Бесплатно

Vie de Henri Brulard, tome 2

Текст
Автор:
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

Ici encore, l'excès de la passion, de l'émotion a détruit tout souvenir. Je ne sais nullement comment mon départ s'arrangea.

Il fut question d'un second examen par M. Dupuy, j'étais harassé, excédé de travail, réellement les forces étaient à bout. Repasser l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, l'algèbre, les sections coniques, la statique, de façon à subir un nouvel examen, était une atroce corvée. Réellement, je n'en pouvais plus. Ce nouvel effort, auquel je m'attendais bien, mais en décembre, m'aurait fait prendre en horreur mes chères mathématiques. Heureusement, la paresse de M. Dupuy, occupé de ses vendanges de Noyarey, vint au secours de la mienne. Il me dit en me tutoyant, ce qui était le grand signe de faveur, qu'il connaissait parfaitement ce que je savais, qu'un nouvel examen était inutile, et il me donna d'un air digne et sacerdotal un superbe certificat certifiant une fausseté, à savoir qu'il m'avait fait subir un nouvel examen pour mon admission à l'Ecole polytechnique et que je m'en étais tiré supérieurement.

Mon oncle me donna deux ou quatre louis d'or que je refusai. Probablement, mon excellent grand-père et ma tante Elisabeth me firent des cadeaux, dont je n'ai aucune mémoire.

Mon départ fut arrangé avec un M. Rosset, connaissance de mon père, et qui retournait à Paris où il était établi.

Ce que je vais dire n'est pas beau. Au moment précis du départ, attendant la voiture, mon père reçut mes adieux au Jardin-de-Ville, sous les fenêtres des maisons faisant face à la rue Montorge.

Il pleuvait un peu. La seule impression que me firent ses larmes fut de le trouver bien laid. Si le lecteur me prend en horreur, qu'il daigne se souvenir des centaines de promenades forcées aux Granges avec ma tante Séraphie, des promenades où l'on me forçait, pour me faire plaisir. C'est cette hypocrisie qui m'irritait le plus et qui m'a fait prendre ce vice en exécration.

L'émotion m'a ôté absolument tout souvenir de mon voyage avec M. Rosset, de Grenoble à Lyon, et de Lyon à Nemours.

C'était dans les premiers jours de novembre 1799, car à Nemours, à vingt ou vingt-cinq lieues de Paris, nous apprîmes les événements du 18 brumaire (ou 9 novembre 1799), qui avaient eu lieu la veille.

Nous les apprîmes le soir, je n'y comprenais pas grand'chose, et j'étais enchanté que le jeune général Bonaparte se fît roi de France. Mon grand-père parlait souvent et avec enthousiasme de Philippe-Auguste et de Bouvines, tout roi de France était, à mes yeux, un Philippe-Auguste, un Louis XIV ou un voluptueux Louis XV, comme je l'avais vu dans les Mémoires secrets de Duclos.

La volupté ne gâtait rien à mon imagination. Mon idée fixe, en arrivant à Paris, l'idée à laquelle je revenais quatre ou cinq fois le jour, en sortant, à la tombée de la nuit, à ce moment de rêverie, était qu'une jolie femme, une femme de Paris, bien autrement belle que Mlle Kably ou ma pauvre Victorine, verserait en ma présence ou tomberait dans quelque grand danger duquel je la sauverais, et je devais partir de là pour être son amant. Ma raison était une raison de chasseur.

Je l'aimerais avec tant de transport que je devais la trouver!

Cette folie, jamais avouée à personne, a peut-être duré six ans. Je ne fus un peu guéri que par la sécheresse des dames de la cour de Brunswick, au milieu desquelles je débutai, en novembre 1806.

CHAPITRE XXXVI 123
Paris

M. Rosset me déposa dans un hôtel à l'angle des rues de Bourgogne et Saint-Dominique; on y entrait par la rue Saint-Dominique. On voulait me mettre près de l'Ecole polytechnique, où l'on croyait que j'allais entrer.

