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Hauts jusqu’à trois cents mètres, minces, ronds, tortus, crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar pétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le cœur serré, et elle prit la main de Julien qu’elle étreignit, envahie d’un besoin d’aimer devant cette beauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe ceint tout entier d’une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia : «Oh ! Julien !» sans trouver d’autres mots, attendrie d’admiration, la gorge étranglée ; et deux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant : «Qu’as-tu, ma chatte ?»

Elle essuya ses joues, sourit et, d’une voix un peu tremblante : «Ce n’est rien… c’est nerveux… Je ne sais pas… J’ai été saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le cœur.»

Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses de ces êtres vibrants affolés d’un rien, qu’un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu’une sensation insaisissable révolutionne, affole de joie ou désespère.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à la préoccupation du mauvais chemin : «Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval.»

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d’Ota.

Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa : «Si nous montions à pied ?» Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule avec lui après l’émotion de tout à l’heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allèrent à petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentier s’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut, ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.

Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légère et folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.

Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l’enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dans un bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.

Et, comme elle savourait la fraîcheur de l’eau, il lui prit la taille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois. Elle résista ; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, se repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour à tour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne point lâcher. Et le filet d’eau froide, repris et quitté sans cesse, se brisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perles luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le courant.

Soudain, Jeanne eut une inspiration d’amour. Elle emplit sa bouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres, fit comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait le désaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les bras ouverts ; et il but d’un trait à cette source de chair vive qui lui versa dans les entrailles un désir enflammé.

Jeanne s’appuyait sur lui avec une tendresse inusitée ; son cœur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeux semblaient amollis, trempés d’eau. Elle murmura tout bas : «Julien… je t’aime !» et, l’attirant à son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains son visage empourpré de honte.

Il s’abattit sur elle, l’étreignant avec emportement. Elle haletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussa un cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu’elle appelait.

Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée, tant elle demeurait palpitante et courbaturée, et ils n’arrivèrent à Évisa que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.

C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’air morne d’un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où toute élégance reste ignorée ; et il exprimait en son langage, patois corse, bouillie de français et d’italien, son plaisir à les recevoir, quand une voix claire l’interrompit ; et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s’élança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant : «Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien ?»

Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l’autre en écharpe, puis elle fit sortir tout le monde, en disant à son mari : «Va les promener jusqu’au dîner.»

M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunes gens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et ses paroles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte : «C’est l’air du Val qui est fraîche, qui m’est tombée sur la poitrine.»

Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniers démesurés. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone : «C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous. «Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce ; n’y va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis.»

«Je pris le bras de Jean : «N’y va pas, Jean, il le ferait.»

«C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.

«Mais Jean se mit à crier : «J’irai, Mathieu ; ce n’est pas toi qui m’empêcheras.»

«Alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j’aie pu ajuster le mien, et il tira.

«Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse à la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil en échappa et roula jusqu’au gros châtaignier là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus un mot, il était mort.»

Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin de ce crime. Jeanne demanda : «Et l’assassin ?»

Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit : «Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’an suivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, le bandit.»

Jeanne frissonna : «Votre frère ? un bandit ?»

Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l’œil. «Oui, madame, c’était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas six gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu’ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaient périr de faim.»

Puis il ajouta, d’un air résigné : «C’est le pays qui veut ça», du même ton qu’il prenait pour dire : «C’est l’air du Val qui est fraîche.»

Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita comme si elle les eût connus depuis vingt ans.

Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore, entre les bras de Julien cette étrange et véhémente secousse des sens qu’elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine ?

Lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien vite ; et ce fut sa première nuit d’amour.

Et, le lendemain, à l’heure de partir, elle ne se décidait plus à quitter cette humble maison où il lui semblait qu’un bonheur nouveau avait commencé pour elle.

Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, tout en établissant bien qu’elle ne voulait point lui faire de cadeau, elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès son retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idée presque superstitieuse.

La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin elle consentit : «Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un tout petit.»

