. Mais le retour incessant de la rafale harmonieuse lui apportait le frisson, l'épouvante, et les bouffées d'une chaleur insupportable, comme si le vigoureux coup de l'archet fantastique eût embrasé l'air, et déchaîné l'orage autour d'elle.

XVI

Cependant, comme Consuelo ne s'alarma pas de son état et ne changea presque rien à son régime, elle fut promptement rétablie. Elle put reprendre ses soirées de chant, et elle retrouva le profond sommeil de ses nuits paisibles.

Un matin, c'était le douzième de sa captivité, elle reçut de M. de Poelnitz un billet qui lui donnait avis d'une sortie pour le lendemain soir:

«J'ai obtenu du roi, disait-il, la permission d'aller moi-même vous chercher avec une voiture de sa maison. Si vous me donnez votre parole de ne point vous envoler par une des glaces, j'espère même pouvoir vous dispenser de l'escorte, et vous faire reparaître au théâtre sans ce lugubre attirail. Croyez que vous n'avez pas d'ami plus dévoué que moi, et que je déplore la rigueur du traitement, peut-être injuste que vous subissez.»

La Porporina s'étonna un peu de l'amitié soudaine et de l'attention délicate du baron. Jusque-là dans ses fréquents rapports d'administration théâtrale avec la prima-donna, M. de Poelnitz, qui, en qualité d'ex-roué, n'aimait pas les filles vertueuses, lui avait témoigné beaucoup de froideur et de sécheresse. Il lui avait même parlé souvent de sa conduite régulière et de ses manières réservées avec une ironie désobligeante. On savait bien à la cour que le vieux chambellan était le mouchard du roi, mais Consuelo n'était pas initiée aux secrets de cour, et elle ne savait pas qu'on pût faire cet odieux métier sans perdre les avantages d'une apparente considération dans le grand monde. Cependant un vague instinct de répulsion disait à Consuelo que Poelnitz avait contribué plus que tout autre à son malheur. Elle veilla donc à toutes ses paroles lorsqu'elle se trouva seule avec lui le lendemain, dans la voiture qui les conduisait rapidement à Berlin, vers le déclin du jour.

«Eh bien, ma pauvre recluse, lui dit-il, vous voilà diablement matée! Sont-ils farouches ces cuistres de vétérans qui vous gardent! Jamais ils n'ont voulu me permettre d'entrer dans la citadelle, sous prétexte que je n'avais point de permission, et voilà, sans reproche, un quart d'heure que je gèle en vous attendant. Allons, enveloppez-vous bien de cette fourrure que j'ai apportée pour préserver votre voix, et contez-moi donc un peu vos aventures. Que diable s'est-il donc passé à la dernière redoute du carnaval? Tout le monde se le demande, et personne ne le sait. Plusieurs originaux qui, selon moi, ne faisaient de mal à personne, ont disparu comme par enchantement. Le comte de Saint-Germain, qui est de vos amis, je crois; un certain Trismégiste, qu'on disait caché chez M. de Golowkin, et que vous connaissez peut-être aussi, car on dit que vous êtes au mieux avec tous ces enfants du diable…

– Ces personnes ont été arrêtées? demanda Consuelo.

– Ou elles ont pris la fuite: les deux versions ont cours à la ville.

– Si ces personnes ne savent pas mieux que moi pourquoi on les persécute, elles eussent mieux fait d'attendre de pied ferme leur justification.

