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Les contemplations. Aujourd'hui, 1843-1856

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XVI
HORROR

I
 
Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche,
Passes… ne t'en va pas! parle à l'homme farouche
Ivre d'ombre et d'immensité,
Parle-moi, toi, front blanc, qui dans ma nuit te penches;
Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches,
Comme un souffle de la clarté!
 
 
Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte?
Est-ce toi qui heurtais l'autre nuit à ma porte,
Pendant que je ne dormais pas?
C'est donc vers moi que vient lentement ta lumière?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.
 
 
Peut-être qu'à ma porte ouvrant sur l'ombre immense,
L'invisible escalier des ténèbres commence;
Peut-être, ô pâles échappés,
Quand vous montez du fond de l'horreur sépulcrale,
O morts, quand vous sortez de la froide spirale,
Est-ce chez moi que vous frappez!
 
 
Car la maison d'exil, mêlée aux catacombes,
Est adossée au mur de la ville des tombes.
Le proscrit est celui qui sort;
Il flotte submergé comme la nef qui sombre;
Le jour le voit à peine et dit: Quelle est cette ombre?
Et la nuit dit: Quel est ce mort?
 
 
Sois la bienvenue, ombre! ô ma soeur! ô figure
Qui me fais signe alors que sur l'énigme obscure
Je me penche, sinistre et seul;
Et qui viens, m'effrayant de ta lueur sublime,
Essuyer sur mon front la sueur de l'abîme
Avec un pan de ton linceul!
 
II
 
Oh! que le gouffre est noir et que l'oeil est débile!
Nous avons devant nous le silence immobile.
Qui sommes-nous? où sommes-nous?
Faut-il jouir? faut-il pleurer? Ceux qu'on rencontre
Passent. Quelle est la loi? La prière nous montre
L'écorchure de ses genoux.
 
 
D'où viens-tu? – Je ne sais. – Où vas-tu? – Je l'ignore.
L'homme ainsi parle à l'homme et l'onde au flot sonore.
Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.
Parfois nous devenons pâles, hommes et femmes,
Comme si nous sentions se fermer sur nos âmes
La main de la géante nuit.
 
 
Nous voyons fuir la flèche et l'ombre est sur la cible.
L'homme est lancé. Par qui? vers qui? Dans l'invisible.
L'arc ténébreux siffle dans l'air.
En voyant ceux qu'on aime en nos bras se dissoudre,
Nous demandons si c'est pour la mort, coup de foudre,
Qu'est faite, hélas! la vie éclair!
 
 
Nous demandons, vivants douteux qu'un linceul couvre,
Si le profond tombeau qui devant nous s'entr'ouvre,
Abîme, espoir, asile, écueil,
N'est pas le firmament plein d'étoiles sans nombre,
Et si tous les clous d'or qu'on voit au ciel dans l'ombre
Ne sont pas les clous du cercueil?
 
 
Nous sommes là; nos dents tressaillent, nos vertèbres
Frémissent; on dirait parfois que les ténèbres,
O terreur! sont pleines de pas.
Qu'est-ce que l'ouragan, nuit? – C'est quelqu'un qui passe.
Nous entendons souffler les chevaux de l'espace
Traînant le char qu'on ne voit pas.
 
 
L'ombre semble absorbée en une idée unique.
L'eau sanglote; à l'esprit la forêt communique
Un tremblement contagieux;
Et tout semble éclairé, dans la brume où tout penche,
Du reflet que ferait la grande pierre blanche
D'un sépulcre prodigieux.
 
III
 
La chose est pour la chose ici-bas un problème.
L'être pour l'être est sphinx. L'aube au jour paraît blême
L'éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire,
Les objets effarés qu'un jour sinistre éclaire
Sont l'un pour l'autre vision.
 
 
La cendre ne sait pas ce que pense le marbre;
L'écueil écoute en vain le flot; la branche d'arbre
Ne sait pas ce que dit le vent.
Qui punit-on ici? Passez sans vous connaître!
Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître?
O mort, est-ce toi le vivant?
 
 
Nous avons dans l'esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d'escarpements bordées,
Et nos espoirs construits si tôt;
Nous tâchons d'appliquer à ces cimes étranges
L'âpre échelle de feu par où montent les anges;
Job est en bas, Christ est en haut.
 
 
Nous aimons. A quoi bon? Nous souffrons. Pour quoi faire?
Je préfère mourir et m'en aller. Préfère.
Allez, choisissez vos chemins.
L'être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,
Et regarde tomber de la bouche de l'urne
Le flot livide des humains.
 
 
Nous pensons. Après? Rampe, esprit! garde tes chaînes.
Quand vous vous promenez le soir parmi les chênes
Et les rochers aux vagues yeux,
Ne sentez-vous pas l'ombre où vos regards se plongent
Reculer? Savez-vous seulement à quoi songent
Tous ces muets mystérieux?
 
 
Nous jugeons. Nous dressons l'échafaud. L'homme tue
Et meurt. Le genre humain, foule d'erreur vêtue,
Condamne, extermine, détruit,
Puis s'en va. Le poteau du gibet, ô démence!
O deuil! est le bâton de cet aveugle immense
Marchant dans cette immense nuit.
 
 
Crime! enfer! quel zénith effrayant que le nôtre,
Où les douze Césars toujours l'un après l'autre
Reviennent, noirs soleils errants!
L'homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,
Voit éternellement tourner dans son ciel morne
Ce zodiaque de tyrans.
 
IV
 
Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,
Fouillant le bas, creusant le haut,
Il cherche à s'évader à travers la nature,
L'esprit forçat n'a pas encor fait d'ouverture
A la voûte du ciel cachot.
 
 
Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres;
Il tombe, il meurt; son temps est court;
Et nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue
Que ce que dit tout bas la création bègue
A l'oreille du tombeau sourd.
 
 
Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité;
Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l'éternelle obscurité.
 