Jeanne ouvrit de grands yeux. L’autre ajouta tout bas, près de l’oreille, comme on confie un doux et intime secret : «C’est pour tuer mon beau-frère.» Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient sa chair ronde et blanche, traversée de part en part d’un coup de stylet presque cicatrisé : «Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il m’aurait tuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît ; et puis il est malade, vous savez ; et cela lui calme le sang. D’ailleurs, je suis une honnête femme, moi, madame ; mais mon beau-frère croit tout ce qu’on lui dit. Il est jaloux pour mon mari ; et il recommencera certainement. Alors, j’aurais un petit pistolet, je serais tranquille, et sûre de me venger.»

Jeanne promit d’envoyer l’arme, embrassa tendrement sa nouvelle amie, et continua sa route.

Le reste de son voyage ne fut plus qu’un songe, un enlacement sans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni les paysages, ni les gens, ni les lieux où elle s’arrêtait. Elle ne regardait plus que Julien.

Alors commença l’intimité enfantine et charmante des niaiseries d’amour, des petits mots bêtes et délicieux, le baptême avec des noms mignards de tous les détours et contours et replis de leurs corps où se plaisaient leurs bouches.

 

Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côté gauche était souvent à l’air au réveil. Julien, l’ayant remarqué, appelait celui-là : «monsieur de Couche-dehors» et l’autre «monsieur Lamoureux», parce que la fleur rosée du sommet semblait plus sensible aux baisers.

La route profonde entre les deux devint «l’allée de petite mère» parce qu’il s’y promenait sans cesse ; et une autre route plus secrète fut dénommée le «chemin de Damas» en souvenir du val d’Ota.

En arrivant à Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilla dans ses poches. Ne trouvant point ce qu’il lui fallait, il dit à Jeanne : «Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mère, donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus en sûreté dans ma ceinture, et cela m’évitera de faire de la monnaie.»

Et elle lui tendit sa bourse.

Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toute la Corniche.

Par un matin de mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.

Deux mois s’étaient écoulés depuis leur départ des Peuples. On était au 15 octobre.

Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir de là-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien, depuis quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent ; et elle avait peur sans savoir de quoi.

Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, ne pouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblait qu’elle venait d’accomplir le tour du bonheur.

Ils s’en allèrent enfin.

Ils devaient faire à Paris tous leurs achats pour leur installation définitive aux Peuples ; et Jeanne se réjouissait de rapporter des merveilles, grâce au cadeau de petite mère ; mais la première chose à laquelle elle songea fut le pistolet promis à la jeune Corse d’Évisa.

Le lendemain de leur arrivée, elle dit à Julien :

«Mon chéri, veux-tu me rendre l’argent de maman parce que je vais faire mes emplettes ?»

Il se tourna vers elle avec un visage mécontent.

«Combien te faut-il ?»

Elle fut surprise et balbutia :

«Mais… ce que tu voudras.»

Il reprit : «Je vais te donner cent francs ; surtout ne les gaspille pas.»

Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.

Enfin elle prononça en hésitant : «Mais… je… t’avais remis cet argent pour…»

Il ne la laissa pas achever.

«Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans la mienne, qu’importe, du moment que nous avons la même bourse. Je ne t’en refuse point, n’est-ce pas, puisque je te donne cent francs.»

Elle prit les cinq pièces d’or, sans ajouter un mot, mais elle n’osa plus en demander d’autres et n’acheta rien que le pistolet.

Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer aux Peuples.

VI. Devant la barrière blanche aux piliers de brique…

Devant la barrière blanche aux piliers de brique, la famille et les domestiques attendaient. La chaise de poste s’arrêta, et les embrassades furent longues. Petite mère pleurait ; Jeanne, attendrie, essuya deux larmes ; père, nerveux, allait et venait.

Puis, pendant qu’on déchargeait les bagages, le voyage fut raconté devant le feu du salon. Les paroles abondantes coulaient des lèvres de Jeanne ; et tout fut dit, tout, en une demi-heure, sauf peut-être quelques petits détails oubliés dans ce récit rapide.