– Ou la nouvelle lune qui peut changer l'humeur du monarque; c'est encore le plus sûr, et je vous conseille de bien chanter ce soir. Cela fera plus d'effet sur lui que de belles paroles. Comment diable avez-vous été assez maladroite, ma belle amie, pour vous laisser envoyer à Spandaw? Jamais, pour des vétilles pareilles à celles dont on vous accuse, le roi n'eût prononcé une condamnation aussi discourtoise envers une dame; il faut que vous lui ayez répondu avec arrogance, le bonnet sur l'oreille et la main sur la garde de votre épée, comme une petite folle que vous êtes. Qu'aviez-vous fait de criminel? Voyons, racontez-moi ça. Je parie arranger vos affaires, et, si vous voulez suivre mes conseils, vous ne retournerez pas dans cette humide souricière de Spandaw; vous irez coucher ce soir dans votre joli appartement de Berlin. Allons, confessez-vous. On dit que vous avez fait un souper fin dans le palais avec la princesse Amélie, et que vous vous êtes amusée, au beau milieu de la nuit, à faire le revenant et à jouer du balai dans les corridors, pour effrayer les filles d'honneur de la reine. Il parait que plusieurs de ces demoiselles en ont fait fausse-couche, et que les plus vertueuses mettront au monde des enfants marqués d'un petit balai sur le nez. On dit aussi que vous vous êtes fait dire votre bonne aventure par le planétaire de madame de Kleist, et que M. de Saint-Germain vous a révélé les secrets de la politique de Philippe le Bel. Êtes-vous assez simple pour croire que le roi veuille faire autre chose que de rire avec sa sœur de ces folies? Le roi est d'ailleurs, pour madame l'abbesse, d'une faiblesse qui va jusqu'à l'enfantillage; et quant aux devins, il veut seulement savoir s'ils prennent de l'argent pour débiter leurs sornettes, auquel cas il les prie de quitter le pays, et tout est dit. Vous voyez bien que vous vous abusez sur l'importance de votre rôle, et que si vous aviez voulu répondre tranquillement à quelques questions sans conséquence, vous n'auriez point passé un si triste carnaval dans les prisons de l'État.»

Consuelo laissa babiller le vieux courtisan sans l'interrompre, et lorsqu'il la pressa de répondre, elle persista à dire qu'elle ne savait de quoi il voulait lui parler. Elle sentait un piège sous cette frivolité bienveillante, et elle ne s'y laissa point prendre.

Alors Poelnitz changea de tactique, et d'un ton sérieux:

«C'est bien! lui dit-il, vous vous méfiez de moi. Je ne vous en veux pas, et, au contraire, je fais grand cas de la prudence. Puisque vous êtes ainsi, Mademoiselle, je vais, moi, vous parler à découvert. Je vois bien qu'on peut se fier à vous, et que notre secret est en bonnes mains. Apprenez donc, signora Porporina, que je suis votre ami plus que vous ne pensez, car je suis un des vôtres; je suis du parti du prince Henry.

– Le prince Henry a donc un parti? dit la Porporina, curieuse d'apprendre dans quelle intrigue elle se trouvait enveloppée.

– Ne faites pas semblant de l'ignorer, reprit le baron. C'est un parti que l'on persécute beaucoup en ce moment, mais qui est loin d'être désespéré. Le grand lama, ou, si vous aimez mieux, M. le marquis, n'est pas si solide sur son trône qu'on ne puisse le faire dégringoler. La Prusse est un bon cheval de bataille; mais il ne faut pas le pousser à bout.

– Ainsi, vous conspirez, monsieur le baron? Je ne m'en serais jamais douté!

– Qui ne conspire pas à l'heure qu'il est? Le tyranneau est environné de serviteurs dévoués en apparence, mais qui ont juré sa perte.

– Je vous trouve fort léger, monsieur le baron, de me faire une pareille confidence.

– Si je vous la fais, c'est parce que j'y suis autorisé par le prince et la princesse.

– De quelle princesse parlez-vous?

– De celle que vous savez. Je ne pense pas que les autres conspirent!.. À moins que ce ne soit la margrave de Bareith, qui est mécontente de sa chétive position, et en colère contre le roi, depuis qu'il l'a rabrouée, au sujet de ses intelligences avec le cardinal de Fleury. C'est déjà une vieille histoire; mais rancune de femme est de longue durée, et la margrave Guillemette7 n'est pas un esprit ordinaire: que vous en semble?

 

– Je n'ai jamais eu l'honneur de lui entendre dire un seul mot.

– Mais vous l'avez vue chez l'abbesse de Quedlimburg!

– Je n'ai jamais été qu'une seule fois chez la princesse Amélie, et la seule personne de la famille royale que j'y aie rencontrée, c'est le roi.