 
Pour qui luis-tu, Vénus? Où roules-tu, Saturne?
Ils vont: rien ne répond dans l'éther taciturne.
L'homme grelotte, seul et nu.
L'étendue aux flots noirs déborde, d'horreur pleine;
L'énigme a peur du mot; l'infini semble à peine
Pouvoir contenir l'inconnu.
 
 
Toujours la nuit! jamais l'azur! jamais l'aurore!
Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore!
Nous rêvons ce qu'Adam rêva;
La création flotte et fuit, des vents battue;
Nous distinguons dans l'ombre une immense statue
Et nous lui disons: Jéhovah!
 
Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

XVII
DOLOR

 
Création! figure en deuil! Isis austère!
Peut-être l'homme est-il son trouble et son mystère?
Peut-être qu'elle nous craint tous,
Et qu'à l'heure où, ployés sous notre loi mortelle,
Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,
Elle frissonne devant nous!
 
 
Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes!
Courbons-nous sous l'obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu'on réponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.
 
 
Homme, n'exige pas qu'on rompe le silence;
Dis-toi: Je suis puni. Baisse la tête et pense.
C'est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puits farouche;
Ne la demande pas. Si l'abîme est la bouche,
Ô Dieu, qu'est-ce donc que la voix?
 
 
Ne nous irritons pas. Il n'est pas bon de faire,
Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,
A travers les cieux transparents,
Voler l'affront, les cris, le rire et la satire,
Et que le chandelier à sept branches attire
Tous ces noirs phalènes errants.
 
 
Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.
L'explication sainte et calme est dans la tombe.
O vivants, ne blasphémons point.
Qu'importe à l'Incréé, qui, soulevant ses voiles,
Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,
Qu'une ombre lui montre le poing?
 
 
Nous figurons-nous donc qu'à l'heure où tout le prie,
Pendant qu'il crée et vit, pendant qu'il approprie
A chaque astre une humanité,
Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,
Cracher notre néant jusqu'en sa solitude,
Et lui gâter l'éternité?
 
 
Être! quand dans l'éther tu dessinas les formes,
Partout où tu traças les orbites énormes
Des univers qui n'étaient pas,
Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,
Des trous qu'au firmament, en s'y posant dans l'ombre,
Fit la pointe de ton compas!
 
 
Qui sommes-nous? La nuit, la mort, l'oubli, personne.
Il est. Cette splendeur suffit pour qu'on frissonne.
C'est lui l'amour, c'est lui le feu.
Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle,
C'est lui. C'est lui qui gonfle, ainsi qu'une mamelle,
La rondeur de l'océan bleu.
 
 
Le penseur cherche l'homme et trouve de la cendre.
Il trouve l'orgueil froid, le mal, l'amour à vendre,
L'erreur, le sac d'or effronté,
La haine et son couteau, l'envie et son suaire,
En mettant au hasard la main dans l'ossuaire
Que nous nommons humanité.
 
 
Parce que nous souffrons, noirs et sans rien connaître,
Stupide, l'homme dit: – Je ne veux pas de l'Être!
Je souffre; donc, l'Être n'est pas! -
Tu n'admires que toi, vil passant, dans ce monde!
Tu prends pour de l'argent, ô ver, ta bave immonde
Marquant la place où tu rampas!
 
 
Notre nuit veut rayer ce jour qui nous éclaire;
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins de colère;
Rage d'enfant qui coûte cher!
Et nous nous figurons, race imbécile et dure,
Que nous avons un peu de Dieu dans notre ordure
Entre notre ongle et notre chair!
 
 
Nier l'Être! à quoi bon? L'ironie âpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire,
Comme elle boit son propre fiel?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l'oeil à l'homme,
Crever les étoiles au ciel?
 
 
Ah! quand nous le frappons, c'est pour nous qu'est la plaie.
Pensons, croyons. Voit-on l'océan qui bégaie,
Mordre avec rage son bâillon?
Adorons-le dans l'astre, et la fleur, et la femme.
O vivants, la pensée est la pourpre de l'âme;
Le blasphème en est le haillon.
 
 
Ne raillons pas. Nos coeurs sont les pavés du temple.
Il nous regarde, lui que l'infini contemple.
Insensé qui nie et qui mord!
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils d'Ève,
Apparaître nos dents devant son oeil qui rêve,
Comme elles seront dans la mort.
 
 
La femme nue, ayant les hanches découvertes,
Chair qui tente l'esprit, rit sous les feuilles vertes;
N'allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas: – Jouir est tout. Le ciel est vide. -
La nuit a peur, vous dis-je! elle devient livide
En contemplant l'immensité.
 
 
O douleur! clef des deux, l'ironie est fumée.
L'expiation rouvre une porte fermée;
Les souffrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des multitudes folles,
Monter vers les gibets et vers les auréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.
 
 
Monter, c'est s'immoler. Toute cime est sévère.
L'Olympe lentement se transforme en Calvaire;
Partout le martyre est écrit;
Une immense croix gît dans notre nuit profonde;
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde
Les quatre clous de Jésus-Christ.
 
 
Ah! vivants, vous doutez! ah! vous riez, squelettes!
Lorsque l'aube apparaît, ceinte de bandelettes
D'or, d'émeraude et de carmin,
Vous huez, vous prenez, larves que le jour dore,
Pour la jeter au front céleste de l'aurore,
De la cendre dans votre main.
 
 
Vous criez: – Tout est mal. L'aigle vaut le reptile;
Tout ce que nous voyons n'est qu'une ombre inutile.
La vie au néant nous vomit.
Rien avant, rien après. Le sage doute et raille. -
Et, pendant ce temps-là, le brin d'herbe tressaille,
L'aube pleure, et le vent gémit.
 
 
Chaque fois qu'ici-bas l'homme, en proie aux désastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent-
DIEU-dans l'ombre,
Sous la pierre de leur tombeau.
 