Puis la jeune femme alla défaire ses paquets. Rosalie, tout émue aussi, l’aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, les robes, les objets de toilette eurent été mis en place, la petite bonne quitta sa maîtresse ; et Jeanne, un peu lasse, s’assit.

Elle se demanda ce qu’elle allait faire maintenant, cherchant une occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Elle n’avait point envie de redescendre au salon auprès de sa mère qui sommeillait ; et elle songeait à une promenade, mais la campagne semblait si triste qu’elle sentait en son cœur, rien qu’à la regarder par la fenêtre, une pesanteur de mélancolie.

Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l’avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu’elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d’amour se trouvait tout de suite accomplie. L’homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l’emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre.

Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain, ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir.

Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu’au mois de mai ? Qu’étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l’air chargé de vie, d’arômes, d’atomes fécondants n’existait plus.

Les avenues, détrempées par les continuelles averses d’automne, s’allongeaient, couvertes d’un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à s’égrener dans l’espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d’or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.

Elle alla jusqu’au bosquet. Il était lamentable comme la chambre d’un mourant. La muraille verte, qui séparait et faisait secrètes les gentilles allées sinueuses, s’était éparpillée. Les arbustes emmêlés, comme une dentelle de bois fin, heurtaient les unes aux autres leurs maigres branches ; et le murmure des feuilles tombées et sèches que la brise poussait, remuait, amoncelait en tas par endroits, semblait un douloureux soupir d’agonie.

De tout petits oiseaux sautaient de place en place avec un léger cri frileux, cherchant un abri.

Garantis cependant par l’épais rideau des ormes jetés en avant-garde contre le vent de mer, le tilleul et le platane encore couverts de leur parure d’été semblaient vêtus l’un de velours rouge, l’autre de soie orange, teints aussi par les premiers froids selon la nature de leurs sèves.

Jeanne allait et venait à pas lents dans l’avenue de petite mère, le long de la ferme des Couillard. Quelque chose l’appesantissait comme le pressentiment des longs ennuis de la vie monotone qui commençait.

Puis elle s’assit sur le talus où Julien, pour la première fois, lui avait parlé d’amour ; et elle resta là, rêvassant, presque sans songer, alanguie jusqu’au cœur, avec une envie de se coucher, de dormir pour échapper à la tristesse de ce jour.

Tout à coup, elle aperçut une mouette qui traversait le ciel, emportée dans une rafale ; et elle se rappela cet aigle qu’elle avait vu, là-bas, en Corse, dans le sombre val d’Ota. Elle reçut au cœur la vive secousse que donne le souvenir d’une chose bonne et finie ; et elle revit brusquement l’île radieuse avec son parfum sauvage, son soleil qui mûrit les oranges et les cédrats, ses montagnes aux sommets roses, ses golfes d’azur, et ses ravins où roulent des torrents.

Alors l’humide et dur paysage qui l’entourait, avec la chute lugubre des feuilles, et les nuages gris entraînés par le vent, l’enveloppa d’une telle épaisseur de désolation qu’elle rentra pour ne point sangloter.

Petite mère, engourdie devant la cheminée, sommeillait, accoutumée à la mélancolie des journées, ne la sentant plus. Père et Julien étaient partis se promener en causant de leurs affaires. Et la nuit vint, semant de l’ombre morne dans le vaste salon, qu’éclairaient par éclats les reflets du feu.

Au-dehors, par les fenêtres, un reste de jour laissait distinguer encore cette nature sale de fin d’année et le ciel grisâtre, comme frotté de boue lui-même.

Le baron bientôt parut, suivi de Julien ; dès qu’il eut pénétré dans la pièce enténébrée, il sonna, criant : «Vite, vite, de la lumière ! il fait triste ici.»

Et il s’assit devant la cheminée. Pendant que ses pieds mouillés fumaient près de la flamme et que la crotte de ses semelles tombait, séchée par la chaleur, il se frottait gaiement les mains : «Je crois bien, dit-il, qu’il va geler ; le ciel s’éclaircit au nord ; c’est pleine lune ce soir ; ça piquera ferme cette nuit.»

