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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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C'était pour moi tout un monde enchanté que ce joujou, et quand ma mère m'avait raconté pour la dixième fois le charmant conte de Gracieuse et Percinet, je me mettais à composer en imagination des paysages ou des jardins magiques dont je croyais saisir la répétition dans un lac. Où les enfans trouvent-ils la vision des choses qu'ils n'ont jamais vues?

Lorsque nos paquets pour le voyage en Espagne furent terminés, j'avais une poupée chérie qu'on m'eût sans doute laissée emporter; mais ce ne fut point mon idée. Il me sembla qu'elle se casserait ou qu'on la prendrait si je ne la laissais dans ma chambre, et après l'avoir deshabillée et lui avoir fait une toilette de nuit fort recherchée, je la couchai dans mon petit lit et j'arrangeai les couvertures avec beaucoup de soin. Au moment de partir, je courus lui donner un dernier regard, et comme Pierret me promettait de venir lui faire manger la soupe tous les matins, je commençai à tomber dans l'état de doute où sont les enfans sur la réalité de ces sortes d'êtres. État vraiment singulier où la raison naissante d'une part, et le besoin d'illusion de l'autre, se combattent dans leur cœur, avide d'amour maternel. Je pris les deux mains de ma poupée et je les lui joignis sur la poitrine. Pierret m'observa que c'était l'attitude d'une morte. Alors je lui élevai les mains jointes au-dessus de la tête, dans une attitude de désespoir ou d'invocation, à laquelle j'attribuais très sérieusement une idée superstitieuse. Je pensais que c'était un appel à la bonne fée, et qu'elle serait protégée en restant dans cette posture tout le temps de mon absence. Aussi Pierret dut me promettre de ne pas la lui faire perdre. Il n'y a rien de plus vrai au monde que cette folle et poétique histoire d'Hoffmann, intitulée le Casse-Noisette. C'est la vie intellectuelle de l'enfant prise sur le fait. J'en aime même cette fin embrouillée qui se perd dans le monde des chimères. L'imagination des enfans est aussi riche et aussi confuse que ces brillans rêves du conteur allemand.

Sauf la pensée de ma poupée qui me poursuivit pendant quelque temps, je ne me rappelle rien du voyage jusqu'aux montagnes des Asturies. Mais je ressens encore l'étonnement et la terreur que me causèrent ces grandes montagnes. Les brusques détours de la route au milieu de cet amphithéâtre où les cimes fermaient l'horizon, m'apportaient à chaque instant une surprise pleine d'angoisses. Il me semblait que nous étions enfermés dans ces montagnes, qu'il n'y avait plus de route et que nous ne pourrions ni continuer ni retourner. J'y vis pour la première fois, sur les marges du chemin, de la vrille en fleurs. Ces clochettes roses délicatement rayées de blanc, me frappèrent beaucoup. Ma mère m'ouvrait instinctivement et tout naïvement le monde du beau, en m'associant, dès l'âge le plus tendre, à toutes ses impressions. Ainsi quand il y avait un beau nuage, un grand effet de soleil, une eau claire et courante, elle me faisait arrêter en me disant: «Voilà, qui est joli, regarde.» Et tout aussitôt ces objets que je n'eusse peut-être pas remarqués de moi-même me révélaient leur beauté, comme si ma mère avait eu une clé magique pour ouvrir mon esprit au sentiment inculte, mais profond qu'elle en avait elle-même. Je me souviens que notre compagne de voyage ne comprenait rien aux naïves admirations que ma mère me faisait partager, et qu'elle disait souvent: «Oh! mon Dieu, madame Dupin, que vous êtes drôle avec votre petite fille!» Et pourtant je ne me rappelle pas que ma mère m'ait jamais fait une phrase? je crois qu'elle en eût été bien empêchée, car c'est à peine si elle savait écrire à cette époque, et elle ne se piquait point d'une vaine et inutile orthographe; et pourtant elle parlait purement, comme les oiseaux chantent sans avoir appris à chanter. Elle avait la voix douce et la prononciation distinguée: ses moindres paroles me charmaient et me persuadaient.