Marine-Terrace, 31 mars 1854.

XVIII

 
Hélas! tout est sépulcre. On en sort, on y tombe:
La nuit est la muraille immense de la tombe.
Les astres, dont luit la clarté,
Orion, Sirius, Mars, Jupiter, Mercure,
Sont les cailloux qu'on voit dans ta tranchée obscure,
O sombre fosse Éternité!
 
 
Une nuit, un esprit me parla dans un rêve,
Et me dit: – Je suis aigle en un ciel où se lève
Un soleil qui t'est inconnu.
J'ai voulu soulever un coin du vaste voile;
J'ai voulu voir de près ton ciel et ton étoile;
Et c'est pourquoi je suis venu;
 
 
Et, quand j'ai traversé les cieux grands et terribles,
Quand j'ai vu le monceau des ténèbres horribles
Et l'abîme énorme où l'oeil fuit,
Je me suis demandé si cette ombre où l'on souffre
Pourrait jamais combler ce puits, et si ce gouffre
Pourrait contenir cette nuit!
 
 
Et, moi, l'aigle lointain, épouvanté, j'arrive.
Et je crie, et je viens m'abattre sur ta rive,
Près de toi, songeur sans flambeau.
Connais-tu ces frissons, cette horreur, ce vertige,
Toi, l'autre aigle de l'autre azur? – Je suis, lui dis-je,
L'autre ver de l'autre tombeau.
 
Au dolmen de la Corbière, juin 1855.

XIX
VOYAGE DE NUIT

 
On conteste, on dispute, on proclame, on ignore.
Chaque religion est une tour sonore;
Ce qu'un prêtre édifie, un prêtre le détruit;
Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,
Fait, dans l'obscurité sinistre et solennelle,
Rendre un son différent à la cloche éternelle.
Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.
Tout l'équipage humain semble en démence; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à la barre;
A peine a-t-on passé du sauvage au barbare,
A peine a-t-on franchi le plus noir de l'horreur,
A peine a-t-on, parmi le vertige et l'erreur,
Dans ce brouillard où l'homme attend, songe et soupire,
Sans sortir du mauvais, fait un pas hors du pire,
Que le vieux temps revient et nous mord les talons,
Et nous crie: Arrêtez! Socrate dit: Allons!
Jésus-Christ dit: Plus loin! et le sage et l'apôtre
S'en vont se demander dans le ciel l'un à l'autre
Quel goût a la ciguë et quel goût a le fiel.
Par moments, voyant l'homme ingrat, fourbe et cruel,
Satan lui prend la main sous le linceul de l'ombre.
Nous appelons science un tâtonnement sombre.
L'abîme, autour de nous, lugubre tremblement,
S'ouvre et se ferme; et l'oeil s'effraie également
De ce qui s'engloutit et de ce qui surnage.
Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un.
Le mal peut être joie, et le poison parfum.
Le crime avec la loi, morne et mélancolique,
Lutte; le poignard parle, et l'échafaud réplique.
Nous entendons, sans voir la source ni la fin,
Derrière notre nuit, derrière notre faim,
Rire l'ombre Ignorance et la larve Misère.
Le lys a-t-il raison? et l'astre est-il sincère?
Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons
Affirment à la fois. Doute, Adam! nous voyons
De la nuit dans l'enfant, de la nuit dans la femme;
Et sur notre avenir nous querellons notre âme;
Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun, frimas,
L'homme de l'infini traverse les climats.
Tout est brume; le vent souffle avec des huées,
Et de nos passions arrache des nuées;
Rousseau dit: L'homme monte; et de Maistre: Il descend!
Mais, ô Dieu! le navire énorme et frémissant,
Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,
Et qui porte nos maux, fourmillement humain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,
A l'effrayant roulis mêle un frisson d'aurore,
De moment en moment le sort est moins obscur,
Et l'on sent bien qu'on est emporté vers l'azur.
 
Marine-Terrace, octobre 1855.

XX
RELLIGIO

 
L'ombre venait; le soir tombait, calme et terrible.
Hermann me dit: – Quelle est ta foi, quelle est ta bible?
Parle. Es-tu ton propre géant?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d'écume,
Si ta strophe n'est pas un tison noir qui fume
Sur le tas de cendre Néant,
 
 
Si tu n'es pas une âme en l'abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie?
Quelle est donc la source où tu bois?
Je me taisais; il dit: – Songeur qui civilises,
Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises? -
Nous marchions tous deux dans les bois.
 
 
Et je lui dis: – Je prie. – Hermann dit: – Dans quel temple?
Quel est le célébrant que ton âme contemple,
Et l'autel qu'elle réfléchit?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître?
-L'église, c'est l'azur, lui dis-je; et quant au prêtre… -
En ce moment le ciel blanchit.
 
 
La lune à l'horizon montait, hostie énorme;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l'orme,
Le loup, et l'aigle, et l'alcyon;
Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,
Je lui dis: – Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l'élévation.
 
Marine-Terrace, octobre 1855.

XXI
SPES

 
De partout, de l'abîme où n'est pas Jéhovah,
Jusqu'au zénith, plafond où l'espérance va
Se casser l'aile et d'où redescend la prière,
En bas, en haut, au fond, en avant, en arrière,
L'énorme obscurité qu'agitent tous les vents,
Enveloppe, linceul, les morts et les vivants,
Et sur le monstrueux, sur l'impur, sur l'horrible,
Laisse tomber les pans de son rideau terrible;
Si l'on parle à la brume effrayante qui fuit,
L'immensité dit: Mort! L'éternité dit: Nuit!
 