Je fus fort étonné du son des cloches qui sonnaient l'heure. Les environs de Paris m'avaient semblé horriblement laids; il n'y avait point de montagnes! Ce dégoût augmenta rapidement les jours suivants.

Je quittai l'hôtel et, par économie, pris une chambre sur le quinconce des Invalides. Je fus un peu recueilli et guidé par les mathématiciens qui, l'année précédente, étaient entrés à l'Ecole. Il fallut les aller voir.

Il fallut aller voir aussi mon cousin Daru.

C'était exactement la première visite que je faisais de ma vie.

M. Daru, homme du monde, âgé de quelque soixante-cinq ans, dut être bien scandalisé de ma gaucherie et cette gaucherie dut être bien dépourvue de grâce.

J'arrivais à Paris avec le projet arrêté d'être un séducteur de femmes, ce que j'appellerais aujourd'hui un Don Juan (d'après l'opéra de Mozart).

M. Daru avait été longtemps secrétaire général de M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc, qui forme, ce me semble, sept départements aujourd'hui. On peut avoir vu dans les histoires que le fameux Basville124, ce sombre tyran, avait été intendant ou plutôt roi du Languedoc de 1685 à 1710 peut-être. C'était un pays d'Etat, ce vestige de discussion publique et de liberté exigeait un secrétaire général habile sous un intendant espèce de grand seigneur, comme M. de Saint-Priest125, qui fut peut-être intendant de 1775 à 1786.

M. Daru, sorti de Grenoble, fils d'un bourgeois prétendant à la noblesse, mais pauvre par orgueil, comme toute ma famille, était fils de ses œuvres, et sans voler avait peut-être réuni quatre ou cinq cent mille francs. Il avait traversé la Révolution avec adresse, et sans se laisser aveugler par l'amour ou la haine qu'il pouvait avoir pour les préjugés, la noblesse et le clergé. C'était un homme sans passion autre que l'utile de la vanité ou la vanité de l'utile, je l'ai vu trop d'en bas pour discerner lequel. Il avait acheté une maison rue de Lille, n° 505, au coin de la rue de Bellechasse, dont il n'occupait modestement que le petit appartement au-dessus de la porte cochère.

Le premier au fond de la cour était loué à Mme Rebuffel126, femme d'un négociant du premier mérite, et homme à caractère et à âme chaude, tout le contraire de M. Daru. M. Rebuffel, neveu de M. Daru, lequel s'accommodait, par son caractère pliant et tout à tous, de son oncle.

M. Rebuffel venait, chaque jour, passer un quart d'heure avec sa femme et sa fille Adèle, et du reste vivait rue Saint-Denis, à sa maison de commission (commerce), avec Mlle Barberen, son associée et sa maîtresse, fille active, commune, de trente ou trente-cinq ans, qui m'avait fort la mine de faire des scènes et des cornes à son amant et de le désennuyer ferme.

Je fus accueilli avec affection et ouverture de cœur par l'excellent M. Rebuffel, tandis que M. Daru le père me reçut avec des phrases d'affection et de dévouement pour mon grand-père, qui me serraient le cœur et me rendaient muet.

M. Daru était un grand et assez beau vieillard avec un grand nez, chose assez rare en Dauphiné; il avait un œil un peu de travers et l'air assez faux. Il avait avec lui une petite vieille toute ratatinée, toute provinciale, qui était sa femme; il l'avait épousée jadis, à cause de sa fortune, qui était considérable, et du reste elle n'osait pas souffler devant lui.

Mme Daru était bonne au fond et fort polie, avec un petit air de dignité convenable à une sous-préfète de province. Du reste, je n'ai jamais rencontré d'être qui fût plus complètement privé du feu céleste. Rien au monde n'aurait pu émouvoir cette âme pour quelque chose de noble et de généreux. La prudence la plus égoïste, et dont on se glorifie, occupe chez ces sortes d'âmes la possibilité, la place de l'émotion colérique ou généreuse.

Cette disposition prudente, sage, mais peu aimable, formait le caractère de son fils aîné, M. le comte Daru, ministre secrétaire d'Etat de Napoléon, qui a tant influé sur ma vie, de Mlle Sophie, depuis Mme de Baure, sourde, de Mme Le Brun, maintenant Mme la marquise de Graves127.