– N'importe! le prince Henry m'a donc chargé de vous dire…

– En vérité, monsieur le baron! dit Consuelo d'un ton méprisant; le prince vous a chargé de me dire quelque chose?

– Vous allez voir que je ne plaisante pas. Il vous fait savoir que ses affaires ne sont point gâtées, comme on veut vous le persuader; qu'aucun de ses confidents ne l'a trahi; que Saint-Germain est déjà en France, où il travaille à former une alliance entre notre conjuration et celle qui va replacer incessamment Charles-Édouard sur le trône d'Angleterre; que Trismégiste seul a été arrêté, mais qu'il le fera évader, et qu'il est sûr de sa discrétion. Quant à vous, il vous conjure de ne point vous laisser intimider par les menaces du marquis, et surtout de ne point croire à ceux qui feindraient d'être dans vos intérêts, pour vous faire parler. Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai soumise à une petite épreuve, dont vous êtes sortie victorieuse; et je dirai à notre héros, à notre brave prince, à notre roi futur, que vous êtes un des plus solides champions de sa cause!»

Consuelo, émerveillée de l'aplomb de M. de Poelnitz, ne put réprimer un éclat de rire; et quand le baron, piqué de son mépris, lui demanda le motif de cette gaieté déplacée, elle ne put lui rien répondre, sinon: «Vous êtes admirable, sublime, monsieur le baron!»

Et elle recommença à rire malgré elle. Elle eût ri sous le bâton, comme la Nicole de M. Jourdain.

«Quand cette attaque de nerfs sera finie, dit Poelnitz sans se déconcerter, vous daignerez peut-être m'expliquer vos intentions. Voudriez-vous trahir le prince? Croiriez-vous, en effet, que la princesse vous eût livrée à la colère du roi? Vous regarderiez-vous comme dégagée de vos serments? Prenez garde, Mademoiselle! vous vous en repentiriez peut-être bientôt. La Silésie ne tardera pas à être livrée par nous à Marie-Thérèse, qui n'a point abandonné ses projets, et qui deviendra dès lors notre puissante alliée. La Russie, la France, donneraient certainement les mains au prince Henry; madame de Pompadour n'a point oublié les dédains de Frédéric. Une puissante coalition, quelques années de lutte, peuvent facilement précipiter du trône ce fier souverain qui ne tient encore qu'à un fil… Avec l'amour du nouveau monarque, vous pourriez prétendre à une haute fortune. Le moins qu'il puisse arriver de tout cela, c'est que l'électeur de Saxe soit dépossédé de la royauté polonaise, et que le prince Henry aille régner à Varsovie… Ainsi…

– Ainsi, monsieur le baron, il existe, selon vous, une conspiration qui, pour satisfaire le prince Henry, veut mettre, encore une fois, l'Europe à feu et à sang? Et ce prince, pour assouvir son ambition, ne reculerait pas devant la honte de livrer son pays à l'étranger? J'ai beaucoup de peine à croire de pareilles lâchetés possibles; et si, par malheur, vous dites vrai, je suis fort humiliée de passer pour votre complice. Mais finissons cette comédie, je vous en conjure. Voilà un quart d'heure que vous vous évertuez fort ingénieusement à me faire avouer des crimes imaginaires. Je vous ai écouté pour savoir de quel prétexte on se servait pour me tenir en prison; il me reste à apprendre en quoi j'ai pu mériter la haine qui s'acharne si bassement après moi. Si vous voulez me le dire, je tâcherai de me disculper. Jusque là je ne puis rien répondre à toutes les belles choses que vous m'apprenez, sinon qu'elles me surprennent fort, et que de semblables projets n'ont aucune de mes sympathies.

– En ce cas, Mademoiselle, si vous n'êtes pas plus au courant que cela, reprit Poelnitz très-mortifié, je m'étonne de la légèreté du prince, qui m'engage à vous parler sans détour, avant de s'être assuré de votre adhésion à tous ses projets.

– Je répète, monsieur le baron, que j'ignore absolument les projets du prince; mais je suis bien certaine d'une chose: c'est qu'il ne vous a jamais chargé de m'en dire un seul mot. Pardonnez-moi de vous donner ce démenti. Je respecte votre âge; mais je ne puis m'empêcher de mépriser le rôle affreux que vous jouez auprès de moi en ce moment.