 
L'âme, sans lire un mot, feuillette un noir registre;
L'univers tout entier est un géant sinistre;
L'aveugle est d'autant plus affreux qu'il est plus grand;
Tout semble le chevet d'un immense mourant;
Tout est l'ombre; pareille au reflet d'une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe;
C'est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu'ils nomment le songeur,
Regarde la clarté du haut de la colline;
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline,
Raille et nie; et, passant confus, marcheurs nombreux,
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n'a d'autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d'être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit:
Cette blancheur est plus que toute cette nuit!
 
Janvier 1856.

XXII
CE QUE C'EST QUE LA MORT

 
Ne dites pas: mourir; dites: naître. Croyez.
On voit ce que je vois et ce que vous voyez;
On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes;
On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes;
On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil,
La sombre égalité du mal et du cercueil;
Quoique le plus petit vaille le plus prospère;
Car tous les hommes sont les fils du même père;
Ils sont la même larme et sortent du même oeil.
On vit, usant ses jours à se remplir d'orgueil;
On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,
On monte. Quelle est donc cette aube? C'est la tombe.
Où suis-je? Dans la mort. Viens! Un vent inconnu
Vous jette au seuil des cieux. On tremble; on se voit nu,
Impur, hideux, noué des mille noeuds funèbres
De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres;
Et soudain on entend quelqu'un dans l'infini
Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni,
Sans voir la main d'où tombe à notre âme méchante
L'amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.
On arrive homme, deuil, glaçon, neige; on se sent
Fondre et vivre; et, d'extase et d'azur s'emplissant,
Tout notre être frémit de la défaite étrange
Du monstre qui devient dans la lumière un ange.
 
Au dolmen de la tour Blanche, jour des Morts, novembre 1854.

XXIII
LES MAGES

I
 
Pourquoi donc faites-vous des prêtres
Quand vous en avez parmi vous?
Les esprits conducteurs des êtres
Portent un signe sombre et doux.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Dieu de ses mains sacre des hommes
Dans les ténèbres des berceaux;
Son effrayant doigt invisible
Écrit sous leur crâne la bible
Des arbres, des monts et des eaux.
 
 
Ces hommes, ce sont les poëtes;
Ceux dont l'aile monte et descend;
Toutes les bouches inquiètes
Qu'ouvre le verbe frémissant;
Les Virgiles, les Isaïes;
Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort;
Tous ceux en qui Dieu se concentre;
Tous les yeux où la lumière entre,
Tous les fronts d'où le rayon sort.
 
 
Ce sont ceux qu'attend Dieu propice
Sur les Horebs et les Thabors;
Ceux que l'horrible précipice
Retient blêmissants à ses bords;
Ceux qui sentent la pierre vivre;
Ceux que Pan formidable enivre;
Ceux qui sont tout pensifs devant
Les nuages, ces solitudes
Où passent en mille attitudes
Les groupes sonores du vent.
 
 
Ce sont les sévères artistes
Que l'aube attire à ses blancheurs,
Les savants, les inventeurs tristes,
Les puiseurs d'ombre, les chercheurs,
Qui ramassent dans les ténèbres
Les faits, les chiffres, les algèbres,
Le nombre où tout est contenu,
Le doute où nos calculs succombent,
Et tous les morceaux noirs qui tombent
Du grand fronton de l'inconnu!
 
 
Ce sont les têtes fécondées
Vers qui monte et croît pas à pas
L'océan confus des idées,
Flux que la foule ne voit pas,
Mer de tous les infinis pleine,
Que Dieu suit, que la nuit amène.
Qui remplit l'homme de clarté,
Jette aux rochers l'écume amère,
Et lave les pieds nus d'Homère
Avec un flot d'éternité!
 
 
Le poëte s'adosse à l'arche.
David chante et voit Dieu de près;
Hésiode médite et marche,
Grand prêtre fauve des forêts,
Moïse, immense créature,
Étend ses mains sur la nature;
Manès parle au gouffre puni,
Écouté des astres sans nombre… -
Génie! ô tiare de l'ombre!
Pontificat de l'infini!
 
 
L'un à Patmos, l'autre à Tyane;
D'autres criant: Demain! demain!
D'autres qui sonnent la diane
Dans les sommeils du genre humain;
L'un fatal, l'autre qui pardonne;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton, songeur de Whitehall,
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle;
Ô figures dont la prunelle
Est la vitre de l'idéal!
 
 
Avec sa spirale sublime,
Archimède sur son sommet
Rouvrirait le puits de l'abîme
Si jamais Dieu le refermait;
Euclide a les lois sous sa garde;
Kopernic éperdu regarde,
Dans les grands cieux aux mers pareils,
Gouffre où voguent des nefs sans proues,
Tourner toutes ces sombres roues
Dont les moyeux sont des soleils.
 
 
Les Thalès puis les Pythagores;
Et l'homme, parmi ses erreurs,
Comme dans l'herbe les fulgores,
Voit passer ces grands éclaireurs.
Aristophane rit des sages;
Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l'oeil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l'aurore,
Toutes les griffes de la nuit.
 
 
Rites profonds de la nature!
Quelques-uns de ces inspirés
Acceptent l'étrange aventure
Des monts noirs et des bois sacrés;
Ils vont aux Thébaïdes sombres,
Et, là, blêmes dans les décombres,
Ils courbent le tigre fuyant,
L'hyène rampant sur le ventre,
L'océan, la montagne et l'antre,
Sous leur sacerdoce effrayant!
 
 
Tes cheveux sont gris sur l'abîme,
Jérôme, ô vieillard du désert!
Élie, un pâle esprit t'anime,
Un ange épouvanté te sert.
Amos, aux lieux inaccessibles,
Des sombres clairons invisibles
Ton oreille entend les accords;
Ton âme, sur qui Dieu surplombe,
Est déjà toute dans la tombe,
Et tu vis absent de ton corps.
 
 
Tu gourmandes l'âme échappée,
Saint Paul, ô lutteur redouté,
Immense apôtre de l'épée,
Grand vaincu de l'éternité!
Tu luis, tu frappes, tu réprouves;
Et tu chasses du doigt ces louves,
Cythérée, Isis, Astarté;
Tu veux punir et non absoudre,
Géant, et tu vois dans la foudre
Plus de glaive que de clarté.
 