Puis, se tournant vers sa fille : «Eh bien, petite, es-tu contente d’être revenue dans ton pays, dans ta maison, auprès des vieux ?»

Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dans les bras de son père, les yeux pleins de larmes, et l’embrassa nerveusement, comme pour se faire pardonner ; car, malgré ses efforts de cœur pour être gaie, elle se sentait triste à défaillir. Elle songeait pourtant à la joie qu’elle s’était promise en retrouvant ses parents ; et elle s’étonnait de cette froideur qui paralysait sa tendresse, comme si, lorsqu’on a beaucoup pensé de loin aux gens qu’on aime, et perdu l’habitude de les voir à toute heure, on éprouvait, en les retrouvant, une sorte d’arrêt d’affection jusqu’à ce que les liens de la vie commune fussent renoués.

Le dîner fut long ; on ne parla guère. Julien semblait avoir oublié sa femme.

Au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, en face de petite mère qui dormait tout à fait ; et, un moment réveillée par la voix des deux hommes qui discutaient, elle se demanda, en essayant de secouer son esprit, si elle allait aussi être saisie par cette léthargie morne des habitudes que rien n’interrompt.

La flamme de la cheminée, molle et rougeâtre pendant le jour, devenait vive, claire, crépitante. Elle jetait de grandes lueurs subites sur les tapisseries ternies des fauteuils, sur le renard et la cigogne, sur le héron mélancolique, sur la cigale et la fourmi.

Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigts ouverts aux tisons vifs : «Ah ah ! ça flambe bien, ce soir. Il gèle, mes enfants, il gèle.» Puis il posa sa main sur l’épaule de Jeanne, et, montrant le feu : «Vois-tu, fillette, voilà ce qu’il y a de meilleur au monde : le foyer, le foyer avec les siens autour. Rien ne vaut ça. Mais si on allait se coucher. Vous devez être exténués, les enfants ?»

Remontée en sa chambre, la jeune femme se demandait comment deux retours aux mêmes lieux qu’elle croyait aimer pouvaient être si différents. Pourquoi se sentait-elle comme meurtrie, pourquoi cette maison, ce pays cher, tout ce qui, jusque-là, faisait frémir son cœur, lui semblaient-ils aujourd’hui si navrants ?

Mais son œil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeille voltigeait toujours de gauche à droite, et de droite à gauche, du même mouvement rapide et continu, au-dessus des fleurs de vermeil. Alors, brusquement, Jeanne fut traversée par un élan d’affection, remuée jusqu’aux larmes devant cette petite mécanique qui semblait vivante, qui lui chantait l’heure et palpitait comme une poitrine.

Certes, elle n’avait pas été aussi émue en embrassant père et mère. Le cœur a des mystères qu’aucun raisonnement ne pénètre.

Pour la première fois depuis son mariage, elle était seule en son lit, Julien, sous prétexte de fatigue, ayant pris une autre chambre. Il était convenu d’ailleurs que chacun aurait la sienne.

Elle fut longtemps à s’endormir, étonnée de ne plus sentir un corps contre le sien, déshabituée du sommeil solitaire, et troublée par le vent hargneux du nord qui s’acharnait contre le toit.

Elle fut réveillée au matin par une grande lueur qui teignait son lit de sang ; et ses carreaux, tout barbouillés de givre, étaient rouges comme si l’horizon entier brûlait.

S’enveloppant d’un grand peignoir, elle courut à sa fenêtre et l’ouvrit.

Une brise glacée, saine et piquante, s’engouffra dans sa chambre, lui cinglant la peau d’un froid aigu qui fit pleurer ses yeux ; et au milieu d’un ciel empourpré, un gros soleil, rutilant et bouffi comme une figure d’ivrogne, apparaissait derrière les arbres. La terre, couverte de gelée blanche, dure et sèche à présent, sonnait sous les pieds des gens de ferme. En cette seule nuit toutes les branches encore garnies des peupliers s’étaient dépouillées ; et derrière la lande apparaissait la grande ligne verdâtre des flots tout parsemés de traînées blanches.