Comme ma mère était véritablement infirme sous le rapport de la mémoire, et n'avait jamais pu enchaîner deux faits dans son esprit, elle s'efforçait de combattre en moi cette infirmité, qui, à bien des égards, a été héréditaire; aussi, me disait-elle à chaque instant: «Il faudra te souvenir de ce que tu vois là,» et chaque fois qu'elle a pris cette précaution, je me suis souvenue en effet. Ainsi, en voyant ces liserons en fleurs, elle me dit: «Respire-les, cela sent le bon miel, et ne les oublie pas!» C'est donc la première révélation de l'odorat que je me rappelle, et par un lien de souvenirs et de sensations que tout le monde connaît sans pouvoir l'expliquer, je ne respire jamais des fleurs de liserons-vrille sans voir l'endroit des montagnes espagnoles et le bord du chemin où j'en cueillis pour la première fois.

Mais quel était cet endroit? Dieu le sait! Je le reconnaîtrais en le voyant. Je crois que c'était du côté de Pancorbo.

Une autre circonstance que je n'oublierai pas, et qui eût frappé tout autre enfant, est celle-ci: Nous étions dans un endroit assez aplani, et non loin des habitations. La nuit était claire, mais de gros arbres bordaient la route et y jetaient par momens beaucoup d'obscurité. J'étais sur le siége de la voiture avec le jockey. Le postillon ralentit ses chevaux, se retourna et cria au jockey: Dites de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux. Ma mère n'eut pas besoin que cette parole lui fût transmise; elle l'entendit, et s'étant penchée à la portière, elle vit aussi bien que je les voyais trois personnages, deux sur un côté de la route, l'autre en face, à dix pas de nous environ. Ils paraissaient petits et se tenaient immobiles. — Ce sont des voleurs, cria ma mère; postillon, n'avancez pas, retournez! retournez! Je vois leurs fusils.

Le postillon, qui était Français, se mit à rire, car cette vision de fusils lui prouvait bien que ma mère ne savait guère à quels ennemis nous avions affaire. Il jugea plus prudent de ne pas la détromper, fouetta ses chevaux, et passa résolument au grand trot devant ces trois flegmatiques personnages, qui ne se dérangèrent pas le moins du monde et que je vis distinctement, mais sans pouvoir dire ce que c'était. Ma mère, qui les vit à travers sa frayeur, crut distinguer des chapeaux pointus, et les prit pour une sorte de militaires. Mais quand les chevaux excités, et très effrayés pour leur compte, eurent fourni une assez longue course, le postillon les mit au pas, et descendit pour venir parler à ses voyageuses. «Eh bien, mesdames, dit-il en riant toujours, avez-vous vu leurs fusils? Ils avaient bien quelque mauvaise idée, car ils se sont tenus debout tout le temps qu'ils nous ont vus. Mais je savais que mes chevaux ne feraient pas de sottise. S'ils nous avaient versés dans cet endroit-là, ce n'eût pas été une bonne affaire pour nous. — Mais, enfin, dit ma mère, qu'est-ce que c'était donc? — C'étaient trois grands ours de montagne, sauf votre respect, ma petite dame.»

Ma mère eut plus peur que jamais. Elle suppliait le postillon de remonter sur ses chevaux et de nous conduire bride abattue jusqu'au plus prochain gîte. Mais cet homme était apparemment habitué à de telles rencontres, qui seraient sans doute bien rares aujourd'hui, en plein printemps, sur les voies de grande communication. Il nous dit que ces animaux n'étaient à craindre qu'en cas de chute, et il nous conduisit au relais sans encombre.

Quant à moi, je n'eus aucune peur. J'avais connu plusieurs ours dans mes boîtes de Nuremberg. Je leur avais fait dévorer certains personnages malfaisans de mes romans improvisés; mais ils n'avaient jamais osé attaquer ma bonne princesse, aux aventures de laquelle je m'identifiais certainement sans m'en rendre compte.