 
Orphée est courbé sur le monde;
L'éblouissant est ébloui;
La création est profonde
Et monstrueuse autour de lui;
Les rochers, ces rudes hercules,
Combattent dans les crépuscules
L'ouragan, sinistre inconnu;
La mer en pleurs dans la mêlée
Tremble, et la vague échevelée
Se cramponne à leur torse nu.
 
 
Baruch au juste dans la peine
Dit: – Frère! vos os sont meurtris;
Votre vertu dans nos murs traîne
La chaîne affreuse du mépris;
Mais comptez sur la délivrance,
Mettez en Dieu votre espérance,
Et de cette nuit du destin,
Demain, si vous avez su croire,
Vous vous lèverez plein de gloire,
Comme l'étoile du matin! -
 
 
L'âme des Pindares se hausse
A la hauteur des Pélions;
Daniel chante dans la fosse
Et fait sortir Dieu des lions.
Tacite sculpte l'infamie;
Perse, Archiloque et Jérémie
Ont le même éclair dans les yeux;
Car le crime à sa suite attire
Les âpres chiens de la satire
Et le grand tonnerre des cieux.
 
 
Et voilà les prêtres du rire,
Scarron, noué dans les douleurs,
Ésope, que le fouet déchire,
Cervante aux fers, Molière en pleurs!
Le désespoir et l'espérance!
Entre Démocrite et Térence,
Rabelais, que nul ne comprit;
Il berce Adam pour qu'il s'endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l'esprit!
 
 
Et Plaute, à qui parlent les chèvres,
Arioste chantant Médor,
Catulle, Horace, dont les lèvres
Font venir les abeilles d'or;
Comme le double Dioscure,
Anacréon près d'Épicure,
Bion, tout pénétré de jour,
Moschus, sur qui l'Etna flamboie,
Voilà les prêtres de la joie!
Voilà les prêtres de l'amour!
 
 
Gluck et Beethoven sont à l'aise
Sous l'ange où Jacob se débat;
Mozart sourit, et Pergolèse
Murmure ce grand mot: Stabat!
Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l'arche et le ciel,
L'escalier, la tour, la colonne;
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
L'incommensurable Babel!
 
 
L'envie à leur ombre ricane.
Ces demi-dieux signent leur nom,
Bramante sur la Vaticane,
Phidias sur le Parthénon;
Sur Jésus dans sa crèche blanche,
L'altier Buonarotti se penche
Comme un mage et comme un aïeul,
Et dans tes mains, ô Michel-Ange,
L'enfant devient spectre, et le lange
Est plus sombre que le linceul!
 
 
Chacun d'eux écrit un chapitre
Du rituel universel;
Les uns sculptent le saint pupitre,
Les autres dorent le missel;
Chacun fait son verset du psaume;
Lysippe, debout sur l'Ithome,
Fait sa strophe en marbre serein,
Rembrandt à l'ardente paupière,
En toile, Primatice en pierre,
Job en fumier, Dante en airain.
 
 
Et toutes ces strophes ensemble
Chantent l'être et montent à Dieu;
L'une adore et luit, l'autre tremble;
Toutes sont les griffons de feu;
Toutes sont le cri des abîmes,
L'appel d'en bas, la voix des cimes,
Le frisson de notre lambeau,
L'hymne instinctif ou volontaire,
L'explication du mystère
Et l'ouverture du tombeau!
 
 
A nous qui ne vivons qu'une heure,
Elles font voir les profondeurs,
Et la misère intérieure,
Ciel, à côté de vos grandeurs!
L'homme, esprit captif, les écoute,
Pendant qu'en son cerveau le doute,
Bête aveugle aux lueurs d'en haut,
Pour y prendre l'âme indignée,
Suspend sa toile d'araignée
Au crâne, plafond du cachot.
 
 
Elles consolent, aiment, pleurent,
Et, mariant l'idée aux sens,
Ceux qui restent à ceux qui meurent,
Les grains de cendre aux grains d'encens,
Mêlant le sable aux pyramides,
Rendent en même temps humides,
Rappelant à l'un que tout fuit,
A l'autre sa splendeur première,
L'oeil de l'astre dans la lumière,
Et l'oeil du monstre dans la nuit!
 
II
 
Oui, c'est un prêtre que Socrate!
Oui, c'est un prêtre que Caton!
Quand Juvénal fuit Rome ingrate,
Nul sceptre ne vaut son bâton;
Ce sont des prêtres, les Tyrtées,
Les Solons aux lois respectées,
Les Platons et les Raphaëls!
Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres!
Plus resplendissants que les mitres
Dans l'auréole des Noëls!
 
 
Vous voyez, fils de la nature,
Apparaître à votre flambeau
Des faces de lumière pure,
Larves du vrai, spectres du beau;
Le mystère, en Grèce, en Chaldée,
Penseurs, grave à vos fronts l'idée
Et l'hiéroglyphe à vos murs;
Et les Indes et les Égyptes
Dans les ténèbres de vos cryptes
S'enfoncent en porches obscurs!
 
 
Quand les cigognes du Caystre
S'envolent aux souffles des soirs;
Quand la lune apparaît sinistre
Derrière les grands dômes noirs;
Quand la trombe aux vagues s'appuie;
Quand l'orage, l'horreur, la pluie,
Que tordent les bises d'hiver,
Répandent avec des huées
Toutes les larmes des nuées
Sur tous les sanglots de la mer;
 
 
Quand dans les tombeaux les vents jouent
Avec les os des rois défunts;
Quand les hautes herbes secouent
Leur chevelure de parfums;
Quand sur nos deuils et sur nos fêtes
Toutes les cloches des tempêtes
Sonnent au suprême beffroi;
Quand l'aube étale ses opales,
C'est pour ces contemplateurs pâles
Penchés dans l'éternel effroi!
 