 

Le platane et le tilleul se dévêtaient rapidement sous les rafales. À chaque passage de la brise glacée des tourbillons de feuilles détachées par la brusque gelée s’éparpillaient dans le vent, comme un envolement d’oiseaux. Jeanne s’habilla, sortit, et, pour faire quelque chose, alla voir les fermiers.

Les Martin levèrent les bras, et la maîtresse l’embrassa sur les joues ; puis on la contraignit à boire un petit verre de noyau. Et elle se rendit à l’autre ferme. Les Couillard levèrent les bras ; la maîtresse la bécota sur les oreilles, et il fallut avaler un petit verre de cassis.

Après quoi elle rentra déjeuner.

Et la journée s’écoula comme celle de la veille, froide, au lieu d’être humide. Et les autres jours de la semaine ressemblèrent à ces deux-là ; et toutes les semaines du mois ressemblèrent à la première.

Peu à peu, cependant, son regret des contrées lointaines s’affaiblit. L’habitude mettait sur sa vie une couche de résignation pareille au revêtement de calcaire que certaines eaux déposent sur les objets. Et une sorte d’intérêt pour les mille choses insignifiantes de l’existence quotidienne, un souci des simples et médiocres occupations régulières renaquit en son cœur. En elle se développait une espèce de mélancolie méditante, un vague désenchantement de vivre. Que lui eût-il fallu ? Que désirait-elle ? Elle ne le savait pas. Aucun besoin mondain ne la possédait ; aucune soif de plaisir, aucun élan même vers les joies possibles ; lesquelles, d’ailleurs ? Ainsi que les vieux fauteuils du salon ternis par le temps, tout se décolorait doucement à ses yeux, tout s’effaçait, prenait une nuance pâle et morne.

Ses relations avec Julien avaient changé complètement. Il semblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un acteur qui a fini son rôle et reprend sa figure ordinaire. C’est à peine s’il s’occupait d’elle, s’il lui parlait même ; toute trace d’amour avait subitement disparu ; et les nuits étaient rares où il pénétrait dans sa chambre.

Il avait pris la direction de la fortune et de la maison, révisait les baux, harcelait les paysans, diminuait les dépenses et, ayant revêtu lui-même des allures de fermier gentilhomme, il avait perdu son vernis et son élégance de fiancé.

Il ne quittait plus, bien qu’il fût tigré de taches, un vieil habit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouvé dans sa garde-robe de jeune homme, et, envahi par la négligence des gens qui n’ont plus besoin de plaire, il avait cessé de se raser, de sorte que sa barbe longue, mal coupée, l’enlaidissait incroyablement. Ses mains n’étaient plus soignées ; et il buvait, après chaque repas, quatre ou cinq petits verres de cognac.

Jeanne ayant essayé de lui faire quelques tendres reproches, il avait répondu si brusquement : «Tu vas me laisser tranquille, n’est-ce pas ?» qu’elle ne se hasarda plus à lui donner des conseils.

Elle avait pris son parti de ces changements d’une façon qui l’étonnait elle-même. Il était devenu un étranger pour elle, un étranger dont l’âme et le cœur lui restaient fermés. Elle y songeait souvent, se demandant d’où venait qu’après s’être rencontrés ainsi, aimés, épousés dans un élan de tendresse, ils se retrouvaient tout à coup presque aussi inconnus l’un à l’autre que s’ils n’avaient pas dormi côte à côte.

Et comment ne souffrait-elle pas davantage de son abandon ? Était-ce ainsi, la vie ? S’étaient-ils trompés ? N’y avait-il plus rien pour elle dans l’avenir ?

Si Julien était demeuré beau, soigné, élégant, séduisant, peut-être eût-elle beaucoup souffert ?