 

Son second fils, Martial Daru, n'avait ni tête, ni esprit, mais un bon cœur; il lui était impossible de faire du mal à quelqu'un.

Madame Cambon, fille aînée de M. et de Mme Daru, avait peut-être un caractère élevé, mais je ne fis que l'entrevoir: elle mourut quelques mois après mon arrivée à Paris.

Est-il besoin d'avertir que j'esquisse le caractère de ces personnages tel que je lai vu depuis? Le trait définitif, qui me semble le vrai, m'a fait oublier tous les traits antérieurs (terme de dessin).

Je ne conserve que des images de ma première entrée dans le salon de M. Daru.

Par exemple, je vois fort bien la petite robe d'indienne rouge que portait une aimable petite fille de cinq ans, la petite-fille de M. Daru et de laquelle il s'amusait, comme le vieux et ennuyé Louis XIV de Mme la duchesse de Bourgogne. Cette aimable petite fille, sans laquelle un silence morne eût régné souvent dans le petit salon de la rue de Lille, était Mlle Pulchérie Le Brun (maintenant Mme la marquise de Brossard, fort impérieuse, dit-on, avec la taille d'un tonneau128, et qui commande à la baguette à son mari, M. le général de Brossard, qui commande lui-même le département de la Drôme).

M. de B… est un panier percé qui se prétend de la plus haute noblesse, descendant de Louis le Gros, je crois, hâbleur, finasseur, peu délicat sur les moyens de restaurer ses finances toujours en désarroi. Total: caractère de noble pauvre, c'est un vilain caractère et qui s'allie d'ordinaire à beaucoup de malheurs. (J'appelle caractère d'un homme sa manière habituelle d'aller à la chasse du bonheur, en termes plus clairs, mais moins qualificatifs, l'ensemble de ses habitudes morales.)

Mais je m'égare. J'étais bien loin de voir les choses, même physiques, aussi nettement en décembre 1799. J'étais tout émotion, et cet excès d'émotion ne m'a laissé que quelques images fort nettes, mais sans explications des comment et des pourquoi.

Ce que je vois aujourd'hui fort nettement, et qu'en 1799 je sentais fort confusément, c'est qu'à mon arrivée à Paris, deux grands objets de désirs constants et passionnés tombèrent à rien, tout-à-coup. J'avais adoré Paris et les mathématiques. Paris sans montagnes m'inspira un dégoût si profond qu'il allait presque jusqu'à la nostalgie. Les mathématiques ne furent plus pour moi que comme l'échafaudage du feu de joie de la veille (chose vue à Turin, le lendemain de la Saint-Jean 1802).

J'étais tourmenté par ces changements dont je ne voyais, bien entendu, à seize ans et demi, ni le pourquoi ni le comment.

Dans le fait, je n'avais aimé Paris que par dégoût profond pour Grenoble.

Quant aux mathématiques, elles n'avaient été qu'un moyen. Je les haïssais même un peu en novembre 1799, car je les craignais. J'étais résolu à ne pas me faire examiner à Paris, comme firent les sept ou huit élèves qui avaient remporté le premier prix, après moi, à l'Ecole centrale, et qui tous furent reçus. Or, si mon père avait pris quelque soin, il m'eût forcé à cet examen, je serais entré à l'Ecole, et je ne pouvais plus vivre à Paris en faisant des comédies.

De toutes mes passions, c'était la seule qui me restât.

Je ne conçois pas, et cette idée me vient pour la première fois trente-sept ans après les événements, en écrivant ceci, je ne conçois pas comment mon père ne me força pas à me faire examiner. Probablement, il se fiait à l'extrême passion qu'il m'avait vue pour les mathématiques. Mon père, d'ailleurs, n'était ému que de ce qui était près de lui. J'avais cependant une peur du diable d'être forcé à entrer à l'Ecole, et j'attendais avec la dernière impatience l'annonce de l'ouverture des cours. En sciences exactes, il est impossible de prendre un cours à la troisième leçon.