– Les soupçons absurdes d'une tête féminine ne m'atteignent guère, répondit Poelnitz, qui ne pouvait plus reculer devant ses mensonges. Un temps viendra où vous me rendrez justice. Dans le trouble que cause la persécution, et avec les idées chagrines que la prison doit nécessairement engendrer, il n'est pas étonnant que vous manquiez tout à coup de pénétration et de clairvoyance. Dans les conspirations, on doit s'attendre à de pareilles lubies, surtout de la part des dames. Je vous plains et vous pardonne. Il est possible, d'ailleurs, que vous ne soyez en tout ceci que l'amie dévouée de Trenck et la confidente d'une auguste princesse… Ces secrets sont d'une nature trop délicate pour que je veuille vous en parler. Le prince Henry lui-même ferme les yeux là-dessus, quoiqu'il n'ignore pas que le seul motif qui ait décidé sa sœur à entrer dans la conspiration soit l'espérance de voir Trenck réhabilité, et peut-être celle de l'épouser.

– Je ne sais rien de cela non plus, monsieur le baron, et je pense que si vous étiez sincèrement dévoué à quelque auguste princesse, vous ne me raconteriez pas de si étranges choses sur son compte.»

Le bruit des roues sur le pavé mit fin à cette conversation, au grand contentement du baron, qui ne savait plus quel expédient inventer pour se tirer d'affaire. On entrait dans la ville. La cantatrice, escortée jusqu'à la porte de sa loge et dans les coulisses par deux factionnaires qui ne la perdaient presque pas de vue, reçut de ses camarades un accueil assez froid. Elle en était aimée, mais aucun d'eux ne se sentait le courage de protester par des témoignages extérieurs contre la disgrâce prononcée par le roi. Ils étaient tristes, contraints, et comme nappés de la peur de la contagion. Consuelo qui ne voulut pas attribuer cette manière d'être à la lâcheté, mais à la compassion, crut lire dans leur contenance abattue l'arrêt d'une longue captivité. Elle s'efforça de leur montrer qu'elle n'en s'en effrayait pas, et parut sur la scène avec une confiance courageuse.

Il se passa en ce moment quelque chose d'assez bizarre dans la salle. L'arrestation de la Porporina ayant fait beaucoup de bruit, et l'auditoire n'étant composé que de personnes dévouées par conviction ou par position à la volonté royale, chacun mit ses mains dans ses poches, afin de résister au désir et à l'habitude d'applaudir la cantatrice disgraciée. Tout le monde avait les yeux sur le monarque, qui, de son côté, promenait des regards investigateurs sur la foule et semblait lui imposer le silence le plus profond. Tout à coup une couronne de fleurs, partie on ne sait d'où, vint tomber aux pieds de la cantatrice, et plusieurs voix prononcèrent simultanément et assez haut pour être entendues des divers points de la salle où elles s'étaient distribuées, les mots: C'est le roi! c'est le pardon du roi! Cette singulière assertion passa de bouche en bouche avec la rapidité de l'éclair; et chacun croyant faire son devoir et complaire à Frédéric, une tempête d'applaudissements, telle que de mémoire d'homme on n'en avait ouï à Berlin, se déchaîna depuis les combles jusqu'au parterre. Pendant plusieurs minutes, la Porporina, interdite et confondue d'une si audacieuse protestation, ne put commencer son rôle. Le roi, stupéfait, se retourna vers les spectateurs avec une expression terrible, qu'on prit pour un signe d'adhésion et d'encouragement. Buddenbrock lui-même, placé non loin de lui, ayant demandé au jeune Benda de quoi il s'agissait, et celui-ci lui ayant répondu que la couronne était partie de la place du roi, se mit à battre des mains d'un air de mauvaise humeur vraiment comique. La Porporina croyait rêver; le roi se tâtait pour savoir s'il était bien éveillé.

7Sophie Wilhelmine. Elle signait sœur Guillemette, en écrivant à Voltaire.

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