On ne s'attend pas sans doute à ce que je mette de l'ordre dans des souvenirs qui datent de si loin. Ils sont très brisés dans ma mémoire, et ce n'est pas ma mère qui eût pu m'aider par la suite à les enchaîner, car elle se souvenait moins que moi. Je dirai seulement, dans l'ordre où elles me viendront, les principales circonstances qui m'ont frappée.

Ma mère eut une autre frayeur moins bien fondée, dans une auberge qui avait pourtant fort bonne mine. Je me retrace ce gîte parce que j'y remarquai pour la première fois ces jolies nattes de paille nuancées de diverses couleurs qui remplacent les tapis chez les peuples méridionaux. J'étais bien fatiguée, nous voyagions par une chaleur étouffante, et mon premier mouvement fut de me jeter tout de mon long sur la natte en entrant dans la chambre qui nous était ouverte. Probablement, nous avions déjà eu sur cette terre d'Espagne, bouleversée par l'insurrection, des gîtes moins confortables, car ma mère s'écria: «A la bonne heure! voici des chambres très propres, et j'espère que nous pourrons dormir.» Mais, au bout de quelques instans, étant sortie dans le corridor, elle fit un grand cri et rentra précipitamment. Elle avait vu une large tache de sang sur le plancher et c'en était assez pour lui faire croire qu'elle était dans un coupe-gorge.

Mme Fontanier (voici que le nom de notre compagne de voyage me revient) se moqua d'elle; mais rien ne put la décider à se coucher qu'elle n'eût examiné furtivement la maison. Ma mère était d'une poltronnerie d'un genre assez particulier. Sa vive imagination lui présentait à chaque instant l'idée des dangers extrêmes; mais, en même temps, sa nature active et sa présence d'esprit remarquable lui inspiraient le courage de réagir, d'examiner, de voir de près les objets qui l'avaient épouvantée, afin de se soustraire au péril, ce qu'elle eût fait fort adroitement, je n'en doute pas. Enfin, elle était de ces femmes qui, en ayant toujours peur de quelque chose, parce qu'elles craignent la mort, ne perdent jamais la tête, parce qu'elles ont, pour ainsi dire, le génie de la conservation.

La voilà donc qui s'arme d'un flambeau et qui veut emmener Mme Fontanier à la découverte: celle-ci, qui n'était ni aussi craintive, ni aussi brave, ne s'en souciait guère. Je me sentis alors prise d'un grand instinct de courage qui avait peu de mérite, puisque je n'avais pas compris pourquoi ma mère avait peur; mais enfin, la voyant se lancer toute seule dans une expédition qui faisait reculer sa compagne, je m'attachai résolument à son jupon, et le jockey, qui était un drôle fort malin, n'ayant peur de quoi que ce soit, et se moquant de toutes gens et de toutes choses, nous suivit avec autre flambeau. Nous allâmes ainsi à la découverte, sur la pointe du pied, pour ne pas éveiller la méfiance des hôtes que nous entendions rire et causer dans la cuisine. Ma mère nous montra, en effet, la tache de sang auprès d'une porte où elle colla son oreille et son imagination était tellement excitée qu'elle crut entendre des gémissemens. «Je suis sûre, dit-elle au jockey, qu'il y a là quelque malheureux soldat français égorgé par ces méchans Espagnols,» et d'une main tremblante, mais résolue, elle ouvrit la porte et se trouva en présence de trois énormes cadavres... de porcs fraîchement assassinés pour la provision de la maison et la consommation des voyageurs.

 

Ma mère se mit à rire et revint se moquer de sa frayeur avec Mme Fontanier. Quant à moi, j'eus plus peur de la vue de ces cochons sanglans et ouverts, si vilainement pendus à la muraille avec leur nez grillé touchant la terre, que de tout ce que j'aurais pu imaginer.