Venons aux images qui me restent.

Je me vois prenant mon dîner, seul et délaissé, dans une chambre économique que j'avais louée sur le quinconce des Invalides, au bout, entre l'extrémité (de ce côté du quinconce) des rues de l'Université et Saint-Dominique, à deux pas de cet hôtel de la liste civile de l'Empereur où je devais, quelques années plus tard, jouer un rôle si différent.

Le profond désappointement de trouver Paris peu aimable m'avait embarrassé l'estomac. La boue de Paris, l'absence de montagnes, la vue de tant de gens occupés, passant rapidement dans de belles voitures à côté de moi, comme des personnes n'ayant rien à faire, me donnaient un chagrin profond.

Un médecin qui se fût donné la peine d'étudier mon état, assurément peu compliqué, m'eût donné de l'émétique et ordonné d'aller tous les trois jours à Versailles ou à Saint-Germain.

Je tombai dans les mains d'un insigne charlatan et encore plus ignorant, c'était un chirurgien d'armée, fort maigre, établi dans les environs des Invalides, quartier alors fort misérable, et dont l'office était de soigner les blennorrhagies des élèves de l'Ecole polytechnique. Il me donna des médecines noires que je prenais seul et abandonné dans ma chambre, qui n'avait qu'une fenêtre à sept ou huit pieds d'élévation, comme une prison. Là, je me vois tristement assis à côté d'un petit poële de fer, ma tisane posée par terre.

Mais mon plus grand mal, en cet état, était cette idée qui revenait sans cesse: Grand Dieu! quel mécompte! mais que dois-je donc désirer?

CHAPITRE XXXVII 129

Il faut convenir que la chûte était grande, affreuse. Et c'était un jeune homme de seize ans et demi, une des âmes les moins raisonnables et les plus passionnées130 que j'aie jamais rencontrées qui l'éprouvait!

Je n'avais confiance en personne.

J'avais entendu les p[rêtres] de Séraphie et de mon père se glorifier de la facilité avec laquelle ils menaient, c'est-à-dire ils trompaient, telle personne ou telle réunion de personnes.

La r[eligion] me semblait une machine noire et puissante, j'avais encore quelque croyance en l'en[fer], mais aucune en ses p[rêtres]. Les images de l'e[nfer] que j'avais vues dans la B[ible] in-8° reliée en parchemin vert, avec figures, et dans les éditions du Dante de ma pauvre mère me faisaient horreur; mais pour les p[rêtres], néant. J'étais loin de voir ce qu'elle est en réalité, une corporation puissante et à laquelle il est si avantageux d'être affilié, témoin mon contemporain et compatriote le jeune Genoude qui, sans bas, m'a souvent servi du café au café Genoude, au coin de la Grande-Rue et de la rue du Département131, et qui depuis vingt ans est à Paris M. de Genoude.

Je n'avais pour appui que mon bon sens et ma croyance dans l'esprit d'Helvétius. Je dis croyance exprès: élevé sous une machine pneumatique, saisi d'ambition, à peine émancipé par mon envoi à l'Ecole centrale, Helvétius ne pouvait être pour moi que prédiction des choses que j'allais rencontrer. J'avais confiance dans cette vague prédiction parce que deux ou trois petites prédictions, aux yeux de ma si courte expérience, s'étaient vérifiées.

Je n'étais point ficelle, fin, méfiant, sachant me tirer avec un excès d'adresse et de méfiance d'un marché de douze sous, comme la plupart de mes camarades, en comptant les morceaux de cotterets qui devaient former les falourdes fournies par l'hôte, comme les Monval, mes camarades, que je venais de retrouver à Paris et à l'Ecole, où ils étaient depuis un an. J'étais, dans les rues de Paris, un rêveur passionné, regardant au ciel et toujours sur le point d'être écrasé par un cabriolet.

En un mot, je n'étais point habile aux choses de la vie, et par conséquent je ne pouvais être apprécié, comme dit ce matin je ne sais quel journal de 1836, en style de journal qui veut faire illusion sur la132 pensée nulle ou puérile par l'insolite du style.