 
Ils savent ce que le soir calme
Pense des morts qui vont partir;
Et ce que préfère la palme,
Du conquérant ou du martyr;
Ils entendent ce que murmure
La voile, la gerbe, l'armure,
Ce que dit, dans le mois joyeux
Des longs jours et des fleurs écloses,
La petite bouche des roses
A l'oreille immense des cieux.
 
 
Les vents, les flots, les cris sauvages,
L'azur, l'horreur du bois jauni,
Sont les formidables breuvages
De ces altérés d'infini;
Ils ajoutent, rêveurs austères,
A leur âme tous les mystères,
Toute la matière à leurs sens;
Ils s'enivrent de l'étendue;
L'ombre est une coupe tendue
Où boivent ces sombres passants.
 
 
Comme ils regardent, ces messies!
Oh! comme ils songent effarés!
Dans les ténèbres épaissies
Quels spectateurs démesurés!
Oh! que de têtes stupéfaites!
Poëtes, apôtres, prophètes,
Méditant, parlant, écrivant,
Sous des suaires, sous des voiles,
Les plis des robes pleins d'étoiles,
Les barbes au gouffre du vent!
 
III
 
Savent-ils ce qu'ils font eux-même,
Ces acteurs du drame profond?
Savent-ils leur propre problème?
Ils sont. Savent-ils ce qu'ils sont?
Ils sortent du grand vestiaire
Où, pour s'habiller de matière,
Parfois l'ange même est venu.
Graves, tristes, joyeux, fantasques,
Ne sont-ils pas les sombres masques
De quelque prodige inconnu?
 
 
La joie ou la douleur les farde;
Ils projettent confusément,
Plus loin que la terre blafarde,
Leurs ombres sur le firmament;
Leurs gestes étonnent l'abîme;
Pendant qu'aux hommes, tourbe infime,
Ils parlent le langage humain,
Dans des profondeurs qu'on ignore,
Ils font surgir l'ombre ou l'aurore,
Chaque fois qu'ils lèvent la main.
 
 
Ils ont leur rôle; ils ont leur forme;
Ils vont, vêtus d'humanité,
Jouant la comédie énorme
De l'homme et de l'éternité;
Ils tiennent la torche ou la coupe;
Nous tremblerions si dans leur groupe,
Nous, troupeau, nous pénétrions!
Les astres d'or et la nuit sombre
Se font des questions dans l'ombre
Sur ces splendides histrions.
 
IV
 
Ah! ce qu'ils font est l'oeuvre auguste.
Ces histrions sont les héros!
Ils sont le vrai, le saint, le juste,
Apparaissant à nos barreaux.
Nous sentons, dans la nuit mortelle,
La cage en même temps que l'aile;
Ils nous font espérer un peu;
Ils sont lumière et nourriture;
Ils donnent aux coeurs la pâture,
Ils émiettent aux âmes Dieu!
 
 
Devant notre race asservie
Le ciel se tait, et rien n'en sort.
Est-ce le rideau de la vie?
Est-ce le voile de la mort?
Ténèbres! l'âme en vain s'élance,
L'Inconnu garde le silence,
Et l'homme, qui se sent banni,
Ne sait s'il redoute ou s'il aime
Cette lividité suprême
De l'énigme et de l'infini.
 
 
Eux, ils parlent à ce mystère!
Ils interrogent l'éternel,
Ils appellent le solitaire,
Ils montent, ils frappent au ciel,
Disent: Es-tu là? dans la tombe,
Volent, pareils à la colombe
Offrant le rameau qu'elle tient,
Et leur voix est grave, humble ou tendre,
Et par moments on croit entendre
Le pas sourd de quelqu'un qui vient.
 
V
 
Nous vivons, debout à l'entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblants, la chair pénétrée
Du frisson de l'énormité;
Nos morts sont dans cette marée;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d'âmes
Sous la falaise du tombeau.
 
 
Nous regardons la noire écume,
L'aspect hideux, le fond bruni;
Nous regardons la nuit, la brume,
L'onde du sépulcre infini;
Comme un oiseau de mer effleure
La haute rive où gronde et pleure
L'océan plein de Jéhovah,
De temps en temps, blanc et sublime
Par-dessus le mur de l'abîme
Un ange paraît et s'en va.
 
 
Quelquefois une plume tombe
De l'aile où l'ange se berçait;
Retourne-t-elle dans la tombe?
Que devient-elle? On ne le sait.
Se mêle-t-elle à notre fange?
Et qu'a donc crié cet archange?
A-t-il dit non? a-t-il dit oui?
Et la foule cherche, accourue,
En bas la plume disparue,
En haut l'archange évanoui!
 
 
Puis, après qu'ont fui comme un rêve
Bien des coeurs morts, bien des yeux clos,
Après qu'on a vu sur la grève
Passer des flots, des flots, des flots,
Dans quelque grotte fatidique,
Sous un doigt de feu qui l'indique,
On trouve un homme surhumain
Traçant des lettres enflammées
Sur un livre plein de fumées,
La plume de l'ange à la main!
 
 
Il songe, il calcule, il soupire,
Son poing puissant sous son menton;
Et l'homme dit: Je suis Shakspeare.
Et l'homme dit: Je suis Newton.
L'homme dit: Je suis Ptolémée;
Et dans sa grande main fermée
Il tient le globe de la nuit.
L'homme dit: Je suis Zoroastre;
Et son sourcil abrite un astre,
Et sous son crâne un ciel bleuit!
 
VI
 
Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,
A ces fous qui disent: Je vois!
Les ténèbres sont des visages,
Le silence s'emplit de voix!
L'homme, comme âme, en Dieu palpite,
Et, comme être, se précipite
Dans le progrès audacieux;
Le muet renonce à se taire;
Tout luit; la noirceur de la terre
S'éclaire à la blancheur des cieux.
 