Il était convenu qu’après le jour de l’an les nouveaux mariés resteraient seuls ; et que père et petite mère retourneraient passer quelques mois dans leur maison de Rouen. Les jeunes gens, cet hiver-là, ne devaient point quitter les Peuples, pour achever de s’installer, de s’habituer et de se plaire aux lieux où allait s’écouler toute leur vie. Ils avaient quelques voisins d’ailleurs, à qui Julien présenterait sa femme. C’étaient les Briseville, les Coutelier et les Fourville.

Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites, parce qu’il avait été impossible jusque-là de faire venir le peintre pour changer les armoiries de la calèche.

La vieille voiture de famille avait été cédée, en effet, à son gendre par le baron ; et Julien, pour rien au monde, n’aurait consenti à se présenter dans les châteaux voisins si l’écusson des de Lamare n’avait été écartelé avec celui des Le Perthuis des Vauds.

Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité des ornements héraldiques, c’était un peintre de Bolbec, nommé Bataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pour fixer les précieux ornements sur les portières des véhicules.

Enfin, un matin de décembre, vers la fin du déjeuner, on vit un individu ouvrir la barrière et s’avancer dans le chemin droit. Il portait une boîte sur son dos. C’était Bataille.

On le fit entrer dans la salle et on lui servit à manger comme s’il eût été un monsieur, car sa spécialité, ses rapports incessants avec toute l’aristocratie du département, sa connaissance des armoiries, des termes consacrés, des emblèmes, en avaient fait une sorte d’homme-blason à qui les gentilshommes serraient la main.

On fit apporter aussitôt un crayon et du papier et, pendant qu’il mangeait, le baron et Julien esquissèrent leurs écussons écartelés. La baronne, toute secouée dès qu’il s’agissait de ces choses, donnait son avis ; et Jeanne elle-même prenait part à la discussion comme si quelque mystérieux intérêt se fût soudain éveillé en elle.

Bataille, tout en déjeunant, indiquait son opinion, prenait parfois le crayon, traçait un projet, citait des exemples, décrivait toutes les voitures seigneuriales de la contrée, semblait apporter avec lui, dans son esprit, dans sa voix même, une sorte d’atmosphère de noblesse.

C’était un petit homme à cheveux gris et ras, aux mains souillées de couleurs, et qui sentait l’essence. Il avait eu autrefois, disait-on, une vilaine affaire de mœurs ; mais la considération générale de toutes les familles titrées avait depuis longtemps effacé cette tache.

Dès qu’il eut fini son café, on le conduisit sous la remise et on enleva la toile cirée qui recouvrait la voiture. Bataille l’examina, puis il se prononça gravement sur les dimensions qu’il croyait nécessaires de donner à son dessin ; et, après un nouvel échange d’idées, il se mit à la besogne.

Malgré le froid, la baronne fit apporter un siège afin de le regarder travailler ; puis elle demanda une chaufferette pour ses pieds qui se glaçaient : et elle se mit tranquillement à causer avec le peintre, l’interrogeant sur des alliances qu’elle ignorait, sur les morts et les naissances nouvelles, complétant par ses renseignements l’arbre des généalogies qu’elle portait en sa mémoire.

Julien était demeuré près de sa belle-mère, à cheval sur une chaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, écoutait, et suivait de l’œil la mise en couleur de sa noblesse.

Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sa bêche sur l’épaule, s’arrêta lui-même pour considérer le travail ; et l’arrivée de Bataille ayant pénétré dans les deux fermes, les deux fermières ne tardèrent point à se présenter. Elles s’extasiaient, debout aux deux côtés de la baronne, répétant : «Faut d’l’adresse tout d’même pour fignoler ces machines-là.»

Les écussons des deux portières ne purent être terminés que le lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitôt fut présent ; et on tira la calèche dehors pour mieux juger.

C’était parfait. On complimenta Bataille qui repartit avec sa boîte accrochée au dos. Et le baron, sa femme, Jeanne et Julien tombèrent d’accord sur ce point que le peintre était un garçon de grands moyens qui, si les circonstances l’avaient permis, serait devenu, sans aucun doute, un artiste.

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