Voir cette vérité sur mon compte eût été être habile aux choses de la vie.

Les Monval me donnaient des avis fort sages, tendant à ne pas me laisser voler deux ou trois sous par jour, et leurs idées me faisaient horreur, ils devaient me trouver un imbécile sur le chemin des Petites-Maisons. Il est vrai que, par orgueil, j'exprimais peu mes idées133. Il me semble que ce furent les Monvaux, ou d'autres élèves arrivés un an auparavant à l'Ecole, qui me procurèrent ma chambre et mon médecin à bon marché.

Fut-ce Sinard? Etait-il mort de la poitrine à Grenoble un an avant, ou n'y mourut-il qu'un an ou deux ans après?

Au milieu de ces amis, ou plutôt de ces enfants remplis de bon sens et disputant trois sous par jour à l'hôte qui sur chacun de nous, pauvres diables, gagnait peut-être légitimement huit sous par jour et en volait trois, total: onze sous, j'étais plongé dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies (comme dit le journal avec importance134).

J'avais ma liste des liens combattant les passions, par exemple: prêtre et amour, père et amour de la Patrie, ou Brutus, qui me semblait la clef du sublime en littérature. Cela était tout-à-fait inventé par moi. Je l'ai oublié depuis vingt-six ans peut-être, il faut que j'y revienne.

J'étais, constamment, profondément ému. Que dois-je donc aimer, si Paris ne me plaît pas? Je me répondais: «Une charmante femme versant à dix pas de moi; je la relèverai, et nous nous adorerons, elle connaîtra mon âme et verra combien je suis différent des Monvaux.»

Mais cette réponse, étant du plus grand sérieux, je me la faisais deux ou trois fois le jour, et surtout à la tombée de la nuit, qui souvent pour moi est encore un moment d'émotion tendre, je suis disposé à embrasser ma maîtresse les larmes aux yeux (quand j'en ai).

 

Mais j'étais un être constamment ému et ne songeant jamais que dans de rares moments de colère a empêcher notre hôtesse de me voler trois sous sur les falourdes.

Oserai-je le dire? Mais peut-être c'est faux, j'étais un poète. Non pas, il est vrai, comme cet aimable abbé Delille que je connus deux ou trois ans après par Cheminade (rue des Francs-Bourgeois, au Marais), mais comme le Tasse, comme un centième du Tasse, excusez l'orgueil. Je n'avais pas cet orgueil en 1799, je ne savais pas faire un vers. Il n'y a pas quatre ans que je me dis qu'en 1799 j'étais bien près d'être un poète. Il ne me manquait que l'audace d'écrire, qu'une cheminée par laquelle le génie pût s'échapper.

Après poète voici le génie, excusez du peu.

«Sa sensibilité est devenue trop vive: ce qui ne fait qu'effleurer les autres, le blesse jusqu'au sang.»Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1836, mais j'ai appris à cacher tout cela sous l'ironie imperceptible au vulgaire, mais que Fiore a fort bien devinée.

«Les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées, ses enthousiasmes excessifs l'égarent, ses sympathies sont trop vraies135, ceux qu'il plaint souffrent moins que lui.»

Ceci est à la lettre pour moi. (A l'emphase et à l'importance près (self importance), ce journal a raison.)

Ce qui fait marquer ma différence avec les niais importants du journal, et qui portent leur tête comme un saint-sacrement, c'est que je n'ai jamais cru que la société me dût la moindre chose, Helvétius me sauva de cette énorme sottise. La société paie les services qu'elle voit.

L'erreur et le malheur du Tasse fut de se dire: «Comment! toute l'Italie, si riche, ne pourra pas faire une pension de deux cents sequins (2.300 francs) à son poète!»

J'ai lu cela dans une de ses lettres.

Le Tasse ne voyait pas, faute d'Helvétius, que les cent hommes qui, sur dix millions, comprennent le beau qui n'est pas imitation ou perfectionnement du beau déjà compris par le vulgaire, ont besoin de vingt ou trente ans pour persuader aux vingt mille âmes, les plus sensibles après les leurs, que ce nouveau beau est réellement beau.