 
Ils tirent de la créature
Dieu par l'esprit et le scalpel;
Le grand caché de la nature
Vient hors de l'antre à leur appel;
A leur voix, l'ombre symbolique
Parle, le mystère s'explique,
La nuit est pleine d'yeux de lynx;
Sortant, de force, le problème
Ouvre les ténèbres lui-même,
Et l'énigme éventre le sphinx.
 
 
Oui, grâce à ces hommes suprêmes,
Grâce à ces poëtes vainqueurs,
Construisant des autels poëmes
Et prenant pour pierres les coeurs,
Comme un fleuve d'âme commune,
Du blanc pilône à l'âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
De l'hiérophante au druide,
Une sorte de Dieu fluide
Coule aux veines du genre humain.
 
VII
 
Le noir cromlech, épars dans l'herbe,
Est sur le mont silencieux;
L'archipel est sur l'eau superbe;
Les pléiades sont dans les cieux;
O mont! ô mer! voûte sereine!
L'herbe, la mouette, l'âme humaine,
Que l'hiver désole ou poursuit,
Interrogent, sombres proscrites,
Ces trois phrases dans l'ombre écrites
Sur les trois pages de la nuit.
 
 
-O vieux cromlech de la Bretagne,
Qu'on évite comme un récif,
Qu'écris-tu donc sur la montagne?
-Nuit! répond le cromlech pensif.
-Archipel où la vague fume,
Quel mot jettes-tu dans la brume?
-Mort! dit la roche à l'alcyon.
-Pléiades qui percez nos voiles,
Qu'est-ce que disent vos étoiles?
-Dieu! dit la constellation.
 
 
C'est, ô noirs témoins de l'espace,
Dans trois langues le même mot!
Tout ce qui s'obscurcit, vit, passe,
S'effeuille et meurt, tombe là-haut.
Nous faisons tous la même course.
Être abîme, c'est être source.
Le crêpe de la nuit en deuil,
La pierre de la tombe obscure,
Le rayon de l'étoile pure
Sont les paupières du même oeil!
 
 
L'unité reste, l'aspect change;
Pour becqueter le fruit vermeil,
Les oiseaux volent à l'orange
Et les comètes au soleil;
Tout est l'atome et tout est l'astre;
La paille porte, humble pilastre,
L'épi d'où naissent les cités;
La fauvette à la tête blonde
Dans la goutte d'eau boit un monde… -
Immensités! immensités!
 
 
Seul, la nuit, sur sa plate-forme,
Herschell poursuit l'être central
A travers la lentille énorme,
Cristallin de l'oeil sidéral;
Il voit en haut Dieu dans les mondes
Tandis que, des hydres profondes
Scrutant les monstrueux combats,
Le microscope formidable,
Plein de l'horreur de l'insondable,
Regarde l'infini d'en bas!
 
VIII
 
Dieu, triple feu, triple harmonie,
Amour, puissance, volonté,
Prunelle énorme d'insomnie,
De flamboiement et de bonté,
Vu dans toute l'épaisseur noire,
Montrant ses trois faces de gloire
A l'âme, à l'être, au firmament,
Effarant les yeux et les bouches,
Emplit les profondeurs farouches
D'un immense éblouissement.
 
 
Tous ces mages, l'un qui réclame,
L'autre qui voulut ou couva,
Ont un rayon qui de leur âme
Va jusqu'à l'oeil de Jéhovah;
Sur leur trône leur esprit songe;
Une lueur qui d'en haut plonge,
Qui descend du ciel sur les monts
Et de Dieu sur l'homme qui souffre,
Rattache au triangle du gouffre
L'escarboucle des Salomons.
 
IX
 
Ils parlent à la solitude,
Et la solitude comprend;
Ils parlent à la multitude,
Et font écumer ce torrent;
Ils font vibrer les édifices;
Ils inspirent les sacrifices
Et les inébranlables fois;
Sombres, ils ont en eux, pour muse,
La palpitation confuse
De tous les êtres à la fois.
 
 
Comment naît un peuple? Mystère!
A de certains moments, tout bruit
A disparu; toute la terre
Semble une plaine de la nuit;
Toute lueur s'est éclipsée;
Pas de verbe, pas de pensée,
Rien dans l'ombre et rien dans le ciel,
Pas un oeil n'ouvre ses paupières… -
Le désert blême est plein de pierres,
Ézéchiel! Ézéchiel!
 
 
Mais un vent sort des cieux sans bornes,
Grondant comme les grandes eaux,
Et souffle sur ces pierres mornes,
Et de ces pierres fait des os;
Ces os frémissent, tas sonore;
Et le vent souffle, et souffle encore
Sur ce triste amas agité,
Et de ces os il fait des hommes,
Et nous nous levons et nous sommes,
Et ce vent, c'est la liberté!
 
 
Ainsi s'accomplit la genèse
Du grand rien d'où naît le grand tout.
Dieu pensif dit: Je suis bien aise
Que ce qui gisait soit debout.
Le néant dit: J'étais souffrance;
La douleur dit: Je suis la France!
O formidable vision!
Ainsi tombe le noir suaire;
Le désert devient ossuaire,
Et l'ossuaire nation.
 
X
 
Tout est la mort, l'horreur, la guerre;
L'homme par l'ombre est éclipsé;
L'Ouragan par toute la terre
Court comme un enfant insensé.
Il brise à l'hiver les feuillages,
L'éclair aux cimes, l'onde aux plages,
A la tempête le rayon;
Car c'est l'ouragan qui gouverne
Toute cette étrange caverne
Que nous nommons Création.
 