Je ne me fis pas, pour cela, une idée nette de la mort, et il me fallut un autre spectacle pour comprendre ce que c'était. J'avais pourtant tué beaucoup de monde dans mes romans entre quatre chaises, et dans mes jeux militaires avec Clotilde. Je connaissais le mot et non la chose, j'avais fait la morte moi-même sur le champ de bataille avec mes compagnes amazones, et je n'avais senti aucun déplaisir d'être couchée par terre et de fermer les yeux pendant quelques instans. J'appris tout de bon ce que c'est, dans une autre auberge, où l'on m'avait donné un pigeon vivant, sur quatre ou cinq que l'on destinait à notre dîner; car, en Espagne, c'est, avec le porc, le fond de la nourriture des voyageurs, et, en ce temps de guerre et de misère, c'était du luxe que d'en trouver à discrétion. Ce pigeon me causa des transports de joie et de tendresse. Je n'avais jamais eu un si beau joujou, et un joujou vivant, quel trésor! Mais il me prouva bientôt qu'un être vivant est un joujou incommode, car il voulait toujours s'enfuir, et aussitôt que je lui laissais la liberté pour un instant, il s'échappait, et il me fallait le poursuivre dans toute la chambre. Il était insensible à mes baisers, et j'avais beau l'appeler des plus doux noms, il ne m'entendait pas. Cela me lassa, et je demandai où l'on avait mis les autres pigeons. Le jockey me répondit qu'on était en train de les tuer. Eh bien! dis-je, je veux qu'on tue aussi le mien. Ma mère voulut me faire renoncer à cette idée cruelle, mais je m'y obstinai jusqu'à pleurer et à crier, ce qui lui causa une grande surprise. «Il faut, dit-elle à Mme Fontanier, que cette enfant ne se fasse aucune idée de ce qu'elle demande: elle croit que mourir c'est dormir.» Elle me prit alors par la main, et m'emmena avec mon pigeon dans la cuisine, où l'on égorgeait ses frères. Je ne me rappelle pas comment on s'y prenait, mais je vis le mouvement de l'oiseau qui mourait violemment et la convulsion finale. Je poussai des cris déchirans, et, croyant que mon oiseau, déjà tant aimé, avait subi le même sort, je versai des torrens de larmes. Ma mère, qui l'avait sous son bras, me le montra vivant, et ce fut pour moi une joie extrême. Mais quand on nous servit, à dîner, les cadavres des autres pigeons, et qu'on me dit que c'était les mêmes êtres que j'avais vus si beaux avec leurs plumes luisantes et leur doux regard, j'eus horreur de cette nourriture et n'y voulus point toucher.

Plus nous avancions dans notre trajet, plus le spectacle de la guerre devenait terrible. Nous passâmes la nuit dans un village qui avait été brûlé la veille, et où il ne restait dans l'auberge qu'une salle avec un banc et une table. Il n'y avait absolument à manger que des oignons crus, dont je me contentai, mais auxquels ma mère ni sa compagne ne purent se résoudre à toucher. Elles n'osaient pas voyager la nuit; elles la passèrent sans fermer l'œil, et je dormis sur la table, où elles m'avaient fait un lit vraiment trop bon avec les coussins de la calèche.

Il m'est impossible de dire à quelle époque précise de la guerre d'Espagne nous nous trouvions. Je ne me suis jamais occupée de le savoir à l'époque où mes parens eussent pu mettre de l'ordre dans mes souvenirs, et je n'en ai plus aucun en ce monde qui puisse m'y aider. Je pense que nous étions parties de Paris dans le courant d'avril 1808, et que l'événement terrible du 2 mai éclata à Madrid pendant que nous traversions l'Espagne pour nous y rendre. Mon père était arrivé à Bayonne le 27 février. Il écrivait quelques lignes des environs de Madrid le 18 mars, à ma mère, et c'est vers cette époque que j'ai dû voir l'empereur à Paris, à son retour de Venise, et avant son départ pour Bayonne; car, quand je le vis, le soleil baissait et me venait dans les yeux, et nous rentrions chez nous pour dîner. Quand nous quittâmes Paris, il ne faisait pas chaud; mais, à peine fûmes-nous en Espagne, que la chaleur nous accabla. Si j'avais été à Madrid pendant l'événement du 2 mai, une pareille catastrophe m'eût sans doute vivement frappée, puisque je me rappelle de bien moindres circonstances.