J'observerai qu'il y a exception quand l'esprit de parti s'en mêle. M. de Lamartine a fait peut-être en sa vie deux cents beaux vers. Le parti ultra, vers 1818, étant accusé de bêtise (on les appelait M. de la Jobardière), sa vanité blessée vanta l'œuvre d'un noble avec la force de l'irruption d'un lac orageux qui renverse136 sa digue137.

Je n'ai donc jamais eu l'idée que les hommes fussent injustes envers moi. Je trouve souverainement ridicule le malheur de tous nos soi-disant poètes, qui se nourrissent de cette idée et qui blâment les contemporains de Cervantès et du Tasse.

Il me semble que mon père me donnait alors cent francs par mois, ou cent cinquante francs. C'était un trésor, je ne songeais nullement à manquer d'argent, par conséquent, je ne songeais nullement à l'argent.

Ce qui me manquait, c'était un cœur aimant, c'était une femme.

Les filles me faisaient horreur. Quoi de plus simple que de faire comme aujourd'hui, prendre une jolie fille pour un louis, rue des Moulins?

Les louis ne me manquaient pas. Sans doute mon grand-père et ma grand'tante Elisabeth m'en avaient donné, et je ne les avais certainement pas dépensés. Mais le sourire d'un cœur aimant! mais le regard de Mlle Victorine Bigillion!

Tous les contes gais, exagérant la corruption et l'avidité des filles, que me faisaient les mathématiciens faisant fonctions d'amis autour de moi, me faisaient mal au cœur.

Ils parlaient des pierreuses, des filles à deux sous, sur les pierres de taille, à deux cents pas de la porte de notre chétive maison138.

Un cœur ami, voilà ce qui me manquait. M. Sorel139 m'invitait à dîner quelquefois, M. Daru aussi, je suppose, mais je trouvais ces hommes si loin de mes extases sublimes, j'étais si timide par vanité, surtout avec les femmes, que je ne disais rien.

Une femme? une fille? dit Chérubin. A la beauté près, j'étais Chérubin, j'avais des cheveux noirs très frisés et des yeux dont le feu faisait peur.

L'homme que j'aime, ou: Mon amant est laid, mais personne ne lui reproche sa laideur, il a tant d'esprit! Voilà ce que disait, vers ce temps, Mlle Victorine Bigillion à Félix Faure, qui ne sut que longues années après de qui il s'agissait.

Il tourmentait un jour sa jolie voisine, Mlle Victorine Bigillion, sur son indifférence. Il me semble que Michel ou Frédéric Faure, ou lui Félix, voulait faire la cour à Mlle Victorine.

(Félix Faure, pair de France, Premier Président de la Cour royale de Grenoble, être plat et physique usé.)

Frédéric Faure, Dauphinois fin, exempt de toute générosité, de l'esprit, mort capitaine d'artillerie à Valence.

Michel, encore plus fin, encore plus Dauphinois, peut-être peu brave, capitaine de la garde impériale, connu par moi à Vienne en 1809, directeur du dépôt de mendicité à Saint-Robert, près Grenoble (dont j'ai fait M. Valenod dans le Rouge).

Bigillion, excellent cœur, honnête homme, fort économe, greffier en chef du Tribunal de première instance, s'est tué vers 1827, ennuyé, je crois, d'être cocu, mais sans colère contre sa femme.

Je ne veux pas me peindre comme un amant malheureux à mon arrivée à Paris, en novembre 1799, ni même comme un amant. J'étais trop occupé du monde et de ce que j'allais faire dans ce monde si inconnu pour moi.

Ce problème était ma maîtresse, de là mon idée que l'amour, avant un état et le début dans le monde, ne peut pas être dévoué et entier comme l'amour chez un être qui se figure savoir ce que c'est que le monde.