 
L'ouragan, qui broie et torture,
S'alimente, monstre croissant,
De tout ce que l'âpre nature
A d'horrible et de menaçant;
La lave en feu le désaltère;
Il va de Quito, blanc cratère
Qu'entoure un éternel glaçon,
Jusqu'à l'Hékla, mont, gouffre et geôle,
Bout de la mamelle du pôle
Que tette ce noir nourrisson!
 
 
L'ouragan est la force aveugle,
L'agitateur du grand linceul;
Il rugit, hurle, siffle, beugle,
Étant toute l'hydre à lui seul;
Il flétrit ce qui veut éclore;
Il dit au printemps, à l'aurore,
A la paix, à l'amour: Va-t'en!
Il est rage et foudre; il se nomme
Barbarie et crime pour l'homme,
Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan.
 
 
C'est le souffle de la matière,
De toute la nature craint;
L'Esprit, ouragan de lumière,
Le poursuit, le saisit, l'étreint;
L'Esprit terrasse, abat, dissipe
Le principe par le principe;
Il combat, en criant: Allons!
Les chaos par les harmonies,
Les éléments par les génies,
Par les aigles les aquilons!
 
 
Ils sont là, hauts de cent coudées,
Christ en tête, Homère au milieu,
Tous les combattants des idées,
Tous les gladiateurs de Dieu;
Chaque fois qu'agitant le glaive,
Une forme du mal se lève
Comme un forçat dans son préau,
Dieu, dans leur phalange complète,
Désigne quelque grand athlète
De la stature du fléau.
 
 
Surgis, Volta! dompte en ton aire
Les Fluides, noir phlégéton!
Viens, Franklin! voici le Tonnerre.
Le Flot gronde; parais, Fulton!
Rousseau! prends corps à corps la Haine.
L'Esclavage agite sa chaîne;
O Voltaire! aide au paria!
La Grève rit, Tyburn flamboie,
L'affreux chien Montfaucon aboie,
On meurt… – Debout, Beccaria!
 
 
Il n'est rien que l'homme ne tente.
La foudre craint cet oiseleur.
Dans la blessure palpitante
Il dit: Silence! à la douleur.
Sa vergue peut-être est une aile;
Partout où parvient sa prunelle,
L'âme emporte ses pieds de plomb;
L'étoile, dans sa solitude,
Regarde avec inquiétude
Blanchir la voile de Colomb.
 
 
Près de la science l'art flotte,
Les yeux sur le double horizon;
La poésie est un pilote;
Orphée accompagne Jason.
Un jour, une barque perdue
Vit à la fois dans l'étendue
Un oiseau dans l'air spacieux,
Un rameau dans l'eau solitaire;
Alors, Gama cria: La terre!
Et Camoëns cria: Les cieux!
 
 
Ainsi s'entassent les conquêtes.
Les songeurs sont les inventeurs.
Parlez, dites ce que vous êtes,
Forces, ondes, aimants, moteurs!
Tout est stupéfait dans l'abîme,
L'ombre, de nous voir sur la cime,
Les monstres, qu'on les ait bravés
Dans les cavernes étonnées,
Les perles, d'être devinées,
Et les mondes d'être trouvés!
 
 
Dans l'ombre immense du Caucase,
Depuis des siècles, en rêvant,
Conduit par les hommes d'extase,
Le genre humain marche en avant;
Il marche sur la terre; il passe,
Il va, dans la nuit, dans l'espace,
Dans l'infini, dans le borné,
Dans l'azur, dans l'onde irritée,
A la lueur de Prométhée,
Le libérateur enchaîné!
 
XI
 
Oh! vous êtes les seuls pontifes,
Penseurs, lutteurs des grands espoirs,
Dompteurs des fauves hippogriffes,
Cavaliers des pégases noirs!
Ames devant Dieu toutes nues,
Voyant des choses inconnues,
Vous savez la religion!
Quand votre esprit veut fuir dans l'ombre,
La nuée aux croupes sans nombre
Lui dit: Me voici, Légion!
 
 
Et, quand vous sortez du problème,
Célébrateurs, révélateurs!
Quand, rentrant dans la foule blême,
Vous redescendez des hauteurs,
Hommes que le jour divin gagne,
Ayant mêlé sur la montagne
Où montent vos chants et nos voeux,
Votre front au front de l'aurore,
O géants! vous avez encore
De ses rayons dans les cheveux!
 
 
Allez tous à la découverte!
Entrez au nuage grondant!
Et rapportez à l'herbe verte,
Et rapportez au sable ardent,
Rapportez, quel que soit l'abîme,
A l'Enfer, que Satan opprime,
Au Tartare, où saigne Ixion,
Aux coeurs bons, à l'âme méchante
À tout ce qui rit, mord ou chante,
La grande bénédiction!
 
 
Oh! tous à la fois, aigles, âmes,
Esprits, oiseaux, essors, raisons,
Pour prendre en vos serres les flammes,
Pour connaître les horizons,
A travers l'ombre et les tempêtes,
Ayant au-dessus de vos têtes
Mondes et soleils, au-dessous
Inde, Égypte, Grèce et Judée,
De la montagne et de l'idée,
Envolez-vous! envolez-vous!
 
 
N'est-ce pas que c'est ineffable
De se sentir immensité,
D'éclairer ce qu'on croyait fable
A ce qu'on trouve vérité,
De voir le fond du grand cratère,
De sentir en soi du mystère
Entrer tout le frisson obscur,
D'aller aux astres, étincelle,
Et de se dire: Je suis l'aile!
Et de se dire: J'ai l'azur!
 
 
Allez, prêtres! allez, génies!
Cherchez la note humaine, allez,
Dans les suprêmes symphonies
Des grands abîmes étoilés!
En attendant l'heure dorée,
L'extase de la mort sacrée,
Loin de nous, troupeaux soucieux,
Loin des lois que nous établîmes,
Allez goûter, vivants sublimes,
L'évanouissement des cieux!
 
Janvier 1856.
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