En voici une qui me fixe presque: c'est la rencontre que nous fîmes, vers Burgos ou vers Vittoria, d'une reine qui ne pouvait être que la reine d'Etrurie. Or, l'on sait que le départ de cette princesse fut la première cause du mouvement du 2 mai à Madrid. Nous la rencontrâmes probablement peu de jours après, comme elle se dirigeait sur Bayonne où le roi Charles IV l'appelait, afin de réunir toute sa famille sous la serre de l'aigle impériale.

Comme cette rencontre me frappa beaucoup, je puis la raconter avec quelques détails. Je ne saurais dire en quel lieu c'était, sinon que c'était dans une sorte de village où nous nous étions arrêtées pour dîner. Il y avait dans l'auberge un relais de poste, et, au fond de la cour, un assez grand jardin où je vis des tournesols qui me rappelèrent ceux de Chaillot. Pour la première fois, je vis recueillir la graine de cette plante, et l'on me dit qu'elle était bonne à manger. Il y avait dans un coin de cette même cour une pie en cage, et cette pie parlait, ce qui fut pour moi un autre sujet d'étonnement. Elle disait en espagnol quelque chose qui signifiait probablement mort aux Français, ou peut-être mort à Godoy. Je n'entendais distinctement que le premier mot, qu'elle répétait avec affectation, et avec un accent vraiment diabolique, muera, muera. Et le jockey de Mme Fontanier m'expliquait qu'elle était en colère contre moi et qu'elle me souhaitait la mort. J'étais si étonnée d'entendre parler un oiseau que mes contes de fées me parurent plus sérieux que je n'avais peut-être cru jusqu'alors. Je ne me rendis pas du tout compte de cette parole mécanique dont le pauvre oiseau ne comprenait pas le sens. Puisqu'il parlait, il devait penser et raisonner, selon moi, et j'eus très peur de cette espèce de génie malfaisant qui frappait du bec les barreaux de sa cage, en répétant toujours: Muera, muera!

Mais je fus distraite par un nouvel événement. Une grande voiture, suivie de deux ou trois autres, venait d'entrer dans la cour, et on changeait de chevaux avec une précipitation extraordinaire. Les gens du village essayaient d'entrer dans la cour en criant: La reina, la reina! Mais l'hôte et d'autres personnes les repoussaient en disant: Non, non, ce n'est pas la reine. On relaya si vite que ma mère, qui était à la fenêtre, n'eut pas le temps de descendre pour s'assurer de ce que c'était, d'ailleurs, on ne laissait pas approcher des voitures. Les maîtres de l'hôtellerie paraissaient être dans la confidence, car ils assuraient aux gens du dehors que ce n'était pas la reine, et pourtant une femme de la maison me porta tout auprès de la principale voiture en me disant: Voyez la reine!

Ce fut pour moi une assez vive émotion, car il y avait toujours des rois et des reines dans mes romans, et je me représentais des êtres d'une beauté, d'un éclat et d'un luxe extraordinaires. Or, la pauvre reine que je voyais là était vêtue d'une petite robe blanche très étriquée à la mode du temps et très jaunie par la poussière. Sa fille, qui me parut avoir huit ou dix ans, était vêtue comme elle, et toutes deux me parurent très brunes et assez laides; du moins, c'est l'impression qui m'en est restée. Elles avaient l'air triste et inquiet. Dans mon souvenir, elles n'avaient ni suite ni escorte; elles fuyaient plutôt qu'elles ne partaient, et j'entendis ensuite ma mère qui disait d'un ton d'insouciance: «C'est encore une reine qui se sauve.»