Cependant, souvent je rêvais avec transport à nos montagnes du Dauphiné; et Mlle Victorine passait plusieurs mois, chaque année, à la Grande-Chartreuse, où ses ancêtres avaient reçu saint Bruno en 1100. La Grande-Chartreuse était la seule montagne que je connusse. Il me semble que j'y étais déjà allé une ou deux fois avec Bigillion et Rémy.

J'avais un souvenir tendre de Mlle Victorine, mais je ne doutais pas un instant qu'une jeune fille de Paris ne lui fût cent fois supérieure. Toutefois, le premier aspect de Paris me déplaisait souverainement140.

Ce déplaisir profond, ce désenchantement, réunis à un exécrable médecin, me rendirent, ce me semble, assez malade. Je ne pouvais plus manger.

M. Daru me fit-il soigner dans cette première maladie?

Tout-à-coup, je me vois dans une chambre, au troisième étage, donnant sur la rue du Bac; on entrait dans ce logement par le passage Sainte-Marie, aujourd'hui si embelli et si changé. Ma chambre était une mansarde et le dernier étage de l'escalier, indigne141.

Il faut que je fusse bien malade, car M. Daru père m'amena le fameux docteur Portai, dont la figure m'effraya. Elle avait l'air de se résigner en voyant un cadavre. J'eus une garde, chose bien nouvelle pour moi.

J'ai appris depuis que je fus menacé d'une hydropisie de poitrine. J'eus, je pense, du délire, et je fus bien trois semaines ou un mois au lit.

Félix Faure venait me voir, ce me semble. Je crois qu'il m'a conté et, en y pensant, j'en suis sûr, que, dans le délire, je l'exhortais, lui qui faisait fort bien des armes, à retourner à Grenoble et appeler en duel ceux qui se moqueraient de nous parce que nous n'étions pas entrés à l'Ecole polytechnique. Si je reparle jamais à ce juge des prisonniers d'avril, lui faire des questions sur notre vie de 1799. Cette âme froide, timide et égoïste doit avoir des souvenirs exacts, d'ailleurs il doit être de deux ans plus âgé que moi et être né vers 1781142.

Je vois deux ou trois images de la convalescence.

Ma garde-malade me faisait le pot-au-feu, près de ma cheminée, ce qui me semblait bas, et l'on me recommandait fort de ne pas prendre froid; comme j'étais souverainement ennuyé d'être au lit, je prenais garde aux recommandations. Les détails de vie physique de Paris me choquaient.

Sans aucun intervalle, après la maladie, je me vois logé dans une chambre au second étage de la maison de M. Daru, rue de Lille (ou de Bourbon, quand il y a des Bourbons en France), n° 505143. Cette chambre donnait sur quatre jardins, elle était assez vaste, un peu en mansarde; le …144 entre les deux fenêtres était incliné à quarante-cinq degrés.

Cette chambre me convenait fort. Je pris un cahier de papier pour écrire des comédies.

Ce fut à cette époque, je crois, que j'osai aller chez M. Cailhava pour acheter un exemplaire de son Art de la comédie, que je ne trouvais chez aucun libraire. Je déterrai ce vieux garçon dans une chambre du Louvre, je crois. Il me dit que son livre était mal écrit, ce que je niai bravement. Il dut me prendre pour un fou.

Je n'ai jamais trouvé qu'une idée dans ce diable de livre, et encore elle n'était pas de Cailhava, mais bien de Bacon. Mais n'est-ce rien qu'une idée, dans un livre? Il s'agit de la définition du rire.

Ma cohabitation passionnée avec les mathématiques m'a laissé un amour fou pour les bonnes définitions, sans lesquelles il n'y a que des à peu près145.