Ces pauvres reines sauvaient, en effet, leurs personnes, en laissant l'Espagne livrée à l'étranger. Elles allaient à Bayonne chercher auprès de Napoléon une protection qui ne leur manqua point, en tant que sécurité matérielle, mais qui fut le sceau de leur déchéance politique. On sait que cette reine d'Etrurie était fille de Charles IV et infante d'Espagne. Elle avait épousé son cousin, le fils du vieux duc de Parme. Napoléon, voulant s'emparer du duché, avait donné en retour aux jeunes époux la Toscane, avec le titre de royaume. Ils étaient venus à Paris, en 1801, rendre hommage au premier consul, et ils y avaient été reçus avec de grandes fêtes. On sait que la jeune reine, ayant abdiqué au nom de son fils, était revenue à Madrid au commencement de 1804 pour prendre possession du nouveau royaume de Lusitanie que la victoire devait lui assurer dans le nord du Portugal. Mais tout était désormais remis en question, grâce à l'impuissance politique de Charles IV et au peu de loyauté de cette politique dirigée par le prince de la Paix. Nous allions nous engager dans cette formidable guerre contre la nation espagnole, qui nous arrivait comme par un décret de la fatalité, et qui devait inspirer spontanément à Napoléon la nécessité de s'emparer de toutes ces royales personnes au moment où, d'elles-mêmes, elles venaient implorer son appui. La reine d'Etrurie et ses enfans suivirent le vieux Charles IV, la reine Marie-Louise et le prince de la Paix, à Compiégne.

Lorsque je vis cette reine, elle était déjà sous la protection française. Etrange protection qui l'arrachait à l'amour traditionnel du peuple espagnol, consterné de voir partir ainsi tous les membres de la famille royale, au milieu d'une lutte décisive et terrible avec l'étranger. A Aranjuez, le 17 mars, le peuple, malgré sa haine pour Godoy, avait voulu retenir Charles IV. A Madrid, le 2 mai, il avait voulu retenir l'infant don François de Paule et la reine d'Etrurie. A Vittoria, le 16 avril, il avait voulu retenir Ferdinand. En toutes ces occasions, il avait essayé de dételer les chevaux et de garder malgré eux ces princes pusillanimes et insensés qui le méconnaissaient et le fuyaient par crainte les uns des autres. Mais, entraînés par la destinée, ils avaient résisté; les uns aux menaces, les autres aux prières du peuple. Où couraient-ils ainsi? à la captivité de Compiègne et de Valencey.

On pense bien qu'à l'époque où je vis la scène que j'ai rapportée, je ne compris rien à l'incognito effrayé de cette reine fugitive. Mais je me suis toujours rappelé sa physionomie sombre qui semblait trahir à la fois la crainte de rester et la crainte de partir. C'était bien la situation où son père et sa mère avaient dû se trouver à Aranjuez, en présence d'un peuple qui ne voulait ni les garder ni les laisser fuir. La nation espagnole était lasse de ses imbéciles souverains; mais tels qu'ils étaient, elle les préférait à l'homme de génie qui n'était pas espagnol. Elle semblait avoir pris pour devise, en tant que nation, le mot énergique que Napoléon disait dans un sens plus restreint: «Qu'il faut laver son linge sale en famille.»

Nous arrivâmes à Madrid dans le courant de mai. Nous avions tant souffert en route, que je ne me rappelle rien des derniers jours de notre voyage. Pourtant nous atteignîmes notre but sans catastrophe, ce qui est presque miraculeux, car déjà l'Espagne était soulevée sur plusieurs points, et partout grondait l'orage prêt à éclater. Nous suivions la ligne protégée par les armes françaises, il est vrai; mais nulle part les soldats français eux-mêmes n'étaient en sûreté contre de nouvelles Vêpres siciliennes, et ma mère, portant un enfant dans son sein, un autre dans ses bras, n'avait que trop de sujets de crainte.

 

Elle oublia ses terreurs et ses souffrances en voyant mon père; et, quant à moi, la fatigue qui m'accablait se dissipa en un instant à l'aspect des magnifiques appartemens où nous venions nous installer. C'était dans le palais du prince de la Paix, et j'entrais là véritablement en plein dans la réalisation de mes contes de fées. Murat occupait l'étage inférieur de ce même palais, le plus riche et le plus confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de son favori, et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi légitime. Notre appartement était situé, je crois, au troisième étage. Il était immense, tout tendu en damas de soie cramoisie; les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout était doré et me parut en or massif, toujours comme dans les contes de fées.

Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient un peu peur. Ces grosses têtes, qui semblaient sortir du cadre et me suivre des yeux, me tourmentaient passablement; mais j'y fus bientôt habituée. Une autre merveille pour moi fut une glace psyché, où je me voyais marcher sur les tapis, et où je ne me reconnus pas d'abord, car je ne m'étais jamais vue ainsi de la tête aux pieds, et je ne me faisais pas une idée de ma taille qui était même, relativement à mon âge, assez petite. Pourtant, je me trouvai si grande, que j'en fus effrayée.

Peut-être ce beau palais et ces riches appartemens étaient-ils de fort mauvais goût, malgré l'admiration qu'ils me causaient. Ils étaient, du moins, fort malpropres et remplis d'animaux domestiques, entre autres de lapins, qui couraient et entraient partout sans que personne y fit attention. Ces tranquilles hôtes, les seuls qu'on n'eût point dépossédés, avaient-ils l'habitude d'être admis dans les appartemens, ou, profitant de la préoccupation générale, avaient-ils passé de la cuisine au salon? Il y en avait un, blanc comme la neige, avec des yeux de rubis, qui se mit de suite à agir très familièrement avec moi. Il s'était installé dans l'angle de la chambre à coucher, derrière la psyché, et notre intimité s'établit bientôt là sans conteste. Il était pourtant assez maussade, et, plusieurs fois, il égratigna la figure des personnes qui voulaient le déloger; mais il ne prit jamais d'humeur contre moi, et il dormait sur mes genoux ou sur le bord de ma robe des heures entières, pendant que je lui racontais mes plus belles histoires.

J'eus bientôt à ma disposition les plus beaux jouets du monde, des poupées, des moutons, des ménages, des lits, des chevaux, tout cela couvert d'or fin, de franges, de housses et de paillons. C'étaient les joujoux abandonnés par les infans d'Espagne et déjà à moitié cassés par eux. J'achevai assez lestement leur besogne, car ces jouets me parurent grotesques et déplaisans. Ils devaient être cependant d'un prix véritable, car mon père sauva deux ou trois petits personnages en bois peint et sculpté, qu'il apporta à ma grand'mère comme des objets d'art. Elle les conserva quelque temps, et tout le monde les admirait. Mais, après la mort de mon père, je ne sais comment ils retombèrent entre mes mains, et je me rappelle un petit vieillard en haillons qui devait être d'une vérité et d'une expression remarquables, car il me faisait peur. Cette habile représentation d'un pauvre vieux mendiant tout décharné et tendant la main, s'était-elle glissée par hasard parmi les brillans hochets des infans d'Espagne? C'est toujours un étrange jouet dans les mains d'un fils de roi que la personnification de la misère, et il y aurait de quoi le faire réfléchir.

D'ailleurs, les jouets ne m'occupèrent pas à Madrid comme à Paris. J'avais changé de milieu. Les objets extérieurs m'absorbaient, et même j'y oubliais les contes de fées, tant ma propre existence prit pour moi-même une apparence merveilleuse.

J'avais déjà vu Murat à Paris. J'avais joué avec ses enfans; mais je n'en avais gardé aucun souvenir. Probablement je l'avais vu en habit, comme tout le monde. A Madrid, tout doré et empanaché comme il m'apparut, il me fit une grande impression. On l'appelait le prince, et comme dans les drames féeriques et les contes, les princes jouent toujours le premier rôle, je crus voir le fameux prince Fanfarinet. Je l'appelai moi-même ainsi tout naturellement, sans me douter que je lui adressais une épigramme. Ma mère eut beaucoup de peine à m'empêcher de lui faire entendre ce maudit nom que je prononçais toujours en l'apercevant dans les galeries du palais. On m'habitua à l'appeler mon prince en lui parlant, et il me prit en grande amitié.

Peut-être avait-il exprimé quelque déplaisir de voir un de ses aides-de-camp lui amener femme et enfans, au milieu des terribles circonstances où il se trouvait, et peut-être voulait-on que tout cela prît à ses yeux un aspect militaire. Il est certain que, toutes les fois qu'on me présenta devant lui, on me fit endosser l'uniforme.