123Le chapitre XXXVI est le chapitre XXXI en manuscrit (fol. 580 à 596). Ecrit du 30 janvier au 2 février 1836. – Ce chapitre commence le livre II de la Vie de Henri Brulard. L'ouvrage n'ayant pas été terminé, je n'ai pas cru devoir conserver la division primitivement adoptée par Stendhal.
124… le fameux Basville …– Nicolas de Lamoignon, 2e fils du président Guillaume de Lamoignon, prit à la mort de son père (1677) le titre de marquis de Basville, sous lequel il est connu. Il fut intendant du Languedoc depuis le 13 août 1685 jusqu'au mois de mai 1718.
125… M. de Saint-Priest …– Marie-Joseph-Emmanuel de Guignard de Saint-Priest, né à Grenoble en 1732, obtint la survivance de l'intendance du Languedoc en 1764. Il fut remplacé, en 1786, par Ballainvilliers.
126… Mme Rebuffel …– Stendhal a écrit en surcharge: «Deruffel.»
127… Mme la marquise de Graves.– Le nom est en blanc.
128… avec la taille d'émotion un tonneau …– Variante: «Grosse comme un tonneau.»
129Le chapitre XXXVII est le chapitre XXXII du manuscrit (fol. 597 à 618). Ecrit à Rome, les 2 et 3 février 1836. Stendhal note, le 2 février, une «pluie infâme».
130… une des âmes les moins raisonnables et les plus passionnées …– Variante: «Susceptibles d'émotion.»
131… la rue du Département …– Place Saint-André. (Note au crayon de R. Colomb.) – Voir notre plan de Grenoble en 1793.
132… qui veut faire illusion sur la pensée …– Variante: «Qui veut remplacer la …»
133… j'exprimais peu mes idées.– Variante: «Je me communiquais peu. »
134… (comme dit le journal avec importance).– Chatterton de M. de Vigny, p. 9 (Note de Stendhal.)
135… ses sympathies sont trop vraies …– Variante: «Vives.»
136… l'irruption d'un lac orageux qui renverse …-Variante: «D'un torrent qui emporte …»
137… sa digue.– Vrai. Le pouvoir déclare qu'il est étranger à l'intelligence, dont il a ombrage. (Note de Stendhal.)
138… à deux cents pas de la porte de notre chétive maison.– En face du texte est un plan du quartier habité par Stendhal, entre la rue Saint-Dominique, l'esplanade des Invalides et la Seine. La maison qu'il habitait était située sur l'esplanade, entre les rues Saint-Dominique et de l'Université. Stendhal remarque dans une note: «Peut-être notre maison garnie était-elle entre la me Saint-Dominique et la rue de Grenelle.»
139M. Sorel …– Le même que Stendhal a appelé Rosset et qui l'a accompagné dans son voyage de Grenoble à Paris.
140… me déplaisait souverainement.– Un tiers du feuillet 613 environ a été laisse en blanc par Stendhal.
141Ma chambre était une mansarde …– En face de son texte, Stendhal a encore dessiné un plan du quartier où se trouvait la maison garnie habitée par lui, sur l'esplanade des Invalides, entre la rue de Grenelle et la rue Saint-Dominique. Stendhal note à ce sujet: «Mon premier logement. Les habitants étaient des élèves de l'Ecole polytechnique.» – Dans le texte même, Stendhal a figuré un plan de sa chambre chez les Daru. En «A, lit où je faillis mourir»; en «F, fenêtre en mansarde sur la rue du Bac». – Ce plan est à nouveau reproduit un peu plus loin. Il est accompagné d'un détail de l'entrée du logement sur le «passage Sainte-Marie, tel qu'il était en 1799».
142… il doit être de deux ans plus âgé que moi et être né vers 1781. – Félix Faure était né à Grenoble le 18 août 1780.
143… la maison de M. Daru, rue de Lille … n° 505. – Ce n° 505 ne me paraît pas possible dans une rue composée, en grande partie, d'hôtels. (Note au crayon de R. Colomb.)
144… le … entre les deux fenêtres …– Le mot est en blanc dans le manuscrit.
145… il n'y a que des à peu près.– Travail: le 2 février 1836, pluie infâme; de midi à 3 heures, écrit 26 pages et parcouru 50 pages de Chatterton. Diri et Sandre, pas pu finir Chatterton. Dieu! Que Diri est bête! Quel animal! prenant tout en mal.] 3 février 1836. Ce soir, le Barbier à Valle, avec une comédie de Scribe par Bettini. (Notes de Stendhal.)
Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»