Cet uniforme était une merveille. Il est resté longtemps chez nous après que j'ai été trop grande pour le porter. Ainsi je peux m'en souvenir minutieusement. Il consistait en un dolman de casimir blanc tout galonné et boutonné d'or fin; une pelisse pareille garnie de fourrure noire, et jetée sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornemens et broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi des bottes de maroquin rouge à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de gances de soie, à canons d'or et aiguillettes émaillées, la sabretache avec une aigle brodée en perles fines; rien n'y manquait. En me voyant équipée absolument comme mon père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide-de-camp, et nous admit dans son intimité.

Elle n'eut pas beaucoup de charmes pour moi, car ce bel uniforme me mettait au supplice. J'avais appris à le très bien porter, il est vrai, à faire traîner mon petit sabre sur les dalles du palais, à faire flotter ma pelisse sur mon épaule, de la manière la plus convenable; mais j'avais chaud sous cette fourrure, j'étais écrasée sous ces galons, et je me trouvais bien heureuse lorsqu'en rentrant chez nous, ma mère me remettait le costume espagnol du temps, la robe de soie noire bordée d'un grand réseau de soie, qui prenait au genou et tombait en franges sur la cheville, et la mantille plate en crêpe noir, bordée d'une large bande de velours. Ma mère, sous ce costume, était d'une beauté surprenante. Jamais Espagnole véritable n'avait eu une peau brune aussi fine, des yeux noirs aussi veloutés, un pied si petit et une taille si cambrée.

Murat tomba malade. On a dit que c'était par suites de débauches; mais ce n'est pas vrai. Il avait une inflammation d'entrailles, comme une grande partie de notre armée d'Espagne, et il souffrait de violentes douleurs, quoiqu'il ne fût point alité. Il se croyait empoisonné, et ne subissait pas son mal avec beaucoup de patience, car ses cris faisaient retentir ce vaste et triste palais où l'on ne dormait que d'un œil. Je me souviens d'avoir été réveillée par l'effroi de mon père et de ma mère, la première fois qu'il rugit ainsi au milieu de la nuit. Ils pensaient qu'on l'assassinait. Mon père se jeta hors du lit, prit son sabre, et courut, presque nu, à l'appartement du prince. J'entendis les cris de ce pauvre héros, si terrible à la guerre, si pusillanime hors du champ de bataille. J'eus grand'peur et je jetai les hauts cris à mon tour. Il paraît que j'avais fini par comprendre ce que c'est que la mort, car je m'écriais en sanglotant: On tue mon prince Fanfarinet! Il sut ma douleur et m'en aima davantage. A quelques jours de là, il monta dans notre appartement vers minuit, et approcha de mon berceau. Mon père et ma mère étaient avec lui. Ils revenaient d'une partie de chasse et rapportaient un petit faon de biche, que Murat plaça lui-même à côté de moi. Je m'éveillai à demi et vis cette jolie petite tête de faon qui se penchait languissamment contre mon visage. Je jetai mes bras autour de son cou et me rendormis sans pouvoir remercier le prince. Mais le lendemain matin, en m'éveillant, je vis encore Murat auprès de mon lit. Mon père lui avait dit le spectacle qu'offraient l'enfant et la petite bête endormis ensemble, et il avait voulu le voir. En effet, ce pauvre animal, qui n'avait peut-être que quelques jours d'existence et que les chiens avaient poursuivi la veille, était tellement vaincu par la fatigue, qu'il s'était arrangé dans mon lit pour dormir comme eût pu le faire un petit chien. Il était couché en rond contre ma poitrine, il avait la tête sur l'oreiller, ses jambes étaient repliées comme s'il eût craint de me blesser, et mes deux bras étaient restés enlacés à son cou, comme je les y avais mis en me rendormant. Ma mère m'a dit que Murat regrettait, en cet instant, de ne pouvoir montrer un groupe si naïf à un artiste. Sa voix m'éveilla; mais on n'est pas courtisan à quatre ans, et mes premières caresses furent pour le faon, qui semblait vouloir me les rendre, tant la chaleur de mon petit lit l'avait rassuré et apprivoisé.

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